Ruth Klüger, Martin Walser et Reich-Ranicki
Ruth Klüger : Unterwegs verloren - Erinnerungen (Perdue en chemin - Mémoires)
Ce livre, paru en 2008, est la suite du premier tome de ses Mémoires, intitulé en allemand Weiter leben – Eine Jugend et en français : Refus de témoigner - Une jeunesse. Le titre de ce deuxième tome est aussi un peu mélancolique : Perdue en route en français. Car Ruth Klüger y évoque sa vie d’après les camps dans un pays qui n’est pas le sien et où elle doit encore et toujours se battre pour survivre. Elle doit apprendre une langue, reprendre ses études, ou plutôt les commencer enfin sérieusement, elle qui n’a même pas pu suivre un enseignement primaire correct, et, lorsque malgré toutes ses difficultés elle arrive à devenir elle-même une véritable Universitaire, se battre comme femme et comme Juive contre les mâles américains qui y sont les maîtres, à l’Université. Et tout en se battant elle fuit aussi de temps en temps, comme elle le dit elle-même, « les appartements, les villes », de la Côte Est à la Côte Ouest et même encore en Californie du Nord au Sud. Et elle fuira même son mari !
Tout ceci est intéressant – parce que cela montre que personne ne sort indemne des camps nazis – mais ce n’est pas de cela que je veux parler ici. Ce qui me frappe c’est autre chose, c’est l’extrême sensibilité que les rescapés développent quand ils croient rencontrer à nouveau cet antisémitisme qu’ils ont vécu comme d’autres Juifs mais qui, pour eux, s’est transformé en une expérience mortelle, une horreur sans pareille, une immense « saloperie », comme elle l’écrit quelque part. Ruth Klüger est une personne hautement intelligente qui sait parfaitement que ce n’est pas l’antisémitisme très généralement présent dans la population allemande qui a produit la machinerie de la destruction massive, mais que l’idée a germé dans les cerveaux malades d’un petit groupe d’hommes arrivés au pouvoir, dans d’étranges circonstances, d’une grande nation. Mais elle sait aussi, du moins je le suppose, que l’antisémitisme ambiant a fait que les Allemands (et d’autres Européens) n’ont pas voulu voir ce qui se passait autour d’eux, et d’abord les vexations, les humiliations et l’exclusion de toute une partie de la population, tout simplement parce qu’elle faisait partie d’une catégorie bien précise qu’on appelait : les Juifs. Tout en ignorant, bien sûr, la fin des déportations, la fameuse solution finale, soigneusement cachée par Hitler à son peuple. Mais ne cherchant pas non plus à savoir, même pas à deviner…
Même si elle prétend avoir rencontré de l’antisémitisme aux Etats-Unis, chez certains collègues, ce qui est tout-à-fait plausible, c’est surtout en Allemagne qu’elle le ressent, de temps en temps, lorsqu’elle y revient, pour ses cours à Göttingen. Ou à Vienne. Quand elle se balade sur le Ring et rencontre le nom de ce fameux antisémite et maire de Vienne que Hitler a présenté comme un modèle en politique, Lueger, qui s’y trouve même trois fois, dans le nom d’une section du fameux Ring, dans un monument à sa gloire et dans le nom de la place où est situé le monument…
J’avais déjà noté cette sensibilité à fleur de peau chez Paul Celan. Quand il récite sa fameuse Fugue de la Mort en 1952, à Niendorf, devant le Groupe 47, cela se passe très mal : on se gausse de son lyrisme emphatique (il y en a un qui parle de « Singsang », péjoratif pour chant modulé, de la Synagogue, un autre du style Goebbels, c’est dire !) et Celan se rend bien compte qu’il embête tout le monde en évoquant la Shoah dans ses poèmes. Il n’y a pas qu’Adorno, il y en d’autres qui préfèrent qu’on n’en parle plus et d’autres encore qui lui en veulent pour cela. Celan en est profondément blessé et réagit douloureusement chaque fois qu’il ressent une réaction antisémite ou croit la ressentir, quand il entend une remarque antisémite dans un magasin à Francfort, ou à Paris, quand il voit Max Ernst quitter brusquement sa table lorsque Celan entre dans le restaurant avec des amis juifs et plus tard encore, en mars 1970, quand il participe à un symposium sur Hölderlin et soupçonne que parmi les participants certains sont visiblement d’anciens Nazis (et il a probablement raison quand on sait combien Hölderlin était admiré par Hitler et consorts, et par Heidegger, et qu’un certain romantisme allemand a donné naissance à l’idéologie völkisch qui, elle-même, a embrassé l’idéologie du Blut und Boden c. à d. du sang et sol).
Marcel Reich-Ranicki avait la peau plus épaisse, mais lui aussi a vécu une expérience traumatisante : Joachim Fest qui était à la tête de la section culturelle de la Frankfurter Allgemeine Zeitung (où Reich-Ranicki dirigeait la section littérature), avait écrit un livre sur Hitler ; il fait inviter Reich-Ranicki par l'éditeur à un cocktail ; et celui-ci présente Reich-Ranicki et son épouse à un hôte totalement inattendu, incongru, et pourtant invité de marque, l'un des plus grands criminels nazis, sorti de prison, Albert Speer. On s'imagine le choc. Surtout lorsqu'on sait que tous les deux ont perdu tous les leurs dans le génocide et qu'ils se sont trouvés un jour dans la file qui devait les mener à l'embarquement pour le gazage (et que son épouse s'y est même trouvée deux fois et qu'elle en a gardé les séquelles - dépression - toute sa vie). Et puis c'est encore Joachim Fest qui publie, sans prévenir Reich-Ranicki, le fameux article d'Ernest Nolte qui va démarrer ce que l'on a appelé la querelle des historiens. L'article de Nolte, d'après Reich-Ranicki, contient un certain nombre d'idées simples : « l'extermination des juifs n'a rien d'unique et elle peut se comparer à d'autres meurtres massifs qu'a connus notre siècle » ; « l'holocauste est la conséquence, voire la copie de la terreur bolchevique, une sorte de mesure de protection prise par l'Allemagne… une réaction somme toute compréhensible. » Et Fest non seulement publie cet article dans la Frankfurter mais, en plus, ne va jamais publier de réfutation à ces thèses mais va même jusqu'à les défendre. Et plus tard, en 1987, lorsque Nolte va même jusqu'à déclarer que « la solution finale de la question juive » n'était pas l'œuvre des Allemands, mais « l'oeuvre commune des fascismes et des antisémitismes européens », Fest, encore une fois, se refuse à publier une prise de position dans son journal. Or Reich-Ranicki avait considéré Fest comme son ami, c'est Fest qui l'avait aidé à obtenir son poste de responsable littéraire au journal et ils avaient eu pendant de nombreuses années des conversations amicales et presque quotidiennes. J’évoque toutes ces questions sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : R comme Reich. Marcel Reich-Ranicki.
Ce qui m’amène à parler de l’histoire Martin Walser que Ruth Klüger raconte à la fin de son deuxième livre de Mémoires. Je n’ai rien lu de cet écrivain d’après-guerre né en 1927. Et n’ai aucun de ses livres dans ma Bibliothèque. Pour Ruth Klüger c’était un ami. Il apparaît souvent dans le premier tome de ses Mémoires avec le pseudonyme de Christophe. Et voilà que Walser publie un roman abracadabrant, Der Tod eines Kritikers (La Mort d’un critique) qui est un pamphlet violent dirigé contre ce fameux Reich-Ranicki qui l’avait souvent attaqué dans ses émissions de télé. On sait que Reich-Ranicki n’était pas un tendre, j’en parle dans ma note sur le net : « Il se fâche avec la plupart des écrivains qu'il critique », ai-je écrit. « C'est qu'il ne va pas par quatre chemins. Quand il trouve quelque chose mauvais, il le dit. Même si l'écrivain est un ami ou l'a beaucoup aidé comme Böll. Quand j'ai parlé à une amie allemande de Reich-Ranicki, elle m'a avoué qu'elle ne l'aimait guère avant d'avoir lu son autobiographie qu'elle a trouvée émouvante. Il était arrogant à la télévision, et particulièrement méprisant pour les femmes. Et pourtant, dit-elle, ses critiques étaient toujours pertinentes. Et lorsqu'il trouvait qu'un livre était bon on pouvait être sûr qu'il l'était ». « Reich-Ranicki a certainement souffert de cela », ai-je ajouté. « De ne pas être aimé. Et de la trop grande sensibilité, à ses yeux, des écrivains. On le lit entre les lignes. On le voit aussi dans ses biographies littéraires. Il insiste sur la souffrance de Goethe de ne pas avoir été aimé de son temps. Sur l'ego, nécessaire, de tous les grands écrivains, celui de Thomas Mann entre autres, sur leur attitude envers les critiques : pour eux, dit Reich-Ranicki, en citant Georg Lukacs, une bonne critique, pour un écrivain, est celle qui fait son éloge et éreinte ses rivaux. Il cite aussi le fameux vers de Goethe : « Schlag ihn tot, den Hund ! Es ist ein Rezensent. » (Tue-le, ce chien, c'est un critique !) ».
Le problème c’est que le portrait que fait Martin Walser du critique, l’énorme caricature, a des relents antisémites évidents. Uwe Wittstock, dans Die Welt écrit : « Le critique André Ehrl-König (c’est le nom dont affuble Walser Marcel Reich-Ranicki, rappelant le Erl-König, le Roi des Aulnes, de Goethe), dans le roman de Walser, n'est pas un homme, mais un monstre de corruption, de vulgarité, de vanité et de lubricité. Il personnifie le juif pur objet de haine. ». Ruth Klüger est profondément choquée et envoie à la Frankfurter Rundschau une lettre ouverte au « cher Martin » : le poison qui a coulé de ta plume a fait que ton livre n’est pas simplement mauvais mais mal odorant ! Plus loin elle écrit : « En tant que Juive qui traite sur le plan professionnel de littérature allemande et qui pensait être amie de toi et de ta famille, je me sens, par la façon dont tu décris ton critique comme un salaud juif, profondément touchée, blessée, insultée. Tu répondras certainement : mais ce n’est pas toi qui est ciblée, je n’ai rien contre les Juifs, j’ai simplement quelque chose contre un homme qui exerce un pouvoir illégitime et qui, par hasard, est juif. Le problème c’est que le hasard a sa place dans la vie réelle mais pas dans la littérature. Sinon on n’aurait pas besoin de la littérature ». L’auteur d’une caricature sait très bien quels sont les traits de l’objet caricaturé qu’il va grossir, dit-elle. Et, ici, une fois de plus le Juif est celui qui est incapable de comprendre le Bon qui retrouve la mystique de la montagne, le Juif citadin et sans âme.
Et là l’historienne de la littérature allemande qu’est Ruth Klüger revient à tous ces écrivains qui mettaient en scène ce genre de héros juifs comme Raabe et Freytag. J’en ai parlé moi aussi, à propos de la pensée völkisch dans ma note Les trente honteuses au tome 4 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque : le fameux Hungerpastor (Le pasteur de la faim) de Wilhelm Raabe (qui se trouve dans ma Bibliothèque) et où, disais-je, « une fois de plus sont mis en scène deux amis, un chrétien qui se fait pasteur d’une paroisse pauvre et un juif, dévoré de la soif de pouvoir, malhonnête et sans pitié ». Et puis il y a cet autre roman, encore plus connu, le Soll und Haben (Doit et avoir) de Gustav Freytag, avec son « face à face entre le juif Veitel Itzig, déraciné, avare, laid et dépourvu d’humanité et de scrupules et l’apprenti allemand honnête et responsable ». Or, ai-je ajouté, « ces deux écrivains trônaient sur les étagères de toutes les bibliothèques allemandes. Les bibliothèques de la bourgeoisie ». « Raabe qui était comme toi un écrivain important », écrit Ruth dans sa Lettre ouverte à Martin Walser, « et ne se prenait pas pour un antisémite, a compris plus tard ce qu’il avait commis…, mais le texte du Hungerpastor est resté et a causé beaucoup de dommages dans les têtes de ses lecteurs ». Le Hungerpastor date de 1864 et le Soll und Haben de 1855. Je suis étonné de constater, avais-je ajouté, que personne n’ait jamais eu l’idée de faire une étude de l’image du juif telle qu’elle ressort de la littérature. De toute la littérature européenne. Mais je crois bien que ces personnages malsains sont nettement plus présents dans la littérature allemande…
Je voudrais, pour terminer, revenir sur deux points. Les deux concernent d’ailleurs Martin Walser.
Le premier c’est la place prise aujourd’hui par Auschwitz dans la tête des Allemands. Martin Walser avait tenu un discours qui a fait du bruit (qu’on peut trouver sur le net), le discours du prix de la paix (prix des libraires) à l’église de Saint Paul à Francfort en octobre 1998, dans lequel il parle de l’Allemagne et dit regretter qu’Auschwitz soit devenu une « massue morale » (Moralkeule). C’est aussi, un peu, le sens pris, me semble-t-il, par la fameuse querelle des historiens dans laquelle Walser a également joué un rôle. Je comprends très bien que les Allemands d’aujourd’hui ne veulent pas éternellement se sentir coupables de la Shoah. Mais ils ne peuvent pas non plus l’oublier. Et nous autres Européens non plus. J’avais dit combien j’admirais Fritz Stern dans ma note des Trente honteuses, qu’il avait fait la paix avec son ancien pays et demandait aux jeunes Allemands de regarder vers l’avenir, mais qu’il leur demandait aussi de ne jamais oublier ce qui s’était passé. Parce que le national-socialisme était aussi une « tentation » ! Et une telle tentation peut ressurgir à d’autres moments de désespoir. Et moi je pense qu’après une telle horreur on ne peut jamais plus accepter la moindre trace d’antisémitisme. Surtout en Allemagne où il a toujours eu, plus qu’ailleurs, un parfum de racisme. Parce qu’on y sent l’influence de la pensée völkisch qui, avais-je écrit, « a repoussé les juifs sous le prétexte qu’ils ne pouvaient participer à cette communion du Volk avec son environnement parce qu’ils n’avaient pas de racines, en tout cas pas celles-là, car ils étaient des gens venus d’ailleurs et d’une autre race, pire encore, qu’ils n’avaient pas d’âme, pas d’éthique, pas de spiritualité ». Une pensée völkisch devenue « un véritable mysticisme nationaliste » (même si je n’oublie pas que nous avons eu Maurras en France).
Et c’est là mon deuxième point. Je n’aime pas le nationalisme allemand. Je me méfie de la façon dont les Allemands conçoivent la nationalité. Les Français ont comme les Américains le droit du sol. Ce qui sous-entend, en théorie du moins, qu’une fois devenu français, tout le monde est égal et tout le monde embrasse la même culture. Les Allemands ont toujours le droit du sang, puisqu’une écrivaine roumaine comme Herta Müller est automatiquement allemande parce qu’elle vient du Banat. Le principe de nationalité allemand a tendance à exclure. En Autriche, dit Ruth Klüger, je suis automatiquement considérée comme juive alors que je ne suis absolument pas religieuse et que ce n’est pas le cas aux Etats-Unis. Et je ne peux m’empêcher de penser que le nationalisme allemand a toujours une certaine tendance à la supériorité. Comme dans l’hymne national : Deutschland über alles. Et dans cette vieille formule (poème de Geibel) : an deutschem Wesen soll die Welt genesen (c’est par l’esprit allemand que le monde guérira). C’est ce qui a empêché l’armée allemande à admettre la moindre faute dans les crimes de guerre commis en Belgique en août 1914 (voir ma note du Bloc-notes 2012 : Mythes et crimes de guerre. Août 14). Et c’est ce qui fait que Martin Walser considère que la défaite de l’Allemagne en 1945 est « une honte » (parce que toute défaite est une honte). Alors que la honte c’est Hitler, bien sûr.
Tout ceci est intéressant – parce que cela montre que personne ne sort indemne des camps nazis – mais ce n’est pas de cela que je veux parler ici. Ce qui me frappe c’est autre chose, c’est l’extrême sensibilité que les rescapés développent quand ils croient rencontrer à nouveau cet antisémitisme qu’ils ont vécu comme d’autres Juifs mais qui, pour eux, s’est transformé en une expérience mortelle, une horreur sans pareille, une immense « saloperie », comme elle l’écrit quelque part. Ruth Klüger est une personne hautement intelligente qui sait parfaitement que ce n’est pas l’antisémitisme très généralement présent dans la population allemande qui a produit la machinerie de la destruction massive, mais que l’idée a germé dans les cerveaux malades d’un petit groupe d’hommes arrivés au pouvoir, dans d’étranges circonstances, d’une grande nation. Mais elle sait aussi, du moins je le suppose, que l’antisémitisme ambiant a fait que les Allemands (et d’autres Européens) n’ont pas voulu voir ce qui se passait autour d’eux, et d’abord les vexations, les humiliations et l’exclusion de toute une partie de la population, tout simplement parce qu’elle faisait partie d’une catégorie bien précise qu’on appelait : les Juifs. Tout en ignorant, bien sûr, la fin des déportations, la fameuse solution finale, soigneusement cachée par Hitler à son peuple. Mais ne cherchant pas non plus à savoir, même pas à deviner…
Même si elle prétend avoir rencontré de l’antisémitisme aux Etats-Unis, chez certains collègues, ce qui est tout-à-fait plausible, c’est surtout en Allemagne qu’elle le ressent, de temps en temps, lorsqu’elle y revient, pour ses cours à Göttingen. Ou à Vienne. Quand elle se balade sur le Ring et rencontre le nom de ce fameux antisémite et maire de Vienne que Hitler a présenté comme un modèle en politique, Lueger, qui s’y trouve même trois fois, dans le nom d’une section du fameux Ring, dans un monument à sa gloire et dans le nom de la place où est situé le monument…
J’avais déjà noté cette sensibilité à fleur de peau chez Paul Celan. Quand il récite sa fameuse Fugue de la Mort en 1952, à Niendorf, devant le Groupe 47, cela se passe très mal : on se gausse de son lyrisme emphatique (il y en a un qui parle de « Singsang », péjoratif pour chant modulé, de la Synagogue, un autre du style Goebbels, c’est dire !) et Celan se rend bien compte qu’il embête tout le monde en évoquant la Shoah dans ses poèmes. Il n’y a pas qu’Adorno, il y en d’autres qui préfèrent qu’on n’en parle plus et d’autres encore qui lui en veulent pour cela. Celan en est profondément blessé et réagit douloureusement chaque fois qu’il ressent une réaction antisémite ou croit la ressentir, quand il entend une remarque antisémite dans un magasin à Francfort, ou à Paris, quand il voit Max Ernst quitter brusquement sa table lorsque Celan entre dans le restaurant avec des amis juifs et plus tard encore, en mars 1970, quand il participe à un symposium sur Hölderlin et soupçonne que parmi les participants certains sont visiblement d’anciens Nazis (et il a probablement raison quand on sait combien Hölderlin était admiré par Hitler et consorts, et par Heidegger, et qu’un certain romantisme allemand a donné naissance à l’idéologie völkisch qui, elle-même, a embrassé l’idéologie du Blut und Boden c. à d. du sang et sol).
Marcel Reich-Ranicki avait la peau plus épaisse, mais lui aussi a vécu une expérience traumatisante : Joachim Fest qui était à la tête de la section culturelle de la Frankfurter Allgemeine Zeitung (où Reich-Ranicki dirigeait la section littérature), avait écrit un livre sur Hitler ; il fait inviter Reich-Ranicki par l'éditeur à un cocktail ; et celui-ci présente Reich-Ranicki et son épouse à un hôte totalement inattendu, incongru, et pourtant invité de marque, l'un des plus grands criminels nazis, sorti de prison, Albert Speer. On s'imagine le choc. Surtout lorsqu'on sait que tous les deux ont perdu tous les leurs dans le génocide et qu'ils se sont trouvés un jour dans la file qui devait les mener à l'embarquement pour le gazage (et que son épouse s'y est même trouvée deux fois et qu'elle en a gardé les séquelles - dépression - toute sa vie). Et puis c'est encore Joachim Fest qui publie, sans prévenir Reich-Ranicki, le fameux article d'Ernest Nolte qui va démarrer ce que l'on a appelé la querelle des historiens. L'article de Nolte, d'après Reich-Ranicki, contient un certain nombre d'idées simples : « l'extermination des juifs n'a rien d'unique et elle peut se comparer à d'autres meurtres massifs qu'a connus notre siècle » ; « l'holocauste est la conséquence, voire la copie de la terreur bolchevique, une sorte de mesure de protection prise par l'Allemagne… une réaction somme toute compréhensible. » Et Fest non seulement publie cet article dans la Frankfurter mais, en plus, ne va jamais publier de réfutation à ces thèses mais va même jusqu'à les défendre. Et plus tard, en 1987, lorsque Nolte va même jusqu'à déclarer que « la solution finale de la question juive » n'était pas l'œuvre des Allemands, mais « l'oeuvre commune des fascismes et des antisémitismes européens », Fest, encore une fois, se refuse à publier une prise de position dans son journal. Or Reich-Ranicki avait considéré Fest comme son ami, c'est Fest qui l'avait aidé à obtenir son poste de responsable littéraire au journal et ils avaient eu pendant de nombreuses années des conversations amicales et presque quotidiennes. J’évoque toutes ces questions sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : R comme Reich. Marcel Reich-Ranicki.
Ce qui m’amène à parler de l’histoire Martin Walser que Ruth Klüger raconte à la fin de son deuxième livre de Mémoires. Je n’ai rien lu de cet écrivain d’après-guerre né en 1927. Et n’ai aucun de ses livres dans ma Bibliothèque. Pour Ruth Klüger c’était un ami. Il apparaît souvent dans le premier tome de ses Mémoires avec le pseudonyme de Christophe. Et voilà que Walser publie un roman abracadabrant, Der Tod eines Kritikers (La Mort d’un critique) qui est un pamphlet violent dirigé contre ce fameux Reich-Ranicki qui l’avait souvent attaqué dans ses émissions de télé. On sait que Reich-Ranicki n’était pas un tendre, j’en parle dans ma note sur le net : « Il se fâche avec la plupart des écrivains qu'il critique », ai-je écrit. « C'est qu'il ne va pas par quatre chemins. Quand il trouve quelque chose mauvais, il le dit. Même si l'écrivain est un ami ou l'a beaucoup aidé comme Böll. Quand j'ai parlé à une amie allemande de Reich-Ranicki, elle m'a avoué qu'elle ne l'aimait guère avant d'avoir lu son autobiographie qu'elle a trouvée émouvante. Il était arrogant à la télévision, et particulièrement méprisant pour les femmes. Et pourtant, dit-elle, ses critiques étaient toujours pertinentes. Et lorsqu'il trouvait qu'un livre était bon on pouvait être sûr qu'il l'était ». « Reich-Ranicki a certainement souffert de cela », ai-je ajouté. « De ne pas être aimé. Et de la trop grande sensibilité, à ses yeux, des écrivains. On le lit entre les lignes. On le voit aussi dans ses biographies littéraires. Il insiste sur la souffrance de Goethe de ne pas avoir été aimé de son temps. Sur l'ego, nécessaire, de tous les grands écrivains, celui de Thomas Mann entre autres, sur leur attitude envers les critiques : pour eux, dit Reich-Ranicki, en citant Georg Lukacs, une bonne critique, pour un écrivain, est celle qui fait son éloge et éreinte ses rivaux. Il cite aussi le fameux vers de Goethe : « Schlag ihn tot, den Hund ! Es ist ein Rezensent. » (Tue-le, ce chien, c'est un critique !) ».
Le problème c’est que le portrait que fait Martin Walser du critique, l’énorme caricature, a des relents antisémites évidents. Uwe Wittstock, dans Die Welt écrit : « Le critique André Ehrl-König (c’est le nom dont affuble Walser Marcel Reich-Ranicki, rappelant le Erl-König, le Roi des Aulnes, de Goethe), dans le roman de Walser, n'est pas un homme, mais un monstre de corruption, de vulgarité, de vanité et de lubricité. Il personnifie le juif pur objet de haine. ». Ruth Klüger est profondément choquée et envoie à la Frankfurter Rundschau une lettre ouverte au « cher Martin » : le poison qui a coulé de ta plume a fait que ton livre n’est pas simplement mauvais mais mal odorant ! Plus loin elle écrit : « En tant que Juive qui traite sur le plan professionnel de littérature allemande et qui pensait être amie de toi et de ta famille, je me sens, par la façon dont tu décris ton critique comme un salaud juif, profondément touchée, blessée, insultée. Tu répondras certainement : mais ce n’est pas toi qui est ciblée, je n’ai rien contre les Juifs, j’ai simplement quelque chose contre un homme qui exerce un pouvoir illégitime et qui, par hasard, est juif. Le problème c’est que le hasard a sa place dans la vie réelle mais pas dans la littérature. Sinon on n’aurait pas besoin de la littérature ». L’auteur d’une caricature sait très bien quels sont les traits de l’objet caricaturé qu’il va grossir, dit-elle. Et, ici, une fois de plus le Juif est celui qui est incapable de comprendre le Bon qui retrouve la mystique de la montagne, le Juif citadin et sans âme.
Et là l’historienne de la littérature allemande qu’est Ruth Klüger revient à tous ces écrivains qui mettaient en scène ce genre de héros juifs comme Raabe et Freytag. J’en ai parlé moi aussi, à propos de la pensée völkisch dans ma note Les trente honteuses au tome 4 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque : le fameux Hungerpastor (Le pasteur de la faim) de Wilhelm Raabe (qui se trouve dans ma Bibliothèque) et où, disais-je, « une fois de plus sont mis en scène deux amis, un chrétien qui se fait pasteur d’une paroisse pauvre et un juif, dévoré de la soif de pouvoir, malhonnête et sans pitié ». Et puis il y a cet autre roman, encore plus connu, le Soll und Haben (Doit et avoir) de Gustav Freytag, avec son « face à face entre le juif Veitel Itzig, déraciné, avare, laid et dépourvu d’humanité et de scrupules et l’apprenti allemand honnête et responsable ». Or, ai-je ajouté, « ces deux écrivains trônaient sur les étagères de toutes les bibliothèques allemandes. Les bibliothèques de la bourgeoisie ». « Raabe qui était comme toi un écrivain important », écrit Ruth dans sa Lettre ouverte à Martin Walser, « et ne se prenait pas pour un antisémite, a compris plus tard ce qu’il avait commis…, mais le texte du Hungerpastor est resté et a causé beaucoup de dommages dans les têtes de ses lecteurs ». Le Hungerpastor date de 1864 et le Soll und Haben de 1855. Je suis étonné de constater, avais-je ajouté, que personne n’ait jamais eu l’idée de faire une étude de l’image du juif telle qu’elle ressort de la littérature. De toute la littérature européenne. Mais je crois bien que ces personnages malsains sont nettement plus présents dans la littérature allemande…
Je voudrais, pour terminer, revenir sur deux points. Les deux concernent d’ailleurs Martin Walser.
Le premier c’est la place prise aujourd’hui par Auschwitz dans la tête des Allemands. Martin Walser avait tenu un discours qui a fait du bruit (qu’on peut trouver sur le net), le discours du prix de la paix (prix des libraires) à l’église de Saint Paul à Francfort en octobre 1998, dans lequel il parle de l’Allemagne et dit regretter qu’Auschwitz soit devenu une « massue morale » (Moralkeule). C’est aussi, un peu, le sens pris, me semble-t-il, par la fameuse querelle des historiens dans laquelle Walser a également joué un rôle. Je comprends très bien que les Allemands d’aujourd’hui ne veulent pas éternellement se sentir coupables de la Shoah. Mais ils ne peuvent pas non plus l’oublier. Et nous autres Européens non plus. J’avais dit combien j’admirais Fritz Stern dans ma note des Trente honteuses, qu’il avait fait la paix avec son ancien pays et demandait aux jeunes Allemands de regarder vers l’avenir, mais qu’il leur demandait aussi de ne jamais oublier ce qui s’était passé. Parce que le national-socialisme était aussi une « tentation » ! Et une telle tentation peut ressurgir à d’autres moments de désespoir. Et moi je pense qu’après une telle horreur on ne peut jamais plus accepter la moindre trace d’antisémitisme. Surtout en Allemagne où il a toujours eu, plus qu’ailleurs, un parfum de racisme. Parce qu’on y sent l’influence de la pensée völkisch qui, avais-je écrit, « a repoussé les juifs sous le prétexte qu’ils ne pouvaient participer à cette communion du Volk avec son environnement parce qu’ils n’avaient pas de racines, en tout cas pas celles-là, car ils étaient des gens venus d’ailleurs et d’une autre race, pire encore, qu’ils n’avaient pas d’âme, pas d’éthique, pas de spiritualité ». Une pensée völkisch devenue « un véritable mysticisme nationaliste » (même si je n’oublie pas que nous avons eu Maurras en France).
Et c’est là mon deuxième point. Je n’aime pas le nationalisme allemand. Je me méfie de la façon dont les Allemands conçoivent la nationalité. Les Français ont comme les Américains le droit du sol. Ce qui sous-entend, en théorie du moins, qu’une fois devenu français, tout le monde est égal et tout le monde embrasse la même culture. Les Allemands ont toujours le droit du sang, puisqu’une écrivaine roumaine comme Herta Müller est automatiquement allemande parce qu’elle vient du Banat. Le principe de nationalité allemand a tendance à exclure. En Autriche, dit Ruth Klüger, je suis automatiquement considérée comme juive alors que je ne suis absolument pas religieuse et que ce n’est pas le cas aux Etats-Unis. Et je ne peux m’empêcher de penser que le nationalisme allemand a toujours une certaine tendance à la supériorité. Comme dans l’hymne national : Deutschland über alles. Et dans cette vieille formule (poème de Geibel) : an deutschem Wesen soll die Welt genesen (c’est par l’esprit allemand que le monde guérira). C’est ce qui a empêché l’armée allemande à admettre la moindre faute dans les crimes de guerre commis en Belgique en août 1914 (voir ma note du Bloc-notes 2012 : Mythes et crimes de guerre. Août 14). Et c’est ce qui fait que Martin Walser considère que la défaite de l’Allemagne en 1945 est « une honte » (parce que toute défaite est une honte). Alors que la honte c’est Hitler, bien sûr.