Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Découverte de Ruth Klüger

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(Ruth Klüger : Weiter leben - Eine Jugend)

Quel livre-choc ! Et quelle femme extraordinaire ! Comme j’aurais aimé la rencontrer ! 
Il y a d’abord son expérience de l’horreur hitlérienne. Son témoignage unique. Le témoignage d’une personne qui a rencontré la montée de cette haine alors qu’elle est enfant. Comment un enfant la subit-il ? Plus durement qu’un adulte ? Ou moins ? Et les camps ? A plusieurs reprises elle dit qu’elle est en avance sur les adultes. Qu’elle sait avant eux ce qui va leur arriver. Son éducation est faite. Prématurée. Mais elle est peut-être plus apte à résister, à survivre ? Parce que c’est la nature des enfants ? Ou parce que c’est elle ? Quand elle arrive à Auschwitz avec sa mère, celle-ci lui propose de se suicider toutes les deux en se jetant contre les barbelés électrifiés sous haute tension. Et c’est elle qui refuse. Plus tard, quand elles ont une chance d’être sélectionnées pour sortir du camp comme travailleuses mais qu’il faut avoir quinze ans, elle ne suit pas le conseil de sa mère et annonce 13 ans (elle en a douze) et se voit refuser par le SS qui l’examine. Mais elle se ravise ensuite, revient dans une deuxième file et annonce quinze ans au deuxième SS, sur la recommandation ferme d’une détenue qui prend les notes pour le SS et qui vient lui parler dans la file, et est ainsi sauvée. 
Le titre de la version française de son livre, titre qu’elle voulait d’abord donner aussi à son ouvrage en allemand, est : Refus de témoigner. Comme on le sait la plupart des rescapés de l’horreur n’ont pas voulu ou pas pu témoigner de ce vécu. D’abord parce que, de toute façon, personne n’avait envie de les écouter après la guerre. Mais surtout parce que c’est une blessure profonde dont on ne guérit jamais. Primo Levi a témoigné mais s’est suicidé plus tard. Comme son ami Hans Meyer alias Jean Améry qui s’est suicidé aussi et lui avait écrit : « Qui a été torturé reste torturé... Qui a subi le supplice ne pourra plus jamais vivre dans le monde comme dans son milieu naturel, l’abomination de l’anéantissement ne s’éteint jamais ». Et le plus grand supplice c’est l’humiliation, la négation de toute dignité humaine. Si Ruth Krüger s’est finalement décidée à s’exprimer quand même sur ce qui lui était arrivé c’est bien tard, à plus de 60 ans, après un accident à Göttingen, renversée par un cycliste, restée pendant de longs mois à l’hôpital, paralysée, et vivant à nouveau toute son enfance dans sa tête. Mais ce n’est pas vraiment un témoignage ordinaire. Peu de détails, peu de sentimentalité, beaucoup de sarcasme. Elle ne pardonne rien. Elle est contre la muséologie des camps. Elle est froide. Et, pourtant, on sent bien sa blessure. Elle n’a plus jamais arrêté de fuir. Et ce non-témoignage est admirable parce qu’on sent que derrière il y a une femme exceptionnelle, tant par son énergie que par son intelligence et son humour (noir ?). Le critique de la Frankfurter Allgemeine Zeitung a écrit qu’on avait envie de s’arrêter presqu’à chaque page pour jouir de ses pointes qui vous font rire (font rire votre cœur, dit-on en allemand, ce qui est particulièrement juste dans son cas !) malgré la tristesse sous-jacente. 
Elle en parle de son caractère dès les premières pages de son livre. Quand elle revoit à Londres un cousin perdu de vue. Qui était revenu de Buchenwald alors qu’elle avait 8 ans et qu’elle veut interroger maintenant, alors qu’elle est bien plus vieille. « Alors qu’elle est cet être impatient, décomposé, qui laisse facilement tomber les choses, intentionnellement ou non, des choses fragiles aussi, vaisselle ou amours, qui ne reste nulle part bien longtemps et qui déménage souvent, de villes ou de logements, et qui n’en invente la raison que lorsqu’elle est déjà en train de faire ses bagages. Une femme qui se met à fuir, bien avant de sentir le danger, non, dès qu’elle se sent nerveuse. Car la fuite c’est ce qu’il y a de meilleur. Ça l’était alors et cela l’est encore aujourd’hui… ». Comme on le voit elle non plus, n’a pas guéri de sa blessure. Comme sa mère, une femme pourtant courageuse, une femme forte, qui deviendra carrément paranoïaque plus tard en Amérique (Ruth Klüger en parle encore plus dans son deuxième livre de mémoires : unterwegs verloren – perdue en chemin). Mais Ruth Klüger était elle-même une femme forte, rebelle dès son enfance. Rebelle aux Nazis, mais aussi à sa mère, aux siens, à sa religion et aux mâles ! 
C’était en 1940, elle devait avoir 8 ou 9 ans, dit-elle, quand elle veut à tout prix voir ce film de Disney, Blanche-Neige, alors que le cinéma est interdit aux juifs. Elle est furieuse. Alors sa mère lui dit : mais vas-y donc ! Et c’est là que dans sa loge elle découvre la fille aînée (19 ans) de sa boulangère (famille nazie) avec ses petits frères et sœurs. Qui la regarde méchamment. Et qui l’engueule copieusement à la fin du film : tu n’as rien à faire ici, tu le sais très bien, c’était écrit à l’entrée, la prochaine fois je te dénonce ! La placeuse la console. Mais elle tremble à la fois de peur et de colère. Et de honte. Pourquoi la honte, se dit-elle, puisque la loi est injuste ? C’est qu’on a honte de s’être fait attraper. Tout simplement. A la maison sa mère hausse les épaules. Tu t’énerves pour pas grand-chose. A cause d’une connasse. Il y a pire. Mais Ruth n’est pas d’accord. Tout-à-coup elle est devenue consciente du danger, dit-elle. D’un danger mortel. Maintenant elle sait plus que les adultes, dit-elle encore. Elle est en avance sur eux... 
Et puis en septembre 1941 on leur impose l’étoile juive. Qu’ils doivent acheter à l’administration juive qui doit rembourser aux Nazis le produit de la vente (ils sont pires que les Juifs ceux-là, plaisante-t-elle : chaque sou compte !). L’étoile n’a pas l’air de la traumatiser. Puisqu’on nous exclut autant en être fier ! Et puis elle s’intéresse à la littérature nazie. Les titres des journaux, le fameux Stürmer, dans les kiosques. C’est parce qu’ils sont radins qu’ils enterrent leurs morts avec une simple étoffe. C’est parce qu’ils sont corrompus qu’ils ont trouvé nécessaire de mettre les 10 commandements par écrit. Quel est l’Allemand qui ne sait pas qu’il ne faut pas tuer, pas voler, pas tromper sa femme ? Et elle enlève son étoile et se rend dans les cinémas du centre-ville où on ne la connaît pas et voit les films nazis, les films antisémites, le Jud Süssun film avec de beaux costumes et des Juifs moches »). C’est une idéologie qui me concerne, dit-elle, je dois la connaître, non la traiter avec de l’indifférence (mais on connaît tout ça, dit sa mère). Et puis elle voit des films coloniaux, les Allemands en Afrique de l’Ouest, des Blancs bottés avec des fouets à la main et des Noirs à moitié nus. Une violence fascinante qui devait exciter les petits garçons de la Hitlerjugend en culottes courtes, fiers de leurs couteaux-poignards, et que la jeune juive trouvait menaçante, comme si elle était dirigée contre elle. Déjà. Comme elle allait les voir plus tard, en réels, les SS, leurs bottes et leurs fouets ! 
Et, avant cela, elle avait déjà perdu son père. Il était gynécologue et avait été dénoncé pour avoir procédé à un avortement. Comme il était juif ce sont les SS qui l’ont arrêté. A un moment où on pouvait encore payer pour être expulsé. C’est ce que sa femme a fait en s’endettant. C’est ainsi que le père de Ruth a pu partir en Italie, pays fasciste, puis choisir un pays démocratique, la France, où les « démocrates » l’ont mis dans un camp, Drancy, et livré aux Nazis qui l’ont aussitôt envoyé à Auschwitz et gazé. Sur le moment Ruth lui en veut, de les avoir abandonnées de cette façon. Bien plus tard, après la guerre, l’horreur de sa fin empoisonne tout le travail de mémoire. Comme tout un chacun j’ai des souvenirs d’enfance, dit-elle, je vois un père toujours joyeux, optimiste, doux, un père plein d’humour, j’ai aussi des souvenirs plus sombres, dit-elle encore, quand il m’apprend à jouer aux échecs à six ans puis m’abandonne quand je ne suis pas à hauteur, quand il me gifle parce que je gêne la conversation des adultes le soir même où il sort de prison. Elle évoque un autre moment poignant : en novembre 1938 son père l’emmène voir les devantures brisées des magasins juifs de la Mariahilfer-Strasse. Tu vois, lui dit-il, on ne pourra plus faire d’achats ici, les magasins sont fermés. Pourquoi ? Leurs propriétaires sont juifs. Comme nous. Voilà pourquoi… J’étais choquée et en même temps curieuse. J’avais envie de poser des questions, dit-elle, mais je sentais confusément, déjà, que lui-même n’aurait pas su quoi répondre. 
Et puis elle revient à la mémoire. Je raconte tout ça parce que c’est tout ce qui me reste de lui, dit-elle, et, pourtant, je ne puis mettre cela en rapport avec sa fin. Avec la meilleure volonté du monde. Car tout ceci devient infiniment insignifiant quand on s’imagine cette fin, mon père nu, cherchant désespérément une sortie, essayant d’échapper au gaz mortel, peut-être en marchant sur d’autres corps nus tombés à terre… Je ne veux pas tomber dans le pathos, dit-elle encore, mais je n’arrive pas à concilier les deux images, les premières, réelles, les secondes virtuelles. Et je n’arrive pas non plus à me débarrasser de ces dernières. Mon père est en morceaux, mon père est un fantôme… 
Ruth et sa mère sont déportées à Theresienstadt en septembre 1942. Parmi les tout derniers juifs de Vienne. Ceux de l’hôpital juif où la mère avait trouvé du travail. Theresienstadt n’était pas considéré comme un camp de concentration (les Allemands l’appelaient ghetto) mais en était quand même un : énorme surpopulation, maladies mortelles, interdiction d’en sortir, et, de toute façon, plutôt un camp de transition vers d’autres destinations, vers la mort. Les SS avaient délégué l’administration aux autorités juives. Qui y avaient organisé une espèce de sous-camp pour les enfants. Ruth y est admise contre sa volonté mais, finalement, s’y adapte rapidement et avoue qu’au fond elle s’y trouve mieux qu’à Vienne (sauf qu’à Vienne elle a toujours pu manger suffisamment et qu’à Theresienstadt elle a continuellement faim). Il faut dire qu’à Vienne, enfant, son espace de vie n’a fait que se réduire. Elle est entrée à l’école en septembre 1937 (à six ans) et six mois plus tard l’Autriche est rattachée à l’Allemagne, les petits écoliers apprennent à dessiner et fabriquer des croix gammées et faire le salut hitlérien, alors que les petits juifs sont confinés dans le fond de la classe, puis envoyés dans des écoles juives. Ecoles de moins en moins nombreuses et de moins en moins peuplées au fur et à mesure que les juifs disparaissent. Par l’exil pour les plus riches. Elle a fait huit écoles en quatre ans, dit-elle. Jusqu’à ce que l’enseignement s’arrête, que la petite Ruth est de plus en plus isolée : la rue est territoire ennemie : les petits Nazis chantent le sang des juifs, en entrant chez le boulanger, les Ariens sont invités à saluer d’un Heil Hitler, plutôt qu’avec l’autrichien Grüss Gott, et les juifs et les chiens ne sont pas les bienvenus ! Ruth n’a plus que la lecture pour seule distraction. Et la poésie. Elle adore Schiller, adore les vers et poétise elle aussi. Plus tard elle dira qu’elle ne connaît rien de Vienne. Pour elle Vienne n’est plus rien d’autre que sa langue, la langue de son enfance, son accent autrichien et les écrivains de ce pays depuis Adalbert Stifter jusqu’à Thomas Bernhard. Elle dira aussi que Vienne lui est à la fois familière et ennemie. Vienne était une ville sans joie et hostile aux enfants, dit-elle. Hostile jusqu’à la moelle aux enfants juifs. Et Vienne était déjà une prison pour Ruth. 
Theresienstadt est d’abord une école de socialisation pour elle. Sortie de mon isolement j’ai compris qu’il fallait m’adapter aux autres, dit-elle. J’y suis arrivée assez rapidement et j’y ai acquis une aptitude à l’amitié que je crois avoir encore aujourd’hui, dit-elle encore. Elle parle aussi de la grande solidarité qui y régnait, en particulier dans ces maisons d’enfants. De leur esprit de résistance, de l’idéal sioniste qui les unissait et auquel elle croyait également. C’était leur espoir. Mais c’était aussi une immense écurie, la promiscuité, les maladies, les épidémies et les queues devant les WC. Car tout le monde avait la diarrhée. Et la peur. Et la mort. Car c’est aussi de Theresienstadt que partaient les trains vers « la Pologne » ! Mystérieuse Pologne. Vers ce qu’on savait sans savoir. Les massacres massifs d’abord, puis les camps d’extermination. Une loterie. Car Theresienstadt était aussi et surtout un camp de transit. Pendant les 19 ou 20 mois où nous nous y trouvions, nous étions entre 40000 et 50000 en moyenne (dans un endroit prévu pour 3000), mais 140000 y sont passés au total et lors de la libération du camp il ne restait que 18000. J’ai vérifié : ces chiffres sont confirmés par Hillberg. 
C’est en mai 1944 que Ruth et sa mère sont désignées pour être transférées à Auschwitz. L’horreur commence avec le voyage en wagons à bestiaux, serrés les uns contre les autres, sans pouvoir respirer, dans la pestilence de l’urine et des excréments, car rien n’est prévu pour cela et le voyage dure… Quand on ouvre les portes on croit d’abord pouvoir enfin respirer, puis c’est la fameuse rampe, les aboiements des SS, la perte de toute dignité, la mise à nu, les fouilles de toutes les ouvertures du corps, le tatouage et l’odeur de la fumée des cheminées des chambres à gaz. Et les appels, debout, pendant des heures : Ruth se souvient de la soif. Pire torture, dit-elle, que la faim ! Et la peur de la mort. Car maintenant on sait. Alors qu’à Theresienstadt on pouvait encore douter ! 
Et puis un peu plus tard, c’est le miracle que j’ai déjà raconté. On va sélectionner parmi les prisonnières arrivées de Theresienstadt des femmes entre 15 et 45 ans pour un camp de travail. Le mot sélection avait déjà mauvaise réputation et rendait d’abord sceptique, même si le critère semblait indiquer que c’était bien pour travailler qu’on voulait sélectionner ces femmes (mais la logique n’existait pas à Auschwitz !). Ruth a beaucoup de problèmes avec sa mère, elle va encore beaucoup en parler dans son deuxième livre des mémoires. Une relation névrotique, dit-elle. Il n’empêche : sa mère est forte même si elle est déjà paranoïaque. Mais ici sa paranoïa la sauve : elle est tout de suite volontaire. Partir, fuir. Ruth par contre, n’ose pas suivre son conseil, ne croit pas que, petite et amaigrie par la sous-alimentation, elle puisse passer pour une fille de 15 ans. Elle a peur d’être punie pour avoir menti (alors que c’est sa vie qui est en jeu). Ce n’est que lors du deuxième passage, qu’elle risque malgré tout, que la femme qui prend en notes les numéros des sélectionnées, se lève, lui demande son âge et lui enjoint de dire 15 ans. Et quand le SS la regarde et trouve qu’elle est bien petite pour son âge (le Maître de la vie et de la mort disait cela sur un ton pas spécialement inamical, indifférent, un peu comme on évalue les vaches et les vaux, dit-elle). Oui, mais elle est bien vigoureuse, regardez, elle a des jambes musclées, elle peut travailler (elle aussi, dit Ruth, prend ce ton pour évaluer la marchandise). Et l’homme accepte et elle prend note de son numéro. Plus tard Ruth se demande comment cette femme, une prisonnière comme elle, a pu prendre un tel risque, me convaincre de mentir, et puis encore prendre ma défense, la défense de quelqu’un qui, visiblement, n’avait pas l’âge et qu’elle ne connaissait pas. Mais oui, me disent les gens, dit-elle, cela existe, beaucoup d’hommes sont altruistes, pourquoi pas ? 
Ici il faut que je fasse une pause : c’est très souvent que dans son témoignage elle fait intervenir les répliques de gens, soit indistincts comme ici, soit connus, amis ou pas, critiques ou pas. Et ce procédé lui permet de s’arrêter, de réfléchir, d’argumenter. Je le note parce que cela fait partie de sa technique d’écriture, un élément parmi d’autres, que j’admire car cela fonctionne comme les chœurs du théâtre grec ! 
Et elle revient à cette femme qui lui a sauvé la vie. Pourquoi ne pas trouver cela admirable avec moi ? (répond-elle aux gens). Elle avait peut-être 19 ou 20 ans. Elle a agi en toute liberté. On ne peut jamais prévoir avec une certitude absolue comment un homme va réagir. Tout homme peut encore décider à la dernière minute. Mais dans ce cas précis, là dans ce trou à rats où l’amour du prochain est ce qu’il y a de plus improbable, où les gens montrent les dents et où plus rien ne compte que la survie, voilà qu’on découvre qu’il reste malgré tout un tout petit espace où la liberté peut s’engouffrer, à notre très grande surprise. 
C’est dans les tout derniers jours de juin 1944 que Ruth, sa mère et une fille un peu plus âgée, une orpheline perdue, que la mère de Ruth a adoptée à Auschwitz, sont évacuées vers un camp de travail pour femmes, appelé Christianstadt. Et le 7 juillet 1944 les prisonnières venues de Theresienstadt avec elles et restées à Auschwitz ont été gazées. C’est dans les archives. Je l’ai lu, dit Ruth. 
A Christianstadt les SS sont toujours là (l’un d’eux la gifle violemment) mais les surveillantes femmes sont un peu moins brutales que les hommes. Le travail est dur, carrières de pierres, rails à poser. Mais elle ne sait pas quelle était vraiment la nature du travail : l’esclave ne s’intéresse pas à ce qu’il fait, dit-elle. Elle souffre toujours de la faim et, surtout, du froid : l’hiver 1944-45 était particulièrement rude en Europe. Et puis début février 1945 les Russes se rapprochent et les Nazis évacuent leurs prisonniers. La longue marche vers l’Ouest commence. La première nuit dans une grange bien trop petite pour la masse de prisonnières est épouvantable. Dès la deuxième nuit Ruth décide sa mère à choisir la liberté. A trois, avec l’orpheline, elles vont traverser les villages en compagnie de toute la foule qui fuit les Russes. Et dont elles prétendent faire partie. Elles n’auront plus jamais faim : les fermes regorgent de nourriture car les fermiers ont fui ou vont fuir sans pouvoir tout emporter. Les champs aussi : gloire au rutabaga, dit-elle, la princesse de tous les légumes ! De temps en temps on les soupçonne quand même d’être des prisonnières évadées. De temps en temps elles y vont au culot, avec de gros mensonges. A d’autres moments elles trouvent des protecteurs, un fermier sorabe qui déteste les Allemands, un pasteur miséricordieux qui leur donne des papiers d’identité. A partir de ce moment-là tout devient plus facile. Elles finissent par prendre des trains et arrivent jusqu’en Bavière. Où elles tombent sur les Américains. Mais le premier Américain à qui la mère de Ruth raconte, en bon anglais, qu’elles sont des prisonnières évadées, se bouche les oreilles : tout le monde me raconte la même histoire, dit-il. 
Avant cela elles ont encore vu passer des colonnes de prisonniers, des camps de concentration, comme elles, encadrés par des SS et des chiens bergers bien nourris alors qu’eux paraissent las et affamés, vides de toute envie de survie. Alors elle commence à réfléchir, à l’attitude des passants qui ne voient rien ou ne veulent rien voir, à celle des Allemands en général. Pouvait-on leur demander d’avoir le courage d’agir ? Cacher un fuyard par exemple, en risquant la mort ? Non, dit-elle, le courage est une vertu, si une telle action allait de soi on n’aurait pas besoin de l’admirer. La lâcheté est normale car la volonté de survie est normale. D’accord, mais on ne peut pas affirmer en même temps de n’avoir rien su et d’avoir agi par lâcheté. Reste à savoir où se trouvent les limites morales de cette lâcheté. Où commence la vraie culpabilité ? Dans la coopération active ? Ira-t-on jusqu’à tuer l’autre, rien que pour son appartenance à un groupe, qu’il soit nègre, juif ou Suisse ? Elle prend un exemple amusant, le roman policier. Dans un tel roman, dit-elle, tout le monde est suspect. A part le détective. Car la mécanique de ce genre de fiction exige que tous aient été capables de commettre le crime. D’ailleurs la fin le prouve. Et c’est le cas dans la réalité. L’homme n’est jamais totalement prévisible. Il peut toujours changer de comportement. Car il est libre. Donc dangereux. A la dernière minute encore, il peut changer, en bien ou en mal. Seuls les animaux qui arrêtent d’apprendre quand ils sont encore jeunes sont prévisibles : c’est ce que prétend ce célèbre expert en comportement animal qui a pourtant été un bon nazi, dit-elle. Elle ne le nomme pas mais je sais qui c’est : l’Autrichien Konrad Lorenz qui était effectivement membre du Parti, a été Professeur de philosophie à l’Université de Königsberg (Kalingrad) et, même, membre du Département de politique raciale du Parti nazi ! Après la guerre il a fait amende honorable et a même eu le Nobel. Mais il a continué à parler du « soi-disant mal », mettant tout sur le dos de l’agressivité animale pré-programmée, refusant de voir que la liberté humaine impliquait aussi la possibilité d'être tenté par le mal ! 
Ce sont des réflexions que je me suis fait également. Au moment de l’affaire Oradour. Quand on a découvert que dans ce régiment SS il y avait 11 incorporés de force alsaciens. Que devaient-ils faire ? Refuser ouvertement c’était être fusillé immédiatement dans une unité SS. Et ils avaient 18 ans ! Mais, d’un autre côté, ce qui s’est passé à Oradour était tellement horrible ! Alors ils ont pu ne pas participer directement aux fusillades, juste garder les arrières, ou, quand même, ramasser du bois et mettre en place des bidons d’essence… Il n’y en a qu’un, de garde avec deux autres soldats, un Russe et un Allemand, dont un gradé, à l’entrée du village, qui a avoué plus tard (il s’est même accusé avant que l’affaire démarre) : trois personnes sont alors arrivées, voulant entrer dans le village, les deux autres ont tiré, en tuant deux, alors moi aussi, presqu’automatiquement, j’ai tiré sans réfléchir, tuant la troisième ! Il a plaidé coupable au procès. 
Je m’arrête là. Même s’il y aurait encore beaucoup à dire sur cette femme extraordinaire. Sur sa vie en Amérique où elle devient universitaire, elle qui n’a pratiquement pas eu d’éducation scolaire, enseignant la littérature allemande, sur ses bagarres avec les autres universitaires, elle, femme et juive, devenant de plus en plus féministe, sur son retour quelque temps à Göttingen, toujours pour une Université américaine, sur sa redécouverte de l’antisémitisme, toujours présent, sur la difficulté de parler de son expérience, de la Shoah que tout le monde voudrait oublier. Elle cite la fameuse expression, typique de l’humour noir juif : « ils nous ont pardonné le mal qu’ils nous ont fait ». Sur sa relation toujours difficile avec sa mère, sur son demi-frère disparu lui aussi : sa mère avait été mariée en premières noces avec un Tchèque dont elle avait eu un fils. Celui-ci avait d’abord vécu avec sa mère et Ruth à Vienne, grand frère, six ans plus âgé qu’elle, puis avait été ramené à Prague par son père, était passé lui aussi par Theresienstadt, déporté à Riga et fusillé, on ne l’a su que plus tard. Sa mère ne s’en était jamais remise, surtout que les circonstances de sa disparition étaient restées longtemps inconnues. Il est impossible de se remettre de la mort d’un proche, dit-elle, quand on ne connaît pas sa tombe, quand on ne connaît rien de sa mort. Alors que lui aussi a été de ceux qui ont dû la creuser, leur tombe. 
Chez les membres orthodoxes de sa famille seuls les hommes avaient le droit de réciter le Kaddish, la prière pour le mort, ce qui avait mis en colère la petite fille déjà féministe (il paraît que son grand-père maternel, noyé dans une maison de femmes et filles, s’était adressé à son chien mâle lui disant : mon pauvre chien, c’est toi qui devra le réciter, le kaddish, après ma mort). Alors, en Californie, Ruth Klüger va composer des poèmes, poèmes de la mort, aussi bien pour son père que pour son demi-frère, des poèmes où passe un peu, un tout petit peu, de souffle célanien. Car elle connaît Celan, s’est moqué de l’un de ses amis qui admire le Celan de la deuxième période, la période hermétique, et elle connaît l’interdiction faite par Adorno : « écrire un poème après Auschwitz est barbare ». En tout cas son poème pour son père m’a touché, même si sa traduction en français par Jeanne Etoré m’a paru manquer de souffle justement (voir : Refus de témoigner, Editions Viviane Hamy, 1997). 
Quand elle se rappelle son poème qu’elle avait d'ailleurs déjà composé à différents moments de sa vie, et finalement, au bord de l’Océan Pacifique, en Californie, elle ajoute qu’ « elle ne croit pas qu’on n’ait pas le droit d’écrire des poèmes après Auschwitz, mais que ces poèmes doivent avoir un sens et que derrière les mots se cache un autre sens ». Dans mon cas, dit-elle, c’est la peur, « une peur qui vous fait claquer des dents, peur de regarder la vérité en face. Ce qui n’apparaît pas dans nos poèmes après Auschwitz, c’est la terrible colère que nous, mes semblables, devons ressentir pour faire justice à tous ces Ghettos, ces camps de concentration et ces camps d’extermination, ressentir qu’ils étaient une immense saloperie que l’on ne peut en aucune façon traiter avec un esprit de conciliation traditionnelle et une célébration des martyrs. Il faut avoir eu cette colère pour pouvoir à nouveau se calmer et quand on a eu cette colère on n’écrira plus ce genre de poèmes, plus d’exorcisme des chambres à gaz, plus de cierges ni autres enfantillages ». Et pourtant je ne peux le renier ce Kaddish de la fille de son père, qui n’a été ni appris ni récité dans aucun temple, dit-elle encore. C’est mieux que rien, même s’il ne s’agit que de mythologies, de fantaisies bricolées ! 
J’ai beaucoup de mal à quitter Ruth Klüger, comme vous pouvez le constater. Mais j’y reviendrai encore. Dans une autre note… 

Post-scriptum : Pour la suite, voir : Ruth Klüger, Martin Walser et Reich-Ranicki. Et aussi : Kaddish pour un père