Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Une 4ème féministe égyptienne

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Le 23 mars dernier Le Monde, dans sa rubrique nécrologique annonçait le décès dans sa 90ème année de l’écrivaine, doctoresse et féministe égyptienne Nawal El-Saadawi (voir dans Le Monde du 23/03/2021 l’article signé Hélène Sallon). Cela m’a bien sûr intéressé, ayant déjà largement évoqué les grandes féministes égyptiennes dans ma note du Bloc-notes 2019 : Trois féministes égyptiennes et n’ayant jamais entendu parler de celle-ci.
Je rappelle d’abord qui sont les trois autres.
La première est Hoda Chaarawi (1879 – 1947). D’une famille aisée, c’est elle qui a créé l’Association intellectuelle des Egyptiennes, assisté à un Congrès féministe en 1914, créé l’Union féministe égyptienne en 1923, rejeté officiellement le voile, en public, à son retour de Rome en gare du Caire et organisé le premier congrès féministe arabe en 1944.
La deuxième : Doria Shafik (1908 – 1975) a réussi à partir en France pour ses études où elle passe son doctorat en philosophie à la Sorbonne avec deux thèses, l’une sur l’art, l’autre sur la Femme et le droit religieux en Egypte. Est journaliste (revues pour femmes égyptiennes), crée l’Union des Filles du Nil, organise des actions politiques fortes, mais déplaît à Nasser qui l’oblige à rester chez elle pendant 13 années, puis se suicide. Elle est aussi une grande poétesse (en français et en arabe).
La troisième, Latifa al-Zayyat (1923 – 1996) publie un roman célèbre, the open Door, décrivant la lutte d’une jeune fille pour la libération à la fois politique et féministe. Excellente écrivaine et grande combattante politique, souvent en prison.
Chacune de ces femmes, appartenant à trois générations successives, s’est battue et a obtenu certaines améliorations de la situation de la femme égyptienne : libération du voile (mais là on est revenu au point de départ), éducation des filles, l’âge légal pour le mariage des filles, droit de vote des femmes (limité mais quand même), représentation des femmes au Parlement, etc. Mais aucune n’a osé lutter de face contre la religion. Même si Doria Shafik a demandé avec insistance à ce que l’on sépare le domaine social du domaine purement religieux.
Nawal el-Saadawi (1931 – 2021) a été beaucoup plus radicale et, peut-être, plus courageuse encore. D’abord elle a osé parler ouvertement de sexe. Il faut dire qu’elle a été médecin et psychiatre. Elle a été la seule à non seulement protester contre la domination mâle absolue et l’exploitation de la femme en Egypte, mais aussi contre la situation lamentable sur le plan sexuel de cette femme. Et tout particulièrement contre cette abomination tellement répandue, la clitoridectomie. Ensuite, si elle n’attaque pas directement la religion, elle attaque la société et tout le monde comprend bien que derrière la société il y a l’institution religieuse.
Elle a beaucoup écrit (50 publications). Des œuvres autobiographiques, des œuvres de fiction dont certaines sont clairement basées sur sa vie et son expérience, et des essais. Peu de ces écrits ont été traduits en français. Alors j’ai commencé à chercher ce que j’ai pu, en anglais. Memoirs of a Woman Doctor, SAQI Books, Londres 2019 (1ère édition : 1988) et A Daughter of Isis, the early life of Nawal El Saadawi, in her own words, Zed Books, Londres, 2018 (1ère édition 1999). Et ce n’est que lors de mon dernier séjour parisien que j’ai découvert à la Librairie L’Harmattan son célèbre essai La Femme et le Sexe ou les Souffrances d’une malheureuse opprimée édité par L’Harmattan en 2017.

Les Souvenirs d’une femme médecin (Memoirs of a Woman Doctor) sont un peu décevants. Elle les avait publiés dans une Revue égyptienne en 1957 alors qu’elle n’avait pas trente ans et ils avaient été coupés par la censure. Ils ont été réédités plus tard au Caire et à Beyrouth toujours avec les mêmes coupures. J’avais manqué de courage, dit-elle, et maintenant j’ai perdu mon manuscrit. C’est peut-être ce qui rend le livre un peu décousu. L’héroïne (le livre est écrit à la première personne) commence à parler de son enfance où elle découvre déjà sa condition de fille, inférieure au garçon, son frère, et condamnée à être mariée le plus tôt possible à un homme plus âgé dont elle sera la servante. Puis ses études de médecine, ses séances de dissection de cadavres, hommes comme femmes, qui semblent l’avoir beaucoup marquée car elle en parle à nouveau dans ses autres livres. Pourquoi ? D’abord parce qu’elles montrent bien qu’il n’y a guère de différence entre l’homme et la femme. En tout cas pas organique. Et, ensuite, parce que la science oblige à oublier la pudeur. Ce qui dans un environnement particulièrement rétrograde sur le plan sexuel comme c’est le cas en Egypte, prend toute son importance. Et finalement elle parle d’une époque de sa vie où elle est médecin de campagne. Mais guère de son expérience de médecin. A part celle de recevoir une jeune malheureuse, enceinte et trompée par un homme, et qui est condamnée à mort si elle doit retourner chez son père en haute Egypte. On croit comprendre qu’elle va pratiquer un avortement. Sans que ce soit dit de manière explicite (la censure ?). Pour le reste elle évoque surtout son expérience de femme mariée. Un premier mariage avec un homme dont elle a soigné la mère mourante et qui la touche. Mais un premier mariage qui tourne court. Déjà le contrat de mariage devant le cheikh la choque : comme le contrat d’achat d’une vache, dit-elle : le mari doit payer un certain montant, un acompte d’abord, puis une promesse de paiement ultérieur. Et le cheikh ne s’adresse qu’à l’homme. Jamais à elle. Et puis très vite son mari veut qu’elle arrête de travailler. Elle s’est trompée sur son compte. Elle arrive quand même à divorcer. Et, plus tard encore, elle trouve un autre homme, un musicien. Car elle a aussi découvert sa sexualité. Elle va peut-être, enfin, trouver son bonheur…

L’autre livre, Une fille d’Isis, la jeunesse de Nawal El Saadawi, racontée par elle-même (A Daughter of Isis, the early life of Nawal El Saadawi, in her own words), est déjà nettement plus intéressant. Il a été traduit en anglais (350 pages) par son troisième mari, Sherif Hatata et commence tout de suite à annoncer son combat pour la libération de la femme en Egypte.
Dès la page 4 elle se moque des mythes des hommes de son pays. « Dans le monde patriarcal qui est le nôtre », dit-elle, « la femme n’a aucune valeur, que ce soit sur terre ou au ciel. Au paradis on promet à l’homme 72 vierges pour son plaisir sexuel, mais la femme n’a droit à personne si ce n’est à son mari s’il a encore le temps avec toutes ces vierges qui l’entourent ».
A la page 13 elle parle déjà de cette clitoridectomie qu’elle a subie à l’âge de six ans et contre laquelle elle va encore se battre souvent au cours de sa vie : « Quand j’ai eu six ans, la daya (la sage-femme) est arrivée, un rasoir à la main, a tiré mon clitoris d’entre mes cuisses et l’a coupé. Elle m’a dit que c’était la volonté de Dieu et qu’elle a accompli sa volonté ». Elle y revient, plus loin, à la page 73 : « Son regard devint perçant, cherchant quelque chose au bas de mon corps, ce morceau de chair qu’on appelle al-zambour, ou dans une langue plus éduquée, al-bazar (sacré bazar !). Elle continua à le chercher, avide de le voir émerger de ses profondeurs, comme si son regard seul pouvait le faire sortir. Alors elle prit son rasoir entre ses doigts épais, l’aiguisa sur un morceau de pierre, dans un mouvement de va et vient, jusqu’à ce qu’il devint rouge comme feu, puis saisit le bazar et le coupa à sa racine avec la lame. Puis elle l’enterra dans un trou, le couvrit avec de la poussière, et appela Allah trois fois lui demandant de protéger les croyants présents de Satan. Après cela elle récita trois fois la Fatiha, lava le sang de ses mains dans une cuvette pleine d’eau. Réciter le Coran au-dessus de la blessure a le même effet que l’iode. Cela tue les germes, stérilise la blessure et nettoie de tous les péchés. C’était ce que l’on appelait purification ou tahara, et c’est la daya qui l’effectue ». « En 1937, l’année de mes six ans », continue-t-elle, « toutes les filles étaient ainsi circoncises (c’est le terme qu’elle emploie) avant d’avoir leurs menstrues. Pas une seule fille n’y échappait, qu’elle soit villageoise ou citadine, de famille riche ou pauvre. Ma mère y est passée et la mère de ma mère. Et pourtant ma mère ne nous a pas évité cette opération, ni à moi, ni à ses autres filles. Mais moi j’ai pu en protéger ma fille, et bien d’autres filles, à partir du moment où j’ai commencé à écrire il y a plus de 40 ans » (au moment d’écrire ses souvenirs elle a plus de 60 ans). Sa grand-mère paternelle, Sittil Hajja, une sacrée bonne femme, d’où elle a certainement reçu sa force physique et mentale, lui a raconté la même histoire pratiquement dans les mêmes termes (page 36). « J’avais juste commencé à aller dans les champs et à jouer avec les autres enfants quand cette femme innommable, Oum Mahmoud, cette daya, cette éhontée fille de putain, est venue à la maison, m’a attrapée et m’a ficelée comme un poulet avec l’aide de quatre autres femmes. Elle m’a dit : maintenant, écoute ma fille, je vais te couper ton zambour, pour que tu sois pure et propre lors de ta nuit de noces, pour que ton mari ne s’enfuie pas de dégoût et que tu ne cours pas après d’autres hommes. Alors elle a pris un rasoir, l’a affuté sur une pierre pour qu’il coupe comme si une flamme traversait mon corps ».
Nawal se souvient aussi de ses premières règles (page 75). Elle avait neuf ans et était paniquée. Comme d’autres petites filles le sont probablement ailleurs dans le vaste monde. Mais ici c’est différent, c’est pire. D’abord parce qu’on n’en parle pas et, ensuite, parce qu’une fois de plus, on en fait un mal qui déplaît à Dieu, comme si c’était un péché. Car il est écrit dans le Coran : « Et ils vous demandent à propos des menstrues. Dites que c’est une offense, donc restez à l’écart des femmes en état de menstrues jusqu’à ce qu’elles soient purifiées ». C’est là peut-être le problème fondamental des femmes en pays arabo-musulman : on utilise constamment Dieu pour tenir la femme en état d’infériorité, la dominer, la mépriser. Et si on ne peut s’appuyer sur des textes sacrés véritables on inventera une tradition dite sacrée…
A la page 24 elle évoque le problème des filles mariées à peine pubères à l’exemple de sa mère. Elle avait 15 ans quand je suis née, dit-elle, et elle avait déjà donné naissance à mon frère aîné. Son père l’a sorti de l’école avec un bâton pour la faire épouser un homme plus âgé qu’elle de 16 ans qu’elle n’a jamais vu. C’était en 1929. Si elle avait vraiment 15 ans quand Nawal est née (en 1931) sa mère devait avoir 13 ans à son mariage. Et pourtant elle était issue d’une famille de haute origine, turque comme c’était souvent le cas en Egypte (dans le faire-part de mariage on l’appelle Hanem, un terme de respect pour les dames de la haute). Après la cérémonie, raconte Nawal Et Saadawi, elle est prise par l’homme sans même être déshabillée, imprégnée de son premier enfant, et ainsi de suite, nuit après nuit, naissance après naissance, elle a eu neuf enfants et a avorté du 10ème, avant d’atteindre l’âge de trente ans. Et, ajoute-t-elle, « sans avoir jamais connu cette chose que l’on appelle plaisir sexuel ». Là elle invente peut-être. Je doute que sa mère ait jamais parlé de ces choses avec sa fille… Et pourtant le mariage a été heureux. Ils se sont estimés, ils se sont aimés. Il n’a jamais pris de deuxième femme. Et il ne lui a jamais crié dessus ! Parce que c’était un homme bien. Une chance.
Sa grand-mère paternelle, Sittil Hajja, lui raconte une histoire encore pire : elle n’avait que dix ans lors de son mariage, n’avait pas encore eu ses règles. Alors la daya a percé sa virginité avec ses ongles, le sang jaillissait entre ses cuisses, et une ânesse l’a portée de la maison de son père jusqu’à celle de son mari, le sang coulant sur la selle. Son mari l’a quand même couverte, puis lui a demandé de se lever et de préparer à manger. Et comme elle était lente à se lever il l’a battue avec la canne avec laquelle il battait son mulet. Car c’était la coutume à la campagne de battre sa femme lors de la nuit de noces. J’avais déjà entendu cette histoire. Je ne sais plus si c’est Doria Shafik ou Latifa al-Zayyat, toutes les deux originaires comme Nawal El Saadawi du Delta, qui l’a évoquée : les amis du fiancé l’y encourageaient même, disait-elle : sois un homme, montre-lui, dès la première nuit, qui va commander ! Je ne savais pas que la mauvaise plaisanterie : bats ta femme tous les jours, si tu ne sais pas pourquoi, elle le saura !, était basée sur une sinistre réalité. Ce n’est que trois ou quatre années plus tard que Sittil Hajji tombe finalement enceinte. Mais ensuite elle aura quinze enfants dont neuf meurent. Le père de Nawal est son fils unique, fils choyé pour lequel elle fera tous les sacrifices pour lui permettre de faire des études et devenir enseignant puis inspecteur de l’Education nationale. Son mari meurt après 18 années de vie commune. Elle a 28 ans et elle est veuve. Mais après sa mort, dit Sittil Hajji à sa petite-fille, j’ai décidé que plus jamais aucun homme n’entrera dans mon lit !
L’histoire du perçage de l’hymen des épouses-enfants par une daya semble être d’un usage courant. Lorsque Nawal a 10 ans elle est invitée au mariage de sa cousine Zaynab, à peine plus âgée qu’elle (11 ans ?), une fille qui a les larmes aux yeux car elle aussi aurait voulu faire des études. A un moment donné, raconte Nawal (page 149), voilà que la daya est au milieu de nous « comme un ange de la mort ». « Elle prit Zaynab par le bras et la conduisit dans une pièce à l’intérieur de la maison. J’aurais bien voulu les suivre mais elle me claqua la porte au nez. Les tambours battirent plus fort, les you-yous aussi devinrent plus aigus, comme si on voulait cacher le crime qui était perpétré à l’intérieur. Soudain le cri de Zaynab passa les murs, un long et perçant cri qui monta jusqu’au ciel… Puis la porte s’ouvrit et Oum Muhammad, émettant elle aussi des you-yous perçants, agitait au-dessus de sa tête le tissu plein de sang… Et le père de Zayab se leva et alla rejoindre tout fier les autres hommes… »
Le père de Nawal, aussi, voudra marier sa fille encore jeune. Mais c’est elle qui résiste et dégoûte les fiancés éventuels. Et sa mère la soutient discrètement. Et puis, grâce à ses succès scolaires éclatants et, aussi, à cause des échecs tout aussi éclatants de son frère aîné, elle va y échapper définitivement, à toutes les manœuvres des deux familles de son père et de sa mère ! Son père est fier d’elle. Et les deux, père et mère de Nawal, sont des fervents partisans de l’éducation. Des garçons comme des filles.

Il faut maintenant dire un mot des parents. Nawal aime beaucoup sa mère. Mais la famille dont elle est issue est d’une classe sociale supérieure à celle du père et cela se sent. D’abord cela inspire un certain respect à son mari. Mais ensuite, dans ces familles, on n’a pas l’habitude d’extérioriser ses sentiments. On ne s’embrasse pas. On n’embrasse pas ses enfants. Nawal est d’abord bien plus distante de son père. Mais au fur et à mesure où elle grandit elle s’éloigne de sa mère, toujours prise par la cuisine, les travaux domestiques et ses nativités. Et, en même temps, elle se rapproche de plus en plus de son père qui l’impressionne par sa culture, ses connaissances de toutes sortes (même astronomiques), sa probité, ses positions politiques (nationaliste, opposé à la clique qui entoure le Roi, opposé à la concussion qui y règne, et plutôt social). Il a une bibliothèque où l’on trouve les auteurs classiques, les poètes arabes, comme des auteurs contemporains tel que Taha Hussein (Nawal parle plusieurs fois de son livre Les Jours, traduit en français avec le titre : Le Livre des Jours). Parmi les poètes on trouve le fameux Abu Nowas, pas toujours très orthodoxe, amateur de vin et rebelle (dont le père aime à réciter les vers), et le vieux poète syrien aveugle, Abul-Alâ Al Maari, du Xème siècle (pour lequel Taha Hussein, lui-même aveugle, avait beaucoup d’admiration et auquel il a consacré une étude) et dont le père de Nawal cite souvent les fameux vers : Les habitants de la Terre se partagent en deux catégories. Ceux de la première ont une cervelle et pas la foi. Ceux de la deuxième ont la foi mais pas de cervelle. Des vers qui avaient déjà frappé notre grand orientaliste, maître et ami d’Antoine Galland, Barthélémy d’Herbelot, qui les avait traduits dans sa grande œuvre, la Bibliothèque orientale (voir, dans ma Bibliothèque : Barthélémy d’Herbelot : Bibliothèque Orientale, ou Dictionnaire universel, contenant généralement Tout ce qui regarde la connaissance des Peuples de l’Orient, édit. J. E. Dufour & Ph. Roux, Maestricht, 1776) : « le partage du monde est réduit à deux sortes de gens, dont les uns ont de l’esprit et pas de religion, et les autres de la religion et peu d’esprit ».
Ce qui fait qu’on pourrait se poser la question des convictions religieuses du père de Nawal. Sur ce point il n’y a pourtant aucun doute. Tous, les parents de Nawal comme les autres membres de sa famille, sont des musulmans convaincus. Mais tous n’ont pas forcément confiance dans les représentants officiels de la religion. C’est ainsi que sa grand-mère paternelle, Sittil Hajji, pauvre paysanne ignare, n’hésite pas à menacer le chef de village en déclarant : « Nous ne sommes pas des esclaves et Allah est la Justice. Les gens ont appris cela par leur propre raison ». Et son père dit à sa fille : « Allah est notre conscience et c’est elle qui nous dit que nous avons mal fait si nous ne nous levons pas pour supporter la justice. La voix de Dieu nous vient du plus profond de nous-mêmes et non du pupitre de la mosquée ».
A partir du moment où sa fille fait la preuve de son intelligence, de sa volonté et accumule les succès dans ses études il la soutiendra totalement sans jamais faillir. Financièrement, mais pas seulement. Même en intervenant directement quand elle rencontre des problèmes avec ses profs ou les membres de la famille qui la logent au Caire ou, plus tard, avec les responsables de l’internat qui l’accueille. Et, après son bac (on est en août 1948, elle a 17 ans), on lui permet de continuer ses études à l’Université. Elle voudrait faire Lettres par amour de la langue arabe et parce qu’elle voudrait devenir écrivaine, mais son père l’en dissuade, estimant que ces études ne font que conduire à l’Education nationale et que c’est mal payé et mal estimé en Egypte. C’est sa mère qui suggère la Faculté de Médecine. Et c’est ce qu’elle va faire. Son auto-biographie s’arrête là. Avec le choc des premières dissections.
Quand elle rédige ses souvenirs elle est aux Etats-Unis, en Caroline du Nord, exilée de son pays. Alors qu’elle avait déjà été arrêtée par Sadate en 1981, puis libérée après son assassinat, la police est de nouveau à sa porte en 1992. Mais le pire c’est qu’elle est sur une liste de personnes à tuer des fondamentalistes. Alors elle est définitivement partie, le 8 janvier 1993, avec son 3ème mari, Sherif Hatata, un écrivain qui, lui, est resté 15 ans dans les prisons égyptiennes. Ce n’est que bien plus tard, quand Sissi se débarrasse des Frères musulmans, qu’elle revient au pays. Et y reste jusqu’à sa mort en 2021… Certains opposants le lui reprochent. Ils auraient voulu qu’elle s’oppose aussi à Sissi. Mais il me semble que quelquefois il faut savoir choisir entre deux maux !
Annie n’avait pas été convaincue par son livre, du moins le début, trouvant ses souvenirs d’enfants un peu naïfs. Je ne suis pas d’accord. Je pense que c’est un témoignage précieux sur la société patriarcale égyptienne de son époque. Et surtout sur la position de la femme. Sur un point on a fait des progrès sur le plan législatif : l’âge autorisé pour le mariage des jeunes filles. Sur d’autres je n’en suis pas si sûr. Doris Lessing a dit à propos de ce livre : Voici un livre que nous devrions tous lire…

Si ses Souvenirs d’une femme médecin est une fiction et la Fille d’Isis une autobiographie, La Femme et le Sexe est un essai. Un essai important. Ce n’est pas pour rien que l’éditeur L’Harmattan a décidé de le publier en français. Le sous-titre annonce clairement le sujet : ou Les souffrances d’une malheureuse opprimée.
Là aussi Annie a d’abord été un peu réticente. Ce n’est pas un livre pour nous, Européens, c’est un livre écrit pour eux…, a-t-elle dit. J’ai très bien compris ce qu’elle a voulu dire. Il n’empêche, il fallait le faire : toute la première partie est une description du corps de la femme, de son sexe et de sa sexualité ! Une révolution dans ce monde machiste. Et le reste est une grande réflexion sur la relation entre les deux sexes et sur l’amour. Rejoignant par là des textes aussi importants que celui d’Elisabeth Badinter, par exemple, chez nous (voir : Elisabeth Badinter : L’un est l’autre – Des relations entre homme et femme, Odile Jacob, 1986).
Nawal débute avec cette petite membrane du corps féminin qui a une telle importance dans sa société : l’hymen. Avec la visite qu’elle reçoit quand elle est médecin au village, une femme désespérée, son mari furieux : elle n’a pas saigné lors de la nuit de noces ! Mais je suis vierge, dit-elle. Nawal l’examine et trouve que l’hymen est toujours là. Il est du type élastique. Et on a droit à tout un cours sur les hymens. Ils ont toujours un trou sinon le sang menstruel ne pourrait pas passer, mais il y en a des épais, des moyens, des minces (certaines tellement minces qu’ils ne saignent guère), et puis des élastiques qui ne se déchirent que lors d’une naissance : 11% d’après une étude fait par un Institut médical de Bagdad. Le mari semble d’abord satisfait puis répudie quand même sa femme. Alors elle voit son père qui veut bien croire ce que lui explique Nawal mais reproche aux médecins de ne pas informer sur ces faits. « Pourquoi n’expliquez-vous pas ces choses à tout le monde ? » Hélas, dit Nawal, ce n’est pas un problème médical, c’est un problème de société ! « Il est d’essence sociale, économique et morale ». Et elle raconte d’autres expériences. Les dayas qui percent l’hymen le jour des noces quand les mariées sont particulièrement jeunes. Et l’une d’elle qui lui confie qu’elle blesse avec ses ongles même le vagin, de façon que la quantité de sang soit plus convaincante pour la famille ! Quelquefois c’est même le mari qui fait cette opération et l’un d’eux a même percé la vessie !
Alors Nawal s’interroge et, surtout, interroge ses contemporains : « comment évaluer l’honneur de la jeune fille ? ». L’honneur réside-t-il dans les organes génitaux ? Et pas ailleurs ? Sa pensée, sa parole, son attitude ? « La chasteté peut-elle être une caractéristique anatomique, présente ou absente, de l’organisme ? Et si l’hymen est la preuve tangible de l’honneur de la femme, qu’en est-il pour l’homme ? ». Il est vrai qu’un proverbe égyptien dit que « l’homme ne peut être déshonoré que par la vacuité de ses poches ».
Elle évoque également, bien sûr, le problème de l’ablation du clitoris, si généralisée à son époque et encore bien fréquente aujourd’hui. Et parle longuement de son importance pour la jouissance sexuelle de la femme. Or ce qui me paraît encore plus monstrueux quand je repense aux expériences qu’elle avait rapportées dans l’autobiographie de sa jeunesse, c’est que celles qui pratiquent son ablation et celles et ceux qui la préconisent, savent parfaitement quel est le but poursuivi : priver la femme de sa jouissance, la rendre plus ou moins frigide et l’empêcher de chercher ailleurs quand son mari ne la satisfait pas sur le plan sexuel ! Ici elle demande : « Cette opération, ne ressemble-t-elle pas, au fond et dans son essence, à celle de la castration des esclaves ? ». D’ailleurs « les femmes, dans leur grande majorité, restent des esclaves selon les traditions du mariage, du divorce et de l’obéissance ».
Puis Nawal parle de la situation de la femme en général, de la domination de l’homme, cite Simone de Beauvoir, critique Freud, parle de la « schizophrénie de la femme ». Ou plutôt d’une « schizophrénie attribuée par la jeune fille à l’homme pour éviter le sentiment de culpabilité ». Elle sent « une énergie colossale » qui l’attire « vers l’autre sexe ». Le romantisme touche les jeunes filles d’autant plus que « la société regorge de chansons romantiques maladives, de littérature et d’arts romantiques morbides » (même sa mère chante des chansons d’Oum Kalsoum). Alors qu’en même temps la jeune fille « met en rapport le péché et le contact avec le corps de l’homme, de sorte que le seul à convenir à son inhibition est celui qu’elle invente par son imagination ». Freud est la bête noire de Nawal. Certaines de ses assertions m’amusent beaucoup. Comme celle-ci : « Freud était certainement parmi les hommes qui ont souffert de leur peur latente vis-à-vis de la femme ; et comme il était célèbre, il a tiré de sa peur des vérités scientifiques dont on n’a découvert malheureusement le caractère erroné que récemment ».
Par contre ses longues considérations historiques sur la domination masculine et l’exploitation de la femme ne m’ont pas convaincu. Elle remonte aux âges de la chasse et du début de l’agriculture avant de s’attaquer au capitalisme et à l’industrialisation. Et, bizarrement elle préfère parler du puritanisme protestant et de sa morale fanatique plutôt que du Coran, de l’islam et des instances religieuses égyptiennes. Qui ne sont jamais citées malgré ce que dit son traducteur le Docteur Abdelhamid Drissi Messouak dans sa préface : Nawal El Saadawi « a eu le courage de dénoncer non seulement le système patriarcal mais aussi tout ce qui dans la religion rabaisse la femme et la prive de ses droits les plus élémentaires ». Il est vrai que son attaque de la société égyptienne et de ses lois est violente. Et les religieux et, surtout, les fondamentalistes ont parfaitement compris que cette attaque s’adressait aussi et surtout à la religion.
Pour son argumentation Nawal n’a besoin que de s’appuyer sur les conclusions du rapporteur du Centre National des Recherches Sociales et Criminelles qui était censé analyser les facteurs nuisant à la bonne marche de la famille : famille d’obédience patriarcale, femme gouvernée par son foyer, métiers d’importance interdits à la femme, femme au service de son époux, femme dévalorisée lorsque son mari prend une autre femme, femme dévalorisée si elle ne se marie pas ou trop tard, dot de la femme variable selon son état vierge ou veuve ou célibataire âgée, mariage souvent forcé, femme considérée comme simple objet de jouissance, crainte d’une co-épouse, femme répudiée parce que ne procréant pas d’enfant mâle, femme marchant derrière son mari dans la rue, femme n’ayant pas droit au divorce si ce droit n’est pas inclus dans le contrat de mariage, femme même expérimentée travaillant presque toujours sous la domination d’un homme, femme héritant moins que l’homme, énorme taux d’analphabétisme chez les femmes, souvent 100% dans les villages, etc.
Et puis elle cite l’article 67 parmi les clauses du mariage dans la société égyptienne : « l’épouse ne peut être entretenue par son mari si elle refuse délibérément de se donner à lui d’une façon injuste, ou se trouve contrainte à ce choix pour une raison qui n’obéit pas à celle de son époux ; elle ne peut l’être également si elle est écrouée, même injustement, ou arrêtée, ou violée, ou si elle apostasie, ou si ses parents l’empêchent de satisfaire son mari, ou si elle se trouve dans un état qui ne lui permet pas de jouer son rôle d’épouse ». C’est là une preuve, dit Nawal, que le type de relation entre mari et épouse est celui d’une relation maître-esclave. « L’expression : « n’est plus utile en tant qu’épouse » signifie que la relation conjugale, dans son fondement et son essence, s’appuie sur le profit que tire l’homme de sa femme, sur son exploitation affreuse, plus affreuse que celle du maître vis-à-vis de son esclave… ». Le mariage est devenu une « sorte de prostitution déguisée en une légalité factice ». Alors qu’il devrait être basé sur l’amour.
Suivent de très belles pages, en conclusion, sur l’amour. Un amour qui n’est possible, dit-elle, qu’entre égaux. Rendre l’homme toujours responsable de la femme (mari, père, frère) c’est priver la femme de son essence humaine. S’il y a dissemblance entre homme et femme il y a impossibilité d’échange. Or une vie sans amour est une vie défectueuse. Et la femme a droit à la jouissance sexuelle autant que l’homme. Et quand l’homme et la femme développent leur amour et leur sexualité ils satisfont en même temps à ce besoin de perfection qui est ancré en chacun d’entre nous…
Nawal ne se fait guère d’illusions. Les féministes arabes cherchent d’abord à faire évoluer la législation. Mais cela ne suffit pas, dit-elle. Ce sont les mentalités qu’il faut changer. Par l’éducation et la culture.