Pauvre Israël, pauvre Gaza, pauvre Palestine
Aujourd’hui 7 novembre cela fait exactement un mois que le Hamas a réalisé son horrible massacre et depuis ce jour Israël bombarde sans répit la bande de Gaza. L’action des soldats du Hamas a été d’une grande cruauté. Il s’agit d’un véritable crime de guerre, probablement même par certains aspects d’un crime contre l’humanité. Faut-il utiliser le mot terrorisme ? Oui, probablement, d’autant plus que c’est bien ce que les chefs du Hamas militaire voulaient, terroriser. Terroriser pour qu’Israël riposte et tombe dans le piège. Mais j’y voyais surtout une justification politique : on ne négocie pas avec des terroristes et le Hamas est une organisation terroriste ! Or le Hamas se considère comme étant en guerre contre Israël et détient plus de 200 otages. Faut-il, à tout jamais, refuser toute négociation dans ces conditions ? On peut au moins se poser la question. L’action du Hamas était non seulement terriblement cruelle, elle était encore d’une envergure effrayante. 1400 tués, nous a dit un responsable israélien, c’est considérable pour une population de 9 millions (ou 7 millions d’Israéliens juifs). Si on compare à la population française cela représenterait 12000 victimes ! On comprend donc parfaitement la réaction israélienne. Or c’est bien ce que le Hamas voulait. Le Hamas savait parfaitement qu’Israël agirait avec la brutalité habituelle. Aujourd’hui tous les immeubles du nord de Gaza sont à terre et le nombre de victimes gazaouies a dépassé hier déjà les 10000 ! Une grande part des victimes sont des enfants. Et la terre entière est choquée. Et, miracle ! Même Biden et Macron redécouvrent la solution à deux Etats ! Qu’ils pensaient enterrée à jamais. Et qui l’est d’ailleurs. Vous voyez les 500000 colons (700000 avec ceux de Jérusalem-Est) repartir gentiment chez eux ? Vous voyez le gouvernement actuel changer de politique du tout au tout ? N’ont-ils pas la majorité au Parlement ? Les ministres d’extrême-droite vont-ils démissionner ? N’a-t-on pas entendu un Ministre – pour rigoler sûrement – dire qu’il faudrait lancer une bombe atomique sur Gaza et un autre se réjouir de voir le nord de Gaza converti en un désert de pierres qu’on pourra partager après la guerre entre les valeureux soldats israéliens ?
Je trouve la réaction d’Elie Barnavi (à qui j’avais consacré une note de mon Bloc-notes 2022 intitulée : Elie Barnavi, un Juste parmi les Israéliens) bien courageuse. Deux jours après le massacre il déclare que « l’attaque du Hamas résulte de la conjonction d’une organisation islamiste fanatique dont l’objectif déclaré est la destruction d’Israël et d’une politique israélienne imbécile à laquelle se sont accrochés les gouvernements successifs et que le dernier a portée à l’incandescence » (voir Le Monde du 10 octobre 2023). Je savais qu’Israël avait favorisé l’éclosion du Hamas pour affaiblir l’autorité palestinienne. J’avais lu le livre que notre représentant d’Antenne 2 en Israël, Charles Enderlin, avait consacré à cette politique néfaste : Le Grand Aveuglement, Israël et l'irrésistible ascension de l'Islam radical, éditions Albin Michel, 2009. Ce que je n’avais pas bien saisi à l’époque et qu’un Israélien vient d’expliquer sur LCI, c’est que la vraie raison de cette politique c’était de rendre toute négociation impossible. Puisque, très vite le Hamas était diabolisé, proclamé terroriste, donc infréquentable. Pour tout le monde, Abbas compris. Et que, lorsque Sharon a évacué les colons de Gaza et laissé la bande au Hamas, il a soigneusement arrangé les choses pour que l’autorité palestinienne n’y soit pas mêlée. Alors que, justement, dit Barnavi, il eût fallu réaliser la « réhabilitation de l’Autorité palestinienne couplée à celle, économique, de la bande de Gaza ».
Barnavi parle de « conjonction » entre la nature « islamiste fanatique » du Hamas et la politique « imbécile » (moi je dirais : criminelle !) des Gouvernements israéliens. Il ne dit pas ouvertement que l’une est la cause de l’acte de l’autre. Et dans les diverses interventions sur LCI on se garde bien d’une telle interprétation (sur les autres chaînes d’information en continu on est moins prudent). Parce que « expliquer » pourrait être considéré comme « excuser ». Conneries.
L’historien israélien Omer Bartov, spécialiste de l’armée de Hitler et de la Shoah, est plus direct : « L’attaque perpétrée par le Hamas, horrifique et barbare puisqu’il s’agissait de s’en prendre pour l’essentiel à des civils et de les massacrer, a été une réponse à la politique israélienne d’occupation et de siège et au refus catégorique des gouvernements israéliens successifs de trouver une solution politique au conflit » (voir le Monde du 28 octobre 2023). « Nous devrions être capables », dit-il encore, « de condamner le terrorisme du Hamas et de condamner aussi l’intransigeance et la violence d’Israël à l’endroit des Palestiniens, et de comprendre que ce terrorisme est une réponse à cette intransigeance et à cette violence ». Bartov est professeur à une université américaine privée prestigieuse, l’Université Brown, située à Providence en Rhode Island, et avait lancé début août, avec quelques collègues universitaires, une pétition intitulée « the Elephant in the room », signée par près de 3000 personnes et qui souhaitait mettre en garde les nombreux manifestants israéliens opposés à Netanyahou et ses projets de réforme de la justice en leur demandant de ne pas oublier « l’éléphant dans la pièce » qu’était l’occupation. Et c’est vrai. C’était aussi mon impression. Les manifestations contre les projets de Netanyahou étaient vraiment massives. Mais le problème palestinien semblait bien oublié. « Moins de deux mois plus tard », dit Bartov, « le sort des Palestiniens sous domination israélienne ou sous siège israélien nous a littéralement explosé à la figure. En ce sens j’ai été choqué mais pas surpris ». D’un autre côté Bartov est choqué par l’atmosphère qui règne actuellement sur certains campus américains. D’un côté il y a les soutiens de la Palestine qui saluent les massacres, ne montrent aucune empathie avec les victimes et refusent violemment à Israël de riposter. D’un autre côté il y a les soutiens d’Israël qui refusent de reconnaître les causes profondes de la situation. Le dialogue devient impossible. Et les présidents des universités tergiversent…
Bertrand Badie, ancien professeur à Sciences Po, sociologue et spécialiste de longue date en relations internationales, a, lui aussi, lancé un manifeste avec neuf autres universitaires. Il avait attiré mon attention lorsque, sur l’une des chaînes d’information continue, il avait semblé tenir un discours un peu plus équilibré que d’autres, insistant surtout sur une vérité qui me semble évidente : l’humiliation provoque la haine (l’injustice aussi et le désespoir, mais moins que l’humiliation). Je m’étais déjà posé la question dans un autre contexte, celui du Bataclan : comment peut-on tirer pour tuer sur plus de 1000 ou 1500 personnes couchées par-terre, pendant de longues minutes, des quarts d’heures, une demi-heure, sans s’arrêter ? Etaient-ils drogués ? Non, ils ne l’étaient pas. Est-ce de la haine ? C’est forcément de la haine. Comment ont-ils pu accumuler une telle haine ? Alors je sais bien qu’on peut trouver d’autres explications. Considérer que ceux que l’on tue ainsi ne sont pas des êtres humains. Des mécréants, des hérétiques : fanatisme religieux. Des sous-hommes, des nuisibles : fanatisme racial. Ou alors obéir à un ordre et à une discipline. Comme les SS à Oradour ? Il est certain que les tueurs du 7 octobre ont eu l’ordre de tuer. C’était le plan. Et, finalement, ils ont eu le temps de tuer bien plus longtemps que prévu (parce que l’Armée n’était pas là, se trouvait en Cisjordanie, au service des colons), mais pour tuer autant de jeunes, de femmes, de vieillards et d’enfants, à bout portant, il fallait bien avoir la haine ! Certains dirigeants israéliens ont dit qu’ils étaient des animaux. Même le Président Hertzog qui, dans un lointain passé était un homme de gauche. Un journaliste de LCI qui a lui-même été prisonnier des gens du Hezbollah au Liban pendant dix mois a mis en garde : ne les prenez pas pour des animaux, vous vous tromperiez grandement, ces gens ont une logique. Et vous feriez mieux de chercher à comprendre leur logique.
Moi je suis la tragédie israélo-palestinienne depuis près de 50 ans, j’ai eu des relations commerciales avec Israël, des relations amicales avec notre agent à Haïfa auquel j’ai rendu visite plusieurs fois, vu le déclenchement de la guerre civile au Liban et connu l’implication dans cette guerre des réfugiés palestiniens, puis suivi pendant près de trente ans l’évolution de la situation israélo-palestinienne ici à Luxembourg où des amis à nous sont depuis longtemps impliqués dans une organisation qui s’appelle Comité pour une paix juste au Moyen-Orient et j'ai vu et entendu tant de témoignages de Palestiniens et, encore bien plus, d’Israéliens effrayés et choqués depuis fort longtemps de la politique néfaste de leurs gouvernements et dont j’ai rendu compte dans une longue note de mon Bloc-notes 2013 (mais qui date en fait de 2011) intitulée : la défunte solution des deux Etats. Et ce qui m’a le plus frappé dans tous ces témoignages : l’humiliation et l’injustice subies. Depuis si longtemps. Et qui n’ont fait que croître au cours de la dernière décennie. Quand vous entendez ces témoignages, que vous les voyez, vous vous êtes bien obligé de vous demander ce que vous feriez vous-même à leur place. Baisser la tête ? Ou vous opposer ?
Le manifeste de Badie commence par décrire le massacre et le condamner sans aucune réserve (voir le Monde du 18 octobre 2023). Et dire ce qu’il est : un acte complètement inhumain. Après cela il revient à l’histoire. Depuis le retrait des colonies israéliennes de Gaza décidé par Sharon, il y a déjà eu quatre épisodes de guerre entre le Hamas et Israël avant celle-ci qui est d’une tout autre ampleur (en 2008, 2012, 2014 et 2021). Alors que cette fois-ci les « trois quarts des unités (de l’Armée) étaient déployées en Cisjordanie pour protéger les 500000 colons qui occupent la terre des Palestiniens au mépris du droit international, et pour endiguer les violentes exactions perpétrées dans les villages palestiniens par ces mêmes colons comme à Huwara en février ». Il cite un ancien officier des services secrets qui déclare qu’aujourd’hui « entre 50% et 70 % des forces armées sont occupées à quadriller la Cisjordanie et que, parmi ces forces, 80% servent à protéger les colons ». Le manifeste, après avoir mis en lumière, l’erreur « monumentale » du Shin Bet, s’attaque à la politique du gouvernement israélien, « le plus corrompu et colonisateur de toute l’histoire du pays ». Je ne sais pas s’il est le plus corrompu, le plus colonisateur probablement, encore que le début de cette colonisation remonte à loin. Les principaux reproches : d’abord la situation des prisonniers politiques : « 4900 dont 1014 en détention administrative », c’est-à-dire sans jugement. Quelqu’un a dit : oui Israël est un Etat démocratique, mais seulement pour ses citoyens (et surtout pour ses citoyens juifs). Or être démocrate signifie respecter le droit international et le droit de l’Homme, ce qui n’est bien évidemment pas le cas ni dans les territoires occupés et ni dans ceux placés sous siège. Puis « la transformation de la bande de Gaza en prison à ciel ouvert ». Sur LCI j’ai entendu un journaliste israélien ou pro-israélien demander à un journaliste gazaoui : « mais, enfin pourquoi vous n’avez pas fait de Gaza un Singapour ? ». Et le journaliste de LCI qui dirigeait les débats n’a rien dit. Quel cynisme ! Enfin, continue le manifeste, il y a « la poursuite et le développement de la colonisation en Cisjordanie ; les humiliations systématiques des Palestiniens aux check-points ; les exactions tolérées et provocations incessantes à l’esplanade des Mosquées ». Alors il faudra bien, un jour « repenser à une paix entre Israéliens et Palestiniens et nécessairement changer de politique ». « Trouver de bons médiateurs », accorder aux Palestiniens « une véritable souveraineté politique ». « La co-construction d’une feuille de route est une utopie vitale, car il n’y aura pas de paix sans justice ». Pour le moment tout ceci me paraît plus utopique que jamais. Comme l’appel à arrêter les bombardements. Au moment de la signature de ce manifeste, les victimes côté Gazaouis étaient 2750. Aujourd’hui elles sont 10000. Et Israël reste dans sa logique : éradiquer le Hamas, croire qu’ils peuvent éradiquer le Hamas. Donc Israël ne s’arrêtera pas. Et, au fond, c’est ce que le Hamas voulait… Et lorsque Badie a participé à une émission de C à vous, me raconte mon frère Pierre, un général israélien qui y assistait en vidéo-conférence lui a dit qu’il avait de la chance de ne pas se trouver à côté de lui parce qu’il lui casserait la gueule !
L’idée des médiateurs me paraît intéressante. Le problème c’est que d’une part Israël n’en a jamais voulu et que l’Amérique, seule puissance à pouvoir jouer un tel rôle, entre en période électorale. Une fois de plus. Un ancien Ambassadeur israélien a parlé du rôle que certains Etats arabes pourraient jouer. Or l’Egypte de Sissi n’a aucune envie d’entrer dans ce piège, le roi de Jordanie est trop affaibli, son pays est peuplé à 80% de Palestiniens et son autorité est surtout garantie pas les 20% de Bédouins. Quant aux Arabes du Golfe ils ont un profond dédain pour les Palestiniens…
L’historien Vincent Lamire qui a dirigé pendant quatre ans un centre de recherche à Jérusalem a eu le mérite de publier dès le 15 octobre un article qui interroge (voir le Monde des 15 et 16 octobre 2023). « Jamais Israël n’avait vécu un traumatisme aussi profond », écrit-il. Pour lui cette attaque relève bien du terrorisme, dit-il, « car des centaines de civils, dont des femmes et des enfants ont été assassinés méthodiquement, avec une cruauté invraisemblable ». Et il ne s’agit pas de « dommages collatéraux », puisque c’était le but avoué de l’opération. Mais ce n’est pas que cela. Il y a également un aspect militaire et un aspect politique. Ou un double objectif : attirer l’Armée israélienne dans un piège mortel et moral. Mortel parce qu’à Gaza les combattants du Hamas vont l’attaquer à partir de leur réseau de tunnels. Moral parce qu’ainsi les Israéliens vont à leur tour commettre des crimes de guerre qui vont soulever la protestation du monde entier. Et c’est bien ce qui s’est produit. Et les bombes tuent encore bien plus d’enfants et de bébés que les kalachnikov. « Le gouvernement du premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, a lamentablement échoué à protéger ses citoyens », écrit Lemire. Les soldats se trouvaient en Cisjordanie « pour protéger les colons qui s’y livrent quotidiennement à des exécutions sommaires de civils palestiniens. L’emballement de la colonisation et la situation d’apartheid mise en place de facto en Cisjordanie occupée sont donc une cause directe et concrète de la catastrophe survenue le 7 octobre », dit-il encore. Lui aussi. L’historien qu’il est dit qu’on est entré dans la cinquième phase de la tragédie israélo-palestinienne. Et que cette fois-ci nous entrons dans une période obscure.
Personnellement je suis frappé de voir que la plupart des commentateurs partagent ce point de vue. Personne ne semble savoir où on va. Le gouvernement israélien non plus, d’ailleurs. Omer Bartov écrit : « Même si le Hamas pouvait être chassé de Gaza… les Israéliens n’ont aucun plan connu pour la suite ». « Aucun plan politique » et « un plan militaire très hasardeux ». Elie Barnavi termine son article avec une formule mystérieuse : « Qui sait, peut-être l’énigme de Samson va-t-elle se vérifier sur la terre où il l’a proposée aux Philistins : du fort est sorti le doux ». Vincent Lemire semble croire, contrairement à tous les autres commentateurs, que « le Hamas est désormais le pivot » (de la période obscure). Il prétend d’ailleurs (et là aussi il est le seul à en parler) que le Hamas aurait modifié sa charte en 2017, son objectif étant maintenant « l’établissement d’un Etat palestinien souverain et indépendant dans les frontières de 1967 ». En tout cas, pense-t-il, on est au bord de l’abîme. Et nous avec. Et il conclue que « la communauté internationale ne peut se décharger du problème car c’est elle qui a paramétré ce conflit » depuis l’origine. Il est donc temps que le droit international soit appliqué…
Dans le numéro du 15 octobre 2023 du Monde on peut lire un article de l’historien Benjamin Barthe intitulé : L’histoire de Gaza ou la fabrication d’une poudrière. Il est disponible sur le net. Il faut le lire pour comprendre que depuis le début Israël a cherché à scier les liens entre Gaza et la Cisjordanie, n’avait qu’un seul but, celui d’affaiblir l’Autorité palestinienne et le Fattah (Sharon et Netanyahou, même combat : rendre un Etat palestinien impossible), a saboté les efforts d’un Américain, ancien Directeur de la Banque mondiale, qui voulait faire évoluer l’économie de Gaza et a établi un blocus quasi-ininterrompu de toute la bande, a détruit l’aéroport de Gaza, etc. On comprend alors combien cynique était la question de l’Israélien demandant : pourquoi vous n’avez pas fait de Gaza un Singapour ? Ce qui n’est pas rappelé explicitement dans l’article du Monde c’est que 80% de la population de Gaza n’est pas originaire de là : ce sont essentiellement des réfugiés venant d’ailleurs en Palestine !
A la fin d’une de mes notes racontant l’histoire malheureuse des Indiens d’Amérique, j’avais ajouté un post-scriptum faisant un certain parallèle entre le vol des terres, progressif dans le temps et toujours illégal, subi par les Indiens avec celui subi par les Palestiniens. Un ami internaute avait été choqué et m’avait dit que je « pétais les plombs ». Et pourtant c’est bien ce qui s’est passé. Au début toute la terre occupée aujourd’hui par Israël appartenait bien aux Palestiniens. Quand il y a trente ans ou plus, alors qu’il y avait encore des émissions à la télé opposant des Israéliens et des Palestiniens sur la question (et qu’à l’époque cela intéressait encore des téléspectateurs français) et que l’un de ces derniers parlait de la Nebka, la fameuse « catastrophe » qui les avait obligés à s’exiler, les Israéliens l’arrêtaient tout de suite, disant : ah, non, on ne va revenir au passé. Et c’est vrai c’est bien du passé mais ils ne peuvent empêcher que pour les Palestiniens le souvenir est toujours là. Combien de réfugiés partis au Liban, en Jordanie, combien en Cisjordanie et à Gaza ? En Israël même combien d’Arabes devenus citoyens israéliens ont perdu leurs terres ancestrales ? Et n’ont pas le droit de s’installer n’importe où en Israël ? Et puis on continue à les déposséder, encore et encore, depuis des décennies, en Cisjordanie au profit des colons ! Et lorsqu’Israël aura fini sa destruction de Gaza, rasé complètement le nord de la bande, ils vont vivre où les Gazaouis ? Sur la moitié de la bande ? Un territoire de 20 x 12 km² pour 2.3 millions d’habitants ? On les a punis depuis le début pour quelque chose pour laquelle ils n’étaient responsables en rien. Pour la Shoah faite par nous les Européens ! Notre honte à nous.
Les prises de position publiées par le Monde de représentants palestiniens ou libanais m’ont paru relativement modérées, du moins dans un premier temps, car tous sont choqués eux aussi par la cruauté de l’action du 7 octobre. C’est le cas de l’écrivaine libanaise Dominique Eddé (le Monde des 1er et 2 novembre 2023). « Le carnage barbare du Hamas, le 7 octobre, n’a pas fait que des milliers de morts et de blessés civils israéliens, il a jeté une bombe dans les esprits et dans les cœurs, il a arrêté la pensée ». Or le recours au « nous contre eux », dit-elle « signe fatalement le début de l’obscurantisme et de la cécité ». Elle se demande comment il est possible que le fils de celui qui jetait des pierres dans les années 1980 pense qu’il doit « commettre un massacre de civils pour exister ». Et elle accuse : « c’est qu’il s’est déroulé en silence, une décennie après l’autre, au mépris des consciences, à l’abri des regards, un processus de sabotage et de destruction du peuple palestinien qui apparaît avec le recul du temps, comme celui d’une épuration ethnique ». Son jugement est sévère, elle parle de « meurtre collectif », mais il n’y a pas qu’Israël qui est coupable mais tous ceux qui ont permis ou encouragé le crime. Et moi, personnellement je pense surtout à l’Amérique, celle, incapable, d’Obama et celle, crétine, de Trump, mais aussi à nous Européens. Alors que Dominique Eddé charge les régimes arabes. Pas seulement pour leur manque de solidarité avec les Palestiniens mais pour toutes les horreurs enregistrées sur les sols arabes, le sort des prisonniers en Syrie, en Irak, au Liban même. « Des femmes, des hommes torturés. Nos mémoires, nos cerveaux, nos âmes torturés. Nos cultures. Notre Histoire millénaire » « La sinistre alliance de la corruption, du mépris des pauvres et de la plus abusive des virilités ».
Mais sa charge la plus violente est malgré tout dirigée contre Israël et l’Occident qui a laissé faire. Bien sûr, dit-elle, on va parler maintenant d’une « attaque de la barbarie contre la civilisation », mais ne faudrait-il pas se demander si ce n’est pas plutôt « le terrible exutoire de l’horreur quand toutes les autres issues ont été bouchées » ? « Une paix fondée sur le maintien et l’extension de la colonisation est une imposture, un crime ». « Un peuple, d’abord nié dans son existence, puis écrasé pour survivre, trahi de tous côtés, y compris par l’autorité censée le représentant a quelque raison de perdre la raison ». Alors qu’au contraire, dit-elle encore, « le salut d’Israël passe par sa main tendue au peuple qu’il colonise ». Et que les Gazaouis ne sont pas des « animaux ». « Pour assurer son existence dans la durée, Israël doit renoncer à l’anéantissement de Gaza et à l’annexion de la Cisjordanie. Son avenir ne peut lui être assuré par l’expulsion, l’extermination, la conquête du peu de territoire qui reste. Il ne peut l’être que par un changement radical de politique ». Il reste l’islamisme radical. On ne pourra l’affaiblir qu’en ôtant les raisons qui l’ont nourri. Ce sera long. Et peut-être bien utopique, je pense. Encore plus utopique que d’amener Israël à changer de politique…
Karim Kattan est un écrivain palestinien né à Jérusalem (le Monde du 12 octobre 2023). Il sait que c’est bien « périlleux », pour un Palestinien, de prendre la parole après l’horreur. Et au milieu de tous ces esprits échauffés. En fait, nous sommes sans voix aujourd’hui, nous sommes entrés dans le temps long de la peur et de l’attente, dit-il. Celle de bouleversements, de l’inconnu. Tout ce que nous savons, dit-il, c’est que les morts restent morts, les blessés restent souvent mutilés et toute mort c’est dix personnes, une famille, un village. Et on sait aussi que le rapport de force entre eux et nous est dissymétrique par nature et que, donc, le nombre de victimes palestiniennes est toujours disproportionné face au nombre de victimes israéliennes. Mais il ne veut pas entrer dans ce genre de considérations qui le dégoûtent. Nos sentiments sont donc forcément confus et contradictoires, dit-il encore. Car la haine contre l’oppresseur est là, forcément, donc aussi la jubilation à voir tomber des murs, des murs d’apartheid, et voir renverser des chars. Mais il y aussi un certain rejet de la polarisation, des vérités assénées. « Reconnaître une horreur n’est pas minimiser une autre ». On peut dire (je dirais même : on doit dire), à la fois, « les massacres comme ceux qui ont eu lieu à la rave-party du festival Tribe of Nova sont une horreur indigne » et « Israël est une puissance coloniale féroce, coupable de crimes contre l’humanité ». Et il explique : « Les Palestiniens vivent sous un joug terrible depuis soixante-quinze ans. La colonisation englobe des réalités quantifiables et vérifiables ». « Les outils de la colonisation sont variés. Des plus évidents, tels que l’Armée, les checkpoints, les colons et les bombardements ou le blocus de Gaza depuis 2007 ; aux moins spectaculaires, tels que les infrastructures routières, le système des permis, cruel et humiliant, qui régit le quotidien des Palestiniens, la division de la Cisjordanie en zones qui facilitent la colonisation et la mainmise sur des ressources, ou encore les détentions administratives arbitraires… ». Et, pourtant, dans cette tourmente qui ne fait que commencer il souhaite que chacun prenne de la hauteur, garde une attitude humaine (il dit « humaniste » !) et pratique « la nuance » ! La nuance qui permet de reconnaître que les choses sont souvent « confuses et compliquées »…
Et puis il y a ce témoignage terrible et magnifique à la fois d’une victime du 7 octobre, Elinor Bariakh, membre de ce kibboutz martyre de Kfar Aza, une survivante (le Monde du 20 octobre 2023). C’est à 6h30 qu’ils ont entendu les sirènes puis tout de suite après le premier Allah akbar ! Et à 22 heures seulement les premiers soldats israéliens ont sonné à leur porte. Cela semble incroyable car les téléphones ont marché tout de suite, les membres du kibboutz ont tout de suite communiqué entre eux, par What’s App, donc la Police et l’Armée ont été informés dès le début. Comment expliquer un tel délai ? Elinor et sa famille, son mari, sa fille de 19 ans et ses deux garçons de 17 et 14 ans, se sont immédiatement enfermés dans leur abri, ont cassé la clenche de la porte pour qu’elle ne puisse être forcée et tous se sont armés de couteaux de cuisine pour se défendre. « C’était insupportable de voir mon plus jeune enfant, mon fils de 14 ans, comme ça, avec un couteau. C’était insensé. Tout était insensé ». Pendant tout son récit cette femme hors du commun garde un ton égal. Qu’elle relate les faits les plus horribles, insoutenables comme celui-ci : « Un garçon de 9 ans écrit à sa tante que ses parents s’étaient fait tuer dans l’abri et que lui s’était caché avec sa sœur de 6 ans. Il ajoute que sa sœur de 4 ans avait été enlevée. Plus tard, on nous a dit qu’elle avait été pendue et brûlée avec d’autres jeunes enfants ». Ou qu’elle en cite un autre fait comme s’il était un tout petit espoir de retour à l’humanité : « Mais tous les terroristes ne se sont pas comportés de la même façon. Une mère célibataire, avec deux enfants a parlé au terroriste qui était entré chez elle. Et il est parti. Il ne l’a pas tuée ». Il n’y a qu’au moment où elle entend les tueurs s’approcher de la porte de leur maison qu’elle écrit : « Au bout de trois ou quatre heures, nous avons entendu des cris près de chez nous. Jamais je n’ai ressenti un désespoir aussi total ». Et tout à la fin de ce récit glaçant, elle raconte qu’elle est revenue de l’enterrement de la meilleure amie de sa fille et elle ajoute : « Rotem a été tuée dans sa maison avec ses parents et ses deux frères. A bout portant. On les a trouvés enlacés tous les cinq. Ensemble, jusqu’à la fin ». Le témoignage d’Elinor Bariakh, nous dit le Monde, a été recueilli par une personne qui œuvre pour le dialogue interculturel et la réconciliation entre Palestiniens et Israéliens et retransmis lors d’une réunion par vidéo-conférence de plusieurs communautés juives de la Côte Est des Etats-Unis. Le kibboutz de Kfar Aza, comme d’autres communautés voisines, hébergeait de nombreux activistes pour la paix et maintenait des liens avec la population gazaouie. Je ne sais pas si c’était le cas d’Elinor Bariakh. Que peut-on ajouter ? Rien. Sauf à dire : quelle femme admirable, quel crime horrible, quel insondable malheur !
L’un des aspects les plus horribles de cette histoire c’est que ce sont justement ces kibboutz qui étaient le plus en faveur d’un dialogue entre Israéliens et Palestiniens qui ont subi les actes les plus inhumains ce 7 octobre. Est-ce que la femme avec ses deux enfants qui a été épargnée par ce tueur parlait arabe ? Probablement. Comme cette vieille dame si digne qui a été la première relâchée des otages et qui a donné la main à l’un de ceux qui étaient peut-être ses gardiens. Arabes et Juifs sont en principe sémites tous les deux. J’ai toujours regretté que lorsqu’on parlait d’antisémites on ne parlait que de personnes haïssant les Juifs. L’arabe et l’hébreu font partie de la même famille linguistique. La Libanaise Dominique Eddé rappelle que la vie, la mort, le jour, la nuit, la douleur, l’orphelin, la terre et la paix se disent pareil dans les deux langues !
Pour finir je vais encore donner la parole à notre ancien Ministre des Affaires étrangères qui, avec Chirac, s’était violemment opposé à l’Amérique lorsque le fils Bush avait décidé d’envahir l’Irak sur un mensonge éhonté, devenant ainsi le premier responsable de la création d’un monstre, Daesh ! C’est aujourd’hui même, 7 novembre 2023, que Dominique de Villepin s’est exprimé sur France Info. Il répète d’abord ce que d’autres ont dit avant lui, la responsabilité de Netanyahou dans cet échec cuisant de la sécurité des citoyens de son pays et dans la politique menée depuis tant d’années à l’encontre des Palestiniens. Puis il fait un appel au cessez-le-feu. Disant : oui, Israël a le droit de se venger de ce crime affreux mais on sait aussi qu’en s’attaquant à un endroit aussi densément peuplé les dommages collatéraux seront terribles et sont prévisibles et ce seront forcément des crimes de guerre. Moi aussi j’ai signé un appel pour un cessez-le-feu et mes amis de Paix maintenant défilent tous les samedis ici au Luxembourg pour le réclamer. Mais je n’y crois pas. Je ne vois pas comment l’Armée israélienne, arrivée à ce stade, pourrait s’arrêter. Et je dirais même plus : je les comprends. Non, c’est ce que Villepin dit pour l’avenir qui me paraît important. Et j’aimerais beaucoup qu’on l’écoute.
« Ni la force, ni la vengeance n’assurent la paix et la sécurité », dit-il d’abord. « La défense légitime n’est pas un droit indiscriminé à tuer des populations civiles. Chaque femme tuée, chaque enfant tué, produiront plus de terroristes. De cette façon Israël obtiendra l’inverse de ce qu’il souhaite ». Il faut changer cette logique. Et écouter, ce qu’Israël n’a jamais fait : écouter la communauté internationale, dit-il. « Il n’y a qu’une réponse au terrorisme, c’est la justice ». Et cette justice passe par « l’ouverture d’une solution politique aux Palestiniens ». Villepin pense que la solution passe d’abord par une administration temporaire internationale de Gaza. Une fois les dirigeants du Hamas éliminés, on va se retrouver avec un territoire de Gaza qui sera complètement détruit, sans aucune forme d’administration civile, sans personne pour la gérer. D’où la nécessité d’une telle administration sous l’égide de l’ONU. Il y a bien sûr beaucoup d’utopie dans tout ça. Eliminer le Hamas ? Comment ? L’ONU ? Le représentant de l’Etat d’Israël aux Nations unies a dit la semaine dernière que pour Israël elles n’existent plus. D’ailleurs Israël a toujours fait fi de toutes les résolutions de l’ONU dans le passé. Et Netanyahou a toujours refusé un Etat palestinien et n’acceptera jamais que quelqu’un d’autre que l’Armée israélienne assure la sécurité des territoires occupés.
« La paix est toujours utopique » reconnaît Villepin. Mais sans paix Israël ne vivra jamais en sécurité. Et nous non plus. C’est peut-être l’élément nouveau qui peut changer les choses. « Cette guerre, menée par Israël, accélère la polarisation du monde. Elle accélère l’antagonisme entre l’Occident et le reste du monde ». Donc cela nous regarde tous. Et la France avec ses populations juive et musulmane plus que beaucoup d’autres Etats occidentaux.
Je reste bien sceptique. Le Hamas n’est pas mort. Netanyahou et son gouvernement, même largement critiqués, sont toujours là et s’appuient sur une majorité au Parlement. Et l’Amérique entre en campagne électorale…
Note : ma dernière note traitant du problème Israël-Palestine date de 2013, en réalité de 2011. Voir : mon Bloc-notes 2013 : La défunte solution des deux Etats. Après cela je me suis tu. Il n’y a que le livre de mémoires d’Elias Barnavi qui m’a fait réagir à nouveau. Voir mon Bloc-notes 2022 : Elie Barnavi, un Juste parmi les Israéliens. Et cette année l’étude sur les émotions très axée sur la situation politique israélienne d’Eva Illouz. Voir mon Bloc-notes 2023 : Deux livres désespérants, 2 : Israël et Illouz Voir aussi une note plus ancienne sur un très beau roman de l’écrivain israélien David Grossman dans mon Bloc-notes 2012 : La femme qui fuyait l’annonce.
Dans le passé je me suis souvent intéressé au judaïsme et à l’antisémitisme. Voir : Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 1er : C comme Céline, Antisémitisme et identité juive, Religion et identité juive, Naissance du monothéisme – le point.
Et, bien sûr, à la Shoah. Voir Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4 : Vienne, Hitler et les juifs et 1914-1945 : les trente honteuses.
Voir aussi sur mon Bloc-notes 2008 : Le Bund et le yiddish. Et à propos des Juifs de France, mon Bloc-notes 2020 : Enderlin et les Juifs de France. Et sur la rescapée des camps Ruth Klüger, mon Bloc-notes 2021 : Découverte de Ruth Klüger, Ruth Klüger, Martin Walser et Reich-Ranicki et Kaddish pour un père. Et à propos de la juive hongroise Àgnes Heller, voir également mon Bloc-notes 2021 : Découverte d’Àgnes Heller.
Voir aussi sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : Les écrivains juifs de langue allemande et Paul Celan et la langue des assassins. D'ailleurs j'ai consacré encore bien des notes à des personnalités juives remarquables, comme Marcel Reich-Ranicki, devenu le pape de la critique littéraire en Allemagne après avoir échappé au ghetto de Varsovie, ou Lotte Eisner, la grande dame spécialiste du cinéma de Weimar et de la Cinémathèque française, échappée aux Nazis et à la Milice de Pétain ou l'historienne Suzanne Citron, juive lorraine qui invectivait Macron quand il invitait Netanyahou à la commémoration de la rafle du Véld'hiv : « Je dénie formellement toute justification à la présence d’un homme cautionnant les exactions et les méfaits de la colonisation israélienne en Palestine et je récuse la sempiternelle et démagogique confusion entre antisémitisme et critique de l’Etat d’Israël ». Ce qui est encore vrai aujourd'hui...