La femme qui fuyait l'annonce
Beau titre. Et un très beau roman. Je crois même que l’écrivain israélien David Grossman a réussi là un vrai chef d’œuvre. J’ai d’abord eu quelques craintes. Il m’a semblé trop long (il l’est peut-être) et j’ai eu un peu de mal avec le prologue : il se tirait en longueur et je ne voyais pas où l’auteur voulait en venir (en fait je crois qu’il faut le lire après avoir terminé le roman). Mais une fois l’histoire principale démarrée on ne peut plus le lâcher. On est pris. Pris par cette femme si émouvante. Vraie mère juive. Si follement inquiète pour son fils. Paniquée au point de fuir, en Galilée, pour surtout ne pas avoir à affronter l’annonce, l’annonce de sa mort au combat. Pris aussi par les autres personnages de l’histoire, et d’abord par celui qui l’accompagne dans cette fuite, Avram, son ancien amant, le père du fils adoré, lui qui avait refusé d’être père, et même refusé de vivre après ce qu’il a vécu, prisonnier en Egypte, et qui était pourtant un être hors du commun, à la fantaisie et à l’imagination débridées.
Mais ce qui m’a surtout touché, moi qui suis pourtant totalement opposé à la politique des gouvernements israéliens successifs, et surtout le dernier, totalement choqué par l’humiliation quotidienne subie par les Palestiniens, et qui suis intimement persuadé que ce sont les Israéliens, parce qu’ils ont la force, qui sont les principaux responsables de l’échec de toutes ces négociations de paix qui traînent depuis si longtemps et parce qu’en continuant à coloniser la Cisjordanie ils rendent la paix future de plus en plus improbable, moi ce qui m’a touché, disais-je, c’est que ce roman montre combien on s’est enferré dans une situation sans issue, une situation où tout le monde souffre et sur laquelle ne peuvent régner que la mort et la haine.
Il y a d’abord la situation ambiguë des Arabes qui vivent en Israël et qui sont citoyens israéliens. Comment pourraient-ils se sentir à l’aise dans un Etat qui, quoi qu’on dise, se méfie d’eux (peut-être à juste titre) et qui combat et humilie leurs frères de Palestine ? Et qui, se méfiant d’eux, les humilie eux aussi. Comment l’éviter ? Dès le début du roman on fait la connaissance de Sami, Arabe israélien, propriétaire d’une petite compagnie de taxis, qui travaille depuis une vingtaine d’années pour Ilan et sa société. Ilan est le mari d’Ora, la femme qui fuyait l’annonce. Ora croit avoir des relations d’amitié avec Sami. Ils se connaissent depuis si longtemps. C’est lui qui l’a ramenée de l’hôpital avec son bébé chaque fois qu’elle avait accouché de ses deux fils. Elle sait ou croit savoir ce qu’il éprouve, l’admire parce qu’il a gardé son humour. C’est en riant qu’il lui raconte qu’enfant il comptait les camions sur la route parce que, dit-il, c’est dans des camions qu’on allait un jour les emmener tous, sa famille et tous les Arabes de 48 pour les emmener à la frontière. « C’est bien ce que vos transféristes nous ont promis ? Et les promesses ne sont-elles pas faites pour être tenues », s’est-il esclaffé. Et il rit encore quand, après avoir visité un kibboutz où Ora cherche à collectionner de vieux objets de kibboutz, les vieux Kibboutzniks, charmés du bagout de Sami, se demandent s’il n’a pas été des leurs (un juif yéménite peut-être ?). « Ils n’ont pas tellement tort », dit-il plus tard à Ora dans un grand éclat de rire, « la moitié des terres de ce kibboutz appartenaient à ma famille ». Mais elle se rappelle aussi ce qu’en dit Ilan : « il nous hait tous ». Samir a peur d’Ilan. Ilan a pouvoir sur Sami. Et l’exploite un peu. Quant à Ora elle gaffe.
Quand son fils cadet, Ofer, est convoqué pour participer encore, alors que son service militaire de trois ans touche à sa fin, à une opération d’envergure en Palestine (trois unités de blindés), elle, folle d’inquiétude, veut à tout prix l’accompagner jusqu’au point de rassemblement. Alors elle convoque Sami sans lui dire de quelle course il s’agit. Sami arrive, grand sourire, puis aperçoit soudain Ofer en grande tenue militaire avec son fusil d’assaut et ses chargeurs. Il blêmit. Mais s’exécute, les mâchoires serrées, se faufile entre les camions militaires, entre les jeeps, seul Arabe du convoi, jusqu’au point de rendez-vous. Maman, tu es folle, lui dit Ofer après être sorti de la voiture. Tu ne te rends point compte : un Arabe au milieu de ce rassemblement militaire ? On va le soupçonner de préparer un attentat ! Quant à Sami il pense : si d’autres Arabes me voient, que vont-ils penser ? Que je participe à l’effort de guerre israélien ? Pendant le trajet de retour Ora cherche à s’excuser, à l’amadouer, mais Sami ne dessert pas les dents.
Alors quand un peu plus tard elle met en exécution sa résolution : partir en Galilée toute seule, faire cette randonnée qu’elle devait faire avec son fils après sa libération tant attendue du service militaire, et pendant cette randonnée, fuir tout téléphone, tout lieu public, toute radio, toute télé, refuser toute communication pendant un mois complet et ainsi vaincre la malédiction, fuir en ce faisant toute possibilité d’annonce, d’annonce de la mort de son fils, quand elle a tout préparé, ses affaires, son sac déjà prêt (et elle va même emmener le sac d’Ofer pensant tout à coup qu’elle pourrait convaincre l’ami Avram, le père biologique – caché - d’Ofer, de l’accompagner), elle téléphone à Sami pour qu’il l’emmène à Tel-Aviv. Mais Sami est profondément blessé, il refuse, trouve des prétextes, lui propose un chauffeur juif. Alors c’est elle qui est vexée et qui ne veut plus. Finalement Sami accepte de la conduire mais à ses conditions : il passera d’abord par un endroit au sud de la ville pour y déposer un enfant malade et handicapé et elle devra l’y accompagner. En cours de route elle se rend compte que l’enfant est le fils d’un clandestin des « Territoires » qui a travaillé pour Sami. Arrivé à un barrage Ora qui a l’enfant dans ses bras passe pour sa mère et devient ainsi complice de Sami dans un acte illégal ce qui la rend furieuse. Elle n’est d’ailleurs pas au bout de ses surprises. C’est à Jaffa que Sami conduit l’enfant dans une école occupée clandestinement de nuit par des clandestins palestiniens qui viennent y trouver refuge et accessoirement s’y faire soigner par des médecins arabes israéliens. Le matin on nettoie et on disparaît. « Et les voisins ne s’aperçoivent de rien ? », demande Ora. « Si, après un certain temps, alors on trouve un autre endroit », lui répond Sami. On découvre ainsi tout un monde souterrain de Palestiniens en situation irrégulière mais organisée et une solidarité évidente et inévitable entre Arabes d’Israël et Palestiniens des « Territoires ».
Il y a actuellement 20% d’Arabes parmi les citoyens d’Israël. Quand on voit tous les problèmes que pose cette cohabitation, on se demande comment les responsables politiques s’imaginent l’avenir. Eux qui font tout pour que la solution à deux Etats ne voie jamais le jour et semblent donc, du moins en apparence, aller vers un Etat multi-ethnique et multiconfessionnel. Ce qui serait la fin d’Israël et de toute façon ingérable. En attendant on cultive la haine, une haine basée sur l’humiliation, le sentiment d’insécurité, la crainte. Chaque enfant naît dans ce pays avec la peur et la haine, dit-on quelque part dans le roman. Et même la relation d’amitié entre Ora et Sami, qui dure depuis tellement d’années, amitié sincère en tout cas du côté d’Ora, peut-être mélangée de ressentiment du côté de Sami (on ne saura jamais ses sentiments réels), va se briser après un ultime affrontement entre elle encore furieuse de s’être fait manipuler et lui brisé par les émotions du dernier voyage et blessé par cette course qu’on lui avait imposée au milieu des véhicules militaires. Quand il s’aperçoit qu’Avram qu’Ora a réussi à emmener avec elle, complètement drogué d’amphétamines et autres drogues, a uriné dans son pantalon et mouillé le tout nouveau recouvrement léopard (oui, c’est le goût arabe, avait-il plaisanté, mais c’est ce qui me plaît) de sa banquette arrière, il les fait descendre tous les deux, jette les deux sacs par terre, fait demi-tour avec son taxi et les plante là. Exit l’Arabe Sami. Avec sa peur et sa haine.
Vient le tour des Israéliens juifs. Avec leurs peurs et leur haine. Et d’abord la haine. C’est en Galilée qu’Ora avait prévu de randonner avec son fils et c’est là qu’elle va maintenant vagabonder avec Avram. Quel beau nom pourtant ce mot biblique de Galilée. Et un beau pays, peint avec amour par l’écrivain Grossman. Une de leurs premières rencontres c’est une espèce de fou mystique qui va les entraîner dans une petite communauté religieuse et pastorale. Ils sont reçus avec amour et aussi avec une certaine curiosité. Et quand Ora raconte, pour expliquer pourquoi Avram, toujours prostré, est aussi triste, que son fils est parti pour une opération militaire : « Un murmure de sympathie monte dans la pièce, des bénédictions fusent pour ce soldat en particulier et l’armée en général, et des invectives : Dieu maudisse les Arabes, chaque fois qu’on leur donne quelque chose ils veulent davantage, ils n’ont qu’une envie c’est de nous tuer, car Esaü haïssait Jacob ».
La haine réciproque a donc aussi des racines religieuses et elle en est d’autant plus dangereuse.
Mais le roman a aussi pour grand mérite de montrer dans quelle psychose de peur, de mort, de mémoire, vit le peuple israélien. Ce qui pour des gens critiques comme moi n’excuse pas les politiciens parce que, eux ont été élus pour voir plus loin, mais explique pourquoi la population dans son ensemble semble se satisfaire de la position gouvernementale. Il y a d’abord la mémoire des guerres passées et des morts. Que l’on rencontre même dans ce paysage paisible et fleuri de Galilée : c’est ainsi qu’ils tombent d’abord sur un bosquet où sont enterrés 28 combattants de 48 qui ont essayé de prendre un fort (le Fort Yesha) tenu par les Arabes. Grande plaque commémorative en marbre, visite de touristes avec un guide lisant un poème d’une voix tonitruante, un endroit qu’Ora avait déjà visité en excursion scolaire. Puis au Mont Meron un observatoire construit par les parents et amis d’un lieutenant tombé en 98 lors d’une opération au Liban. Un autre observatoire panoramique dédié à un autre soldat « tombé au Champ d’Honneur » en 97. Et finalement on tombe même sur la tombe d’un sergent druze mort au Sud-Liban : « Dieu venge son sang ! ». Et ce n’est pas fini puisqu’avant la fin de leur périple ils vont encore monter au sommet du Mont Arbel d’où l’on peut voir le plateau du Golan et le lac de Tibériade et où une fois de plus ils découvrent des stèles, l’une commémorant la mort d’un sergent en 2002, « au cours d’un exercice opérationnel », l’autre celle d’un autre sergent tué en 1996 au Sud-Liban. A croire que la bucolique Galilée n’est rien d’autre qu’un immense cimetière ! Et puis il y a l’omniprésence de l’effort militaire : même ici on côtoie des camps militaires et des soldats à l’exercice.
Et puis il y a d’autres souvenirs terribles qui se réveillent et qui accompagnent les deux randonneurs. Ceux de la guerre du kippour. Souvenir des horribles tortures qu’Avram y a subies pendant six semaines comme prisonnier des Egyptiens, un prisonnier important parce que membre des Renseignements. Tortures vraiment bestiales : quand il est ramené en Israël après la fin de la guerre son corps n’est plus qu’une immense plaie purulente, ses chevilles gonflées de bourrelets sanguinolents (on le pendait par les pieds), ses jambes fracturées en trois endroits et ses fesses… On avait fait venir exprès du Caire des violeurs condamnés à mort pour s’occuper de ce côté-là. Mais c’est quand on l’a enterré vivant dans le sable, que des reporters ont fait des photos et qu’un officier a regardé faire sans intervenir qu’il a vraiment cessé de vivre, raconte-t-il plus tard. Et la volonté de vivre n’est plus jamais revenue. Et Ora et Ilan ont vécu cette horreur avec lui. Parce qu’ils étaient plus que des amis. Ora avait été son amante avant de se marier avec Ilan. Ilan ressentait une terrible culpabilité parce qu’il aurait dû être à la place d’Avram (ils avaient tiré au sort pour partir dans un des forts près du canal). Il allait s’occuper d’Avram pendant dix ans, comme Ora d’ailleurs mais Avram n’allait jamais revenir à la vie d’avant. Et c’est peut-être cette randonnée toute dédiée à son fils Ofer qu’il n’avait jamais voulu voir qui allait lui apporter une certaine libération.
Il y a encore autre chose qui ressort de ces souvenirs : c’est le sentiment qu’ils auraient pu la perdre cette guerre. La résistance surprenante des Egyptiens, la traversée du canal, l’avancée de leurs chars dans le Sinaï, la propagande à la radio égyptienne qui leur faisait croire qu’ils étaient entrés à Tel-Aviv… Et c’est peut-être ce souvenir-là, la conscience ou disons plutôt l’impression que l’impossible pourrait devenir possible, qu’Israël pourrait quand même être occupée ou même rayée de la carte, qui fait régner une espèce de fragilité sur ce pays. Et qui bloque toute évolution.
Sans compter le souvenir des attentats, des bombes, des bus qui explosent, des morts qui jonchent les rues. Ce souvenir aussi plane sur le pays. Souvenir de mort et de sang qui crie vengeance. On le trouve dans les écrits, même dans la poésie de Claude Vigée. Et aussi dans le roman de Grossman. A un moment donné Ora raconte comment Ilan, à l’époque de la grande vague des attentats suicides, essaye de trouver l’itinéraire le moins risqué pour Ofer pour se rendre à son école. Et qu’après avoir étudié tous les itinéraires possibles se rend compte que sur tous avait explosé une bombe un jour à l’autre. Et qu’il ne peut que conseiller à Ofer : vas-y le plus rapidement possible, cours ! Et quand, plus tard, Ofer fait son service militaire elle est complètement paniquée quand elle l’entend déclarer que son rôle est de faire exploser les bombes éventuelles au barrage où il est de garde plutôt qu’en ville.
C’est là qu’a lieu ce qu’elle appelle « l’incident ». Un incident qui dresse ses trois hommes, Ilan, Ofer et son autre fils Adam, contre elle. Eux les virils, les réalistes : « qu’est-ce que tu crois, maman, c’est la guerre », contre elle, la gauchiste, l’humaine, qui ne veut pas qu’il tire même avec des balles en caoutchouc sur des gamins qui jettent des pierres, qui lui demande de ne jamais tirer sur un homme si ce n’est pour sauver sa propre vie. Et comment saurais-je, dit Ofer, s’il ne veut pas me tuer ? L’incident c’est l’affaire d’Hébron : un vieil homme presque nu et bâillonné a été oublié pendant deux jours et deux nuits dans une chambre frigorifique situé dans la cave d’un immeuble par la section dont faisait partie Ofer. Elle est outrée. Et n’arrête pas de lui demander : comment as-tu pu l’oublier ? A tel point qu’Ilan et Adam interviennent durement : tu oublies que tu es sa mère et tu dois être avec lui dans un moment pareil (il y a une enquête militaire en cours) et Adam ne lui adressera plus la parole. Mais ce que montre cet « incident » c’est que dans une guerre de ce genre, car c’en est une, tout le monde en convient, personne ne peut rester innocent.
Au moment de faire ses adieux à sa mère sur la place du rassemblement Ofer se penche soudain vers sa mère et lui dit quelque chose à l’oreille, quelque chose qui la terrifie, qui la pétrifie. Et ce n’est que 300 pages plus loin que l’on saura enfin ce qu’ont été les dernières paroles d’Ofer : « s’il m’arrive quelque chose je veux que vous quittiez ce pays ».
J’ai lu ce long roman deux fois du début jusqu’à la fin. Parce que je cherchais à comprendre de manière certaine quel était le message que l’auteur voulait nous transmettre. Etait-ce une défense de l’Etat d’Israël ? Ou voulait-il simplement nous faire toucher du doigt ce qu’était l’état de ce pays, son état d’âme, « la psyché des Israéliens » comme on dit dans la prière d’insérer. Que sait-on de David Grossman ? D’abord ce qu’il dit de lui-même dans sa postface : il a commencé à écrire ce roman en 2003 six mois avant que son fils aîné finisse son service militaire et 18 mois avant que son fils cadet, Uri, commence le sien. Uri connaissait la trame générale du récit et n’omettait pas de s’en enquérir à chaque retour en permission. Et puis, en 2006, dans une nouvelle opération au Sud-Liban, il est mort, carbonisé dans son char.
Mais on sait aussi que Grossman s’est beaucoup engagé contre le traitement injuste des Palestiniens, pour la solution à deux Etats et pour la paix. D’ailleurs quand on se rend sur le site web de La Paix maintenant on s’aperçoit que beaucoup de ses articles et discours y figurent. Dommage que des intellectuels comme lui n’arrivent pas à se faire entendre en Israël. Sur ce même site on peut lire le très émouvant discours qu’il a tenu sur la tombe de son fils. On comprend alors que les deux fils d’Ora ont beaucoup en commun avec les deux fils de David Grossman et que, comme Ora cherche à sauver son fils menacé par cette grande randonnée où elle ne cesse de parler de lui, Grossman a cherché à sauver le sien par l’écriture. Mais il a su avant que le roman soit achevé qu’il avait échoué…
Finalement, pour moi, la grandeur de ce roman réside avant tout dans ces deux personnages merveilleux, Ora, la sensible, l’aimante, la mère et l’amoureuse, et Avram, l’homme brisé mais qui devait être un être exceptionnel, brillant d’intelligence, d’imagination, de fantaisie et un homme de passion. Ilan, l’autre personnage du trio reste dans l’ombre. Intelligent lui aussi, ami totalement dévoué à Avram, mais trop rationnel, autoritaire, dur, au moins extérieurement. Un homme qui a sa place dans la société (ingénieur en brevets) mais qui semble souvent fuir ses responsabilités d’homme (il a fui lors de sa paternité, est parti au Pérou après avoir rompu avec Ora et y est encore quand Ofer part en mission). C’est pour faire la connaissance d’Ora et d’Avram qu’il faut lire ce roman.