(Voir ma note : Trois féministes égyptiennes) 

Doria Shafik s’est suicidée en 1975 et son dernier succès a été l’obtention du droit de vote pour les femmes (non illettrées) en 1956. Latifa al-Zayyat, elle, est décédée en 1996 alors que son roman féministe, la Porte ouverte, date de 1960. Que s’est-il passé depuis les années 60 dans le domaine des droits des femmes en Egypte ? 

On a vu que Nasser n’était pas particulièrement intéressé par la question féminine. Il était né dans une famille de Moyenne-Egypte, son père était employé des postes. Il s’est marié avec une fille modeste, Tahia Kazem, qui lui a donné 5 enfants et qui est restée cachée dans son ombre. J’ai retrouvé dans ma bibliothèque les mémoires de l’épouse de Sadate et lu ce qu’elle en dit (voir : Jehane Sadate : Une Femme d’Egypte – Mémoires, Presses de la Renaissance, Paris, 1987). Elle était très timide et très modeste, ne tutoyait pas son mari, l’appelait el-Raïs et n’ouvrait jamais la bouche pendant les repas. On aurait dit qu’elle se sentait même gênée d’être à la table avec les hommes, raconte Jehane Sadate. Ce n’est donc pas d’elle que viendra la moindre impulsion concernant l’évolution féminine. De toute façon quand on lit ce que Robert Solé écrit des quatre pharaons modernes, Nasser, Sadate, Moubarak et Sissé, dans son livre déjà cité, Ils ont fait l’Egypte moderne (aux Editions Perrin, Paris, 2017), on se rend compte que ce qui a vraiment compté dans la bataille qu’ont menée et que mènent encore les femmes égyptiennes, malgré la place qu’elles ont réussi à conquérir dans la société et dans l’économie grâce à leur éducation, c’est la façon dont chacun de ces « pharaons » s’est positionné par rapport à la religion et, surtout, par rapport aux Frères musulmans. Car, comme l’a ressenti Latifa al-Zayyat lors de l’enterrement de Taha Hussein en 1973, avec lui, « l’époque des intellectuels laïcistes qui avaient eu l’audace de tout remettre en question » était morte aussi. On entrait dans le temps de l’intégrisme religieux dont la femme libérée était l’ennemi. 

Et le mouvement qui portait cet intégrisme, en Egypte, était – et est encore – la confrérie des Frères musulmans (même s’il y a aussi des salafistes). C’était en effet un Egyptien, Hassan el-Banna, qui avait fondé l’Association des Frères musulmans en 1928. Jehane Sadate raconte qu’elle avait admiré les Frères dans sa jeunesse et leur avait même apporté de l’argent pour les soutenir (elle avait 14 ans). C’est qu’ils s’opposaient aux Anglais, « avaient créé dans les quartiers les plus pauvres du Caire des cliniques où l’on donnait des soins médicaux et dentaires gratuits », dit-elle, des pharmacies aussi où les médicaments étaient moins chers et même un système d’assurances sociales. Et puis au début elle ne voyait pas de mal à ce qu’ils expliquent la religion aux jeunes, leur commentent le Coran et les « encouragent à suivre le chemin de la vertu ». Mais bientôt elle comprendra que leur rigorisme et leur violence politique ne pouvaient être acceptés. Or le cycle de violence a commencé très tôt : dès la fin de l’année 1948 la Confrérie est d’abord interdite par le roi Farouk, puis le Premier Ministre du Roi est assassiné par les Frères et deux mois plus tard c’est au tour de Hassan el-Banna lui-même d’être abattu par les sbires de Farouk. Et puis bien plus tard, lorsque Jehane aura épousé Sadate et qu’elle sera elle-même entrée en politique, elle verra de près l’opposition continue et bien organisée des Frères à l’intérieur même des établissements scolaires et universitaires. On y reviendra. 

Nasser a été lui-même, dans sa jeunesse, un membre des Frères musulmans. Sans être vraiment islamiste, nous dit Solé. De toute façon son obsession était le panarabisme, non le pan-islamisme. Et puis le clash arrive bien vite. La révolution des généraux a lieu en juillet 1952, la République est instituée en juin 1953, Neguib en devenant le premier Président, mais Nasser s’affirme tout de suite l’homme fort et le remplace après avoir, en octobre 1954, négocié l’évacuation des troupes britanniques de la zone du Canal. Et voilà que, lors d’un discours à Alexandrie, on tire sur lui, ce sont les Frères. La répression est immédiate et sans pitié. La Confrérie est à nouveau dissoute, des centaines de membres arrêtés (des communistes aussi d’ailleurs) et un service de renseignement organisé qui va faire trembler tous les opposants. De toute façon, à partir de ce moment, Nasser sera d’une méfiance maladive. Que se passe-t-il sur le plan des droits des femmes sous son régime ? Il y a d’abord le droit de vote qui leur est accordé dans la nouvelle Constitution adoptée en 1956. Mais comme on l’a vu, cela est d’abord dû à l’action de Doria Shafik et à la promesse que lui a faite à ce propos le Président Neguib. Il n’empêche : la société égyptienne se modernise, nous dit Solé, et par conséquent la position de la femme évolue elle aussi : première députée dès 1957, première femme Ministre dès 1962. On lance les premières campagnes de contrôle des naissances, « malgré les réticences des autorités religieuses et l’effroi des islamistes », écrit Solé. Et puis Nasser se moque du voile en rapportant une conversation qu’il avait eue avec Hassan el-Banna (il voulait le retour au voile, alors je lui ai dit : regarde-toi, ta fille, étudiante en médecine, n’est pas voilée et tu n’es pas capable de l’en empêcher et tu voudrais que moi, j’impose le voile à toutes les femmes d’Egypte !) (c’est Solé qui le raconte). Jehane Sadate donne deux chiffres : au début de la Révolution 91% des femmes égyptiennes étaient analphabètes ; en 1976 (Nasser est mort en 1970) 30% des étudiants en médecine, dentisterie et pharmacie étaient des femmes. 

Jehane Sadate avait une mère anglaise, chrétienne, et un père égyptien qui avait fait des études de médecine à Sheffield (où il avait fait la connaissance de sa femme) et était fonctionnaire au Ministère de la Santé. Jehane avait été élevée dans la religion musulmane, comme c’était la loi (une femme musulmane ne peut épouser un non-musulman, alors qu’un homme musulman peut épouser une femme qui ne l’est pas mais doit s’engager à ce que les enfants soient musulmans). Mais si elle est restée une musulmane fervente, Jehane avait hérité du caractère fort de sa mère. Elle est tout de suite tombée amoureuse d’Anouar Sadate, alors qu’elle avait 14 ans de moins que lui, qu’il était simple officier mais exclu de l’Armée pour des raisons politiques et n’avait guère de revenus. Mais elle a tenu bon et obtenu finalement l’accord de ses parents. C’est elle qui se battra constamment pour la défense des droits des femmes dès qu’elle aura acquis une certaine influence sur le cours des choses. On pourrait même dire que Jehane Sadate aura été la quatrième féministe égyptienne après les trois dont j’ai esquissé les rôles dans ma note précédente (Trois féministes égyptiennes). Alors que Sadate est toujours resté un peu conservateur et très religieux. 

Anouar Sadate est d’origine relativement modeste comme Nasser. Sa mère était à moitié soudanaise ce qui explique la couleur noire de sa peau. Il s’était lié avec Nasser très tôt quand ils étaient en poste à Assiout. Il paraissait terne et sans envergure, raconte Solé, toujours dans l’ombre de Nasser et toujours d’accord avec lui. Pourtant il ne devait pas être aussi insignifiant que cela, puisqu’il réussit à gagner les faveurs de la mère de Jehane, en lui parlant de Dickens (c’est Jehane qui le raconte), et qu’il occupe des postes prestigieux sous Nasser : ministre, secrétaire général du parti unique, président de l’Assemblée nationale et vice-président de la République. Et voilà qu’il étonne tout le monde d’abord en arrêtant tous ses opposants, barons du régime qui ne s’étaient pas méfiés de lui, dès le mois de mai 1971 (Nasser est mort en septembre 1970 et Sadate lui a succédé aussitôt), puis en juillet 1972, en expulsant 15000 conseillers militaires soviétiques, amorçant ainsi un tournant diplomatique majeur, enfin en attaquant Israël par surprise en octobre 1973 (c’est la fameuse guerre du Kippour qui donne des sueurs froides à l’Etat-Major israélien) et en novembre 1979, nouvelle surprise, en se rendant en Israël devant la Knesset (avec pour objectif principal : la récupération du Sinaï). 

Mais, malgré l’influence de sa femme, il entame une politique religieuse qui aura des conséquences malheureuses. C’est ainsi que la nouvelle constitution adoptée en 1971 qui change la République arabe unie en République arabe d’Egypte comporte un article 2 qui stipule que « les principes de la charia sont une source principale de la législation ». C’était peut-être le cas mais cela n’avait jamais été affirmé dans les textes. En même temps il libère les Frères musulmans emprisonnés et autorise le retour de leurs dirigeants qui avaient fui à l’étranger. En faisant cela il pensait probablement, dit Solé, s’appuyer sur eux pour faire contrepoids aux communistes, aux nassériens et même aux simples démocrates. Mal lui en a pris car ce sont ces mêmes Frères qui vont être les commanditaires du complot qui va le faire assassiner en octobre 1981. Il faut dire qu’un mois plus tôt il avait fait arrêter 1500 personnes, principalement des islamistes, prédicateurs fondamentalistes et militants, mais aussi des intellectuels de gauche, parmi lesquels Latifa al-Zayyat, qui s’étaient opposés aux accords du Camp David (avec Jimmy Carter et Begin). 

S’il y a eu malgré tout quelques progrès sur le plan des droits des femmes sous Sadate c’est donc surtout à son épouse Jehane qu’on le doit. Elle s’est d’ailleurs engagée dans l’action sociale en faveur des femmes avant même l’accès au pouvoir suprême de son mari. Elle le raconte dans ses Mémoires où un chapitre entier est consacré aux Femmes en Islam. Mais c’est surtout le rôle qu’elle a joué dans l’élaboration des lois de 1979 relatives à la position légale de la femme dans le mariage, qui est remarquable (au point que les lois adoptées finalement, après deux ans de combat, ont été désignées sous le nom de lois Jehane). Pourtant le progrès obtenu peut sembler bien modeste à nos yeux. C’est en 1977 qu’elle avait décidé de se lancer dans la bataille en appuyant totalement l’organisation des femmes dirigée par Karima el-Saïd. Quand on lit le récit de son combat on est frappé par le changement d’atmosphère par rapport à l’avant-guerre : on est déjà en pleine montée de l’intégrisme et le plus curieux c’est l’influence de cet intégrisme sur les jeunes. Comment l’expliquer ? Besoin d’idéal ? De pureté ? De sacrifice ? Idéalisme d’adolescence ? En tout cas qui dit jeunesse, dit violence, dit action dans les universités. On y reviendra. Ce qui frappe aussi c’est que tout-à-coup Coran et hadiths deviennent indiscutables. Quand un verset émet clairement un jugement ce n’est même plus la peine de discuter ou de chercher à interpréter. Chercher à faire la différence comme le faisaient Mohammed Abdou, Kassim Amin et Doria Shafik (dans sa thèse) entre ce qui est purement religieux et ce qui est social. Alors les nouvelles dispositions légales ne changent pas grand-chose au droit de répudiation ni au droit au divorce pour les femmes. Ce qui change : nomination d’un tribunal d’arbitres pour jouer un rôle conciliateur au sein d’un couple divisé, obligation du mari d’informer sa femme de son intention de se remarier, droit pour l’épouse de demander alors le divorce dans les 12 mois, droit à la garde des enfants pour la femme divorcée jusqu’à l’âge de dix ans pour les garçons et douze ans pour les filles ou plus longtemps si le tribunal le juge utile. Il faut encore ajouter que Sadate avait déjà supprimé en 1976 la loi d’obéissance qui autorisait un mari de faire appel à la force publique pour lui ramener sa femme enfuie (et ensuite de l’enfermer à double tour). Robert Solé qui a aussi publié un Dictionnaire amoureux de l’Egypte (chez Plon, en 2001), indique, sous la rubrique Mariage, que depuis 2000 les femmes peuvent demander le divorce, tout en perdant dans ce cas tout droit à une pension alimentaire (mais doivent toujours obtenir l’accord du mari pour demander un passeport !). 

En même temps que le décret sur le droit des femmes de 1979, Sadate a signé un autre décret, au moins aussi important et probablement inspiré par son épouse lui aussi, et qui dotait le Parlement égyptien de trente sièges supplémentaires réservés aux femmes et instituait un quota de 20% de sièges pour les femmes dans les 26 conseils de gouvernorats régionaux. D’un seul coup, dit Jehane, ce décret multipliait par 5 le nombre de femmes dans les instances nationales et les faisait passer de 7 à plus de 30 dans les instances rurales. 

Jehane Sadate a également essayé de faire évoluer la situation des femmes de la campagne. Sadate n’était encore que Président du Parlement quand elle a organisé pour les femmes du village natal de son époux, dans le delta, une coopérative de couture et de confection de vêtements, avec crèche, qui allait se développer (35 machines à coudre), devenir une Société de développement social et essaimer dans la Province (4000 bleus de travail par jour). Voilà une œuvre qui donnait beaucoup de fierté et une relative indépendance à ces femmes qui étaient encore bien maltraitées par leurs maris (un mot que les hommes se disaient entre eux était : tue le chat pendant ta nuit de noces !). Elle s’est également fait élire dans le Conseil de gouvernance de cette Province qu’elle a même présidé plus tard. 

Et puis elle a poussé son mari à renforcer la politique de contrôle de naissances. Sadate y était d’abord réticent par peur des réactions des conservateurs religieux. Pourtant la politique de contrôle des naissances avait déjà été initiée par Nasser et les autorités religieuses n’y étaient pas opposées, semble-t-il. J’ai souvent noté qu’aucun pays musulman au monde n’avait réussi à contrôler sa démographie et je le mettais sur le compte de la religion. Mais le problème est peut-être différent. Car tous les pays africains sont dans la même situation qu’ils soient musulmans, chrétiens ou animistes. Jehane explique assez bien la mentalité qui règne dans les campagnes égyptiennes : une famille nombreuse donne de l’importance à son chef dans le village, elle fournit de la main d’œuvre pour travailler dans les champs, elle donne une plus grande sécurité pour le grand âge, et, pour les femmes, quand elles ont donné plusieurs garçons à leur mari (car seuls les garçons comptent) celui-ci aura plus de réticences à la répudier et à se remarier. Une autre difficulté réside dans la pratique même du contrôle, les techniques. Qui demandent la coopération du mari quand il s’agit d’utiliser le préservatif ! Alors on va se servir des dayas, des sages-femmes traditionnelles itinérantes, pour les techniques et des « pionnières rurales » que Nasser avait instituées pour la propagande. Et, une fois Sadate convaincu (par les considérations économiques, l’explosion démographique apparaissant de plus en plus comme une véritable bombe à retardement) de grands moyens seront fournis (à partir de 1978) au Conseil suprême du Planning familial et la propagande intensifiée (montrant combien une famille avec deux enfants seulement avait une vie plus agréable qu’une famille nombreuse). Et on va même à commencer, timidement, à introduire dans certaines régions une pension pour personnes âgées (pension Sadate). A-t-on réussi ? Solé, dans son Dictionnaire amoureux, au chapitre Démographie, donne quelques chiffres : en 1900 l’Egypte compte 10 millions d’habitants, à l’époque de Sadate ce chiffre avait été multiplié par 3 et en 2001 la population était de 70 millions ! Et aujourd’hui on approche les 100 millions. Pourtant Solé disait que le taux de natalité avait beaucoup diminué. Mais comme on est parti d’une pyramide des âges avec une base très large (jeune) il faudra du temps avant que cela ait un effet vraiment significatif sur la démographie. D’ailleurs depuis quelques années il y a un retournement. On y reviendra. 

Et puis Jehane Sadate a également donné l’exemple dans le domaine de l’instruction puisqu’elle-même s’est inscrite à 41 ans à l’Université du Caire pour entamer des études d’arabe littéraire (alors que 3 de ses enfants s’y trouvaient également). Elle eut sa licence en 1978, puis s’inscrit en maîtrise. Et, en 1980, accepte que les trois heures d’examen soient transmises à la télévision. Après avoir obtenu ses diplômes elle enseigne à l’Université et y constate la montée du fondamentalisme et s’étonne, elle aussi, du succès du mouvement auprès des jeunes. Des stands de propagande partout où l’on vend livres et fournit gratuitement galabiehs pour les garçons et voiles et robes longues pour les filles. « Et chaque année », dit-elle, « le nombre d’étudiants qui acceptaient, allait croissant, un plus grand nombre portant la barbe ou le voile au lieu de s’en séparer ». Certaines portaient même le niqab, « voile lourd, presque masque, qui couvre entièrement le visage de la femme en ne laissant que deux fentes pour les yeux ». Solé, dans son Dictionnaire amoureux, au paragraphe Voile, montre ce qui distingue hijab et niqab (nous, nous ne faisons pas toujours clairement la différence) et nous apprend que c’est dans les années 1970 que « le foulard venu d’Iran fait son apparition en Egypte, pour être adopté peu à peu par les femmes de tous les âges, sous une pression masculine. Pour les unes, il s’agit d’appliquer un précepte religieux : on couvre ses cheveux, mais aussi ses épaules et ses bras, dans le souci de ne pas exciter le désir masculin, conformément à une interprétation – contestée – du Coran et des hadiths. Pour d’autres le voile présente des avantages pratiques : éviter la poussière dans les cheveux ou se dispenser de coûteuses séances chez le coiffeur, ne pas être importunée dans la rue, pouvoir se promener au bras d’un homme et s’exprimer librement ». Etonnant l’influence de ce fondamentalisme chiite (après l’avènement de Khomeini) sur le fondamentalisme sunnite d’Egypte ! Jehane ne porte jamais rien sur ses cheveux et les islamistes le lui reprochent. Ceux-là vont encore plus loin : pas de musique, pas de télé occidentale, pas de blue-jeans, pas de mélange de sexes à l’Université. Ils organisent des transports séparés pour filles et auraient voulu que les sexes soient séparés aussi dans les cours et les cafétérias. Ils protestent même contre l’obscurité faite dans les salles de cours quand on projette des diapositives (des filles et des garçons ensemble dans le noir, quelle horreur !). Il y a même des étudiants en médecine qui refusent d’étudier les détails anatomiques de l’autre sexe, dit-elle (mais cela j’ai du mal à le croire). 

Jehane Sadate, dans son chapitre Les Femmes en Islam, fournit également beaucoup d’anecdotes sur ses rencontres avec d’autres leaders du Moyen-Orient et leurs épouses. Qui ont souvent les mêmes combats à livrer en faveur de l’évolution féminine qu’elle. Ainsi elle a beaucoup sympathisé avec la Chabanou (d’ailleurs les Sadate ont reçu le Shah et son épouse à l’Hôtel des Cataractes après son éviction d’Iran), ainsi qu’avec la Reine Alia de Jordanie. En Arabie Saoudite elle a été reçue poliment par le Roi Khaled bien qu’elle soit apparue à sa sortie d’avion aux côtés d’Anouar Sadate, ce qui n’était pas l’usage. Il faut dire que Khaled était peut-être un peu moins rigoriste que son successeur (Fahd, celui qui avait écrit aux autres pays de la région pour leur demander d’interdire l’alcool chez eux. Et le Koweït a obéi !). Il n’empêche qu’aussi bien à la conférence internationale de Mexico de 1975 consacrée aux femmes (où Jehane conduisait la délégation de femmes d’Egypte) ainsi qu’à celle de Nairobi de 1985, la délégation de « femmes d’Arabie saoudite » était composée d’hommes ! Zayyed, le cheikh d’Abou Dhabi (et Président des Emirats), était beaucoup plus libéral (mais ça je le savais déjà : c’est lui qui avait répondu au Roi Fahd : boire ou non de l’alcool est une histoire entre le croyant et son Dieu. Qui suis-je, moi, Cheikh d’Abou Dhabi, pour m’immiscer dans la relation entre Allah et le croyant ?). Quand la cheikha Fatima organise une grande réception en l’honneur de Jehane à laquelle n’assistent que des femmes des grandes familles et des Ambassadeurs étrangers, Zayyed vient y assister et serrer la main de tout le monde. Et quand, plus tard, Fatima vient rendre visite à Jehane au Caire elle voyage seule, sans son mari. Mais ce que Jehane raconte sur Kadhafi est assez effrayant. Il est déjà incontrôlable à l’époque, débarquant au Caire sans être invité, se permettant de demander la main de la plus jeune fille de Jehane (elle avait 12 ans) pour son cousin, organisant une marche sur l’Egypte en vue d’une fusion Libye-Egypte, menaçant Sadate d’assassinat après la reconnaissance d’Israël. Et sa conception de la femme est ahurissante. Quand il demande à faire un exposé devant l’organisation des femmes égyptiennes, il commence à écrire trois mots au tableau qui interdisent, d’après lui, à la femme d’être l’égale de l’homme et de travailler en-dehors de son foyer : virginité, menstruation, accouchement ! Sa deuxième épouse, Safiyya, une ancienne infirmière, était pourtant plutôt « progressiste », nous dit Jehane, et pleine de vie. Et la mère de Kadhafi, Oumm Mouammar, une véritable femme de bédouin, analphabète, travailleuse, venue du désert, était, elle aussi, chaleureuse, spontanée et spirituelle. Et, pourtant, quel monstre était ce Kadhafi ! J’ai encore lu récemment la relation par l’écrivain libyen de langue anglaise, Hisham Matar, de la quête de son père, Jaballah Matar, grand intellectuel et opposant libyen, enlevé au Caire en 1990 par la police secrète de Kadhafi avec l’aide de la police secrète égyptienne (au temps de Moubarak). C’est un livre poignant qui décrit cette recherche inlassable faite par les deux fils de Jaballah pendant près de 30 ans, continuée en Libye même auprès de ses codétenus survivants après la chute du tyran et qui décrit les arrestations arbitraires, les tortures et les massacres dans la terrible prison d’Abou Salim, un livre dont je parlerai peut-être encore (voir : Hisham Matar : La terre qui les sépare, édit. Gallimard, 2017). Et tout ce qu’il nous a fait à nous : les attentats, les avions, celui de l’UAT et celui de Lockerby ! Et, après cela, à cause de quelques commandes mirobolantes qui ne se réaliseront jamais, voilà que Sarko l’invite en grande pompe et le laisse planter sa tente dans les jardins de la République ! Honte à nos démocraties occidentales qui n’ont rien appris de Munich ! 

Comment le droit des femmes a-t-il évolué sous Moubarak ? Celui-ci, arrivé au pouvoir en 1981, après l’assassinat de Sadate, a réussi à conserver le pouvoir pendant 29 années. Il semble libéraliser un peu le régime mais a toujours la possibilité de truquer les élections si le besoin se fait sentir. C’est ainsi que les Frères musulmans deviennent un bloc d’opposition important à l’Assemblée car il pense que « c’est un épouvantail bien utile », dit Solé. « C’est eux ou moi ». Et puis s’il le faut il peut toujours mettre les chefs en prison. Mais cela a pour conséquence que les conservateurs influent sur les choix de société. Même si là encore, c’est l’épouse du Raïs qui va jouer son rôle de défenseur des femmes. Elle a, comme Jehane, une mère anglaise, elle n’est jamais voilée, est docteure en sociologie de l’Université américaine du Caire, moderne et autoritaire, elle préside de nombreuses fondations consacrées à l’éducation et la promotion de la femme, développe l’édition à bon marché de livres pour favoriser la lecture et représente l’Egypte dans des manifestations culturelles et sociales à l’étranger, dit Solé. Elle peut se consacrer à sa tâche d’autant plus facilement que Moubarak ne s’intéresse guère aux questions culturelles et sociétales. Oui, mais les conservateurs sont toujours là et les Frères aussi. On le verra après la Révolution de 2011 : les premières élections libres leur donnent le pouvoir. C’est Morsi qui devient le nouveau pharaon ! Il faut dire que l’évolution économique de ces trente années a provoqué beaucoup d’inégalités, un grand nombre de riches et de très riches, mais aussi beaucoup de pauvreté et de chômage. Et que ce genre de situations n’est guère favorable à la situation de la femme. C’est ainsi, par exemple, qu’alors que le nombre d’enfants par femme était tombé à 3 en 2000, il est de nouveau remonté à 3.5 dans les années qui ont suivi (car si le nombre de femmes éduquées augmente, il faut encore qu’elles puissent trouver du travail). 

Et c’est ainsi qu’on arrive à Morsi et à Sissi. C’est en juin 2012 que le candidat des Frères, Mohamed Morsi, est élu Président de la République (et démarre tout de suite une politique nataliste). Morsi est un apparatchik, dit Solé. Sans envergure. Et quand il heurte l’armée par différentes maladresses (une nouvelle constitution un peu trop islamique, un ancien commanditaire de l’assassinat de Sadate qui réapparaît en première ligne, un ancien terroriste nommé gouverneur dans le sud touristique, etc.) et que le peuple se soulève à nouveau, Sissi agit. On connaît la suite. Quid de la femme ? 

L’épouse de Sissi est discrète et porte le hijab. Lui-même est très croyant, semble dire Solé, mais est en faveur d’un islam moderne, principalement pour se démarquer de l’islamisme (il est consterné par l’image que l’islamisme donne de l’islam dans le monde et interpelle Al-Azhar à ce sujet). Il trouve normal que la religion joue un rôle dans la démocratie au Moyen-Orient, comme elle a joué un rôle dans la formation de la démocratie américaine, aurait-il écrit dans un mémoire intitulé La Démocratie au Moyen-Orient, rapporte Solé. Mais, après la chute de Morsi il a de nouveau modifié la constitution égyptienne, éliminant « des articles contestables introduits par les islamistes », affirmant « que la liberté de croyance est absolue » (il apporte à plusieurs reprises son soutien aux coptes), interdisant « la formation de partis politiques sur des bases religieuses » et renforçant « le statut des femmes », écrit encore Solé, sans plus de précisions, dans son livre déjà cité à plusieurs reprises. Est-ce suffisant pour satisfaire les femmes d’Egypte ? L’avenir le dira.

PS : Lors de la dernière modification de la Constitution égyptienne effectuée pour que Sissi puisse rester Pharaon à vie, on a inclus une clause instituant des quotas pour les femmes à l'Assemblée, garantissant un taux de femmes députées de 25%. La nouvelle Assemblée n'aura aucun pouvoir, mais c'est gentil quand même, je trouve...