Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Vos souhaits sont des ordres

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(à propos du roman graphique : Deena Mohamed : Shubeik Lubeik – Vos désirs sont des ordres, Steinkis, Paris, 2024)

Dés que j’ai entendu parler de cette BD égyptienne, j’ai pensé à la fameuse parole que les génies, une fois sortis de leurs bouteilles, adressent à celui qui, en ouvrant la bouteille, est devenu leur maître. Je me souviens que je l’avais déjà cherchée, vainement d’ailleurs, pour pouvoir la dire à Annie quand elle énonçait un souhait que je prenais aussitôt pour un… ordre. Alors j’ai recommencé à fouiller, dans toutes les traductions françaises d’abord, des Mille et une Nuits qui se trouvent dans ma bibliothèque. Galland, le Dr. Mardrus, René Khawam. Mais où chercher ? D’après mes souvenirs on n’y trouve que deux histoires de génies sortis de leurs bouteilles et, dans les deux cas, on a affaire, non à des génies obéissants, mais à des génies méchants et violents. La première c’est celle du pêcheur qui trouve une bouteille dans son filet et, curieux, l’ouvre. Et aussitôt le génie qui en sort, apprenant que son grand Maître, Salomon, est mort depuis longtemps, se déchaîne et veut la mort du pêcheur. Heureusement celui-ci est malin, dit qu’il ne croit pas qu’il se trouvait dans la bouteille, lui demande d’y retourner, puis la ferme avec un bouchon. Moralité : avec les méchants il faut être plus malin qu’eux. La deuxième histoire est celle du marchand qui voyage, pique-nique tranquillement en mangeant des olives (à moins qu’il ne s’agisse de dattes ?) et jette les noyaux dans la nature tout autour de lui. Et voilà qu’un génie géant apparaît et l’accuse d’avoir tué l’un de ses enfants avec ses noyaux. Un crime qui ne peut être puni qu’avec la mort du marchand. Celui-ci ne discute pas, demande un délai d’un an pour arranger ses affaires de marchand, puis revient et lui propose de raconter des histoires (que Schéhérazade va raconter au Roi Shariar). Or, comme on sait, à l’époque, chez les Arabes, raconter des histoires pouvait vous sauver la vie. Et, effectivement, à la fin, le génie l’épargne.
Ce qui me rappelle une histoire que m’avait racontée le Directeur de notre filiale sud-africaine. Un joueur de golf passionné. Tellement passionné qu’un jour la foudre l’a frappé sur le terrain de golf de Johannesburg et qu’il a perdu l’ouïe de son oreille droite. Mais sur ce même terrain de golf, m’a-t-il raconté, est arrivé, dans le passé, une drôle d’histoire. Un jour un joueur rate son coup, la balle tombe dans les fourrés qui bordent le terrain, aussitôt en sort quelqu’un qui a forme humaine et dit au joueur : Je suis un Génie, votre balle a cassé la bouteille dans laquelle j’étais enfermé depuis plus de 1000 ans, alors pour vous remercier de m’avoir libéré je vous accorde trois vœux. Le joueur n’en croit pas ses yeux, mais, tenté, lui dit : c’est vrai que, depuis longtemps, je souhaiterais bien avoir une Mercédès, une Mercédès blanche si possible. Pas de problème, dit le Génie, demain matin elle sera garée devant votre maison. Oh, à propos de maison, dit le joueur de golf, il est vrai aussi que depuis longtemps je voudrais bien habiter sur les hauteurs de la ville, dans les quartiers chics, là où sont plantés ces magnifiques jacarandas bleus. Pas de problème, dit le Génie, demain matin un représentant d’une agence immobilière viendra vous chercher pour vous conduire dans votre nouvelle maison. Et votre troisième vœu ? Qu’en est-il ? C’est l’argent qui me manque, mon salaire bien misérable. Demain, dit le Génie, votre supérieur vous appellera dans son bureau pour vous annoncer votre nomination de chef de service avec une augmentation substantielle de votre salaire. J’ai quand même un petit souhait, dit alors le Génie. Mille ans dans une bouteille, mille ans sans connaître la Femme, vous comprendrez alors que je mets une toute petite condition à l’accomplissement de vos vœux : celle de pouvoir passer une nuit avec votre femme. Interloqué, le joueur de golf invite alors le Génie à dîner chez lui, s’entretient avec sa femme dans la cuisine, lui décrit tout ce qu’ils ont à y gagner et, finalement, la femme ayant vu que le Génie avait plutôt belle figure, consent à la chose. Le lendemain matin, au petit déjeuner, le joueur de golf fait remarquer poliment à son hôte qu’il n’y a pas de Mercédès blanche garée, pour le moment, devant sa maison. Vous avez quel âge, lui demande alors l’hôte. Quarante ans, dit-il, pourquoi ? Quarante ans, dit l’autre en secouant la tête, quarante ans, et il croit encore aux génies…
Mais revenons aux Mille et une Nuits. Ou plutôt au Roman d’Aladin qui n’en fait d’ailleurs pas partie, mais c’est la seule histoire dont je me souvienne où des génies se mettent au service d’un humain, là au service de celui qui possède anneau ou lampe. Je consulte mes trois traductions et suis d’abord plutôt déçu. Dans les trois ils s’annoncent d’abord comme des serviteurs de l’anneau ou de la lampe et de ceux qui les possèdent. Puis : « commande ce que tu veux de moi ! ». Lors des interventions ultérieures le Génie se passe des explications et se fait plus concis : « A tes ordres. Commande et j’obéirai ». « Commande, ô mon Maître, et j’obéirai ». « Mon Maître, dis ton souhait. Commande et j’obéirai ». Ou alors, chez Khawam, cette jolie formule plutôt étonnante : « Oreille attentive et bon vouloir ». Une formule qui ne semble pas propre aux génies puisque c’est la même que prononce le grand Vizir quand il reçoit un ordre de son Sultan. Et pourtant j’ai bien l’impression d’avoir entendu quelque part la jolie formule de Deena Mohamed : « Vos désirs sont des ordres ». Et en arabe cela sonne encore mieux : « Shubeik lubeik » !

J’ai donc acheté l’édition française de cette BD de plus de 500 pages dès sa publication début juin. Et je viens de la lire. Et je suis ébahi. Tant par l’aspect graphique de l’œuvre que par la maturité du texte. Alors que l’auteure n’a que 29 ans, dit-on ! Valentin Maniglia qui lui a consacré un article dans le quotidien luxembourgeois auquel je suis abonné (voir : Quand les désirs font désordre, Le Quotidien, 18 juin 2024), admire son dessin « ligne claire » et pense qu’elle est influencée par la BD franco-belge. C’est vrai. D’ailleurs pas seulement par la BD belge un peu sage mais aussi par ces auteurs français qui ont fait exploser les cases : on trouve chez Deena des dessins page entière, des dessins fragmentés, des dessins nus et d’autres qui sont de véritables kaléidoscopes. De toute façon on sent bien qu’elle a une bonne connaissance de toute la BD mondiale, aussi américaine et japonaise (les mangas). Dans une interview elle raconte que ses parents étaient passionnés par la littérature BD mondiale. Et Deena s’inspire encore à l’occasion de quelque chose que les auteurs occidentaux et japonais ne connaissent pas : elle s’approprie la calligraphie arabe comme dans cette image d’un génie sorti d’une bouteille de vœux :


Alors quelle est l’histoire ? On est dans un univers réaliste, celui de la ville du Caire, et, en même temps fantastique puisqu’on y connaît un commerce de vœux. Ou plutôt de bouteilles qui, une fois ouvertes – on suppose qu’elles contenaient un Génie comme dans les anciens temps – permettent de réaliser un vœu. Alors, bien sûr, il y a trois catégories de bouteilles, la première catégorie, très chère, n’étant accessible qu’aux très riches ou au Gouvernement, la troisième, que les pauvres gens peuvent acquérir éventuellement, n’étant pas toujours garantie. Le Génie peut être facétieux. Ainsi l’ami d’Aziza n’a qu’une envie : posséder une Mercédès. Alors lorsqu’il arrive à mettre la main sur un vœu de 3ème classe, il obtient une Mercédès jouet d’enfant ! Et lorsque, plus tard il est devenu le mari d’Aziza, c’est la Mercédès qui l’écrase, c’est la voiture qui obtient l’homme qui voulait obtenir la voiture ! La vie est cruelle. Et un autre propriétaire de vœu de 3ème classe demande un âne qui est intelligent et reçoit un âne qui parle mais « qui est con » !


Le personnage central de toute cette histoire est Shokry, un homme honnête, un homme de la haute Egypte à qui son père a confié un coffret de trois vœux de première classe qu’il avait reçu comme salaire de quelques Occidentaux malhonnêtes (il faut dire que les Occidentaux sont plutôt maltraités dans cette histoire écrite d’abord pour des Egyptiens, ils sont clairement exploiteurs : les vœux sont extraits en Egypte et traités puis commercialisés par l’Amérique et certains pays européens). Le père de Shokry se refusait à vendre des vœux. Interdit par l’Islam. C’est halam. Œuvre de djinns. Pour Shokry lui-même c’est moins clair. Il est prêt à les mettre en vente, avec quelques scrupules. Les mettre en vente dans son kiosque. Car Shokry a quitté sa haute Egypte pour acheter un kiosque au Caire. C’est un personnage important un kiosquier. Au Caire comme à Paris. Ma fille qui habite à la place Jules Joffrin à Paris est amie du kiosquier de la place. Il est d’ailleurs ami de tout le monde, me dit-elle, il connaît tout le monde et il est le premier à connaître les nouvelles puisqu’il est le premier à recevoir les journaux. Au Caire le kiosquier ne vend pas que des journaux. Aussi des cigarettes, des bonbons et même quelques produits d’épicerie. Et le kiosque de Shokry vend des vœux. Dont ses trois vœux de première classe. Mais ils ne se vendent pas. Bien sûr : un kiosque qui vend des vœux de 1ère classe, c’est suspect.
Alors la fidèle cliente de Shokry – on apprendra plus tard qu’elle est elle aussi originaire de haute Egypte, qu’elle s’appelle Shawkia et qu’elle n’est pas musulmane mais chrétienne, copte – lui suggère de faire faire faire une affiche par un artiste (ton problème est un problème de marketing, lui dit-elle). Et comme par hasard elle a un neveu qui est doué et qui fera l’affaire.


(Les Delesseps sont des vœux de 3ème classe. Pauvre Ferdinand de Lesseps ! Paix à son âme !)

La première à acheter un vœu au kiosquier est Aziza, la veuve de l’homme à la Mercédès. Qui lui a laissé en plus plein de dettes. Alors elle travaille dur, pendant quatre années, pour mettre suffisamment d’argent de côté pour acheter ce vœu qui, malgré le prix réduit auquel le vend Shokry, reste toujours trop élevé pour les pauvres comme elle.

Mais très vite elle est arrêtée par la police. Toujours aussi brutale en Egypte. Et va avoir affaire à l’administration, toujours aussi kafkaïenne au Caire.

La description que fait Deena Mohamed de la police, de l’administration et des prisons est à la fois magistrale par le dessin et très critique par le texte. Le dessin noir et blanc est parfait pour rendre le noir. Le noir de la Police, le noir de l’administration, le noir de la prison. Une suite de pages assez hallucinantes. Les policiers qui l’interrogent : tu l’as volé ton vœu, avoue et tu sortiras, abandonne-le, sinon tu vas rester au trou, etc. Les fonctionnaires qui la font passer d’un bureau à l’autre, des sous-sols aux étages : il manque un tampon, ce n’est pas le bon formulaire, on ferme, reviens demain, et. Et puis la prison, les jours sans fin, sans espoir, sans explication, tantôt dans une cellule surchargée, tantôt seule, le froid glacial en hiver, le chaud suffocant en été, etc. On sent que Deena reste prudente, critiquant les fonctionnaires, les policiers, les riches, mais pas ouvertement le Gouvernement. Pourtant, dans une case isolée on découvre une Nadia, « arrêtée dans une manifestation à Alexandrie » et dont « les parents sont sans nouvelles ». Ailleurs on affirme : « Entre ce qui t’appartient de droit et toi se dressent les barreaux de fer d’une autorité élue et un gardien payé avec tes impôts ». Et ailleurs encore, dans un bas de page, écrit tout petit, on se moque des autorités religieuses : « Le doyen de l’université al-Azhar : les vœux sont permis, mais à certains horaires ».
Finalement c’est une ONG qui intervient, alertée sur les réseaux sociaux par Nour, la deuxième cliente de Shokry. Sa représentante, la Dr. Nadia, n’a pas peur des mots : « de nombreuses personnes se sont fait confisquer », comme vous, « leurs vœux de façon arbitraire et injuste ». « La plupart du temps, ce sont des gens des classes populaires sur qui on fait pression pour céder leurs vœux en faveur du Gouvernement ». Et elle ajoute : « Ces vœux finissent chez les puissants et on aimerait les empêcher de faire ça ». Mais quand, finalement, Aziza retrouve la liberté et son vœu, elle ne sait même plus ce qu’elle souhaite. Peut-être « la sérénité et la tranquillité après dix années de tourmente ». Mais, au fond d’elle-même, son « vœu le plus cher », alors qu’elle n’a jamais oublié que son mari a eu son accident mortel après une dispute mémorable, c’est d’obtenir son pardon. Mais quel vœu, même de première classe, peut obtenir le pardon d’un mort ?

La deuxième cliente de Shokry, on l’a vu, s’appelle Nour. Je l’ai longtemps prise pour un garçon, par sa façon de s’habiller et son comportement, mais Nour signifie Lumière en arabe et le prénom est féminin, sans conteste possible. Là on change complètement de milieu social : Nour est une étudiante surdouée, appartenant à une famille riche et fréquentant d’autres enfants riches d’une Université où l’on utilise beaucoup de concepts et d’expressions américains. Ces super-riches n’ont pas de problème pour acquérir des vœux et s’en servent à tort et à travers. Le voisin de la famille de Nour a deux dinosaures et une Porsche qui vole. Et tous peuvent rendre leurs villas invisibles. Ce qui ne doit pas arranger les cambrioleurs. Il y a d’ailleurs beaucoup de réflexions que j’ai trouvé intéressantes sur ce que les gens souhaitent d’une façon générale. Dans le chapitre d’Aziza il y a un dessin amusant (qu’on pourrait intituler : les vœux chez les pauvres) : la pauvre fille est devant un tas d’argent et la légende dit : « dans la plupart des situations ce qui se tient entre vous et votre vœu n’est qu’une montagne d’argent ». Et à la fin du chapitre celles qui ont sauvé Aziza lui demandent ce qu’elle veut : « Une vie luxueuse comme celle qu’on nous vend sur les panneaux publicitaires qui longent les ponts du Caire ? » Ou « un nouveau visage pour commencer une nouvelle vie ? ».
Dans le chapitre de Nour l’enquête est plus scientifique. Il y a même un professeur de l’Université de Nour qui donne des cours sur les vœux. Et lorsqu’on interroge les étudiants sur les vœux qu’ils ont utilisés on entend tout et n’importe quoi. L’une des filles assure que « la moitié de cette université a fait des vœux cosmétiques ». Mais c’est souvent la santé que l’on désire. Ou le bonheur.
Alors Nour s’interroge : « Si je demandais simplement le bonheur ? Le bonheur éternel ? ». Oui, mais alors on risque de devenir « une espèce de vache qui rit, quoi qu’il arrive dans ta vie ». Est-ce que cela vaut le coup, demande-t-elle, de ne plus pleurer à un enterrement, « d’ériger une barrière émotionnelle entre soi et la réalité ? ». Devenir un zombie (c’est moi qui le dis). « Mieux vaut se droguer, c’est moins cher », dit Nour. Et, au moment où elle pense utiliser son vœu pour « résoudre ses problèmes », elle se rend soudain compte que « c’est moi le problème ». Et puis elle va consulter des psys. Et là je me suis vraiment amusé car les questions posées, les tests auxquels on soumet Nour et la conclusion : « vous souffrez de dépression » semblent tellement vrais que je me suis demandé si Deena n’a pas fréquentée elle-même des psys !

Je ne vais pas vous raconter la fin de l’histoire de Nour. Peut-être simplement le vœu qu’elle choisit pour finir : « Je voudrais pouvoir toujours être en mesure de m’apporter de l’aide à moi-même, lorsque j’en aurai besoin ».

La troisième histoire n’est pas celle de Shokry comme on peut le lire dans certaines analyses de ce roman graphique sur le net mais l’histoire de sa vieille cliente, Shawqia. Après avoir appris que son amie est chrétienne et originaire comme lui de haute Egypte (du côté d’Assouan, dit-il), Shokry apprend qu’elle est gravement malade. Alors comme il lui reste un vœu, il lui propose de l’utiliser pour la débarrasser de sa maladie. Mais elle refuse absolument. Elle ne souhaite plus qu’une chose, se reposer sur une plage d’Alexandrie où elle a vécu, manger des crevettes et regarder la mer. Quant aux vœux elle s’en est déjà servie. Et elle lui raconte son enfance et sa jeunesse. Une histoire où le fantastique revient et que je ne vais pas vous raconter. Si ce n’est ceci : elle a réussi un fait d’armes héroïque dans sa pré-adolescence, elle est devenue célèbre, le Gouverneur vient la voir, même le Président et on lui fait cadeau en récompense d’un vœu de 1ère classe. Alors dès qu’elle est en âge de se marier, c’est-à-dire dès qu’elle est nubile, les prétendants, attirés par le vœu, se précipitent. Et c’est le fils aîné du plus grand commerçant du village voisin qui est accepté par ses parents. « Une grande brute avec une moustache qui pouvait couvrir mon visage ». Elle aurait préféré son autre fils plus petit et beau gosse. Mais ce sont ses parents qui décident. Et la brute se révèle ainsi dès le mariage conclu. Et commence par mettre la bouteille du vœu dans un coffre et en garde la clé accrochée à un ruban autour de son cou. Et dresse sa femme et la bat.

Et puis l’affaire du mari va mal. Il veut utiliser son vœu pour compenser ses pertes. Elle refuse. Puis a deux enfants. Qui sont tuberculeux. Elle veut les soigner, récupérer son vœu. Il refuse et s’en va. Les enfants vont mourir. Il refuse encore. Les enfants meurent. C’est alors seulement que le mari revient, confus quand même. Trop tard. Elle le tue, récupère la clé du coffre et utilise son vœu pour revenir à l’enfant qu’elle était. Et recommencer sa vie autrement. Et voilà, dit-elle à Shokry. Mais je regrette mes enfants encore aujourd’hui. Et n’ai qu’une envie : les rejoindre.

Alors Shokry retrouve un peu par hasard l’âne qui parle. Il a toujours sa bouteille de vœu à la main. Tu veux que je t’enlève le don de parole, lui demande-t-il. Non, dit l’âne. Je veux devenir un humain. Tu es sûr ? Oui, absolument. Devenir un humain et punir tous ceux qui m’ont insulté et maltraité pendant ma vie d’âne parlant. Alors Shokry s’exécute. Et dit plus tard à son épouse : « J’ai l’impression d’avoir relâché dans la nature une créature vengeresse ». « Tu as fait ce qu’il fallait », dit sa femme. « Laisse ton esprit en paix maintenant ».
Mais moi je crois que même les vœux de 1ère classe ne sont pas parfaits. Vous n’avez qu’à regarder l’image de l’âne devenu humain de près. Vous ne voyez rien ? Regardez sa denture. Ne vous rappelle-t-elle pas celle de Fernandel ? L’humain a gardé sa denture d’équidé…


Alors, une fois la lecture des 500 pages de son roman graphique terminée on a, bien sûr, envie d’en savoir plus sur son auteure. Qui est donc réellement cette femme de 29 ans ? Les biographes racontent qu’à l’âge de 18 ans déjà, elle avait réussi à créer un « webcomic viral » et une héroïne nommée Qahera, une super-woman musulmane qui combat à la fois l’islamophobie (cela existe en Egypte ?) et la misogynie des intégristes religieux ! Beau combat ! Qui demande peut-être la couverture de la piété religieuse ? En tout cas elle doit faire partie elle-même des classes privilégiées en Egypte. Et si, comme on semble le dire, elle n’a pas fait de séjours de longue durée à l’étranger, elle a dû étudier dans une université américaine locale : je l’ai entendue parler anglais dans une interview et trouvé son anglais absolument parfait ! Je pense qu’on entendra encore parler de cette Deena Mohamed…

Post-scriptum : si je me suis tellement passionné pour le roman graphique de Deena Mohamed, c’est aussi parce que j’aime l’Egypte et les Egyptiens qui sont des Arabes un peu à part, un peu Africains. D’ailleurs ils sont Africains ! Je connais aussi les problèmes de l’Egypte.
Ainsi la brutalité de leur police. Mon ami Alain, Directeur marketing de notre Groupe, ayant fini d’installer notre stand à la Foire du Caire, loue une voiture avec chauffeur pour rendre visite à un client à Alexandrie. A l’époque, c’était il y a plus de trente ans, il n’y avait pas d’autoroute entre Le Caire et Alexandrie. Juste une route à trois voies. Un trafic intense. Et sur la voie du milieu les voitures qui doublaient se fonçaient dessus. Le coup de poker pour voir qui allait céder. J’avais connu exactement la même chose en Iran sur la route qui joignait Téhéran à Qazvin où se trouvait notre atelier. De temps en temps cela se terminait mal, bien sûr. Je ne sais plus ce que le chauffeur d’Alain avait fait, mais tout-à-coup apparaît la Police et stoppe la voiture. Puis les deux policiers, de vrais malabars, sortent le chauffeur de la voiture, l’emmènent sur le bas-côté et… le tabassent ! Alain veut intervenir, mais ils le ramènent à la voiture et lui font comprendre énergiquement que cela ne le regarde pas !
Quant aux prisons on y pratique le viol des hommes, des faibles par les forts et des jeunes par les vieux. L’écrivain égyptien et opposant politique Sonallah Ibrahim en parle d’expérience dans son roman Charaf ou l’honneur. Un peu comme en Turquie. D’ailleurs la pratique date peut-être de l’époque ottomane. Je me suis souvent demandé si ce que nous appelons vice grec n’est pas plutôt un vice ottoman, donc turc.
Je connais aussi la grande disparité économique de la société égyptienne à laquelle Deena semble faire allusion. Qui provient d’abord d’une mainmise sur l’économie par un petit nombre et d’abord par les chefs militaires. A mon époque la plus grande entreprise de construction égyptienne s’appelait Osman A. Osman et, comme par hasard le Ministre de la Construction était l’ingénieur copte A. Osman ! Etrange, non ? Mais aujourd’hui c’est l’Armée qui est le plus grand capitaliste du pays, active dans les secteurs les plus variés et représentant entre 10 et 15% du PIB égyptien. Dans un sens la situation égyptienne ressemble à celle de l’Iran. Dans les deux cas un autocrate s’appuie sur une organisation militaire qui contrôle une bonne partie de l’économie et en profite très largement sur le plan financier. Vous pensez bien que ces gens-là ne vont jamais lâcher les commandes !
Quant à la situation de la femme égyptienne évoquée par Deena dans l’histoire de Shawqia et la misogynie des clercs que combat sa super-héroïne Qahera, je la suis depuis longtemps. Je me souviens de ce terrible film égyptien intitulé Les Femmes du Bus 678 (voir mon Bloc-notes 2012 : Islam vs Femmes) que nous avions vu au Festival du Film arabe de Fameck. On nous y racontait trois histoires basées sur des faits réels, celle de Fayza qui supporte tous les jours des attouchements dans le bus avant de se révolter, celle de la jeune Nelly happée et enlevée par un chauffeur de bus et qui se défend et attaque le chauffeur en justice contre la volonté de ses parents qui veulent cacher la chose, et surtout celle de Seba, mariée à un toubib fana de foot et qui se fait entourer par des hommes à la sortie du stade où elle a accompagné son mari et se fait agresser sexuellement. Mais surtout le plus horrible : le mari, pourtant un intellectuel puisque médecin, ne veut plus voir sa femme. Elle, la victime, a été souillée ! Mais d’un autre côté l’Egypte peut se glorifier d’avoir eu de nombreuses femmes, féministes courageuses (voir mon Bloc-notes 2019 : Trois féministes égyptiennes), Hoda Chaarawi (1879 – 1947), Doria Shafik (1908 – 1975) et Latifa al-Zayyat (1923 – 1996). Et plus tard encore Nawal el-Saadawi (1931 – 2021), beaucoup plus radicale, femme médecin se battant contre la clitoridectomie, contre le fanatisme de l’hymen intact et le mariage des filles à peine nubiles. Et pour le droit des femmes au plaisir sexuel. (voir mon Bloc-notes 2021 : Une quatrième Féministe égyptienne). La législation égyptienne relative à la femme a d’ailleurs évolué depuis (grâce entre autres à la femme de Sadate (voir mon Bloc-notes 2019 : Trois féministes égyptiennes (suite)). Il n’empêche, comme l’a dit Nawal el-Saadawi, il ne suffit pas de changer la législation, c’est les mentalités qu’il faut changer ! Par l’éducation et la culture, disait-elle.

Post-scriptum-2 : Il y a un livre qui résume assez bien les maux de l’Egypte tels que je viens de les décrire, c’est le livre que Alaa el Aswany, l’auteur du bestseller mondial, L’Immeuble Yacoubian, a écrit à la gloire de la Révolution du printemps 2011 : J’ai couru vers le Nil (Actes Sud, 2018). Voir mon Bloc-notes 2019 : Islam vs Femmes (suite). On y voit un général lubrique mettre à nu la femme d’un prisonnier et le menacer de la violer devant lui s’il ne parle pas. On y montre la puissance et la solidité de l’oligarchie en place quand elle ne s’appuie pas seulement sur l’armée et les organes de sécurité, mais encore sur la famille du Président (son fils Gamal. A l’époque Moubarak) et sur l’organisation patronale qui, à son tour, finance la propagande, télé et journaux. On y montre aussi le jeu étrange qui se joue entre Armée et Frères musulmans. Jusqu’à ce que ces derniers touchent aux prérogatives de l’Armée, alors ils sont balayés. Et, pour finir, on nous décrit un cheikh autoproclamé qui a consacré sa vie à la prédication divine, a trois Mercedes, trois épouses et qui épouse puis répudie de jeunes vierges, car il aime déchirer les hymens et qui, dans un sermon sur le voile s’adresse aux pieuses musulmanes : « Mes sœurs dans l’islam, répétez après moi cette invocation et apprenez-la par cœur : Mon Dieu, fais que les femmes et les filles des musulmans soient saintes, pieuses, soumises et pénitentes. Fais-leur aimer le voile et le hijab… ».