Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Le Dodo, le Solitaire et François Leguat

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Le Dodo est à l’honneur ces jours-ci. Le Monde du 27 mars 2024 lui consacre trois pages entières. Et le Muséum d’Histoire naturelle de Paris montre depuis le 23 mars dernier un couple de dodos nouvellement reconstitués par les taxidermistes de la maison. C’était pour fêter les 30 ans de la Grande Galerie de l’évolution.



Pourquoi cet oiseau bizarre disparu dès les années 1660, un parmi tous ces milliers d'animaux exterminés par l’homme, est-il devenu aussi célèbre ? Pataud, des bouts d’ailes ridicules, un peu bête, se laissant attraper si facilement par l’homme, ce qui lui vaut ce nom de Dodo, qui vient du hollandais dodaarsen, qui signifie stupide, raconte la spécialiste Delphine Angst (je n’ai pas trouvé ce mot dans mon dictionnaire hollandais, pourtant volumineux et ancien. Ni sur le net. Par contre nous avons en alsacien le mot a Doddel qui veut dire un simple d’esprit. Ils avaient peut-être le même mot, les Hollandais, à l’époque ?).
C’est Alice au pays des merveilles qui l’a fait connaître, le Dodo, raconte le journaliste Nathaniel Herzberg. Il y figure, dessiné par le premier illustrateur de l’œuvre, John Tenniel (le premier et le plus génial : c’est lui qui a dessiné ce fameux chat de Cheshire dont le sourire reste quand le chat a disparu !). Il paraît, dit encore le journaliste, qu’il représente l’auteur lui-même, dont le vrai nom était Dodgson et qui bégayait, d’où le Dodo… Ce sont ses élèves qui l’auraient ainsi surnommé.
En tout cas le Dodo de Tenniel est absolument remarquable ! Tout-à-fait ressemblant. D’où l’avait-il tiré ? Très probablement du Musée d’Histoire naturelle de l’Université d’Oxford où le Révérend Dodgson avait l’habitude d’emmener les petits Liddell et où se trouvait un spécimen naturalisé de dodo encore relativement en bon état à l’époque, je suppose.
 


« On n’avait aucune idée (à l’époque) de la façon dont on renseignait les sciences naturelles », regrette Delphine Angst, docteure en paléontologie. « Et les gens qui ont vu des dodos étaient des marins qui n’avaient aucune formation naturaliste ». Visiblement, cette érudite paléontologue et ornithologue n’a pas lu le Voyage de François Leguat. Il est bien dommage que cet homme remarquable ne soit arrivé aux îles Mascareignes que quelques années après que le dodo ait disparu. Et pourtant, arrivé à Rodrigues le 1er mai 1691, île où il est resté deux ans, il a décrit d’une manière parfaitement scientifique et dessiné un autre oiseau terrestre remarquable, disparu lui aussi, le Solitaire de Rodrigues. Et débarqué sur une barque, venant de Rodrigues, à Maurice, le 29 mai 1693, dans la baie de Black River de Maurice, il y a découvert un autre de ces oiseaux remarquables, que personne d’autre, à Maurice, n’avait jamais aperçu, le Géant de Maurice !
Qui était-il ? Il était originaire de Bresse et a dû s’exiler comme tant d’autres Français de l’époque (300000, dit-on) parce qu’il était de confession réformée et que cet imbécile criminel de Louis XIV a révoqué l’Edit de Nantes de notre bienheureux Roi Henri en 1685. C’est en 1689 qu’il s’est décidé à quitter la France pour les Pays-Bas. Il avait déjà 50 ans et on ne sait pratiquement rien sur sa vie antérieure. Quelle était sa profession, était-il marié, avait-il eu des enfants ? Probablement pas. Tout ce que l’on sait c’est qu’il avait pour ancêtre un certain Pierre le Guat, Seigneur de la Fouchère, dont on a des traces entre 1511 et 1534 et qui a été Secrétaire du Duc de Savoie. Ce qui est certain c’est que c’était un homme cultivé qui cite des auteurs et des évènements de l’Antiquité grecque et romaine. Un homme curieux, un homme intelligent et actif. Comment sais-je tout cela ? C’est grâce à un livre merveilleux déniché à Johannesbourg en 1991 (au moment de la fin de l’Apartheid et du début de la grande débâcle des Blancs), un livre en deux tomes édités par la Hakluyt Society en 1891 à Londres, sous le titre The Voyage of François Leguat of Bresse to Rodriguez, Mauritius, Java, and the Cape of good Hope, transcribed from the first English edition, 1708, edited and annotated by Captain Pasfield Oliver, late Royal Artillery. Les deux tomes sont munis de leur reliure d’origine, abondamment illustrée, aux titres dorés et comportent sur la page de couverture l’image également dorée de cette frégate, the Queen Victoria, qui s’est fracassée sur les rochers de Rodrigues en 1843. Un évènement qui me fait penser à un autre naufrage survenu un siècle plus tôt, celui du Saint Géran, pas loin de l'île Maurice, et qui a donné l’idée à un autre visiteur célèbre de ces îles, Bernardin de Saint-Pierre, d’écrire, en 1788, ce très beau roman, Paul et Virginie.
Qu’est la Hakluyt Society ? Une Association sans but lucratif, créée en 1846 (et qui existe toujours. Elle a même une branche aux Etats-Unis), dans le but de publier des ouvrages de voyage, de découverte et d’aventures pour mieux comprendre le Monde. La société a publié Guillaume de Rubrouck, Ibn Battuta, Christophe Colomb, Magellan, James Cook, Vasco de Gama, La Pérouse, Francis Drake entre autres. Vous voyez que notre François Leguat n’était pas en si mauvaise compagnie. Ah, oui, et j’oubliais : Richard Burton était l’un des membres de l’Association. Il est mort en 1890, juste un avant la publication de ce livre.
Arrivé en Hollande, François Leguat apprend qu’il y a un projet de colonisation de l’île que l’on appelait alors Mascareigne (et plus tard Bourbon, aujourd’hui la Réunion) et qu’un certain voyageur avait affirmé être l’Eden. Le projet était conduit par le Marquis Henri du Quesne avec la bénédiction de la Dutch East India Company. Mais très vite on apprend que le Roi de France aurait envoyé des navires de guerre pour défendre l’île en question dont il avait pris possession. Et l’expédition est réduite à sa plus simple expression : une seule frégate au lieu de deux grands navires et le groupe d’émigrants, tous protestants français, est réduit à dix ! Au Cap les rumeurs de la présence de navires de guerre français se précisent. Et arrivés à la hauteur de Bourbon, on n’a plus le choix, on continue en direction du nord et on décide finalement de débarquer à Rodrigues, une île encore parfaitement déserte. On s’installe, construit des cabanes (il y avait encore des arbres à profusion), plante des légumes et trouve largement à manger : les tortues de terre y pullulent, les poissons aussi (les requins trouvent tellement de poissons qu’ils n’agressent jamais les baigneurs), des lamentins aussi, qu’on mange aussi. De toute façon on a l’impression que l’homme mange tout ce qui est vivant. On sait quel goût avait le dodo, mais aussi les différents types de tortues, les lamentins (qu’on extermine aussi du coup), les différents types d’oiseaux (même les perroquets). J’y reviendrai. Le petit groupe d’hommes reste ainsi pendant deux ans, attendant vainement un retour des bateaux hollandais. Leguat donne l’impression qu’il pourrait bien se satisfaire de la situation. Mais lui a 50 ans, les autres ont tous entre 20 et 30 ans. Ils ont besoin de la Femme ! Alors ils fabriquent une barque et partent pour l’île de Maurice qui en est pourtant distante de plus de 500 km. Ce qui est énorme. Je passe sur les péripéties (une première fois ils s’échouent sur un rocher et l’un des colons meurt de ses blessures). Finalement ils y arrivent. Mais ils y sont très mal accueillis. Mis en prison comme des criminels, exilés sur un îlot rocheux, finalement, alors qu’ils avaient réussi à faire parvenir un message à Amsterdam, mis sur un bateau, envoyés à Batavia à Java (où ils arrivent en décembre 1696), emprisonnés à nouveau, jugés, puis acquittés mais sans ressources, ayant tout perdu et non dédommagés par le tribunal. A la fin Leguat réussit à rejoindre la Hollande (il n’a plus que deux compagnons) où il débarque à Flushing (Fléssingue) en mars 1698, après la signature du traité de paix de Ryswick, puis il s’installe en Angleterre. Et c’est là qu’il réussit à faire publier, en anglais et en français, son Voyage, en 1708. L’édition française est publiée la même année à Amsterdam avec le titre suivant : Voyages et aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes Orientales. Avec la relation des choses les plus remarquables qu’ils ont observées dans l’isle Maurice, à Batavia, au Cap de Bon Espérance, dans l’isle de Sainte Hélène et en d’autres endroits de leur route. Le tout enrichi de cartes et de figures. D’autres versions sont encore publiées : en hollandais, à Utrecht, dès 1708, en allemand, en 1709, à Francfort et Leipzig, puis une version abrégée, en français en 1720, etc. En tout cas son Voyage a été très bien reçu, même si certains ont considéré ses descriptions comme de la fiction fantastique. D’autres, par contre, y ont cru et ont tout de suite reconnu sa valeur scientifique. François Leguat est mort à Londres à l’âge canonique de 96 années !
Mais revenons à son travail de naturaliste. Dès le début de son voyage il commence à décrire avec un esprit tout scientifique les poissons et les oiseaux qu’il rencontre. Poissons volants aux Canaries, Bonitas au Cap vert, Baleines à l’île Tristan. A propos desquelles il cite Pline l’Ancien et le géographe Solinus, un poème célébrant l’animal par un Académicien contemporain, un soi-disant érudit de son époque, l’hydrographe Georges Fournier, qui prétendait avoir trouvé les cadavres de deux hommes dans l’estomac d’une baleine échouée, et l’origine syriaque du nom (baleine – whale). Tout ceci pour montrer que Leguat n’était pas un simple marin. Comme ses compagnons.
A Rodrigues il commence par admirer la grande diversité des arbres de l’île (quand nous y avons passé des vacances nous avons constaté qu’aujourd’hui cette même île est entièrement déboisée !). Les différentes sortes de palmiers et de lataniers, la façon d’obtenir le vin de palme, le capoc, le banyan (à propos duquel il cite la relation d’un voyageur, le Sieur de la Boullaye-Le-Gouz et son nom portugais Kasta), un arbre qui pue qu’il appelle nasty tree et qui semble être le Bois cabri (en créole). Dommage qu’il pue à ce point, dit-il, car il fournirait sinon un excellent bois pour les charpentiers !
Puis il parle des animaux. Les rats sont déjà là, ramenés par les bateaux qui avaient déjà accosté à l’île. Mais il y a surtout les tortues de terre. Tortues géantes. Il en a vu qui pesaient 100 livres ! Et chacune pouvait nourrir un grand nombre d’hommes. Parce que, malheureusement, il commence à parler de la chair de la tortue, de son goût (un peu comme du mouton, mais plus délicat !), de sa graisse (meilleure qu’un beurre et qui sert aussi de remède), de son foie (encore une délicatesse), de leurs œufs (qu’on mange aussi, bien sûr). Leguat raconte qu’on pouvait voir quelquefois 2000 à 3000 tortues se rassembler le soir. En plaçant des sentinelles aux quatre coins. On se demande pourquoi, puisqu’elles sont incapables de se défendre. Longtemps encore, au XVIIIème siècle, comme le raconte l’Amiral Kempenfeldt, la tortue de terre a été le meilleur produit d’exportation de Rodrigues. Et à la fin du XIXème, comme le rapporte (en 1874) le Dr. Albert Günther du British Museum, dans une annexe du tome 2, intitulée The gigantic Mascarene tortoises, il n’y en avait plus nulle part sauf à Aldabra. Et c’est encore le cas aujourd’hui : Aldabra, un archipel lointain des Seychelles, est toujours le seul endroit où vivent encore en sauvages et en liberté les tortues terrestres géantes de cette région de l’Océan Indien. Mais Aldabra est strictement interdit au tourisme !
On mange aussi les tortues de mer, même si leur chair est moins bonne que celle des tortues terrestres (elle a le goût du bœuf) alors que celle des lamentins a le goût du veau ! Oui, on mange tout. Même le naturaliste qu’est Leguat. Mais il se rachète par sa charmante description de ces mammifères, bien sûr disparus depuis bien longtemps, eux aussi, des îles Mascareignes. Ils broutent, en nombre, véritables troupeaux, à trois ou quatre pieds sous le niveau de la mer, se laissent toucher et leurs femelles ont des seins et allaitent leurs petits en les tenant, la tête au-dessus de l’eau, avec « leurs espèces de mains ».
Et puis il parle des oiseaux. « Le plus remarquable de tous les oiseaux de l’île, on l’appelle le Solitaire, parce qu’on le voit rarement en compagnie d’un de ses congénères, alors qu’ils sont pourtant très nombreux ». Alors il le décrit, la couleur de ses plumes, ses pattes, son bec « sans crête ni houpe », son cou, sa tête. Il trouve la femelle particulièrement belle, un bandeau brun sur la poitrine, une espèce de col blanc, le port majestueux et gracieux. « On ne peut s’empêcher de les admirer et leur beauté, souvent, leur sauve la vie ». Il décrit aussi leurs mœurs. Le bruit que fait le mâle en battant ses courtes ailes quand il est fâché. Les pirouettes qu’il fait, on ne sait pourquoi, en tournant sur lui-même. L’unique œuf que pond la femelle et qu’elle couve en alternance avec le mâle. Et beaucoup d’autres choses encore. Et puis il le dessine :
 

Le Professeur H. Schlegel, Directeur du Musée national des Pays-Bas, a rendu hommage à l’exactitude des faits rapportés par Leguat dans une communication datant d’octobre 1857 à l’Académie royales des sciences d’Amsterdam. Car depuis lors on a trouvé de nombreux squelettes du Solitaire et, ajoute Schlegel, « par les nombreuses observations qu’il a faites sur des sujets connus, il apparaît qu’il était, pour l’époque et pour l’amateur qu’il était, un observateur attentif et précis, qu’il a consulté au cours de ses investigations, un grand nombre d’études sur l’histoire naturelle, qu’en les comparant entre elles et avec la nature, il a essayé d’arriver à la vérité et qu’il était très loin d’être quelqu’un qui aurait répété servilement les mots d’un autre » (voir : Annexe D : On extinct birds of the Mascarene Islands).
Mais c’est surtout d’un autre oiseau étrange, disparu lui aussi depuis longtemps, décrit et dessiné lui aussi par François Leguat que Schlegel nous parle dans sa communication, le Géant. Leguat le mentionne dans son chapitre XIV où il décrit la faune de Maurice avant de s’embarquer pour Batavia. « On les appelle Géants, parce qu’ils sont hauts de six pieds », écrit-il. « Leurs corps ne sont pas plus gros que ceux d’une oie. Mais ils ont de hautes jambes et un long cou. Ils sont entièrement blancs, sauf un peu de rouge sous leurs ailes ». « Ils trouvent leur nourriture dans les marais ». Il raconte aussi qu’ils peuvent voler mais ont beaucoup de mal à prendre leur envol et sont facilement attrapés par des chiens. Leguat et ses compagnons en ont même aperçu l’un d’eux à Rodrigues où, pensent-ils, il a dû être entraîné par un vent violent.
 

Schlegel est absolument convaincu de l’existence du géant et de l’exactitude des observations de Leguat à son sujet. Il estime qu’il fait partie de la grande famille des poules d’eau. Une branche géante. Il se demande comment il se fait que les autres habitants ou visiteurs de Maurice n’en ont pas parlé. Mais pense que c’est parce que ces oiseaux ne fréquentaient que les marais et que c’est justement sur une partie marécageuse de l’île, diamétralement opposée au port principal où se trouvait le fort, que Leguat et ses compagnons ont vécu et chassé. Bien sûr il y avait bien une vingtaine de colons hollandais qui vivaient au centre de l’île. Mais ils avaient des chiens et ont, pour vivre, chassé également sur les terres des marécages. Et ont ainsi contribué, en silence, à l’extermination de cette espèce remarquable. Une extermination parmi tant d’autres.
Pendant son long voyage de retour vers l’Europe François Leguat n’a jamais arrêté de faire des observations sur la nature qu’il découvre et sur ses habitants. A Batavia il s’intéresse aux rizières et aux vignobles, aux oiseaux, aux buffles, au bétel, aux mangues, aux crocodiles, aux serpents, aux lézards. Mais aussi aux Chinois, à leurs mœurs, à leur culture, à leurs fêtes, aux cochons qu’ils élèvent. Aux Javanais, leurs femmes, leurs criss et même à l’amok ! Au Cap aux vignobles, et là encore aux animaux, aux rhinocéros, à la chasse aux lions, aux Hottentots, aux mœurs des Noirs. A Sainte Hélène il nous parle des fruits et des arbres et des oiseaux, une fois de plus.
Quel dommage que François Leguat n’ait pas débarqué à Maurice, quelques décennies plus tôt, quand le Dodo y vivait encore. Si cela avait été le cas, notre Delphine Angst, docteure en paléontologie et grande spécialiste du dodo, n’aurait pas été obligée d’affirmer lorsqu’elle a été interviewée par le journaliste du Monde, Nathalie Herzberg : « On ne sait pratiquement rien de cet oiseau ».