Enderlin et les Juifs de France
(à propos du livre de Charles Enderlin : Les Juifs de France entre république et sionisme, Seuil, 2020)
Cela fait longtemps que j’apprécie ce Charles Enderlin. Son objectivité, son humanisme. Je l’ai suivi à la télévision : il a été le correspondant de la télé française en Israël (Antenne 2) de 1981 jusqu’en 2015. Et je me souviens parfaitement de la façon indigne dont il avait été attaqué alors qu’il avait commenté les images de son reporter photographe qui avait montré comment un père coincé entre les lignes des Palestiniens de l’Intifada et l’armée israélienne avait eu l’enfant qu’il tenait entre ses bras tué par un tir israélien. C’était au moment de la seconde Intifada, fin septembre 2000. Des ultras parlent de complot, de truquage, alors que l’Armée israélienne avait, dans un premier temps, reconnu sa responsabilité, le B’nai B’rith de France attaque Antenne 2, un média israélien francophone assure que le reportage est un faux, un certain Philippe Karsenty rapporte ces assertions en France, Antenne 2 porte plainte contre celui-ci, suit une série d’actions en justice qui ne se termine qu’en juin 2013 lorsque Karsenty est condamné définitivement pour diffamation. Pendant tout ce temps Charles Enderlin qui est menacé de mort, ne change jamais de discours et défend jusqu’au bout son photographe.
J’avais aussi lu plusieurs des livres qu’Enderlin avait consacrés au conflit israélo-palestinien et à l’échec des accords d’Oslo, et surtout ceux-ci : Les années perdues – Intifada et guerres au Proche-Orient – 2001-2006, Fayard, 2006, et Le grand aveuglement – Israël et l’irrésistible ascension de l’islam radical, Albin Michel, 2009. Tous ces livres démontraient le grand gâchis qu’avaient été les années qui ont suivi Oslo (1993). D’ailleurs un précédent ouvrage signé Enderlin était intitulé Le Rêve brisé. Histoire de l’échec du processus de paix au Proche-Orient, 1995-2002 (Fayard, 2002). Ce qui m’avait particulièrement frappé dans Le grand aveuglement, c’était la folle stratégie israélienne de favoriser les islamistes pour affaiblir Arafat ! Complètement dingue quand on pense à la suite.
Enderlin et Winock
Le dernier livre de Charles Enderlin m’a d’abord un peu déçu (comme mon frère Pierre d’ailleurs). Peut-être parce qu’il semblait un peu disparate. Et puis j’avais déjà lu la très remarquable étude de l’historien Winock : voir : Michel Winock : La France et les Juifs de 1789 à nos jours, Seuil, 2004. Que j’ai relue. Et trouvé finalement que les deux livres se complètent. Winock s’intéresse avant tout à l’attitude des Français envers leurs compatriotes juifs (et les étrangers juifs), la présence et l’évolution historique de l’antisémitisme, alors qu’Enderlin étudie les Juifs de France sur la même période historique, leur position, leur comportement, leur réaction devant le rejet, leur volonté d’intégration, leurs sentiments à l’égard d’Israël.
Winock commence avec la Révolution, rappelant que la France a été, de loin, le premier pays européen à émanciper les juifs. Il faut dire qu’à l’époque ils étaient encore, en théorie, interdits et leur nombre réduit : 40 000 environ, plus de la moitié en Alsace et en Lorraine, 5000 en Aquitaine (d’anciens Marranes espagnols et portugais, parfaitement intégrés), 2500 dans les Etats du Pape (Avignon et Comtat Venaissin). Il rappelle le combat remarquable livré en leur faveur par l’abbé Grégoire et par Mirabeau (et comme par hasard j’ai reçu, il y a peu, du libraire Bonnefoi de Paris l’édition originale du pamphlet du Comte intitulé : Sur Moses Mendelssohn, sur la Réforme politique des Juifs, et en particulier sur la révolution tentée en leur faveur en 1753 dans la grande Bretagne, par le Comte de Mirabeau, à Londres, 1787. Le livre débute par un pamphlet contre Lavater avant de reprendre celui de l’intellectuel prussien Dohm qui exprime les idées de son ami, le philosophe berlinois Mendelssohn, sur la réforme nécessaire pour éduquer et libérer les juifs. J’en ai parlé dans ma note intitulée Antisémitisme et identité juive au tome 1 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque. J’y signale d’ailleurs que l’essai de Dohm fait suite à une requête adressée à Mendelssohn par des juifs d’Alsace, lui demandant d’intervenir en leur faveur auprès de Roi de France). Winock rappelle les résistances alsaciennes à la réforme, exprimées en particulier par le député révolutionnaire de Colmar Reubbel, mais semble ignorer la très belle lettre que le député a adressé au Comité révolutionnaire de sa ville au lendemain du 4 août 1789, leur demandant de témoigner de « la compassion pour le malheureux peuple juif », lettre que j’ai découverte dans un numéro de la Revue d’Alsace de 1862 et signalée dans ma note intitulée : Eléments d’histoire alsacienne (suite) au tome 3 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque.
Les Juifs de France au XIXème siècle
Au XIXème siècle, surtout après 1830 et le remplacement de Charles X par Louis-Philippe, les juifs ont participé massivement à la grande révolution technologique et économique européenne. Et j’ai pu souvent constater moi-même que, loin des idées reçues, ils ont été plus souvent des industriels que des banquiers. Ici à Luxembourg j’habite un ancien site au bord de l’Alzette où deux frères d’une famille juive venue de Thionville, les Godchaux, avaient créé dès 1830 la première grande industrie luxembourgeoise, industrie textile, qui employait en 1890 près de 2000 salariés. Et quand un descendant des Godchaux est venu me demander de l’aider à établir une généalogie de sa famille j’ai découvert que d’autres membres de la famille ont créé d’autres industries en France : textile à Elbeuf et à Balan dans les Ardennes, réfractaires à Cambrai, etc. En Autriche, en Hongrie, en Allemagne les juifs ont été nombreux à créer des industries dès qu’ils ont eu la possibilité juridique de le faire. Plus tard, j’ai étudié la vie de celui qui a été un Juif d’Etat comme les appelle Enderlin, Juif d’Etat allemand, Walter Rathenau, qui a organisé l’approvisionnement des matières premières pour le Ministère de la Guerre allemande entre 1914 et 18, puis a essayé de renégocier les mesures financières du traité de paix lors des conférences internationales de Versailles, Spa et Londres, est devenu, début 1922, Ministre des Affaires étrangères et a négocié le traité de Rapallo avec les Russes, a été l’un des créateurs du parti démocrate, libéral, de centre gauche, avant d’être assassiné le 24 juin 1922 par un groupuscule d’extrême-droite. Je l’ai étudié parce que je l’ai rencontré en littérature : d’abord chez Musil qui l’a pris pour modèle du financier Arnsheim dans son Homme sans qualités et, ensuite, chez Canetti qui a assisté aux manifestations de masse organisées après son assassinat et dit y avoir vécu une expérience mystérieuse de foule qui a été à l’origine de ses études sur la « masse ». Et puis voilà que je découvre que son père, Emil Rathenau, a créé ce qui a constitué très certainement l’une des plus grandes réussites industrielles allemandes, la société AEG (d’abord appelée Edison-Deutschland en 1883, avant de devenir AEG en 1887). Il avait eu l’idée de prendre une licence chez Edison et, ainsi, avait déjà construit 248 centrales électriques dès 1900 et employait 32000 salariés en 1908 !
Enderlin comme Winock parlent des nombreux Juifs qui ont participé au développement économique de la France du XVIIIème siècle mais Enderlin s’intéresse surtout à ceux qui ont participé à la vie politique et à la République après la chute de Napoléon III. Dont le plus éminent est Crémieux. Né à Nîmes, il était issu d’une famille de « Juifs du Pape », avait fait des études brillantes de droit à Aix (sorti major) et était devenu avocat à Nîmes. Grand admirateur de l’abbé Grégoire, il est devenu un grand homme d’Etat, écrit Enderlin, républicain de gauche, défenseur des Juifs, des Noirs, du droit au divorce et « menant un combat permanent pour les valeurs de la République et la justice universelle ». Il devient Ministre de la Justice dans le gouvernement provisoire qui proclame la IIème République après l’abdication de Louis-Philippe et fait voter par l’Assemblée l’abolition de la peine de mort pour motifs politiques. Après la capitulation de Sedan, le 2 septembre 1870, il sera du nombre des 14 députés qui entourent Gambetta lorsque celui-ci proclamera la République, la IIIème. Il est de nouveau nommé Ministre de la Justice et est envoyé à Tours comme délégué du Gouvernement provisoire pour y organiser la résistance. Gambetta, Ministre de l’Intérieur, l’y rejoint en Montgolfière !
Mais comme Crémieux est surtout connu aujourd’hui pour son fameux décret donnant la nationalité française aux Juifs d’Algérie, il faut en dire un mot. La colonisation de l’Algérie a commencé, comme on sait, en 1830. Il faut aussi savoir que c’est Napoléon III qui avait décrété un « sénatus-consulte » en 1865 déclarant que tous les indigènes, israélites et musulmans, sont sujets français et peuvent acquérir les droits des citoyens français sur leur demande à 21 ans accomplis, par décret impérial. Mais pour cela il fallait renoncer à leurs statuts personnels. Ce que ni les uns ni les autres ne veulent faire. Les 25000 Juifs algériens sont culturellement « arriérés » aux yeux des Juifs français et pratiquent même la bigamie ! Impensable. On comprend que le judaïsme français cherche à les « régénérer et franciser ». Or le Juif d’Etat Crémieux, comme l’appelle Enderlin, est aussi quelqu’un qui s’intéresse au judaïsme, puisqu’il a fondé l’Alliance israélite universelle et qu’il est Président du Consistoire central israélite français. Alors, lorsqu’il se trouve à Tours, profitant des troubles qui agitent l’Algérie il prend deux décrets le 24 octobre 1870, l’un déclarant les Israélites indigènes de l’Algérie citoyens français, au statut réglé par la Loi française, l’autre réaffirmant que les indigènes musulmans et les étrangers résidents peuvent réclamer la citoyenneté française à l’âge de 21 ans. Ces décrets sont également signés par Gambetta et par deux autres hommes politiques présents à Tours et sont approuvés par Jules Favre, Vice-Président du Gouvernement provisoire, à Paris.
Le décret relatif aux Juifs algériens va jouer un rôle important dans l’histoire ultérieure des Juifs de France et de l’antisémitisme français. On y reviendra. Enderlin note avec un certain humour que Zemmour, si proche du Front National et grand chantre de l’identité nationale, doit à l’homme de gauche Crémieux de ne pas être resté un « indigène algérien » (la famille de Zemmour a quitté le Constantinois en 1952).
Crémieux n’est pas le seul « Juif d’Etat » de la IIIème République. Enderlin cite à plusieurs reprises l’ouvrage de Pierre Birnbaum, Les Fous de la République (Fayard, 1992), qui parle de « 171 Juifs d’Etat, parlementaires, conseillers d’Etat, généraux, magistrats et préfets, tous attachés aux principes républicains », qui sont « au sommet du pouvoir politico-administratif de l’époque ». Enderlin cite le député Alfred Naquet dont on entendra encore parler au moment de l’affaire Dreyfus, et qui lutte pour le rétablissement du droit au divorce, établi par la Révolution en 1792 et aboli sous la pression catholique en 1816. Il l’obtiendra en 1884. Un chiffre étonnant : le nombre d’officiers juifs. Une vingtaine de généraux, d’après Birnbaum, et des centaines de capitaines et colonels. Cela surprend quand on connaît l’antisémitisme de l’Armée et qui va se révéler lors de l’Affaire. Même si c’est un officier, le lieutenant-colonel Picquart, que Polanski a pris pour héros de son film, qui a révélé le fameux faux d’écriture qui va, in fine, conduire à la reconnaissance de l’innocence du capitaine Dreyfus. Etonnant aussi parce que cela donne une image des Juifs à laquelle on n’était pas préparé. Peut-être est-ce l’Ecole Polytechnique française qui en est la cause (Dreyfus, comme d’autres officiers juifs, est passé par cette filière). Mais pas seulement : déjà en étudiant la généalogie des Godchaux dont j’ai parlé je suis tombé plusieurs fois sur des officiers. Un certain Bernard Abraham, polytechnicien lui aussi, et qui est devenu général et membre de l’Etat-Major impérial sous Napoléon III. Et les trois fils d’Emélie Godchaux et de Moyse Fix : Ferdinand s’engage d’abord dans le corps de génie de Garibaldi, avant de rejoindre les Etats-Unis où il se bat avec les Nordistes avec le rang de Lieutenant-Colonel et termine sa carrière comme chef de département au Ministère de la Défense à Washington et Constant et Augustin Fix qui seront tous les deux généraux dans l’armée belge.
Première vague d’antisémitisme et Affaire Dreyfus
C’est aussi au début de la IIIème République, et en particulier à partir des années 1880, que se développe la première vague antisémite depuis l’émancipation des Juifs de France. Elle a continué encore pendant toute l’affaire Dreyfus. J’en ai parlé dans ma note déjà citée, Antisémitisme et identité juive, au Tome 1 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, de l’horrible Drumont et sa Libre Parole, de la présence de Herzl à l’époque comme correspondant de la presse autrichienne et du procès lui-même. Les faits sont connus. Winock, dans son étude sur la France et les Juifs, déjà citée, tire quelques conclusions positives de l’affaire Dreyfus : on prend toujours l’exemple Dreyfus pour condamner la France pour son antisémitisme supposé, mais on oublie que des démocrates acharnés n’ont jamais cessé de se battre pour que la vérité émerge et que l’innocence soit reconnue et qu’ils ont gagné la partie. Il a raison, même s’il a fallu beaucoup d’années pour y arriver. Je vais donc rappeler rapidement les principales étapes de l’affaire et quelques dates.
18 novembre 1894 : un Conseil de guerre condamne Dreyfus sur la base d’un dossier secret. Dégradation le 5 janvier 1895. Arrivée à l’île du Diable en Guyane en avril 1895. Mai 1895 : débat à la Chambre où un parlementaire demande, pour la première fois en cette Assemblée, de « surveiller l’accès des Juifs aux hautes fonctions publiques ». Naquet lui répond et l’Assemblée rejette les arguments des antisémites (et Herzl le reconnaît, dit Enderlin). Zola intervient pour la première fois dans le Figaro en mai 1896 dans un long plaidoyer pour la tolérance, la fraternité et la justice et contre le fanatisme et l’antisémitisme. Pendant tout ce temps-là tout le monde est persuadé de la culpabilité de Dreyfus. Ses seuls défenseurs, pour l’heure, sont sa femme, Lucie, et son frère, Mathieu. C’est d’abord le Gouverneur de la prison militaire du Cherche-Midi, Forzinetti, impressionné par Dreyfus, qui leur remet copie de l’acte d’accusation. Patin, le Directeur de la prison de la Santé, est également persuadé de l’innocence de Dreyfus. La famille engage le journaliste et écrivain Bernard Lazare, libertaire et anarchiste, dans une campagne de défense. En septembre 1896 un quotidien révèle l’existence d’un dossier secret, Lazare publie une brochure clamant l’innocence de Dreyfus à Bruxelles, puis un autre quotidien publie une copie du fameux bordereau manuscrit qui accuse Dreyfus : la famille Dreyfus fait faire des examens graphologiques qui démontrent que « ce n’est pas l’écriture du condamné ». Le fameux lieutenant-colonel Picquart, héros du film de Polanski, chef des Renseignements militaires depuis juillet 1895, fait la même découverte : c’est celle de Esterhazy ! Sa découverte est transmise au Vice-Président du Sénat, Scheurer-Kästner. Esterhazy passe en Conseil de guerre en janvier 1898 et est acquitté. Picquart est arrêté, exclu de l’Armée et reste en prison pendant un an. Et Scheurer-Kästner perd son poste de Vice-Président du Sénat. Mais Dreyfus a de plus en plus d’avocats. Zola se démène dans le Figaro mais le Figaro en perd des lecteurs. C’est alors Clémenceau qui décide de donner la parole à Zola dans son journal L’Aurore. Le long article de Zola, préparé sur la base des travaux de Bernard Lazare, paraît deux jours après l’acquittement de Esterhazy, le 13 janvier 1898. C’est Clémenceau qui a imposé le titre, J’accuse !, dit Enderlin. L’article déclenche la rage des nationalistes et des antisémites. Un Manifeste, dit des intellectuels, demandant la révision du procès, obtient 5000 signatures dont Proust, Anatole France, Courteline, Jules Renard, Charles Péguy, Gide, Octave Mirbeau, Robert de Flers, Emile Durkheim, Claude Monet, Jean-Jaurès, etc. Maurice Barrès répond aux « Intellectuels » dès le 1er février et accuse Zola d’avoir des origines « vénitiennes » !
Je serai plus court pour la suite. Zola passe en Cour d’Assises pour son article qui attaquait l’Armée. C’est là qu’apparaît le fameux faux du Colonel Henry démontrant la culpabilité de Dreyfus. Zola est condamné le 23 février 1898 à un an de prison, jugement cassé, puis nouvelle accusation, nouveau procès à la Cour d’Assises de Versailles en mai. Zola fuit et va rester 11 mois à Londres ! En juillet 1898 le Ministre de la guerre Cavaignac révèle publiquement les pièces qui accusent Dreyfus, dont le faux Henry. Mais un courageux capitaine de son cabinet démontre la fausseté du document. Le 30 août le colonel Henry avoue, puis se suicide, Esterhazy fuit en Belgique, puis à Londres, Cavaignac démissionne, et le chef d’Etat-Major Boisdeffre également. Alors c’est Poincaré qui s’en mêle en novembre 1898, demandant justice. Finalement la Cour de Cassation casse le jugement condamnant Dreyfus le 3 juin 1899 et Dreyfus revient de l’île du Diable en juillet 1899, mais est condamné une nouvelle fois. Alors que l’Armée est défendue par d’autres intellectuels parmi lesquels François Coppée, Mistral, Vincent d’Indy, Jules Verne, Paul Bourget, Léon Daudet, Pierre Louÿs et, bien sûr, Charles Maurras. Le Président du Conseil, Waldeck-Rousseau demande la grâce présidentielle pour en finir et celle-ci est accordée le 19 septembre 1899. Clémenceau et Jean-Jaurès sont furieux. Bernard Lazare aussi : il ne comprend pas que Dreyfus l’accepte. Picquart non plus. Surtout qu’après la grâce vient l’amnistie générale votée par le Sénat fin 1900. Tous les personnages du drame, accusateurs compris, font partie de cette amnistie que Zola appelle scélérate.
C’est Jean Jaurès qui relance l’affaire à la Chambre en avril 1903. Zola était décédé d’une intoxication au monoxyde de carbone l’année précédente. Mais ce n’est que le 12 juillet 1906 que la dernière condamnation de Dreyfus est annulée. Le lendemain Dreyfus et Picquart sont réintégrés dans l’Armée et Clémenceau va même jusqu’à nommer Picquart Ministre de la Guerre !
Winock trouve que la victoire finale dans cette affaire du combat pour la justice et la vérité « a donné à la République ses lettres de noblesse morale ». Et il est vrai qu’il y a toute une élite républicaine qui s’est battue jusqu’au bout, l’écrivain Zola, les grands hommes politiques du moment, Clémenceau et Jean-Jaurès, des militaires aussi comme Picquart, des procureurs, des juges, des catholiques, des juifs. Des mythes ont été créés, le J’accuse de Zola, les articles de Clémenceau et de Jaurès, le discours d’Anatole France sur le tombeau de Zola, les écrits lumineux de Péguy (Le Triomphe de la République). « Cette affaire fera l’éternel honneur de la France », écrira même Péguy. Et ailleurs en Europe on nous louera pour cette fin. Mais d’un autre côté on peut aussi penser qu’il a fallu bien longtemps pour à en arriver là. D’une condamnation fin 1894 à une réhabilitation en 1906 ! C’est bien trop long.
De 1900 à 1939
« En ce début de siècle », écrit Enderlin, « avec la disparition de ses principaux promoteurs, l’antisémitisme quitte la scène politique ». Quant au sionisme il ne trouve que peu d’adeptes en France. Le Baron Edmond de Rothschild et l’Alliance israélienne universelle sont opposés au projet de Herzl. C’est que, comme l’écrit l’historien israélien Michel Abitbol cité par Enderlin (Les deux Terres promises, Olivier Orban, 1989), les Israélites français estiment qu’avec l’émancipation le judaïsme est passé de l’état de « nation » à celui de « religion ». Revenir à la nation serait une régression. Et puis les Juifs de France participent à la vie de la République. A la Loi de séparation des Eglises et de l’Etat, pour commencer, finalisée en 1905 par Aristide Briand dont le chef de cabinet est l’israélite Grunebaum-Ballin, auditeur au Conseil d’Etat.
Et ils s’engagent à fond dans le combat contre l’Allemagne lors de la grande Guerre, d’autant plus que beaucoup d’entre eux ont des racines alsaciennes et qu’ils sont particulièrement attachés au retour de l’Alsace et de la Moselle à la France.
Quand le Tigre devient Président du Conseil et prend en mains la conduite de la guerre il s’appuie sur un chef de cabinet qui va se charger de la politique intérieure : Georges Mandel dont le vrai nom est Rothschild (mais n’a rien à voir avec la famille des banquiers). Il sera l’un des « Juifs d’Etat » de la période (et assassiné par la milice en 1944). Après la guerre il est élu député de la Gironde. Comme Léon Blum, ancien du Conseil d’Etat, va être un élu communiste de la Seine (avant de s’opposer à la dictature du prolétariat et devenir l’un des dirigeants de la SFIO). Le mouvement sioniste monte en puissance mais n’est toujours pas populaire en France. L’un des opposants les plus marquants est Sylvain Lévi, juif alsacien et Professeur de sanscrit au Collège de France. Lors de la Conférence de la Paix à Versailles en 1919 il s’adresse aux sionistes, rapporte Enderlin, en déclarant : « Je ne suis pas sioniste, je suis juif d’origine et de sentiment français avant tout… Il y a en Palestine 600000 à 700000 Arabes avec qui une population occidentale aura du mal à cohabiter… Les gens sortant des ghettos risqueront de commettre de graves erreurs dans le domaine politique : on ne peut improviser une nation avec des éléments aussi disparates… Ce serait une erreur de créer une double nationalité pour les Juifs : celle des pays où ils résident et celle de Palestine… ». Mais c’est aussi à la même époque qu’un grand rabbin de Jérusalem, Kook, est à l’origine d’une approche messianique, un commandement divin, pour recréer le Grand Israël. Une idéologie, dit Enderlin, qui, presque 100 ans plus tard, influencera toute la droite israélienne et incitera les membres influents du Gouvernement Netanyahu et Netanyahu lui-même, à « faire obstacle à tout projet de création d’un Etat palestinien ».
La seule voix antisémite qui reste active dans les années 20 est celle de Charles Maurras et son Action française. Et qui sera virulente dans son opposition au Ministre de l’Intérieur, Abraham Schrameck, « Juif d’Etat », ancien préfet, Gouverneur de Madagascar et sénateur, qu’il traite de représentant de race juive dégénérée. Ce même Charles Maurras sera élu à l’Académie française le 4 mai 1939. Au cours de ces années arrivent des Juifs persécutés d’Europe de l’Est. Et on constate déjà une différence dans la façon dont ils conçoivent leur judéité par rapport aux Juifs de France : eux, dans leurs pays, ils formaient une nation. En France ils n’entrent pas dans le Consistoire, ils continuent à parler yiddish, polonais ou russe. Une autre différence de conception va voir le jour après la deuxième guerre mondiale, essentiellement après l’Indépendance de l’Algérie, celle entre Juifs de France d’ancienne tradition et Juifs d’Afrique du Nord, essentiellement d’Algérie et de Tunisie. Et ce sont ces derniers, passionnément sionistes, qui vont prendre le dessus sur les autres, nous dit Enderlin. On y reviendra.
En 1927 Poincaré va faciliter l’acquisition de la nationalité française. Elle profitera surtout aux Italiens, un peu aux Espagnols et aux Polonais, et peut-être à certains Juifs immigrés. De toute façon Pétain va toutes les annuler.
La crise de 1929 va avoir des répercussions moindres en France qu’en Allemagne, plus industrialisée et touchée par les faillites bancaires. Moindres et plus tardives. 1931, 32. C’est alors que l’antisémitisme renaît. Classique. On cherche des responsables. Et ce sont toujours les Juifs. Michel Winock, comme la plupart des autres historiens français, défend le Colonel La Rocque, chef des Croix de Feu (mouvement d’extrême-droite de loin le plus important à l’époque). « Si l’antisémitisme devait déferler sur le pays on me trouverait pour lui barrer le chemin », aurait-il dit. Comme la plupart des historiens français ont prétendu qu’il n’y avait pas eu de fascistes en France. Ce qui est évidemment faux. J’en parle dans ma grande étude sur ce que j’ai appelé Les Trente Honteuses, au chapitre 4 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque. Et je cite les historiens américains : Robert O. Paxton: Le fascisme en action, édit. Seuil, Paris, 2004 (dont le titre original : Anatomy of fascism, est plus juste, me semble-t-il). Et puis surtout l’historien américain Robert Soucy qui a jeté un véritable pavé dans la mare avec son French Fascism - Second wave, 1933-39 publié en 1995. Le titre de la traduction française apparaît avec un point d’interrogation après fascisme : voir Robert Soucy : Fascismes français ? 1933-1939. Mouvements antidémocratiques, édit. Autrement, Paris, 2004. Antoine Prost, professeur émérite d’histoire à la Sorbonne, dit encore, dans sa préface à l’ouvrage de Soucy, son désaccord avec la thèse américaine. Les Croix-de-Feu (mouvement devenu Parti Social Français après l’interdiction des milices armées par le Font Populaire) étaient antiparlementaires et antilibéraux, admettaient le recours à la force dans certaines circonstances (voir les événements du 6 février 1934) mais, dit Prost, ils n’étaient pas fascistes. Paroles tout cela, dit Soucy qui persiste et signe dans la conclusion spécialement rédigée pour la version française de son livre. Cela n’a pas empêché La Rocque de demander à la population française d’obéir à Pétain après la défaite de 1940, dit-il. Et Soucy se refuse à faire la différence entre les Croix-de-Feu et le faisceau de Georges Valois et le Parti Populaire Français de Jacques Doriot. Et Enderlin cite un article manifestement antisémite paru dans le Petit Journal le 5 octobre 1940 où le colonel de La Rocque « tombe le masque », dit-il.
L’affaire Stavisky (escroc juif d’origine russe) qui éclate au début de 1934 est du pain bénit pour les antisémites. Lors de la fameuse et sanglante journée antiparlementaire du 4 février 1934 (16 tués et 655 blessés chez les manifestants, un tué et 1664 blessés côté forces de l’ordre) on entend aussi des cris : « Mort aux juifs ». Deux ans plus tard, le 13 février 1936, Léon Blum est arraché de sa voiture près de l’Assemblée et passé à tabac par des manifestants de l’Action française de Maurras. Quand ce même Léon Blum présente son futur Gouvernement du Front commun le 6 juin 1936 Xavier Vallat (celui qui s’occupera des « Affaires juives » sous Pétain) l’interpelle avec les termes suivants : « Pour la première fois ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un Juif ! ». La veille L’Action française avait titré : « La France sous le Juif ». Pour la droite nationaliste antisémite, écrit Enderlin, « le Juif est le métèque par excellence. Il est, et restera, l’étranger ».
Dans les analyses que fait Enderlin de tous les évènements de cette période il y a deux ensembles de considérations qui m’intéressent. D’abord la grande diversité de la population française israélite. Une diversité qui s’explique d’abord par les différentes vagues d’immigration. J’avais déjà parlé de la conception polonaise (et russe) de nation. J’en ai parlé dans les Trente honteuses dans mon Voyage mais aussi à propos de Reich-Ranicki et de son expérience polonaise (antisémitisme généralisé mais aussi sauvé par un homme simple) et, enfin, en analysant les conceptions politiques des Bundistes (voir le Bund et le yiddish sur mon site Bloc-notes 2008) : en Pologne tout le monde considérait qu’il y avait deux nations : la polonaise et la juive. Donc pour les Juifs issus de ces pays l’intégration dans une nation française n’allait pas de soi. Ensuite, sur le plan politique, les différentes immigrations juives de Russie n’avaient pas la même opinion concernant la Révolution russe. Certains étaient violemment anti-marxistes alors que d’autres l’étaient restés, marxistes. Et puis, de toute façon, il n’y avait pas de raison que les Français juifs ne soient pas divisés comme les autres Français entre sympathisants de gauche et ceux de droite. Mais ce qui étonne quand même c’est la proximité de certains Juifs avec l’extrême-droite. Il y a d’abord tous ces Juifs qui participent aux Croix-de-Feu, même un rabbin, Jacob Kaplan. Plus étonnant encore : c’est un Juif (converti, mais quand même), né à Odessa, qui crée le mouvement Ordre Nouveau (Aleksander Markovitch Lipiansky, nom de plume Marc Alexandre), dont la revue, dirigée par le Juif Robert Aron, salue l’arrivée au pouvoir de Hitler et lui envoie une lettre ouverte qui « approuve la révolte du national-socialisme contre les mythes du libéralisme décadent ». Ce qui fait penser, bien sûr, à un Juif d’aujourd’hui, lui aussi proche de l’extrême-droite française, Eric Zemmour, qui n’arrête pas de nous gonfler avec l’identité française !
Il y a un autre élément qui m’a frappé c’est l’extrême virulence de l’antisémitisme en Algérie durant cette période. Déjà en 1897 et 98 il y eut des émeutes anti-juives à Constantine, à Oran et à Alger. En mai 1898 Drumont est élu député d’Algérie. Cela recommence dans les années 30. Il faut dire que la proportion de la population juive a beaucoup augmenté dans les grandes villes. Le maire d’Oran est violemment anti-juif, Le Petit Oranais, en 1931, publie une manchette qui cite Luther disant qu’il fallait « mettre le feu de l’enfer aux synagogues et aux écoles juives, détruire les maisons juives et chasser les Juifs en pleine campagne comme des chiens enragés ». En 1934 une émeute antijuive se termine avec 24 Juifs tués. Et, une fois le décret Crémieux aboli sous Pétain, il a fallu bien du temps pour le rétablir en Algérie alors que le pays avait été libéré par les Américains. On y reviendra. Mais je me demande si le souvenir de cette histoire ne joue pas un rôle dans l’attitude actuelle très sioniste de la population juive française originaire d’Afrique du Nord qui dirige aujourd’hui des institutions comme le CRIF. On y reviendra également.
L’époque Pétain
J’ai déjà amplement traité de la façon dont les Juifs français et étrangers ont été traités sous le régime Pétain dans différents textes de mon Voyage, et en particulier dans Antisémitisme et identité juive au Tome 1. J’y rappelais l’histoire des Juifs et de leurs persécutions dans les différents pays européens. Et en étudiant cette histoire en Espagne j’étais tombé sur le livre d’un historien qui analysait celle des Morisques (pendants musulmans des Marranes) et parlait de « racisme d’Etat », voir : Rodrigo de Zayas : Les Morisques et le Racisme d’Etat, édit. La Différence, Paris, 1992. Et il y faisait le rapprochement avec celui de Vichy. Et donnait des faits précis que je rappelle ici : Pétain est investi le 10 juillet 1940. Le 17 juillet une loi limite l’accès de l’administration aux Français nés de père français. Le 22 juillet une commission est créée pour réviser les naturalisations faites en masse en 1927 (celles de Poincaré). Il s’agissait essentiellement de réfugiés d’Europe de l’Est. 15000 citoyens sont concernés. Le 16 août est créé l’Ordre des Médecins (qui existe toujours) dans le but de limiter l’accès à la profession à des Français nés de père français. Le 27 août on abroge la loi sur la presse de 39 qui interdisait les attaques racistes et religieuses. Le 30 septembre c’est au tour du Barreau de limiter l’accès à la profession des Français nés etc. Le 3 octobre on crée le statut des juifs français: ils sont exclus des postes de direction, des professions liées à la communication, des postes d’officiers et de sous-officiers dans l’Armée. Le 7 octobre le fameux décret Crémieux de 1870, donnant la nationalité française aux juifs d’Algérie, est aboli. Le 29 mars de l’année suivante enfin est créé un commissariat général aux questions juives, dont le but essentiel est de régler le problème des spoliations juives, ce que l’on appelle l’aryanisation des biens économiques. L’homme qui va le diriger, Vallat, est anti-allemand (mais c’est le fameux Xavier Vallat qui avait insulté publiquement Léon Blum à l’Assemblée nationale). Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des idées bien arrêtées en ce qui concerne les juifs. Quiconque a plus que deux grands-parents juifs est juif. Il est partisan d’une déportation massive. On notera la rapidité des décisions et de leur mise en oeuvre. Il n’est pas question de collaboration ici. Ce qui est légiféré ici correspond aux convictions profondes de Pétain et des gens au pouvoir. C’est clairement un racisme d’état installé par la France. L’Espagnol de Zayas est bien gentil avec nous autres Français. Il dit que Pétain n’est pas issu d’une élection démocratique. Il ne représente donc pas la France. Il me semblait pourtant que ce sont des organes régulièrement élus qui lui ont donné ce pouvoir. Plus tard, après 1942, les choses sont différentes. On est obligé de rentrer dans une collaboration pure et dure.
C’est ce que j’avais écrit dans ma note qui date de 2001. J’aurais dû ajouter que s’il est vrai que les Allemands étaient aux commandes à partir d’un certain moment, ils n’auraient jamais pu déporter autant de Juifs sans l’aide apportée gracieusement par notre police et la milice créée par Pétain !
Avant d’aller plus loin je vais encore citer un autre fait rapporté par l’historien espagnol et qu’Enderlin semble ignorer. Voici ce que j’écrivais : Remarquable aussi la position de l’Eglise : au début des années 41 Pétain voulait savoir ce que le Vatican pensait de ses lois antisémites et chargeait son ambassadeur Bérard de se renseigner. Réponse : le Vatican n’a pas d’objections si ce n’est en ce qui concerne les juifs baptisés. Le sacrement du baptême, quand même. Mais on ne va pas créer de difficultés. Une fois de plus l’Eglise a raté le coche !
Avec Pétain c’est tout l’antisémitisme français qui a pris le pouvoir. Je n’ai aucun doute sur le fait que Pétain lui-même était profondément antisémite, comme l’étaient beaucoup d’officiers supérieurs de l’Armée française depuis Affaire Dreyfus. C’est lui qui a initié la politique anti-juive, c’est lui encore qui l’a renforcée : Enderlin signale un document retrouvé par Serge Klarsfeld, le projet de statut juif de septembre 1940, où Pétain raye d’un trait de plume une clause qui aurait exclu du statut les « descendants de Juifs nés français ou naturalisés avant 1860 ». C’est lui qui promulgue une loi le 1er octobre 1940 qui permet l’internement dans des camps des Juifs étrangers, les mettant ainsi plus aisément à la disposition des Nazis. C’est lui qui enjoint au Général Weygand, nommé délégué général du Gouvernement en Algérie le 5 octobre 1940, d’y « régler la question juive ». Et c’est encore lui qui a approuvé la création de la Milice de sinistre mémoire même si elle a échappé à son contrôle à la fin (voir : Gérard Chauvy : Histoire sombre de la Milice, Ixelles éditions, 2012). Et puis tous les membres de son cabinet étaient antisémites et ont approuvé sa politique anti-juive.
Je ne reviens pas ici sur la suite des événements encore bien plus sinistres de la déportation d’abord des Juifs étrangers puis de celle des français. Les faits sont aujourd’hui parfaitement connus. Ce qui s’est passé entre 1940 et la Libération est quelque chose de tellement énorme qu’on se demande si un Juif, et surtout un Juif français, peut encore croire à la République et à la société française après avoir vécu ce traumatisme. Car c’était bien la République qui les a terrorisés. Il a fallu attendre Chirac pour en témoigner publiquement. Et comment l’opinion publique a-t-elle réagi pendant tout ce temps ? Au début pratiquement personne. Les places libérées de force par les Juifs dans les professions libérales et dans l’enseignement ont vite été reprises par leurs collègues. Même Sartre en a profité indirectement, raconte Winock, en acceptant la chaire de philosophie de la classe de khâgne du Lycée Condorcet, occupée précédemment par un professeur juif révoqué (Henri Dreyfus-Le Foyer). Ce n’est que lorsque les forces d’occupation ont imposé le port de l’étoile jaune le 7 juin 1942 que beaucoup de gens réagissent. Quand même. Et une fois les déportations lancées ce sont les institutions religieuses qui bougent enfin. Surtout des individualités, l’archevêque de Toulouse, Saliège, le pasteur Boegner et des réseaux, chrétiens ou non, qui sauvent les enfants.
Pour les Juifs anciens combattants de la première guerre mondiale, pour ceux qui étaient particulièrement attachés à la République, pour ceux qui étaient parfaitement « intégrés » comme on dit, pour ceux qui n’étaient même plus de religion israélite, pour ceux qui étaient devenus chrétiens (ainsi l’ancien ministre Jean Zay avait une mère protestante et était élevé dans la religion protestante, ce qui ne l’a pas empêché d’être assassiné par la Milice comme Georges Mandel), pour tous ceux-là le choc était peut-être encore plus grand. Comme l’a dit Stefan Zweig : « Le plus terrible dans cette tragédie juive du XXème siècle c’est que ceux qui l’endurent ne pouvaient plus découvrir aucun sens à tout cela, ni aucune faute. Au Moyen-Age ils avaient leur foi. Ils pouvaient se sentir fautifs parce qu’ils s’étaient séparés des autres à cause de cette foi et de leurs usages. Mais il y a longtemps que les juifs d’aujourd’hui ne constituaient plus de communauté et n’avaient plus de foi commune. Et voilà qu’on leur imposait de nouveau la communauté. Celle de l’expulsion. Et tous se posent la même question : pourquoi ? Et aucun ne trouvait de réponse ». Et Sartre, dans son fameux essai de 1946 : Réflexions sur la Question juive, dit que « chaque juif porte une étoile jaune invisible ». Il ajoutait : « la communauté juive n’est ni nationale, ni religieuse, ni ethnique. Elle est d’une nature quasi historique ». Une définition qui m’avait convaincu à l’époque quand je l’avais lue. Mais l’essai en question a été aussi critiqué. Moi-même j’ai trouvé ridicule sa conclusion : « La révolution socialiste est nécessaire et suffisante pour supprimer l’antisémitisme… L’antisémitisme est une représentation mythique et bourgeoise de la lutte des classes. C’est pourquoi il ne saurait exister dans une société sans classes ». Passons. Winock fait une analyse détaillée des critiques mais aussi des jugements positifs de l’essai de Sartre. Peut-être le philosophe a-t-il trop centré son étude sur les Juifs français dits intégrés et les antisémites français de la lignée allant de Drumont à Céline. Et oublié les autres Juifs, « religieux ou non, en tout cas fiers de leur identité et de leur double appartenance », dit Winock. Et n’a guère parlé de l’extermination (mais il faut dire qu’il avait commencé son essai en 1944). Mais d’un autre côté il a brisé un tabou avec cet essai, dit encore Winock, et « démonté de façon magistrale les préjugés, les stéréotypes et les fonctions de l’antisémitisme ». Son complet irrationalisme.
Il faut encore dire un mot sur ce qui s’est passé en Algérie entre le débarquement américain (le 8 novembre 1942) et la fin de la guerre car les antisémites ont continué à y gouverner jusqu’au bout. Ce que les Juifs algériens n’ont peut-être pas oublié. Voici les principaux faits : un réseau de résistance composé en majorité de Juifs occupe des points stratégiques dans Alger pour préparer le débarquement et font prisonniers les Pétainistes antisémites Darlan et Juin. Qui se libèrent, organisent la résistance aux forces américaines (qui sera sanglante) et emprisonnent à leur tour les rebelles. Finalement les Américains laissent Darlan en place, nommé haut-commissaire de France. Giraud devient le Commandant de l’armée d’Afrique. Aucun prisonnier politique n’est libéré. Les militaires juifs algériens sont détenus dans des camps de travail dans le Sud, près de 15000 civils juifs restent emprisonnés en Algérie et au Maroc. Les fonctionnaires de Vichy n’ont pas aimé la manière enthousiaste avec laquelle les Juifs ont accueilli les Américains. Giraud non plus : il interdit d’admettre les Juifs dans les unités combattantes régulières. Au Maroc le Gouverneur Noguès, Vichyste et antisémite, reste en place, devient l’ami de Patton et est reçu par le Président Roosevelt à Casa en janvier 1943. Quand Darlan est assassiné, Giraud fait venir à Alger un autre antisémite violent, Marcel Peyrouton, l’un des auteurs du Statut des Juifs d’octobre 1940, et le nomme Gouverneur de l’Algérie. Finalement ce sont les médias américains et britanniques qui demandent à ce que les législations anti-juives soient annulées en Afrique du Nord, ce que Giraud se décide à faire le 18 mars 1943. Sauf l’annulation de l’abolition du décret Crémieux (cela pourrait créer des problèmes avec les Arabes !). Puis de Gaulle arrive à Alger le 30 mai, Peyrouton lui présente sa démission, un Comité conjoint Giraud-de Gaulle est créé le 3 juin. Progressivement les gaullistes obtiennent la majorité dans le Comité. Et le décret Crémieux est enfin rétabli le 22 octobre 1943.
De l’après-guerre à nos jours.
Enderlin rappelle les chiffres : 75721 Juifs ont été déportés de France. Seuls 3% en sont revenus vivants. 24500 étaient de nationalité française. « La théorie d’Eric Zemmour selon laquelle le Maréchal aurait sauvé des Juifs français en sacrifiant des Juifs étrangers est donc fausse », dit-il. Ailleurs il est bien plus sévère envers Zemmour, parlant d’inhumanisme.
L’antisémitisme n’est pas entièrement mort mais est bien obligé de se faire plus discret. Personnellement j’ai noté que les gens se retiennent à critiquer les Juifs. Ou à raconter des blagues sur les Juifs. Dans sa boîte de l’Impasse Marie-Blanche à Pigalle René Cousinier, dit René la Branlette, raconte bien encore quelques histoires juives sur leur sens du commerce (mais on raconte bien des histoires écossaises sur le sens de l’économie des Ecossais), sur le fait qu’en Israël « il n’y a même pas de goy pour faire une affaire », mais surtout des histoires talmudiques hautement intellectuelles. Et cette prudence augmentait au fur et à mesure que l’on prenait la mesure de l’énormité de l’extermination. Mais par ailleurs Xavier Vallat n’est condamné qu’à 10 ans de détention, est libéré sous conditions dès la fin 1949 et écrit des éditoriaux à partir de 1953 dans Aspects de la France, le nouvel organe de l’Action française ! Darquier de Pellepoix est bien condamné à mort mais c’est par contumace : il avait fui en Espagne et s’était mis sous la protection de Franco. En 1978 il accordera une interview à un journaliste de l’Express où il jette les bases du négationnisme (à Auschwitz on n’a gazé que les poux). Quant à René Bousquet on connaît la façon honteuse dont il a échappé à la justice ! Et les antisémites Lucien Rebatet et Maurice Bardèche écrivent dans Rivarol.
Enderlin parle aussi, je ne sais pas pourquoi, de l’affaire Oradour et semble regretter l’amnistie, qu’il dit « scandaleuse », accordée aux Alsaciens du Régiment SS. Et cite André Néher qui dit combien il a été difficile à la communauté juive alsacienne de s’associer à la requête adressée par toute l’Alsace au Gouvernement pour demander l’amnistie en question. Visiblement, Enderlin est mal renseigné sur cette douloureuse question de l’incorporation forcée des jeunes Alsaciens dans l’armée ennemie et même dans les corps haïs des SS.
Les Juifs de France, après la tragédie vécue sous Vichy, n’ont qu’une envie, dit Enderlin, c’est de « retrouver leur qualité de Français comme les autres ». Je trouve cela assez admirable. C’est, au fond, placer l’idée qu’ils se font de la France, de l’esprit des Lumières et de la Révolution, au-dessus des médiocres, des haineux et des aigris. C’est ce qui explique aussi qu’ils regardent le sionisme qui se développe avec une certaine méfiance. « Dans leur immense majorité les Juifs de France ne sont pas sionistes » dans les années d’après-guerre, écrit Enderlin. Seuls 648 émigrent en Israël en 1948, 1965 en 1949, et ensuite plus que quelques centaines chaque année jusqu’en 1968.
Ce qui va changer ensuite c’est d’abord l’Indépendance de l’Algérie, en 1962. 120000 Juifs vont quitter la terre de leurs aïeux, 20000 pour Israël, les autres pour la métropole où ils vont « bousculer le vieux franco-judaïsme », dit Enderlin. Parce qu’ils étaient porteurs d’un « judaïsme plus extraverti ». A l’époque la France comptait 250000 Juifs majoritairement ashkénazes. Les Juifs du Maroc et de Tunisie renforceront encore la proportion de séfarades : entre 1948 et 1975, dit Enderlin, 60000 Juifs tunisiens et 30000 Juifs marocains sont arrivés en France (plus de 200000 Juifs marocains ont émigré en Israël).
Le deuxième événement qui va bouleverser la vision des Juifs pas seulement en France mais aussi dans le monde c’est la guerre de six jours de 1967. La plupart d’entre nous ont oublié aujourd’hui les circonstances de cette guerre. Elle a pourtant eu des conséquences historiques énormes. D’abord pour les Arabes. Ce sera l’humiliation pour eux et la fin pour Nasser (il meurt en 1970). Et l’exil à nouveau pour beaucoup de Palestiniens, l’occupation et la colonisation de la Palestine, la conquête pour Israël de la totalité de Jérusalem, le réveil d’un certain messianisme et le début lointain d’un cheminement sur une voie sans issue. Mais au début il y eut la menace de Nasser : si Israël ose la guerre (pour obtenir la réouverture du Canal), ses habitants seront exterminés jusqu’au dernier. La survie d’Israël était apparemment en jeu.
Je me souviens de mon copain Elysée Elmaleh, Juif marocain, camarade de promo à Centrale avec qui je m’étais pas mal lié (à l’Ecole d’abord où j’étais délégué de la section Construction en 3ème année et où il m’avait aidé dans l’organisation d’un voyage de fin d’études, puis après l’Ecole alors que je l’ai souvent rencontré lors de mes voyages professionnels au Maroc, lors de vacances aussi avec Annie au Maroc que nous avions terminées avec lui sur la Costa del Sol. Et il avait aussi pas mal aidé mon frère médecin, plus jeune que moi, lorsqu’il a fait son service militaire comme coopérant dans un hôpital de l’intérieur du Maroc). Elysée avait d’abord été plutôt satisfait de son travail au BRGM marocain puis soudainement mécontent, il a quitté le Maroc pour la France et c’est là qu’il m’a raconté qu’en 1967 il s’était spontanément offert à aider Israël qui l’avait renvoyé (pas besoin de vous !). Et à partir de ce moment il ne parlait plus que d’Israël. Au point de me fatiguer. Et puis brusquement, en 1970 ou 71, il a disparu, quitté pour Israël et rompu les ponts avec moi et avec l’Ecole. Pour toujours.
En France, à la veille de cette fameuse guerre, ce sont les Juifs qui manifestent pour la première fois, bruyamment et sans complexes, pour soutenir Israël. Sa survie. Et, une fois la victoire fulgurante obtenue, manifestent encore pour crier leur joie et afficher leur triomphe. Mais c’est dès ce moment aussi que des voix discordantes se font entendre. Raymond Aron met en garde (dès 1967) : « Israël a gagné une victoire mais pas la victoire… Les Arabes ne sont pas des citoyens à part entière de l’Etat israélien…Une Cisjordanie sous protectorat israélien serait tout aussi inacceptable aux Arabes qu’Israël sous protectorat arabe le serait aux Juifs ». Mais c’est également dès 1967 qu’André Neher estime que « la justice est du côté d’Israël », proclame « Israël est innocent de l’innocence dont était le peuple juif à travers l’histoire quand on l’accusait d’empoisonner les puits ou de commettre des crimes rituels » et évoque une vision eschatologique de l’Histoire, écrit Enderlin, persuadé qu’on est entré « dans un nouveau temps ouvert vers le messianisme… vers quelque chose que le judaïsme n’a plus connu depuis des milliers d’années, précisément depuis deux mille ans, depuis la chute du Temple… vers une réparation qui est en train de se faire ». Je suis étonné de voir que c’est un Juif alsacien qui s’exprime ainsi et encore plus étonné de voir qu’il semble être à l’origine de la fameuse équation antisionisme = antisémitisme quand il écrit : « Depuis mai et juin 1967, l’antisémitisme, sans quitter les Juifs de la diaspora, s’est installé autour d’Israël ; il y a comme une sorte de vague qui a amené le système classique de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme séculaire et millénaire en une sorte de barricade autour d’Israël… Nous sommes menacés, Juifs d’Israël et Juifs de la diaspora, par les mêmes menaces ». D’autres Juifs s’opposent à lui, et pas des moindres : Emmanuel Levinas, Claude Lanzmann, Wladimir Rabi… Voilà que cela fait donc 50 ans déjà que la controverse existe dans la communauté juive française. Je ne m’en étais pas rendu compte. Sauf que ce sont les défenseurs d’Israël à tout prix qui ont pris le dessus.
La guerre du Kippour déclenchée en 1973 par Sadate, dont on ne connaissait pas ce caractère audacieux, n’a laissé que peu de traces, aujourd’hui, dit Enderlin, dans la mémoire des Juifs français. Elle était pourtant autrement mieux préparée que celle de Nasser avec ses rodomontades. A lire le roman de David Grossman, la Femme qui fuyait l’annonce, on apprend même qu’à un moment donné la panique a commencé à régner au sommet de l’Etat-Major israélien quand les chars égyptiens continuaient à avancer après avoir traversé le Canal. Il n’empêche que cette guerre, aussi, a contribué à développer l’opposition au CRIF et au Consistoire trop mous aux yeux d’un nombre croissant de Juifs français. D’autant plus que les divers Présidents de la République qui se sont succédés jusqu’à l’avènement de Mitterrand n’étaient pas franchement pro-israéliens. Le Général de Gaulle avec sa fameuse sortie sur le peuple dominateur est soupçonné d’être antisémite, ce qui était évidemment faux. Il ne voulait pas qu’Israël soit le premier à déclencher la guerre en 1967 et savait très bien que le pays était supérieur militairement parlant à l’Egypte. Mais il a décrété l’embargo sur les armes et Pompidou qui lui succède le maintient. Or les 5 vedettes lance-missiles de Cherbourg s’échappent. Pas content, Pompidou. Et Giscard s’oppose également à Israël sur la question palestinienne. C’est dans ces conditions que les responsables du CRIF estiment qu’il est temps de rédiger une nouvelle charte. On y travaille toute l’année 1975.
C’est au début 1977 que le texte est approuvé. La « communauté juive de France » veut faire entendre ses « préoccupations spécifiques » dans le débat politique français. On y parle de « lien spirituel et vital qui lie l’âme juive à la terre d’Israël et à Jérusalem » d’où la reconnaissance « en Israël » de « l’expression privilégiée de l’Être juif ». Dans ces conditions « toute menace à l’existence de l’Etat d’Israël est vécue par la communauté juive comme une atteinte à son intégrité, à sa mémoire collective, à sa foi, à son espérance, à sa dignité… ». Pour Enderlin ce texte est clairement « pro-sioniste » et « règle son compte au concept fondamental de franco-judaïsme, qui définissait l’Israélite français comme un citoyen patriote dont la religion et les pratiques culturelles relevaient strictement de la sphère privée ».
En octobre 1980 a lieu l’attentat de la rue Copernic. Giscard, à la chasse, dédaigne de rentrer à Paris. Barre déplore « un attentat odieux qui voulait frapper les Israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue… ». Difficile de faire plus con ! Et plus abject en même temps. Mitterrand viendra assister à l’office de la synagogue de la rue Copernic. Il sera élu l’année suivante avec les voix juives, dit Enderlin.
Et c’est en décembre 1980 qu’Alain Finkielkraut publie Le Juif imaginaire. C’est probablement le premier ouvrage du philosophe à traiter de la question juive. Et à entamer le thème d’une « France décadente » qui va le rapprocher d’une certaine extrême-droite. Enderlin regarde l’homme qu’il a rencontré une première fois, en 1980 justement, en Israël, avec une certaine perplexité. Lors d’un colloque organisé en 1985 entre intellectuels juifs de France et d’Israël il avait encore fustigé les nationalistes et les traditionalistes israéliens qui veulent imposer leur judaïsme religieux à leur Nation. Et en 2014 il salue le Suicide français de son ami Zemmour après avoir lui-même publié L’identité malheureuse en 2013. Le premier défend Pétain, le second Maurice Barrès ! On comprend la perplexité d’Enderlin !
François Mitterrand, on l’a vu, profite d’un préjugé favorable dans la communauté juive. Il a un beau-frère, très proche, Juif séfarade. Il est surtout entouré de deux grands « Juifs d’Etat », Badinter et Attali. Et il se rend en Israël en visite officielle. Mais y met courageusement les choses au point : les Palestiniens doivent disposer d’une patrie. Et lorsqu’Israël, en 1982, entre au Liban, puis bombarde sauvagement la ville de Beyrouth, Mitterrand parle d’Oradour ! Quand a lieu l’attentat de la rue des Rosiers le Gouvernement israélien en rend responsable le discours de Mitterrand. Mais alors arrive le massacre de Sabra et Chatilla. Le monde entier est choqué. L’opinion et la presse françaises aussi. Mais l’Ambassadeur d’Israël entame déjà un discours que l’on entendra encore souvent : « Ce qui se passe dans les médias… est un appel au meurtre contre tout Israélien et contre tout Juif ». Contre tout Juif !
Vous me permettrez de m’arrêter un instant à cette phrase que je trouve monstrueuse pour ma part et qui n’est qu’une autre manière d’exprimer la fameuse formule : antisionisme égale antisémitisme. Or, en croyant ainsi pouvoir culpabiliser tout critique d’Israël en en faisant un antisémite, on met en même temps tout Juif en danger en en faisant un représentant, en France ou ailleurs dans le monde, de l’Etat d’Israël !
Je note quand même que Finkielkraut reste juste. En interviewant, en 1982, le vénérable philosophe et moraliste Emmanuel Levinas (né en Lituanie en 1906), il « avance que la responsabilité de Tsahal est pleinement engagée ». Et Levinas acquiesce et va plus loin : « Se réclamer de l’Holocauste pour dire que Dieu est avec nous en toutes circonstances est aussi odieux que le Gott mit uns qui figurait sur les ceinturons des bourreaux ». D’autres intellectuels juifs défendent Israël malgré tout. C’est le cas de l’historienne Anne Kriegel par exemple. Et du CRIF présidé par Alain de Rothschild. Mais dès 1983 c’est Théo Klein qui en reprend la présidence qu’il conserve jusqu’en 1989. Théo Klein qui est décédé récemment (en janvier 2020) avait des origines alsaciennes, était avocat à Paris et à Jérusalem, avait pris la nationalité israélienne et se disait non-croyant. « Son judaïsme », dit Le Monde dans son article nécrologique du 31/01/2020, « est libéral, humaniste, pluraliste, ouvert » (alsacien, donc !). Lors de sa première conférence de presse, écrit Enderlin, il rappelle que « le Gouvernement israélien n’a qu’un seul Ambassadeur en France » et affirme que si le CRIF entend bien « appuyer la démocratie israélienne et défendre l’indépendance et la sécurité de l’Etat d’Israël », il n’est pas en aucune façon « une succursale de son Ambassade ». Ce qui ne l’empêche pas, rappelle encore Le Monde, d’être à l’origine de ce fameux dîner annuel du CRIF auquel assiste une bonne part de la classe politique dont le Président de la République, d’avoir fondé le Congrès juif européen et le Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris. Mais il critique souvent la droite israélienne et plaide pour la reconnaissance de la Palestine. Et, beaucoup plus tard, en 2012 il « dénonce l’engagement du Président du CRIF à l’époque, Richard Prasquier, contre le journaliste Enderlin pour un reportage sur la mort d’un enfant à Gaza en 2000 » et « rompt même avec le CRIF ». Enderlin n’en parle pas dans son livre.
Fin 1987 c’est la première Intifada en Israël et en 1989 Arafat est invité à Paris par Mitterrand (avec l’accord de George Bush père). C’est là qu’Arafat déclare que la charte palestinienne est caduque et donc qu’il reconnaît l’existence d’Israël. Bien que ce soit là une étape importante pour une paix possible la communauté juive s’oppose à la présence du « terroriste » à Paris et le grand Rabbin de France, Joseph Sitruk, exprime sa « peine ». Théo Klein, dans son discours d’adieu comme Président du CRIF est chahuté, on demande la démission de « son ami » Attali et le gaulliste Jean-Pierre Bloch appelle ceux qui négocient avec l’OLP des « Juifs honteux ». Puis, en 1990, il y a la profanation du cimetière de Carpentras, une grande manifestation (contre le racisme et l’antisémitisme) est lancée par le nouveau Président du CRIF, Jean Kahn. 200000 personnes défilent et le Président Mitterrand y participe. Enfin les deux Assemblées adoptent la loi Gayssot faisant de la négation des crimes contre l’humanité un délit.
C’est en 1993 qu’aboutissent les accords d’Oslo et qu’Arafat et Rabin se donnent la main à Washington. En France le Président de Likoud-France (car le Parti de droite israélien est représenté en France !), Jacques Kupfer, condamne « un accord contre nature » et promet à Arafat, s’il vient à Jérusalem, qu’il « y restera menottes aux pieds et dans une cage de fer ». Le CRIF reste prudent. L’Union des étudiants juifs de France est enthousiaste.
Début 1994 a lieu le grand massacre du caveau des Patriarches (29 mort et 129 blessés). L’assassin est enterré comme un saint par les siens. Serge Klarsfeld, aidé par Enderlin, vient présenter ses condoléances au mufti de la mosquée Al-Aqsa. Le Hamas se venge par des attentats-suicides. En 1995 c’est Henri Hajdenberg qui devient Président du CRIF. C’est lui qui avait créé ce Renouveau juif qui s’était opposé au CRIF dans le temps. C’est pourtant lui qui va s’investir dans le processus de paix ! Même rencontrer Leïla Shahid, la déléguée de la Palestine en France. Et entamer une tournée au Moyen-Orient pendant laquelle il rencontre Arafat au Caire. Netanyahou n’apprécie pas du tout et Jean Kahn parle de « Voyage de la honte » !
Et puis c’est l’assassinat de Rabin, Netanyahou revient au pouvoir, puis Barak, Sharon et enfin Netanyahou revient définitivement, conservant le pouvoir jusqu’à aujourd’hui. Et enterre définitivement la solution des deux Etats. Et étrangement les représentants de la communauté juive en France défendent sa politique de plus en plus aveuglément !
Jean Kahn, devenu Président du Consistoire Central, en octobre 2000, « appelle les Juifs de France à s’identifier avec Israël », écrit Enderlin. Et le très orthodoxe grand Rabbin de France Joseph Sitruk « prononce un sermon engagé » critiquant ceux qui « mettent Israël au banc des accusés » (c’est après la réaction très violente du Gouvernement à la seconde intifada). En 2001 c’est Roger Cukierman qui devient Président du CRIF. « La page Hajdenberg est tournée », dit Enderlin. « Désormais l’institution va soutenir sans réserve toutes les initiatives, toutes les politiques des gouvernements israéliens… ». On attaque le journaliste Daniel Mermet de France Inter pour incitation à la haine raciale (Avocats sans frontières de Gilles-William Goldnagel qui réussit à entraîner avec lui la LICRA et l’UEJF !). Il faut 4 ans à Mermet pour être acquitté. Rony Brauman, ancien Président de MSF, était témoin à décharge. Puis c’est Edgar Morin lui-même qui est attaqué en justice par Goldnagel et l’Association France-Israël pour diffamation à caractère racial. Cela se passe en 2002 et il lui faudra 5 ans pour être définitivement lavé de cette accusation honteuse.
Le sociologue et politologue Shmuel Trigano met les points sur les i et oppose carrément ashkénazes et séfarades. Les premiers ont « cédé aux sirènes d’une modernité fallacieuse ». Il appelle « alterjuifs » ceux qui « ont choisi de se dissocier du peuple juif en situation d’adversité ». Donc d’Israël. Les alterjuifs sont des traîtres. Serge et Beate Klarfeld en font partie !
Quand est connu le fameux plan de paix dit de Genève négocié entre des Israéliens et des Palestiniens, aussitôt le CRIF parle d’un « accord déséquilibré, caricatural », d’une « escroquerie ». Des manifestations sont organisées à Paris pour soutenir le plan. BHL y participe. Alors qu’au même moment Cukierman intègre dans le CRIF une « Association pour le bien-être du soldat israélien » ! « On ne pouvait mieux faire pour importer le conflit israélo-palestinien en France », écrit Enderlin. Puis, en 2006, après une opération meurtrière de l’Armée israélienne à Gaza et au Sud-Liban, répondant à des attaques du Hamas et du Hezbollah, lorsque trois soldats israéliens sont faits prisonniers, c’est encore le CRIF qui se mobilise pour obtenir leur libération. Au nom de quoi ?
En 2008, après le lourd bombardement de Gaza où le Hamas avait pris le pouvoir (comme on pouvait le prévoir après la décision unilatérale de Sharon), une opération qui s’est soldée, comme le rappelle Enderlin, par 1387 morts côté palestinien (dont 773 civils et 252 enfants) et 13 du côté israélien (c’est la fameuse riposte équilibrée !), le Grand Rabbin de France, Bernheim, déclare : « Il en faut du courage pour aller là où l’armée d’Israël s’est rendue, où ces jeunes gens de 18 à 25 ans sont allés défendre leur pays ». Le CRIF se déclare solidaire du peuple d’Israël. Et le chanteur Enrico Macias qui avait pourtant été très bien reçu lors de sa tournée algérienne, à Constantine, parle du « Messie arrivé le jour de la création de l’Etat d’Israël » et proclame : « Ils sont en train de mourir pour nous. Je veux mourir pour eux ». Finkielkraut et BHL soutiennent également l’opération israélienne tout en se déclarant toujours en faveur de la solution à deux Etats.
Il faut dire un mot de ces deux philosophes juifs célèbres. Alors qu’aux Etats-Unis une organisation libérale juive opposée à la colonisation crée le mouvement J Street pour contrer Aipac le très conservateur lobby juif qui soutient la politique israélienne, une filiale du mouvement est créée en Europe en 2010 : J Call. Et Finkielkraut et BHL, dit Enderlin, en sont signataires, tous les deux. Alors que BHL est nettement plus à gauche et a soutenu, on l’a vu la formule de Genève et que Finkielkraut est nettement plus à droite, même presqu’à l’extrême-droite. Il est ami de Zemmour, on l’a vu, a soutenu Maurice Barrès en 1980 dans son Juif imaginaire, a défendu le maurassien Renaud Camus en 2000, ce qui avait mis en rage aussi bien BHL que Claude Lanzmann, et le défend encore en 2014 ainsi que sa théorie du « grand remplacement ».
Un dernier point, avant de conclure. Le communautarisme. En 2010 il y a une centaine d’écoles juives, écrit Endelin, et 30000 jeunes Juifs, soit 30% de cette jeunesse, y sont scolarisés. Mais tout de suite après il corrige : en 2015 une enquête IFOP indique que seuls 13% des personnes interrogées de confession ou d’origine juives affirmaient que leurs enfants étaient scolarisés dans un établissement juif. Quoi qu’il en soit, je crois que cela aussi est un élément inquiétant, tant pour la communauté juive que pour la musulmane. Nous avons connu cette situation en Alsace avec le concordat encore jusqu’en 1939. Un nombre incroyable d’écoles catholiques, protestantes et juives, surtout dans le Bas-Rhin, mais aussi dans le Haut-Rhin. Séparant encore un peu plus ces communautés déjà si séparées par la religion et par ceux qui veulent les conserver pures de tout contact avec une autre religion (par l’inter-mariage par exemple), et d’abord par leurs curés, pasteurs et rabbins.
Pour finir Enderlin fournit un éclairage sur notre Président actuel qui explique bien des choses. Alors que presque tous nos Présidents précédents depuis Mitterrand se sont engagés dans la question israélo-palestinienne, Chirac et Sarkozy ont visité Israël et ont exprimé, comme l’a fait Hollande, leur soutien indéfectible à la survie de l’Etat israélien mais aussi à la création d’un Etat palestinien viable (et même, pour Sarkozy, à un Jérusalem-Est palestinien), Macron n’a nullement l’intention de s’investir dans cette affaire, dit Enderlin. Il « n’a jamais entretenu de liens particuliers avec la communauté juive ». Il a « une vision des forces simple » (il faut croire que dans ce domaine il fait de la Realpolitik), « Israël est une puissance régionale, militaire, technologique, et également politique de par ses liens avec l’administration Trump. Or, le CRIF et le Consistoire ne cessent de répéter qu’Israël est l’Etat du peuple juif et que les Juifs français sont sionistes » (En 2002 Finkielkraut a déclaré lors du procès contre Mermet : « 95% des Juifs de France sont sionistes »). Donc « Emmanuel Macron considère Benjamin Netanyahou comme le représentant des Juifs vivant en France ». Et c’est ainsi qu’il l’invite à la cérémonie de commémoration de la rafle du Vel’ d’hiv' et « à la grande satisfaction du CRIF, reprend à son compte la formule selon laquelle l’antisionisme ne serait qu’une forme d’antisémitisme ». Ce qui réveille la fureur de l’historienne, juive lorraine, Suzanne Citron, qui écrit : « Je dénie formellement toute justification à la présence d’un homme cautionnant les exactions et les méfaits de la colonisation israélienne en Palestine et je récuse la sempiternelle et démagogique confusion entre antisémitisme et critique de l’Etat d’Israël ». Ceci étant Macron n’oublie pas complètement la question palestinienne. Il ne le peut pas. Mais comme l’a raconté, paraît-il, un proche du Président : « il s’en tiendra à la position traditionnelle des présidents français, continuant à recevoir Mahmoud Abbas à l’Elysée comme on reçoit un vieux parent sans le sou et dont il faut payer le loyer ».
Conclusion.
J’ai été un peu déçu à la première lecture du livre de Charles Enderlin, je l’ai déjà dit. Comme l’a été mon frère Pierre qui l’a lu en même temps que moi. Je l’ai trouvé un peu décousu, comme le livre d’un journaliste (le livre de l’historien Michel Winock est plus solidement bâti). Et finissant en eau de boudin. Sans conclusion. A moins que la conclusion soit déjà contenue dans sa longue introduction. On sent qu’il est désemparé. Et on le comprend. L’humaniste, l’homme de gauche qu’il est, citoyen français, mais aussi citoyen israélien, sent que ses valeurs sont devenues aussi minoritaires, terriblement minoritaires, chez les Juifs de France que chez ceux d’Israël.
En Israël presque plus personne n’est intéressé par la question palestinienne. On ne connaît plus les Palestiniens, on ne sait pas comment ils vivent et on n’a pas envie de savoir. La gauche a l’air d’avoir disparu. Combien de députés aux dernières élections ? Deux, trois ? Plus aucun homme politique avec une colonne vertébrale. Benny Gantz avait promis de ne jamais gouverner avec Netanyahou et voulait s’entendre avec le parti des Israéliens arabes, enfin uni. Et voilà qu’il accepte non seulement de s’allier avec Netanyahou mais que celui-ci reste Premier Ministre. Et accepte qu’il annexe la vallée du Jourdain !
En France il est tout-à-fait possible que l’image donnée par ce livre de la communauté juive soit un peu faussée. Je ne peux croire que 95% des Juifs de France soient sionistes. Comme toujours les extrémistes de tous bords font beaucoup de bruit pour se faire entendre et font ainsi croire qu’ils sont bien plus nombreux qu’ils le sont réellement. Il n’empêche que la radicalisation des deux institutions les plus représentatives de la communauté juive de France, le CRIF et le Consistoire sont une triste réalité. Et je crains aussi un renforcement de l’intégrisme religieux. Ce sont maintenant les enfants élevés dans les écoles religieuses qui exigent que leurs parents respectent les règles religieuses (la nourriture casher entre autres). Un grand Rabbin leur a demandé de ne pas envoyer leurs enfants à l’école le jour du sabbat. Et comme on a le même phénomène côté musulman : voile, jeûne du Ramadan, nourriture hallal, on installe plein de séparations visibles dans la population française, une population qui, dans sa majorité chrétienne, n’est plus religieuse du tout.
Et le plus grave c’est qu’on a importé le conflit israélo-palestinien en France. Côté musulman et surtout chez les Islamistes, c’est pire. Les attentats anti-juifs qui avaient cessé après ceux de la rue Copernic et de la rue des Rosiers ont repris de plus belle avec celui de Merah en 2012. Kamel Daoud regrettait amèrement que l’autre côté ait fait de ce conflit une cause panarabe et une cause de messianisme islamique. Comme Israël en a fait une cause religieuse intégriste. Le grand Israël, le Messie. Passons. Mais il est vrai, ai-je écrit, que les extrémistes aiment les extrémistes !
Ai-je appris des choses que je ne savais pas grâce au livre de Charles Enderlin ? Oui, certainement. Surtout tout ce qui concerne cette évolution démographique de la communauté juive de France. Depuis la Révolution jusqu’aux temps contemporains. Et l’importance prise par sa composante séfarade. Et la façon qu’a cette composante de concevoir la citoyenneté française.
J’ai aussi beaucoup repensé à la fameuse guerre des six jours. A l’immense réaction que la menace nassérienne avait déclenchée dans le monde juif (alors qu’au fond Israël n’a jamais vraiment été en danger, sa victoire fulgurante le prouve). Je savais l’incroyable, l’immense erreur de jugement qu’avait fait Nasser avec sa menace d’anéantissement d’Israël. Je regrettais amèrement qu’à cause de l’échec du nationalisme arabe s’était développé cet islamisme dont on n’arrête pas de souffrir. Mais ce n’est pas tout : c’est également à cause de cet événement et du manque de jugement d’un homme, d’un dictateur, que la Cisjordanie, que Gaza et que Jérusalem-Est ont été occupés par Israël, que nous nous trouvons tous plongés dans un drame qui n’a plus de solution et que les Palestiniens le sont dans leur malheur.