Découverte de Gertrud Kolmar

(à propos de Alain Lercher : Gertrud Kolmar, la poétesse assassinée, L’Harmattan, 2024)

Alain Lercher est Normalien et agrégé de philo et a pratiqué plusieurs métiers dont enseignant et magistrat administratif. Il m’avait contacté il y a quelques années à propos d’Oradour et des incorporés de force alsaciens (comme on sait une douzaine d’incorporés avaient été membres du régiment SS qui avait perpétré le crime d’Oradour). Alain Lercher avait une position singulière puisque son père était Alsacien, originaire de Haguenau, que des frères de son père avaient été incorporés par les Nazis et que sa mère était originaire d’Oradour et avait perdu plusieurs membres de sa famille dans le massacre. Il l’avait raconté dans un livre paru en 1994 chez Verdier et intitulé : Les fantômes d’Oradour. Un livre qui raconte le massacre et le procès de Bordeaux de manière très objective. Il était tout-à-fait conscient du drame que l’incorporation des jeunes de chez nous pouvait représenter en Alsace mais regrettait le manque d’empathie que semblait témoigner notre province envers cet autre drame que représentait pour le Limousin l’horrible massacre d’Oradour (il citait à ce sujet des articles de journaux et des discours de certains élus locaux). Je parle des échanges que nous avions eus à ce sujet dans une note de mon Bloc-notes 2023, intitulée Lectures de toute une année (2022).
Quand il m’a parlé de la juive allemande Gertrud Kolmar assassinée dans un camp d’extermination en 1943 et du livre qu’il lui a consacré j’ai été tout de suite intéressé. Parce que j’avais moi-même fait des recherches sur la part tout-à-fait exceptionnelle qu’avaient pris les juifs dans la littérature et la culture allemandes et que le nom de Gertrud Kolmar ne me disait rien du tout (voir mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : Les écrivains juifs de langue allemande). Or Alain Lercher donne une image bien touchante de cette femme de l’intelligentsia berlinoise qui a fini par disparaître dans un camp d’extermination en 1943 et cite par ailleurs un grand nombre d’extraits de ses poèmes qui vous frappent et vous étonnent. Parce qu’on reconnaît tout de suite qu’il s’agit là d’une véritable poétesse et qu’on ne comprend pas pourquoi elle n’est pas mieux connue. Je suis retourné au livre qui a été la principale source de mon étude, celui de Hans Schütz, intitulé Juden in der deutschen Literatur – Eine deutsch-jüdische Literaturgeschichte im Überblick, édité chez Piper, en 1992, et constate que si le nom de Gertrud Kolmar est bien cité à quatre reprises, c’est trois fois, simplement dans une énumération (en particulier en relation avec la grande poétesse Else Lasker-Schüler, l’auteure du Piano bleu) et que ce n’est que la quatrième fois qu’on y ajoute quelques éléments biographiques (née à Berlin en 1894, nom d’origine : Gertrud Chodziesner, premières publications en 1917, travail forcé pendant la guerre dans une usine de munitions, puis déporté à Auschwitz en 1943) et qu’on cite le début d’un poème où elle se retrouve (se réfugie ?) dans sa communauté juive et la célèbre : Wir Juden (Nous, les Juifs).

Une fois récupéré le livre d’Alain Lercher je l’ai lu d’une seule traite. Et depuis lors il ne me sort plus de la tête. Une personne vraiment remarquable et que l’auteur (je le lui ai écrit) dissèque merveilleusement bien. La famille fait partie de la bourgeoisie berlinoise. Le père est avocat, l’origine de la famille paternelle est une petite ville de Posnanie, Chodziesen (d’où le nom de famille Chodziesner), la famille de la mère est une famille d’industriels du Brandebourg et la sœur de la mère épouse un certain Emil Benjamin, banquier puis antiquaire et marchand d’art, nous apprend Alain Lercher, ce qui fait de son fils Walter Benjamin un cousin germain de Gertrud Kolmar.
Il y a aussi quelques aspects un peu mystérieux dans la personnalité de Gertrud Kolmar, aspects qu’Alain Lercher essaye d’élucider. D’abord son admiration pour Robespierre. D’où vient-elle ? Alain Lercher donne quelques indices. Son séjour d’étudiante à Dijon et Paris (elle avait une connaissance parfaite de la langue française), ses lectures de nombreux historiens de la Révolution, peut-être les représentations, à Berlin, de La mort de Danton de Büchner et d’un Danton de Romain Rolland. En tout cas elle est persuadée que son image a été faussée après sa chute. Elle voit la « pureté » chez Robespierre et « l’impureté » chez Danton. C’est cette idée qu’elle défend dans son essai Le Portrait de Robespierre, rédigé probablement, pense Alain Lercher, fin 1933, et dans des poèmes qui l’évoquent. Dans une suite de poèmes datés de 1933 que l’on peut télécharger du net, et qui comprennent de nombreux poèmes qui nous parlent de camps, de prisonniers et de juifs, déjà persécutés, on découvre avec surprise deux poèmes, l’un intitulé Bildniss Robespierres (17 octobre 1933) (image de Robespierre) et l’autre simplement Robespierre (19 août 1933). Difficile à comprendre. Sans voir que Danton, dans son imperfection, est humain, alors que Robespierre est un idéologue inhumain. Comme Saint-Just qui l’est encore plus. Je me souviens de Rithy Panh qui a passé quatre ans dans les camps de la Mort des Khmers rouges, y a perdu toute sa famille et a passé sa vie d’abord à poursuivre et interviewer les bourreaux, essayer de les comprendre, a découvert que c’étaient des idéologues, et a cherché à comprendre d’autres idéologues et, en particulier Saint Just. Je me souviens qu’il avait lu Des Affections, le 6ème fragment des Institutions républicaines, mais je ne retrouve plus le texte exact. Tout ce dont je me souviens, c’est qu’il en revient en se demandant : mais où est l’homme là-dedans ? Voir mon Bloc-notes 2012 : Le traumatisme du mal. Or le nazisme qui a mis la main sur l’Allemagne cette année-là était une idéologie. Une idéologie particulièrement tordue, mais une idéologie quand même. Et plus à l’est c’est une autre idéologie, celle de Lénine et Trotski, et, en particulier l’idéologie de la dictature du prolétariat (dont Rosa Luxemburg a immédiatement compris les conséquences catastrophiques), devenue le soviétisme stalinien, qui a provoqué autant de victimes que le nazisme allemand.
Il est vrai que Robespierre, au début, était un pur qui a voté pas seulement pour l’abolition de l’esclavage mais aussi pour celle de la peine de mort ! Où est l’erreur ? Je ne sais pas. Gertrud Kolmar a vécu en plein milieu du XXème siècle, ce siècle de violence. Au début de la première guerre mondiale elle avait vingt ans. Vers la fin de la guerre elle a travaillé à la censure (utilisant sa connaissance du français, je suppose) d’un camp de prisonniers (à Spandau). Elle a donc certainement compris toute l’horreur qu’a représenté cette guerre pour l’humanité. Et puis il y a eu la montée du nazisme. Elle a probablement pensé que les faibles avaient le droit à la violence pour se faire justice. Et pensé que c’est ce que Robespierre avait fait. Cela ressort bien de ses poèmes (voir : Bildniss Robespierres, 17 octobre 1933) :

Und die Menschen sahn entsetzt, verwundert
Dieses unbegreifliche Gesicht:

Daß getroffener Amboß jäh sich hob
Und in Erde stampfend schlug die Hämmer,
Daß mit Zähnen packte eins der Lämmer
Und das Wölferudel blutend stob.

(Et les hommes virent épouvantés, stupéfaits,
Cette incompréhensible image :

Que l’enclume soudain se soulève
Et frappe et fait rentrer dans la terre les marteaux,
Que l’un des agneaux saisit avec ses dents
Et que la meute des loups fuit en saignant.)


Et, une fois Robespierre mort :

Wieder kam die alte gute Zeit.
Nur die Starken knechteten den Schwachen,
Und die Frommen knieten vor dem Drachen.

(Revint le bon vieux temps.
Seuls les forts asservirent le faible,
Et les dévots s’agenouillèrent devant le dragon.)
(traduction Alain Lercher)

Alain Lercher semble être arrivé à la même conclusion que moi. Il le déduit aussi de ce livre qu’il a lu et admiré, Die jüdische Mutter (La mère juive) (traduit en français par Claude-Nicolas Grimbert, Farago, 2003), un roman bien noir qu’il me recommande mais que je n’ai pas tellement envie de lire. La fille de cinq ans d’une veuve juive est enlevée et violée. A l’hôpital l’enfant est dans le coma, sans retour possible, sa mère l’empoisonne. Elle séduit un homme en lui demandant de l’aider à se venger. Quand celui-ci apprend ce qu’elle a fait, il l’abandonne et la mère se noie dans la Spree. « Cette mère juive revendique sa violence, le droit de tuer ce que l’on aime, le droit de se venger », écrit Alain Lercher.

L’autre mystère de la poétesse n’en est pas vraiment un. Il est basé sur un drame. Amoureuse d’un homme parti à la guerre et qui lui écrit, puis ne lui écrit plus (Gertrud a été une grande amoureuse, toujours heureuse d’être amoureuse, mais n’ayant guère de chance avec ses hommes), elle était tombée enceinte. Et sa famille l’oblige à avorter. Ce qui va être un traumatisme pour elle. Là où il y a peut-être un certain mystère c’est qu’elle ne surmonte jamais ce traumatisme et que le regret d’avoir avorté devient le regret plus général de ne pas avoir d’enfant. Et que cet enfant non né est un garçon qui la poursuit constamment dans ses songes et dans ses poèmes. Elle voit souvent sa tombe (voir : Begraben - Enterré, 24 septembre 1933, un poème également cité par Alain Lercher) :

Ich komme aus dem Garten,
Ich bringe einen Spaten,
Ich war bei den Schneebeerbüschen
Und habe ein Loch gegraben.
Ich trug eine schmale Truhe
Mit einer sonngelben Rose;
So trug ich mein liebes Kind,
Meinen kleinen Knaben.

Mit dunkelblonden Haaren,
Mit reinen, sehr sanften Lidern,
Mit Lippen, drauf junge Worte
Wie zwitschernde Vögel nisten.
Er hatte zuweilen Augen
Wie summende samtene Hummeln
Und hatte zuweilen Augen
Gleich dunkleren Amethysten.

(Je reviens du jardin,
je rapporte une bêche,
j’étais près des symphorines
et j’ai creusé une fosse.
Je portais un coffre étroit
Avec une rose jaune soleil
C’est ainsi que je portais mon cher enfant
Mon petit garçon.

Aux cheveux blonds foncés
Aux paupières pures et très douces
Aux lèvres, sur lesquels de jeunes mots
Se nichent comme oiseaux pépillants.
Il avait des fois des yeux
Comme des bourdons soyeux et frémissants
Et quelquefois des yeux
Comme de sombres améthystes)

Mais très souvent elle joue avec ses cheveux et jouit de sa présence (voir : Trauriges Lied – Chanson triste, octobre 1933) :

Ich spielte gern im Gelock
Eines Knaben, der niemals war.

Er rückte in Dämmerung
Still neben mich auf die Bank:

Dann tat er die Arme um mich,
Lag zärtlich mir angeschmiegt,

(J’aimais jouer dans les boucles
D’un garçon qui n’a jamais été

Il se glissait au crépuscule,
En silence à côté de moi sur le banc,

Et puis il mettait ses bras autour de moi
Et restait appuyé tendrement contre moi)


Et pourtant la rencontre est toujours douloureuse. Comme dans ce poème intitulé Fruchtlos (Stérile) :

Durch die verschlossene Tür tritt lautlos
Ein Kind.
Das einzige, das mir zubestimmt und das ich nicht geboren.
Nicht geboren um meiner Sünde willen;
Gott ist gerecht. Und ich schweige, und murre nicht, ich trage und berge das
Haupt, und so darf ich es suchen
Manchen Abend.

Ein Knabe.
Nur dieser eine: zart, stumm und flehend, mit weichen
düsteren Locken,
Unter bräunlicher Stirn die fremden graugrünen Meeraugen
dessen, den ich geliebt, den ich immer liebe.
Er fürchtet mich nicht, bebt nicht zurück vor dem
Schmeicheln der welken Lippen und Hände.

Er naht und sein blauer Sammet rührt meinen Arm und seine
spielenden kleinen Finger greifen nach meiner Seele
Und tun ihr weh.

(Par la porte fermée passe sans bruit
Un enfant.
Le seul qui m’était destiné et à qui je n’ai pas donné vie,
Pas donné vie à cause de mon péché;
Dieu est juste. Et je me tais, et ne murmure point, je supporte et incline la tête,
Et c’est ainsi que j’ai le droit de le chercher,
Bien des soirs.

Un garçon.
Ce seul garçon; tendre, silencieux et implorant,
avec de sombres et douces boucles,
et sous son front bruni les étranges yeux gris verts couleur de mer
de celui que j’avais aimé, que j’aime toujours.
Il ne me craint guère, ne tremble pas, ne recule pas
Devant la caresse par des lèvres et des mains flétries.

Il approche et son velours bleu touche mon bras et
ses petits doigts, en jouant, tentent d’atteindre mon âme
Et lui font mal.)


L’éditeur Suhrkamp a publié un livre de poèmes de Gertrud Kolmar que j’ai acheté et parcouru avec beaucoup de plaisir. Voir : Gertrud Kolmar : Gedichte, Auswahl und Nachwort von Ulla Hahn, Suhrkamp, 2020 (la première édition est de 1983). Ulla Hahn est elle-même poète. Dans sa postface elle dit qu’on dispose aujourd’hui de 450 poèmes imprimés de Gertrud Kolmar, qu’elle en a sélectionné 71, avec beaucoup de difficultés, dit-elle, car elle a dû en éliminer beaucoup d’autres qu’elle a aimés, mais que finalement ceux qu’elle a choisis sont ceux qu’elle aime le plus. Je crains pour ma part que les poèmes préférés d’Ulla Hahn sont peut-être souvent ceux qui sont les plus difficiles. Et en particulier difficiles à traduire. D’ailleurs elle explique qu’elle a retenu très peu des poèmes de jeunesse de la poétesse (deux seulement). Une jeunesse toute relative d’ailleurs puisqu’ils sont presque tous de la période 1917-1922 et qu’elle est née en 1894 !
Or on y trouve de bien jolis poèmes dans cette période, plus joyeux et que j’aime aussi. Dans un premier cycle qui semble dater des années 20 on trouve trois poèmes sous le titre Träume (Rêves) dont l’un s’appelle Liebe im Gras (L’amour dans l’herbe) et qui m’amuse beaucoup. Pour deux raisons. D’abord parce que c’est un poème qui met en échec le traducteur pour une raison bien simple : la contradiction entre deux langues, et peut-être entre deux mondes : en allemand le soleil est féminin et la lune du genre masculin, au contraire de toutes les langues latines. Alors quand vous tombez sur ce vers, parlant du soleil : Denn sie ist Weib (car elle est femme), vous traduisez comment ?
L’autre raison c’est que ce charmant poème d’un couple qui fait l’amour dans l’herbe alors que la « nature » en est témoin, me rappelle un délicieux poème que Marcel Reich-Ranicki avait mis à la première place de sa petite Anthologie de poésie allemande, Die besten deutschen Gedichte, ausgewählt von Marcel Reich-Ranicki, Insel, 2019 (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5, La poésie allemande selon Reich-Ranicki), un poème du très grand Walter von der Vogelweide, l’un des plus grands troubadours allemands. Son titre : Unter der Linden (Sous le tilleul). Le voici dans ma version française (l’original est en vieil allemand du XIIIème siècle : le troubadour en question a vécu de 1170 à 1230. Si vous voulez le lire dans l’original, reportez-vous à mon site) :
Sous le grand tilleul
au bord de la lande,
là où se trouvait notre lit,
il se pourrait bien
que brisées soient
tant les fleurs que l’herbe.
à la lisière de la forêt, dans la vallée
tandaradei
chantait si bien le rossignol.

J’ai rejoint
l’herbe fraîche
où m’attendait mon amoureux.
là il m’a reçue,
comme gente dame,
et m’a rendue heureuse pour toujours.
il m’a embrassé un millier de fois,
tandaradei,
voyez combien rouge est ma bouche.

Et c’est là qu’il avait préparé
avec des fleurs
un si merveilleux lit.
il pourra encore rire aux éclats
le promeneur
qui passera par là.
et deviner que là où sont les roses
tandaradei,
devait se trouver ma tête.

Si quelqu’un devait savoir
qu’il a partagé ma couche –
que Dieu ne le veuille ! – je devrais avoir honte.
car ce qu’il a fait avec moi
personne ne devrait l’apprendre
en-dehors de lui et de moi
et un tout petit oiseau
tandaradei,
qui n’en dira certainement rien.


Et voici le poème de Gertrud Kolmar :

Die Blumen standen wie ein wirrer Kranz,
Brautkranz für mich, Siegerkranz für dich -
Sie leuchteten vor Scham und jungem Glanz
Und dachten sich
Wohl einen weißen, weißen Schmetterling
Oder einen raschen, roten Falter,
Der schwer an ihren offnen Kelchen hing'.

Die Sonne kam, aus Rot und Gold und Braun,
Braungold wie mein Haar, Rotgold wie dein Leib -
Trat frei ins Blätterhaus, uns anzuschaun,
Denn sie ist Weib,
Ist warm und weiß, wie schamlos Liebe gibt,
Und beschenkte uns mit blühnden Lichtern.
Die Sonne ist ganz nackt wie wir und liebt.

Die Sonne glühte nackt und freute sich:
Freude an dir, Wohlgefall'n an mir -
Und meine Augen glänzten ewiglich
Vor Glück in dir.
Und meine Brüste haben weich gelacht,
Da sich rings die bunten Vögel riefen,
Und streiften ein Marienwürmchen sacht

Aus deinen blonden Halmen, ehe wir entschliefen.


(Les fleurs nous entouraient comme une couronne sauvage,
Couronne de noces pour moi, couronne de vainqueur pour toi –
Elles brillaient de honte et de jeune gloire
Et pensaient peut-être
À un papillon tout blanc
Ou un autre, rouge et rapide
Qui pendait lourd à leurs coupes ouvertes.

Le soleil vint, rouge et or et brun,
D’or brun comme mes cheveux, d’or rouge comme ton corps –
Entra librement dans notre maison de feuilles, pour nous regarder,
Car il(elle) est femme,
Est chaud(e) et blanc(he), comme se donne l’amour sans honte,
Et nous fit don de lumières fleurissantes.
Le (la) soleil est tout(e) nu(e) comme nous et aime.

Le (la) soleil brillait nu(e) et se réjouissait :
De plaisir pour toi, de satisfaction pour moi
Et mes yeux brillaient sans fin
De bonheur dans toi.
Et mes seins ont souri,
Alors que tout autour de nous les oiseaux multicolores appelaient
Et effleuraient une coccinelle
Sortant de tes épis blonds, avant que nous nous endormions.)

Ses poèmes plus tardifs se font plus sensuels. Dans le cycle Weibliches Bildniss (Portrait de femme) on trouve un poème intitulé Verwandlungen (Métamorphoses) où elle se change en chauve-souris :

Ich hing im Gebälke starr als eine Fledermaus,
Ich lasse mich fallen in Luft und fahre nun aus.
Mann, ich träumte dein Blut, ich beiße dich wund
Kralle mich in dein Haar und sauge an deinem Mund.

(J’étais suspendue dans la charpente en chauve-souris,
Je me laisse tomber dans l’air puis prends mon vol.
Homme, je rêvais ton sang, je te mords jusqu’au sang
Me griffe dans tes cheveux et suce ta bouche.)

Dans un autre poème du même cycle intitulé Leda elle déclare :

Ich warte auf den Schwan
(J’attends le cygne)


Puis, plus loin :

Ich rufe dich. Ich klage nach dir stumm.
Ich sehne mich…
(Je t’appelle. Je me lamente en silence.
Je me languis de toi…)

Enfin :

O komm. O komm. Mein Kelch ist aufgetan
Und badet, schwer von Demut und von Duft,
Sich blühend in der winterklaren Luft
Und wartet auf den Schwan.
(Oh, viens. Oh viens. Ma coupe est ouverte
Et baigne chargée de soumission et d’effluves
Fleurissant dans l’air clair de l’hiver
Et attend le cygne.)


Et puis il y a les poèmes de Welten (Mondes) qui ont été écrits entre octobre et décembre 1937. Il y en a des superbes. Mais pas faciles à traduire. Il faudrait trouver la traduction de Jacques Lajarrige publiée chez Seghers en 2001 sous le titre Mondes. Tant pis, je vais essayer. Le plus splendide est probablement Sehnsucht (Nostalgie). Elle pense à son amant, y pense sans cesse et en parle au chien blanc aux yeux en amande qui l’accompagne. Et elle se souvient, se rappelle ces nuits disparues :


Da meine Hand in den Flaum deiner Brust sich bettete zum Schlummer,
Da unsere Atemzüge sich mischten zu köstlichem Wein, den wir in Rosenquarzschale darboten unserer Herrin, der Liebe,
Da in Gebirgen der Finsternis die Druse uns wuchs und reifte, Hohlfrucht aus Bergkristallen und fliedernen Amethysten,
Da die Zärtlichkeit unserer Arme Feuertulpen und porzellanblaue Hyazinthen aus welligen, weiten, ins Morgengraun reichenden Schollen rief,
Da, auf gewundenem Stengel spielend, die halberschlossene Knospe des Mohns wie Natter blutrot über uns züngelte,
Wann wieder wird mein Leib deinen hungrig bittenden Händen weißes duftendes Brot, wird meines Mundes gespaltene Frucht deinen dürstenden Lippen süß sein ?
Wann wieder werden wir uns begegnen ?
Wann wieder, Geliebter . . . wann wieder . . . ?

(Lorsque ma main se nichait dans le duvet de ta poitrine pour m’endormir,
Lorsque nos respirations se mêlaient en un vin délicieux que nous offrions dans une coupe de quartz rose à notre Maîtresse, l’Amour,
Lorsque dans les monts de la nuit une druse a poussé pour nous et a mûri, fruit creux fait de cristaux de roches et d’améthystes lilas,
Lorsque la tendresse de nos bras a fait sortir des tulipes de feu et des hyacinthes bleu de porcelaine d’une terre s’étendant, ondulante, jusqu’au matin gris,
Lorsque le bourgeon à moitié ouvert du pavot se jouait à la pointe d’une tige serpentente et, comme vipère rouge sang, dardait sa langue au-dessus de nous,
Quand est-ce que mon corps sera de nouveau un pain blanc et odorant pour tes mains suppliantes et affamées et quand le fruit ouvert de ma bouche sera-t-il à nouveau douceur à tes lèvres assoiffées ?
Quand nous rencontrerons-nous à nouveau ?
Quand mon amour… quand… ?)

Alain Lercher cite d’autres exemples encore (« d’amour et de désir »), comme ces vers du poème Fruchtlos (Stérile) :

Einst
Um die Hälfte der Nacht, der Winternacht,
Erwacht' ich und schaute durch Schatten:
Der mich liebte, ruhte auf meinem Lager und schlief.
Sein Atem war Muschelrauschen in Stille.
Ich lauschte.
Und er schlummerte tief, so geborgen in meiner Liebe

Pour lesquels il donne la traduction française de Jacques Lajarrige de l’édition Seghers, 2001, du cycle Welten, (Mondes) :

(Autrefois
Vers le milieu de la nuit d’hiver,
Je me réveillais et regardais dans la pénombre :
Celui qui m’aimait se reposait sur ma couche et dormait.
Sa respiration était le grondement du coquillage dans le silence.
Je tendais l’oreille.
Et il sommeillait profondément, protégé de la sorte par mon amour.)


Et c’est aussi Alain Lercher qui cite la traduction française de Jacques Lajarrige de ces vers bien sensuels issus du poème Die Mergui-Inseln (Les îles Mergui) :

Wo Schlinggerank klammernd mit mageren Armen schuppige
Zwergstämme würgt,
Bricht aus tiefgrüner Blattscheide einsame Frucht hervor,
Lang und gerundet, steil in nackter, fleischiger Röte
schwellend.
Sie wartet,
Bis Lippen leisen, schwüleren Hauches
Flüsternd durch Dickicht tasten, rühren, schauern,
umhüllen:

Sie bebt
Und die im Fruchtfleisch verborgenen Stränge gießen
zeugenden Samen aus.

(Là où l’entrelacs de ramages étrangle de squameux troncs nains dans l’étreinte de leurs maigres bras,
Le fruit solitaire perce le calice vert profond,
Long et arrondi, renflement oblique de la pulpeuse rougeur dénudée.
Il attend
Que le souffle léger et chaud de lèvres
Murmurantes tâtonne dans les fourrés, le touche, frémisse; l’enveloppe :
Il vibre
Et les fibres caches dans la chair du fruit déversent une semence féconde.)


Gertrud Kolmar était une de ces femmes capables de se donner entièrement à l’amour, qui n’est jamais déçue par l’homme, car pour elle le sentiment était plus fort que l’amant. C’est ce qui ressort des lettres qu’elle écrivait à sa soeur dont Alain Lercher cite de nombreux extraits (Ulla Hahn, dans sa postface également d’ailleurs). Ces lettres ont été publiées en français. Alain Lercher en donne la référence : Lettres, traduction Jean Torrent, Christian Bourgois, 2001. C’est ainsi que, dans une lettre datée du 1er Février 1942, elle écrit : « J’étais faiblement inflammable, je ne prenais pas feu facilement… mais se mettait-il à brûler…, il le faisait alors avec une ardeur forte et durable ». Dans une autre lettre citée par Ulla Hahn elle écrit : « je n’ai jamais été déçue… La réalité a toujours été plus belle que toutes les illusions… Cela ne veut pas dire que je n’ai pas été malheureuse, que je n’ai pas souffert. Non j’ai été très, très malheureuse, j’ai beaucoup et profondément souffert, mais j’ai aimé mes souffrances, comme une future mère aime les souffrances avec lesquelles elle bénit son enfant. Mais j’avais pressenti tout cela, l’avais vu venir, et l’avais accepté à l’avance ; je savais quel prix élevé j’allais payer, alors il n’y a pas eu place pour de la déception ».

Mais les poèmes qui m’ont le plus frappé dès la première lecture du livre d’Alain Lercher, ce sont ces terribles poèmes qu’elle a écrits dès 1933. Dans un cycle intitulé Das Wort der Stummen (La parole des muets), non traduit en français à ce jour. Sur les camps de prisonniers, sur leur torture, sur les juifs aussi. Comme si elle avait déjà pu prévoir la suite. Leur extermination.
Il y a d’abord ce premier poème Die Gefangenen (Les prisonniers) qui date du 22 septembre 1933 et commence par décrire un automne, une saison tranquille où mûrissent les pommes, et où les enfants font voler des cerfs-volants :

Der Herbst geht über die Felder gemähter Saaten,
Ein kräftiger Herbst mit rotem wilden Wein um die Stirne.
Er trägt einen großen Korb voll praller Tomaten,
Voll blauer Pflaumen, mit Apfel und gelber Birne.

In Wäldern splintert gierige Axt die Rinde.
Ein Knabe wirft seinen Drachen hin über feuchtbraune Erde
Die junge Frau holt das wärmere Kleid aus dem Spinde,
Und gichtige Alte rücken schon näher zum Herde.

(L’automne passe sur les champs dont les récoltes ont été fauchées
Un automne puissant au front entouré d’une vigne rouge et sauvage.
Il porte un grand panier rempli de tomates mûres,
De prunes bleues, de pommes et de poires jaunes.

Dans les bois des haches avides coupent les écorces.
Un garçon fait planer son cerf-volant au-dessus de la terre brune
La jeune femme sort un vêtement plus chaud de son armoire,
Et des vieux rhumatisants se rapprochent du fourneau.)

Et puis, soudain, voilà qu’apparaissent les prisonniers qui ne sont plus rien, des numéros, des animaux :

… Sind Namen in Büchern der Schreiber.
Sind Tiere mit Füßen und Händen, zusammengepfercht in Kellern.
Der Gummiknüppel, die Faust und ihre zuckenden Leiber -

Die Nägel um ihre Gurgeln gekrallt zum Ersticken -
Der Hieb mit dem Kugelstock, mit dem klatschenden Lederstreifen -
Sie irren im Lager um mit kranken, entsetzten Blicken
Und leben wahrscheinlich noch. Das können sie nicht begreifen.

(…Ce sont des noms dans les registres des greffiers.
Ce sont des animaux avec pieds et mains, parqués dans des caves.
La matraque, le poing et leurs corps qui tressaillent –

Les ongles autour de leur gorge enfoncés jusqu’à l’étouffement –
Le coup avec le fouet à billes, avec la lanière de cuir qui claque –
Ils errent dans le camp avec des regards malades, effarés
Et vivent sans doute encore. Ils n’arrivent pas à comprendre)
(traduction Alain Lercher)

Dans les strophes qui suivent (non traduites par A. Lercher) la comparaison avec des animaux, des vaches affolées destinées à l’abattoir, est encore plus terrible :

Denn immerhin füttert man sie, dumpfe, lästige Fresser,
Die noch den Trog erkennen, der Hürde stählerne Trossen.
Längst in den Schlachthof getrieben, warten sie stumm auf das Messer;
Manchmal brüllen sie nachts und scheuen und werden erschossen.

(Car, malgré tout, on les nourrit, ces mangeurs abrutis et importuns,
Qui reconnaissent encore l’auge et les barreaux de l’enclos.
Poussés depuis longtemps dans la cour de l’abattoir, ils attendent le couteau ;
Quelques fois ils beuglent la nuit et se rebiffent et sont tués.)


Et à la fin apparaît le Christ. Comme il va encore souvent revenir dans ces terribles poèmes :

Keinem aber ist noch der bärtige Häftling erschienen,
Der sich geduldig und still, niemals redend mit ihnen,
Täglich müht, ein hölzernes Kreuz auf die Richtstatt zu schleppen.

(Mais à aucun encore le prisonnier barbu n’est apparu,
Qui, patient et silencieux, ne parlant jamais avec eux,
Quotidiennement s’efforce de traîner une croix de bois sur le lieu du supplice.)
(traduction Alain Lercher)


Autre poème de ce cycle : Der Mißhandelte (Le maltraité) du 15 octobre 1933. Avec ce demi-vers : Sein Hemd ist braun (sa chemise est brune) qui m’a fait penser à certains poèmes de Paul Celan (La Fugue de la Mort, Le Tremble, Les Flocons noirs). Voir mon site Voyage, Tome 5 : Paul Celan et la langue des assassins :

In meiner Zelle brennt die ganze Nacht das Licht.
Ich stehe an der Wand und schlafen darf ich nicht;

Denn alle zehn Minuten kommt ein Wärter, mich zu schaun.
Ich wache an der Wand. Sein Hemd ist braun.

(Dans ma cellule brûle toute la nuit la lumière.
Je suis debout contre le mur et n’ai pas le droit de dormir ;

Car toutes les dix minutes vient un gardien, pour me regarder.
Je veille contre le mur. Sa chemise est brune.)
(Traduction Alain Lercher)

Dans ce poème, également, apparaît le Christ. Mais aussi, le scandale qu’un Dieu quel qu’il soit puisse autoriser de tels crimes :

Die Erde ist Kerkergruft, der Himmel ein blaues Loch.
Hörst du, ich leugne dich! Mein Gott... ach, hilf mir doch!

Du bist nicht: wenn du wärst, erbarmtest du dich mein.
Jesus litt für euch alle; ich leide für mich allein.

(La terre et un cachot de mort, le ciel un trou bleu.
Tu m’entends, je te nie ! Mon Dieu… hélas, aide-moi pourtant !

Tu n’es pas ; si tu étais, tu aurais pitié de moi.
Jésus a souffert pour vous tous ; je souffre pour moi seul.)
(Traduction Alain Lercher)


Et puis elle revient aux juifs. Avec ce poème où elle exprime tout son amour à « son peuple », Wir Juden (Nous les Juifs), avec ces mots : ich liebe dich, ich liebe dich, mein Volk (Je t’aime, je t’aime, mon peuple). Et avec cet autre poème : Ewiger Jude (Le Juif éternel) où le mythe du Juif errant devient celui du Juif éternel, éternellement persécuté. Et avec ces deux vers Gertrud Kolmar semble être la visionnaire du malheur à venir, du signe infâme que les juifs ont connu au Moyen-Âge et que les criminels nazis vont leur imposer à nouveau :

Ach, das Zeichen, gelbes Zeichen,
Das ihr Blick auf meine Lumpen näht.

(Oh, le signe, le signe jaune,
Que leur regard coud sur mes guenilles)
 
Je n’ai pas l’impression que la judéité, ou plutôt la religion, ait été d’une grande importance pour Gertrud et pour sa famille, mais, au fond, je n’en sais rien. En tout cas le nazisme l’a forcément amenée à y penser, à s’y intéresser (elle commence à apprendre l’hébreu et parle de sionisme) comme bien d’autres ont été obligés d’y revenir.
Je n’aime pas beaucoup l’expression : « juifs assimilés ». Ils n'avaient pas à s’assimiler. Ils étaient allemands tout simplement. Certains étaient juifs pour la religion, comme d’autres Allemands étaient catholiques ou protestants. D’autres étaient incroyants ou peu croyants ou, même, avaient changé de religion. Ils étaient « historiquement » juifs pour parler comme Sartre (« La communauté juive n’est ni nationale, ni religieuse, ni ethnique. Elle est d’une nature quasi historique », dit-il dans Réflexions sur la question juive, livre paru tout de suite après la guerre et écrit peut-être un peu rapidement). Le Professeur d’Université Victor Klemperer qui survit en Allemagne parce qu’il est marié à une femme aryenne et doit faire des travaux manuels à partir de 1942 ne parle guère de religion. Il se met simplement à lire les études historiques sur les Juifs d’Ismar Elbogen et de Heinrich Graetz. Et quant aux juifs qu’il est amené à fréquenter, soit dans le Judenhaus, soit à l’usine, il constate leur diversité et la diversité de leurs réactions. L’un n’avait jamais entendu parler de Herzl, dit-il, un autre accuse « toutes ces générations de rabbins qui nous ont obligés à rester dans notre isolement », d’autres reviennent à leur religion, d’autres encore rêvent de la Palestine (voir mon Voyage, Tome 4 : Les trente honteuses). Lotte Eisner, la grande spécialiste du cinéma de Weimar et adjointe du patron de la Cinémathèque française (voir mon Voyage, Tome 5 : Lotte Eisner. La Cinémathèque française. Le cinéma de Weimar) ne parle pas de religion, elle non plus. Elle dit simplement que, plus jamais, elle ne sera allemande, mais que personne ne peut lui enlever sa langue allemande. D’ailleurs on devrait dire Mutterland et non Vaterland comme on dit Muttersprache, dit-elle. C’est aussi l’attitude de Victor Klemperer. Il ne sera plus jamais allemand, mais personne ne peut lui enlever, dit-il, « sa germanité ». De toute façon tous vivent le même sort. Il n’y a que Stefan Zweig qui se plaint de ce sort commun. Après s’être beaucoup entretenu avec Freud quand les deux se sont retrouvés à Londres il écrit dans son dernier livre publié avant son suicide au Brésil (Le Monde d’hier) : Le plus terrible dans cette tragédie juive du XXème siècle c’est que ceux qui l’endurent ne pouvaient plus découvrir aucun sens à tout cela, ni aucune faute. Au Moyen-Age ils avaient leur foi. Ils pouvaient se sentir fautifs parce qu’ils s’étaient séparés des autres à cause de cette foi et de leurs usages. Mais il y a longtemps que les juifs d’aujourd’hui ne constituaient plus de communauté et n’avaient plus de foi commune. Et voilà qu’on leur imposait de nouveau la communauté. Celle de l’expulsion. Et tous se posent la même question : Pourquoi ? Et aucun ne trouvait de réponse. « Même Freud, » dit-il « l’intelligence la plus claire de ce siècle ». Voir Antisémitisme et identité juive au 1er tome de mon Voyage autour de ma Bibliothèque.
Là où Gertrud Kolmar frappe aussi avec justesse et originalité c’est quand elle parle du Christ et des Chrétiens. Le Christ qui revient à plusieurs reprises dans ces poèmes est lui-même un juif ! Ainsi dans le poème Anno Domini 1933 (16 octobre 1933) l’étranger à la barbe noire et au visage oriental (Sein Haar war schwarz. Ein großes östliches Gesicht) autour duquel se massent les foules et qui prend soin d’un enfant malade, se fait frapper et insulter :

Da griff ins Wort die nackte Faust:
„Schluck' selbst den Unflat, den du braust!

Du putzt dich auf als Jesus Christ
Und bist ein Jud und Kommunist.

Die krumme Nase, Levi, Saul,
Hier, nimm den Blutzins und halt's Maul!“
Gen Abend trat im Krankenhaus
Der Arzt ans Bett. Es war schon aus. -

Ein Galgenkreuz, ein Dornenkranz
Im fernen Staub des Morgenlands.

Ein Stiefeltritt, ein Knüppelstreich
Im dritten, christlich-deutschen Reich.

(Et voilà que le poing nu lui coupe la parole :
« Avale donc les ordures que tu produis !

Tu te fais passer pour Jésus Christ
Et tu es youpin et communiste.

Le nez tordu, Lévi, Saul,
Tiens, reçois le prix du sang et ferme ta gueule ! »
Le soir il était à l’hôpital
Le médecin à côté du lit. C’était déjà la fin.

Une croix de supplice, une couronne d’épines
Dans la poussière lointaine de la terre d’Orient.

Un coup de pied botté, une frappe de gourdin
Dans le troisième Empire, allemand-chrétien)

Et dans un autre poème touchant intitulé Die jüdische Mutter (La mère juive) qui date du 24 octobre 1933, elle fustige le harcèlement que subit l’enfant juif à l’école, poussé au fond de la classe, sur le « banc juif » et dans cette strophe dénonce l’hypocrisie chrétienne :

Glaubt ihr, es sei gerecht, in Kirchen mitzubeten,
Behaglich anzunehmen, was der Pfarrer spricht,
Dann hinzugehn und diese Seele wie ein Tier zu treten ?
Ach, auch das Tier zertritt der Wohlbedachte nicht!

(Croyez-vous qu’il soit juste de prier avec les autres dans les églises,
Accepter tranquillement, ce que dit le curé,
Puis aller piétiner cette pauvre âme comme si elle était un animal ?
Mais non, même un animal, le bienpensant ne le piétinerait pas !)

Ici elle rejoint ce que je pense profondément : ce qui s’est passé au cours de ce siècle dans cette Europe qui se dit chrétienne (encore aujourd’hui certains traditionalistes veulent qu’on insiste sur « les racines chrétiennes » de l’Europe) n’est qu’une suite de crimes contre l’humanité qui sont totalement à l’opposé de l’enseignement de celui dont les chrétiens portent le nom. Celui qui a dit : « aime ton prochain comme toi-même ». Et je considère que le premier de ces crimes était le massacre sans fin de la première guerre mondiale, véritable génocide de nos paysans. Henri Fauconnier, le planteur et l’auteur de ce roman splendide, Malaisie, s’étonnant du nombre de missionnaires sur le bateau qui le ramène vers l’Orient après la guerre, écrit : « Est-ce qu’ils n’ont pas assez à faire en Europe ? Je voudrais le christianisme plus modeste après le bain de sang qu’il vient de s’offrir » (voir mon Bloc-notes 2014 : Fauconnier par Fauconnier). Quant au rôle néfaste joué par celui qui était d’abord le Nonce du Pape en Allemagne, puis Secrétaire d’Etat du Vatican avant de devenir Pape lui-même sous le nom de Pie XII, j’en ai amplement parlé dans la note de mon Voyage que j’ai intitulée Les trente honteuses. Rôle néfaste ? Non, rôle criminel : pression sur le parti du Zentrum pour voter la loi d’exception donnant le pouvoir à Hitler, signature d’un Concordat en juillet 1933 interdisant aux clercs toute action politique, pression sur le Zentrum pour qu’il se dissolve, et, plus tard, bien sûr, le silence sur la grande extermination organisée industriellement et dont le Vatican a été informé dès la première heure, peut-être même avant et mieux que Churchill et Roosevelt, silence encore quand les nazis ont raflé les juifs de Rome en faisant passer les véhicules devant le Vatican. Mais si le Vatican a failli, la grande chrétienté dans son ensemble, a failli également, catholiques comme protestants. Ils ont vu et ils n’ont pas voulu voir (même si les simples fidèles ne pouvaient connaître, bien sûr, toute la vérité que connaissaient les puissants). Et je ne suis pas sûr que les Chrétiens d’aujourd’hui soient beaucoup plus chrétiens. Celui qui se dit le gendre et exécuteur testamentaire littéraire de Pierre Boulle, un catholique fanatique d’extrême-droite, m’écrivait au moment où les noyades des migrants dans la Méditerranée étaient à leur comble : « les passeurs demandent 3000 Euros. D’où croyez-vous qu’ils ont l’argent ? Ce sont les islamistes qui leur donnent ! ». Et, aujourd’hui, alors qu’à Gaza on commet un crime contre l’humanité sans fin que les Etats-Unis soutiennent avec leurs bombes d’une tonne, ce sont des Chrétiens encore, les Evangélistes américains (25% de la population) qui soutiennent cette politique (quand tous les juifs seront retournés en Terre sainte le Seigneur reviendra sur terre, proclament-ils !).

Revenons une dernière fois à Gertrud Kolmar. Ulla Hahn, dans sa postface, commence par dire que cette poétesse inconnue est peut-être la plus grande des poétesses allemandes depuis Annette Droste-Hülshoff, ce qui a touché un point sensible chez moi car la Droste était justement ma poétesse préférée dans ma jeunesse et ses poèmes ma lecture de chevet. Regina Nörtemann qui a été l’éditeur des poésies complètes de Gertrud Kolmar (voir : Gertrud Kolmar : Das lyrische Werk, herausgegeben von Regina Nörtemann, Wallstein, 2003) met également Gertrud Kolmar au même niveau qu’Annette Droste-Hülshoff et Else Lasker-Schüler. Y a-t-il un lien entre la Droste et Gertrud Kolmar ? Oui, peut-être dans la sensibilité qu’avaient les deux femmes pour la nature et surtout les animaux (voir les nombreux poèmes d’animaux chez Kolmar dans son cycle Tierträume, Rêves de bêtes, qui date de 1927 et le poème Die Krähen, Les corneilles, de la Droste où une corneille vieille de 200 ans raconte aux jeunes une fameuse bataille de la guerre de trente ans et le fabuleux festin de l’après bataille : tous ces cadavres ! Et plus généralement ses très lyriques Heidebilder, Images de la Lande, où la Droste fait vivre tout ce qui anime les herbes et les étangs, les insectes, les oiseaux, les lièvres et les renards). Et chez les deux poétesses la nature pouvait être l’origine d’une vision poétique ou d’un sentiment. Il y a un poème de Droste-Hülshoff qui est peut-être son chef d’œuvre et qui représente parfaitement ce processus : Mondes-Aufgang (Lever de lune). Je l’ai commenté longuement dans ma note du Tome 3 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, intitulée : Trois écrivains germanophones (il s’agit de Gottfried Keller, Theodor Storm et d’Annette Droste-Hülshoff). Et j'ai même essayé de le traduire, ce poème, à la fin de ma note La Poésie allemande selon Reich-Ranicki, au tome 5 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque.

J’ai été tenté d’acquérir l’édition de l’œuvre lyrique de Gertrud Kolmar en trois volumes par Regina Nörtemann. D’autant plus que le troisième tome contient des commentaires. Mais j’ai finalement renoncé. Il y a beaucoup d’amateurs de poésie qui estiment qu’il ne faut pas commenter un poème. Tout au plus donner quelques repères comme le fait Barbara Wiedemann pour l’édition complète de l’œuvre lyrique de Paul Celan (voir : Paul Celan : Die Gedichte – Kommentierte Gesamtausgabe, édit. Suhrkamp, Francfort, 2012). Mais ce n’était pas l’avis de Marcel Reich-Ranicki : en persuadant la Frankfurter Allgemeine Zeitung, en 1974, d’appeler ses lecteurs à parler des poèmes qu’ils aimaient et de les publier chaque samedi dans le journal, le succès a été immense et complètement inattendu (surtout par les dirigeants du journal). En 2017 on en était au 40ème tome de la Frankfurter Anthologie où on les avait repris et le nombre de poèmes publiés avec « interprétations » a dépassé les 2000 ! Quelle a été ma surprise, en surfant sur le net, de découvrir qu’au moins cinq poèmes de Gertrud Kolmar figuraient dans la fameuse Anthologie :

Abschied (L’Adieu), un poème qui faisait partie du cycle Kind (L’enfant) et qui date probablement de 1932 et qui est commenté par un certain Jürgen Theobaldy, un écrivain allemand qui vit en Suisse.

An der Grenze (A la frontière). C’est un poème qui fait partie des premiers cycles qui datent probablement des années 1918 à 1922. Le commentateur est l’universitaire Rüdiger Görner qui a certainement raison d’y trouver déjà une certaine insécurité, un vague pressentiment d’un avenir incertain. Est-ce que cela signifie aussi que Gertrud Kolmar ait lu Theodor Herzl et soit devenue « sioniste » ? Pas sûr. Le poème est aussi remarquable par sa forme, trouve Görner. Et il bien raison encore. Chaque strophe a six vers et les trois vers centraux riment ensemble et le premier et les deux derniers vers ont le même rythme et composent le thème du poème. Dans ce poème Gertrud Kolmar démontre déjà son incroyable maîtrise de la langue et, par la richesse de ses verbes me font à nouveau penser à la grande Droste. J’ai bien envie de le recopier ce poème, sans le traduire, juste pour le plaisir des germanophones !

An der Grenze grüßt ein Haus.
Wandrers Zuflucht, stammgezimmert,
Schirmt’s vorm Strahl, der ficht und flimmert,
Wehrt dem Herbstwind, der’s umwimmert.
Oftmals späht ich von ihm aus
Nach der Grenze.

An die Grenze kroch der Schmerz,
Lag im Busch als bunte Steine;
Fand ich einen, ward’s der meine.
Schrittweis kehr ich heim und weine,
Und mir blieb mein müdes Herz
An der Grenze.

Auf die Grenze fällt bald Schnee,
Stäubt und schlägt: Ein Weg erblindet,
Der durch Tann sich aufwärts windet.
Ob zurück ins Tal er findet?
Eins nur weiß ich wohl: ich steh
An der Grenze.

Die Verlassene (Abandonnée), poème commenté par Ulla Hahn en personne.
Verwandlungen (Métamorophoses), que commente la poétesse Silke Scheuermann qui a la particularité de chanter, entre autres, les bêtes disparues, comme mon cher Dodo (voir mon Bloc-notes 2024 : Le Dodo, le Solitaire et François Leguat).
Les deux poèmes étaient inclus dans le cycle Weibliches Bildniss (Portrait de Femme), composé entre 1928 et 1932 et qui a d’ailleurs été traduit en français (Portrait de femme et Rêves de Bêtes, traduction Fernand Cambon, Circé, 2014). Alain Lercher avait cité le premier parmi ses poèmes d’amour (elle s’adresse à celui qui ne lui écrivait plus). Et moi, j’ai cité le deuxième, parce que je trouvais qu’il faisait déjà preuve d’une certaine sensualité chez la poétesse.

Die Kröte (le crapaud), poème qui ne fait pas partie des Tierträume (Rêves de bêtes) comme on pourrait le croire mais du cycle plus tardif Das Wort der Stummen (La Parole des Muets qu’on pourrait d’ailleurs également traduire par La Parole de la Muette). Et, à ma grande surprise, je vois que la commentatrice est cette Ruth Klüger qui a connu Auschwitz, toute jeune encore et qui en est sortie, miraculeusement, avec sa mère et à laquelle j’ai consacré plusieurs notes sur mon Bloc-notes 2021 : Découverte de Ruth Klüger, Ruth Klüger, Martin Walser et Reich-Ranicki et Kaddish pour un père. Cela ne m’a pas étonné que Ruth Klüger se soit intéressée à ce poème et à Gertrud Kolmar d’une façon générale. Quand on feuillette tous les poèmes du cycle Le Monde des Muets, écrits en trois mois à l’automne 1933, on se rend bien compte, dit-elle, que dès cette année fatidique de 1933 on savait déjà presque tout sur les exactions du nouveau régime, les camps, les prisonniers et les juifs. « C’est l’œuvre la plus politique de la poète », dit-elle encore. Mais considérer ce crapaud comme le symbole de la juive persécutée ou des autres victimes des nazis serait trop simpliste, dit-elle encore. Les solitaires, les méprisés, les méconnus (même Robespierre) sont peut-être le principal thème de toute son œuvre, pense-t-elle. Et elle admire les quatre derniers vers du poème avec la surprise du dernier (et ce sera ma conclusion) :

Komm denn und töte!
Mag ich nur ekles Geziefer dir sein:
Ich bin die Kröte
Und trage den Edelstein…

(Viens donc et tue-moi !
Si pour toi ne suis que vermine repoussante :
Je suis le crapaud
Et je porte la pierre précieuse…)