Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Mathias Enard à Berlin

A A A

A propos de son dernier livre : Mélancolie des confins – Nord, paru chez Actes Sud en 2024

J’avais bien aimé son livre Boussole pour lequel il avait eu le prix Goncourt en 2015. Et que j’avais commenté sur mon site Bloc-notes 2016 : voir : La Boussole qui montrait l’Orient. Tout en me moquant un peu de ses manières d’érudit qui avaient énervé un certain libraire de Juan-les-Pins qui avait écrit sur un petit papier sur le livre placé dans sa devanture : « Si vous le finissez c’est que vous êtes un dieu de la littérature ou bien maso et vous devez bien vous ennuyer en ce moment. Moi ? Heu, 50 pages… ». Il faut dire que Mathias Enard a fait les Langues’O, étudié l’arabe et le persan et parle dans son livre avec beaucoup d’émotions de tous ces lieux de Syrie si anciens, si sacrés, si chargés d’histoire et que les fous de Dieu barbares venaient de détruire. Sans compter toutes les allusions qu’il y fait à cet âge d’or arabo-persan que j’admire tant.
Mais Enard est un homme multilingue et qui se trouve également parfaitement chez lui dans la culture allemande (et l’espagnole : il enseigne à Barcelone). Mélancolie des confins – Nord est le premier volume de ce qui devrait être une suite de quatre livres, dit son éditeur, évoquant les confins européens, en quatre saisons et en quatre directions. Et il commence avec Berlin, ville dans laquelle il déambule en automne et dans la tristesse, après avoir rendu visite à l’hôpital à une amie chère qui, après avoir subi un accident cérébral, est plongée dans un profond coma. Or là où se trouve l’hôpital, dans un ancien sanatorium, à Beelitz, on peut également visiter un ancien musée soviétique qui commémore leur guerre dite patriotique et leur dernière grande bataille qui a eu lieu dans cette région déjà toute proche de Berlin. Alors que l’autocrate fou avait encore commandé à ses restes d’armée à défendre sa capitale jusqu’au dernier. Avec ce mépris qu’ont tous les autocrates pour leurs sujets : quand les Allemands sont refoulés au-delà de l’Oder, il fulmine : « Un fleuve ! Ils ne sont même pas foutus de défendre un fleuve, c’est bien la preuve qu’ils ne veulent rien défendre du tout ! N’importe qui saurait défendre un fleuve ! » (citation reprise par Enard du Berlin de Theodor Plievier, l’auteur de Stalingrad). Cette bataille finale est terrible. « Entre le 16 et le 19 avril 1945 un million deux cent mille hommes se sont battus dans ce marécage plat comme la main… », écrit Enard. Les Russes sont dix fois plus nombreux que les Allemands. Ils ont des dizaines de milliers de canons et des milliers de chars. « L’offensive russe commence par le plus formidable barrage d’artillerie que la terre ait jamais connu », écrit encore Enard. Vingt à trente mille morts des deux côtés. Impossible à ramasser. « Les morts sont partout », répond la gardienne du Musée à Enard. Aujourd’hui encore, raconte Enard, des « ossements resurgissent… au fil des labours et des saisons, en compagnie des milliers de munitions non explosées qui jonchent toujours la vallée… parfois, mû par on ne sait quel courant souterrain, un obus remonte à la surface – parfois même un rat taupier creusant sa galerie déclenche une explosion souterraine et un atroce geyser de poils et de chair rougie qui épouvante les passants… ». J’avoue que moi, la mort des taupes ne m’épouvante guère. Au contraire ! Car, en écrivant ces lignes, de temps en temps je jette un regard par la fenêtre et je vois mon jardin littéralement ravagé par ces bêtes furieuses (pourquoi n’hibernent-elles pas ?) et les taupinières recouvrant presque tout mon terrain ! On dirait Verdun !
Mais ce n’est pas Verdun qu’évoque la bataille de Berlin pour Enard mais Stalingrad. Autre horrible massacre que commandent à distance les deux tyrans Hitler et Staline. Et là Mathias Enard évoque longuement ce livre sur Stalingrad qui n’a été publié que récemment, par un Allemand qui l’a vécue, la bataille, Heinrich Gerlach, et dont on n’a retrouvé le manuscrit qu’il avait écrit pendant sa captivité et que les Soviétiques avaient confisqué qu'en 2012. J’en avais acheté sa version française dès sa parution, voir : Heinrich Gerlach : Eclairs lointains – Percée à Stalingrad, traduction Corinna Gepner et longue postface par Carsten Gansel, Editions Anne Carrière, Paris, 2017 (l’original allemand date de 2016). Et je l’avais trouvé un peu décevant, trouvant que le livre de Theodor Plievier, publié tout de suite après la guerre, était, du moins dans mon lointain souvenir, plus synthétique, plus vue d’ensemble que le livre de Gerlach (voir : Theodor Plievier : Stalingrad, traduction Paul Stéphano, Editions Robert Marin, 1948). Chez Gerlach, dit l’éditeur, « l’enfer du chaudron de Stalingrad » est « vu à hauteur d’homme… ». Cela m’a fait penser au Fabrice qui se retrouve perdu à Waterloo dans la Chartreuse de Parme. Les commentaires de Mathias Enard sur les deux livres m’ont donc énormément intéressé. D’autant plus que je ne savais rien de Plievier puisque son éditeur de l’époque n’en disait rien.
« Les deux grands best-sellers allemands sur Stalingrad ont tous deux été rédigés en Union soviétique, alors que la guerre n’était pas encore terminée », écrit Enard. Et là j’apprends que Plievier avait été un opposant à Hitler, un communiste réfugié en Union soviétique, et qu’il avait pu librement interroger les prisonniers allemands. Ce qui explique peut-être qu’il donne une image plus synthétique de la bataille. Enard raconte d’ailleurs une histoire terrible qu’a vécue Theodor Plievier dans les années 20. Lui et sa femme vivaient alors dans la pauvreté absolue à Berlin, survivant grâce à la soupe populaire, quand sa fille naît en février 1921, puis contracte la rougeole pendant l’hiver 1922, est portée par son père à l’hôpital de la Charité où elle meurt aussitôt. « Il en ressortit à la nuit tombée, avec le cadavre de sa fille enveloppé dans une couverture », raconte Enard. « Il marcha jusqu’au cimetière de la Liesenstrasse. Il n’avait pas d’argent pour payer les fossoyeurs : il emprunta une pelle et enterra lui-même sa fille avec un tissu gris pour cercueil ». C’est le biographe de Plievier, Harry Wilde, qui relate cette histoire, dit Enard, dans un livre qu’il cite : Harry Wilde : Theodor Plievier, Nullpunkt der Freiheit, Kurt Desch, Munich, 1963 (je note que, contrairement à ce qui était le cas pour Boussole, Enard parsème Mélancolie des confins – Nord, de citations de livres. A croire qu’il a lu ma note de 2016 où je lui reprochais justement cette absence d’indications bibliographiques, au point que je me suis trouvé dans l’obligation de les fournir dans une Annexe à ma note !). Wilde raconte encore que Plievier « quitta le cimetière comme un voleur, rongé par la culpabilité d’avoir amené sa fille trop tard chez le médecin ».

Comme Käthe Kollwitz et son mari se sentent coupables après la première guerre mondiale parce qu’ils avaient autorisé leur fils mineur de s’engager et qu’il y est mort, à la guerre, dès octobre 1914, en Flandre. Je vais maintenant faire une parenthèse pour parler de Käthe avant de revenir à Stalingrad. Parce qu'Enard en parle souvent puisque, dans ses pérégrinations dans Berlin, il passe régulièrement par la Kollwitzstrasse et que cette femme m’intéresse : encore une de ces artistes femmes pas toujours très connues (comme cette Gabriele Münter découverte récemment à la télé, compagne de Kandinsky et qui a joué un si grand rôle dans la constitution du groupe Blaue Reiter). Käthe Kollwitz était une amie de l’épouse de Plievier, ainsi que de Gerhard Hauptmann, dont la pièce Les Tisserands (Die Weber) lui inspire tout un cycle de « gravures sociales », écrit Enard. Voir sa gravure plus loin, intitulée : le soulèvement des tisserands. Mathias Enard commente longuement l’émotion ressentie lorsqu’il visite pour la première fois, avec un ami espagnol, le Musée qui lui est consacré à Berlin :
« Il y avait là une sorte de miracle, les œuvres de Käthe Kollwitz incarnaient à la fois les luttes des pauvres, des exploités, d’une façon très collective, très politique, mais aussi intime : à travers les visages, les corps, l’identité, la spiritualité, Käthe Kollwitz parvenait à donner à ceux qu’elle représentait, au travail, à la maison, ou luttant pour leurs droits, une individualité, comme un rayon de soleil permet soudain de reconnaître quelqu’un dans une foule ». Et plus loin : « Les noirs de ses gravures, les éclats de lumière en réserve au milieu de flots sombres, toute cette matière de la tristesse et de la douleur devenait, à travers les yeux et les mains de Käthe Kollwitz, un portrait, grave, profond, d’une humanité toujours en deuil d’elle-même. La gravure, sur bois, sur pierre, sur cuivre, ajoutait à cette dimension… ». Je crois même qu’elle est essentielle. La noirceur de la gravure est l’expression suprême de la douleur. Surtout celle des mères. Käthe Kollwitz est bien évidemment influencée par l’expressionisme. Mais toute son œuvre picturale est faite, comme l’a dit Enard, de lithographies et de gravures sur cuivre ou sur bois.




Les mères et les enfants et la faim se retrouvent partout chez Käthe Kollwitz. Elle était de tous les combats. Contre la guerre, pour la défense des pauvres, des femmes, même pour le droit à l’avortement. Et avec cette dernière image qui demande l’abolition des lois sur l’avortement on revient à notre actualité qui fête les 50 ans de la loi de Simone Weil !




Mais Käthe Kollwitz était aussi sculptrice. Mathias Enard admire la statue de « la mère avec dans les bras son fils mort » dans le bâtiment de la Neue Wache et dont voici la photo dans un modèle réduit en bronze :
 
 Käthe Kollwitz a également perdu son petit-fils. A la deuxième guerre mondiale. Elle semble avoir réussi à passer la période nazie sans encombre mais n’en a pas vu la fin : elle est décédée à Dresde en 1945 avant que la guerre ne finisse.

Mais revenons à Stalingrad. Et d’abord à Plievier. Il s’est séparé de sa femme et a réussi à quitter l’Allemagne dès 1933, puis a pu rejoindre l’Union soviétique en tant que communiste, réfugié politique. Une fois installé à Moscou en 1943 il a rejoint le Comité national de l’Allemagne libre qui regroupait les Allemands antinazis. Ce qui explique que les autorités lui aient facilité l’accès aux prisonniers allemands. Et que c’est là qu’il a pu collecter les données qui lui ont permis d’écrire cette œuvre monumentale qui a marqué les esprits peu d’années après la fin de la guerre. Il faut rappeler ce qu’a signifié cette défaite allemande pour la suite de la guerre. La capitulation de Paulus, faite en dépit de l’interdiction formelle de Hitler, date du 31 janvier 1943. « Cette fois-ci ils sont foutus » avait dit ma mère à ma tante, sa sœur. Elle l’avait déjà dit au moment de l’entrée en Russie de l’armée hitlérienne, mais à l’époque ma tante ne l’a pas crue et s’est même fâchée. Ma mère n’était pas une intellectuelle mais une personne qui avait beaucoup de bon sens. Je ne comprends pas que tant de Français plus ou moins pétainistes n’en aient pas eu autant. Comme Jacques Chardonne par exemple, l’ami de Henri Fauconnier et copropriétaire des Editions Stock, qui écrit encore un livre à la gloire de Hitler en mai 1943 (voir mon Bloc-notes 2015 : Chardonne et le Ciel de Nieflheim). Les Allemands, eux, avaient au moins une excuse d’y croire encore : la fameuse Vergeltungswaffe, l’arme de la vengeance, l’arme miracle que préparait Hitler et qui allait tout renverser, comme n’arrêtait pas de leur raconter la Propagande nazie. Quand Viktor Klemperer, juif marié à une non-juive, réussit à fuir Dresde sous les bombes et se débarrasser de son étoile juive il entend encore, dans le train qui l’amène en Bavière, des Allemands croire à cette bombe miraculeuse et il se demande combien de temps il faudra, après la guerre pour « débarrasser les cerveaux allemands de toute cette saleté, les idéaux nazis et les mensonges ». On était en février 1945 !
Mathias Enard cite quelques chiffres à propos de Stalingrad : « Les Allemands compteront deux cent soixante-cinq mille morts (je l’écris en chiffres, c’est plus parlant : 265000), les Soviétiques quatre cent soixante-dix-neuf mille (479000), en tout près de huit cent cinquante mille cadavres (850000) si l’on ajoute les Italiens, les Hongrois et les Roumains du front du Don ». Et « sur les quatre-vingt-onze mille prisonniers allemands (91000), seuls six mille (6000) reverront l’Allemagne entre 1949 et 1956 ». Il est vrai, Enard le rappelle, que les prisonniers russes avaient été aussi mal traités par les Nazis, que beaucoup sont morts de faim. Mais chez Hitler c’était voulu : les Slaves étaient des sous-hommes. Chez Staline c’était plutôt l’impréparation à héberger un si grand nombre. Et curieusement les officiers étaient mieux traités : la moitié d’entre eux a survécu. Et parmi eux il y avait l’officier Heinrich Gerlach.
Il avait participé à la guerre de Stalingrad d’août 1942 à janvier 1943, puis a vécu pendant six ans dans un camp de prisonniers et n’est revenu en Allemagne qu’en 1950. L’histoire de Gerlach est curieuse. Il écrit sa première version dans le camp mais son manuscrit est saisi par les autorités russes (c’est ce manuscrit qui a été retrouvé récemment par des chercheurs et qui est à la base de la publication de 2016). Mais ce qui est étonnant c’est que Gerlach cherche à réécrire son livre, qu’il n’y arrive pas et va faire appel à l’hypnose pour retrouver sa mémoire ! Et qu’il y arrive partiellement, ce qui lui permet de publier en 1956 un livre intitulé L’armée trahie (Die verratene Armee). L’histoire qu'Enard raconte en détail se trouve dans une longue série d’annexes (près de 130 pages) à la publication de 2016 et rassemblées par le chercheur Carsten Gansel qui avait découvert le manuscrit perdu. Je les avais oubliées ou simplement négligé de les lire.
Mais Enard va plus loin. Il compare les textes des deux versions. Et de cette manière arrive à comprendre, plus ou moins, le rôle joué par l’hypnose. Il est rare de trouver une phrase qui est identique dans les deux versions comme celle-ci : « Le 19 novembre s’ouvre par une aube grise ». On ne voit pas comment l’hypnose pourrait faire retrouver le souvenir d’une écriture. Et pourtant on y retrouve souvent les mêmes images, les mêmes sensations. Souvenir d’un cauchemar, par exemple, un dormeur qui se réveille en sursaut, souvenir d’avoir rêvé d’un hareng, « un rêve de faim », dit Enard. En réalité, pense Enard, l’hypnose n’a pas réveillé des souvenirs, l’hypnose a débloqué quelque chose, a guéri le stress post-traumatique qui l’empêchait de retrouver ses souvenirs.
Plievier et Gerlach ne sont évidemment pas les seuls écrivains à s’être intéressés à Stalingrad. Il y a de nombreux Russes, qu’Enard cite, dont le plus important est Vassili Grossman (Vie et Destin entre autres). Plus loin dans son livre Enard parle de la terrible retraite des Italiens du Don jusqu’à l’Ukraine et de ceux qui l’ont décrite, Mario Rigoni Stern et Giulio Bedeschi. Il parle de l’importance de l’amitié et de la figure du sergent Rigoni Stern : il est « le grand frère, l’ami de tous. C’est sa présence qui sauve, qui encourage ». Enard parle à propos des livres de ces écrivains des « meilleurs récits de guerre de tous les temps », de « chefs d’œuvre ». Je ne connais pas Bedeschi mais j’ai parlé ailleurs de Rigoni Stern et de sa grande humanité qui ne le quitte jamais même quand il parle de ses soi-disant ennemis. Un homme admirable, effectivement. Voir mon Bloc-notes 2009 : Mario Rigoni Stern.

Et puis Mathias Enard reprend sa pérégrination. Qui imite-t-il ? Virginia Woolf et sa Mrs Dalloway ? L’écrivain allemand émigré Sebald qu’il admire et qui fait le tour de l’East Anglia ? Non, c’est d’abord l’écrivain allemand de la fin du XIXème, Theodor Fontane, établi à Berlin, qui décrivait la bourgeoisie et l’aristocratie prussiennes, et qui, lui aussi, a pérégriné. A travers les marches du Brandebourg dans un livre (Wanderungen durch die Mark Brandenburg) où il parle d’une minorité linguistique – et les étudie en véritable folkloriste – les Wendes ou Sorabes (60000 locuteurs encore aujourd’hui, dit Enard). J’en ai entendu parler à plusieurs reprises de ces Sorabes, en dernier lieu par Ruth Klüger qui y a trouvé refuge avec sa mère quand elle a quitté la longue marche de la mort à la sortie des camps. Car les Sorabes étaient anti-nazis. Forcément : des Slaves, donc des sous-hommes ! Voir mon Bloc-notes 2021 : Découverte de Ruth Klüger. Enard admire beaucoup l’écrivain Fontane. Qui est malheureusement absent de ma Bibliothèque (que voulez-vous, la perfection n’existe pas en ce monde). C’est un écrivain qui s’est mis à l’écriture à un âge avancé. Et les milieux qu’il décrit ne m’intéressent pas énormément. Enard parle beaucoup de ce qu’il appelle son chef d’œuvre, Effie Briest (qui date de 1895). L’histoire d’une épouse qui a fauté, qui va être rejetée de tous, son mari, ses parents, sa famille, ses amis, et qui va finir par se suicider. Une histoire encore plus triste que celle de la Bovary de notre Flaubert parue 40 plus tôt (1856). Et qui montre que notre bourgeoisie bien catholique du XIXème siècle était aussi cruelle avec « la Femme » que l’Islam, surtout l’Islam intégriste, d’aujourd’hui. Enard ne dit rien de certaines critiques d’un antisémitisme supposé émises à l’encontre de Theodor Fontane. Je me souviens en tout cas de ce qu’il a écrit à un ami, probablement au moment où la Prusse a accordé aux juifs tous les droits d’une citoyenneté entière : « J’aime bien les juifs, mais delà à me laisser gouverner par eux… ».
Et puis Enard vient à parler de cet autre marcheur, l’écrivain allemand W. G. Sebald qui fait le tour de l’East Anglia. J’ai beaucoup aimé son célèbre livre, Les Anneaux de Saturne, et l’ai analysé sur mon Bloc-notes 2021 : Des tours d’Ulysse aux Anneaux de Saturne. C’est l’Américain Daniel Mendelsohn qui en avait parlé, lui qui appréciait tellement sa technique de « digression circulaire ». Enard cite une conférence sur la guerre aérienne prononcée par Sebald à l’Université de Zurich, en 2004 semble-t-il, où il prétend que la littérature allemande de l’après-guerre a complètement tu la destruction des villes allemandes par les bombes alliées et les centaines de milliers de victimes civiles que cela a entraînées (mon père, fonctionnaire alsacien du cadastre, déplacé de force par les Nazis en Allemagne, a assisté au bombardement de Hanovre et vu de ses yeux l’effet des bombes à souffle et des bombes à phosphore). Que ces bombardements aient été des crimes de guerre, comme les bombes de Hiroshima et de Nagasaki me paraît évident. Mais personne n’a jamais été jugé pour cela après la guerre. Aucun Russe non plus pour les viols de Berlin. « On balaya les cadavres et les déblais sous le tapis de la victoire », aurait dit Sebald, « dans une indifférence honteuse en Allemagne, silencieuse en Grande Bretagne jusque dans les années 1970 ». « Ces moments resteront comme un secret de famille dans la mémoire collective », aurait-il encore ajouté. « Conscients d’appartenir au peuple des bourreaux, les Allemands ont tu leurs souffrances, souffrances considérées comme honteuses face aux visages innombrables des victimes du nazisme ». J’ajouterai encore que les bombardements des villes allemandes n’ont probablement pas eu le moindre effet sur l’évolution de la guerre et n’ont fait que souder la population à ses dirigeants.
En parlant de Sebald dans ce contexte, Enard risque de faire paraître l’écrivain, pour ceux qui ne le connaissent pas, pour un nationaliste allemand. Or Sebald a quitté l’Allemagne à l’âge de 20 ans d’abord pour la Suisse, puis pour l’Angleterre, autant que je sache, par dégoût. Dégoût du passé nazi de son pays. Il n’y a plus que la langue dans laquelle il écrivait, merveilleusement, qui le rattachait à ses racines. Mais c’était un homme toujours sensible à l’injustice, au mal et à la cruauté chez l’homme. C’est ainsi que lors de sa pérégrination il évoque la guerre civile irlandaise et les demeures incendiées, la terrible et meurtrière bataille navale entre Anglais et Hollandais qui a eu lieu en 1672 à Sole Bay face à la côte orientale de l’East Anglia et, découvert dans un article de l’Independent au reading room de Southwold l’incroyable inventivité dans la cruauté des Croates dans l’élimination ethnique de 700 000 hommes, femmes et enfants dans le camp de Jasenovac au cours de la dernière guerre ! Et s’il en vient au bombardement des villes allemandes, c’est qu’il rencontre à Somerleyton un jardinier, William Hazel, qui lui parle de la « démesure » de la guerre aérienne engagée contre l’Allemagne. Soixante sept aérodromes aménagés dans l’East Anglia. Pendant 1009 jours la huitième flotte aérienne largue 733000 tonnes de bombes, perd 9000 avions et 50000 hommes ! « Soir après soir », lui raconte William Hazl, « j’ai vu les escadrilles de bombardiers passer au-dessus de Somerleyton, et nuit après nuit, avant de m’endormir, je me suis représenté les villes allemandes incendiées, les tempêtes de feu trouant le ciel, les survivants fouillant les décombres ». Celui qui a organisé tout ça, dit Enard, a sa statue aujourd’hui à Londres : Arthur « Bomber » Harris. Et il parle d’« acharnement vengeur britannique ». Je pense qu’il a raison et que la vengeance (pour les V2 tombées sur Londres) a probablement été la principale raison de cette opération démesurée. Comme les 100000 bombardements de Gaza effectués par Netanyahou. Bien sûr pas comparables avec les 733000 tonnes de bombes des alliés. Il est vrai que le minuscule Gaza n’est pas non plus comparable à la grande Allemagne !

J’ai souvent eu l’impression, en lisant son livre, que Mathias Enard cherchait à imiter Sebald, mais j’ai aussi trouvé que Sebald lui était supérieur. Peut-être parce que ses divagations me paraissaient plus évidentes, plus logiques. Ou simplement parce qu’elles m’ont plus intéressé. Car c’est un peu le risque, lorsqu’on pratique cette technique de la pérégrination en laissant courir ses pensées au hasard, de trop faire montre d’érudition, de trop passer du coq à l’âne, de parler de choses sans intérêt. Ainsi lorsqu’après avoir parlé de l’expérience de l’hypnotisme par Gerlach, il rappelle que Hypnos et Thanatos étaient jumeaux. Rien à voir. Hypnos, en grec, signifie simplement sommeil. Ou il évoque longuement la perte du crâne de Haydn. On s’en fout du crâne de Haydn.

Par contre j’aime quand Enard parle d’écrivains que j’aime. De poètes. Et c’est ainsi que je vais terminer cette note avec trois poètes qu’il évoque. Et d’abord avec Celan. Voir ce que je dis de sa poésie sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, au tome 5 : Paul Celan et la langue des assassins. Je ne sais plus comment Enard est arrivé à parler de la rencontre entre Heidegger et Paul Celan. Une rencontre surprenante et difficile. On sait que Heidegger appréciait la poésie de Celan. Mais on sait aussi que Celan qui avait perdu ses deux parents dans des camps de concentration allemands en Ukraine, était particulièrement sensible à toute manifestation d’antisémitisme. Comme Ruth Krüger. Comme tous ceux qui ont eu à souffrir de la Shoah. Or Celan ne pouvait ignorer l’attitude très critiquée et critiquable qu’avait eue Heidegger sous le régime nazi. Enard ne dit rien de cette rencontre. Mais il cite un poème de Heidegger qui aurait dû servir de préface (il est intitulé Vorwort) (ou de réponse ?) au poème Todtnauberg (le lieu de la rencontre) de Celan. Je ne sais pas ce que Heidegger avait voulu signifier avec ce poème mais je vais le citer car j’adore ces allitérations avec le w :
Wann werden Worte Wörter ?
Wenn sie sagen,
- nicht bedeuten,
- nicht bezeichnen.
Qu’Enard traduit ainsi :
Quand les mots deviennent-ils Parole ?
Quand ils disent,
- non pas signifient,
- non pas qualifient.
Alors je me suis reporté à l’œuvre de Celan chez l’éditeur Suhrkamp et aux notes de Barbara Wiedemann (Paul Celan : Die Gedichte – Kommentierte Gesamtausgabe, Suhrkamp, 2012). Le poème Todtnauberg date de 1967. C’est le 24 juillet 1967, nous dit Barbara Wiedemann, que Celan a fait une lecture à l’Université de Fribourg à laquelle Heidegger avait assisté et c’est le lendemain qu’il est monté à la « hutte » que Heidegger possédait dans les monts de la Forêt Noire, à Todtnauberg. Et puis il écrit à son épouse Gisèle Celan-Lestrange : « Dans la voiture on a eu une conversation sérieuse lors de laquelle j’ai parlé clairement. Monsieur Neumann qui en a été témoin, m’a dit plus tard que cette conversation aurait une signification qui marquerait notre époque. J’espère que Heidegger va prendre la plume et écrire quelques pages en référence à cet entretien qui seraient aussi un avertissement pour un nazisme renaissant » (nazisme renaissant : on y est plus que jamais !). Et dans le livre de la hutte de Heidegger Celan avait inscrit : « Ins Hüttenbuch, mit dem Blick auf den Brunnenstern, mit einer Hoffnung auf ein kommendes Wort im Herzen » (Dans ce livre de la Hutte, en regardant la croix du puits, avec l’espoir d’un mot à venir, au cœur). Et son poème reprend plus ou moins la formule : « Die in dies Buch geschriebene Zeile von einer Hoffnung, heute, auf eines Denkenden kommendes Wort im Herzen »). Mais Heidegger n’a jamais répondu. Après avoir reçu une édition bibliophile de la poésie de Celan il lui a répondu par un mot ambigu qui ne signifie rien. Et son poème intitulé Vorwort ne veut rien dire non plus. Heidegger reste le Sphynx !

Et puis Enard parle de Chamisso. Il visite le jardin botanique de Dahlem qui se situe au sud-ouest de Berlin et se souvient que du temps de Chamisso il se trouvait à Schoneberg et que Chamisso en a été le Pflanzenaufseherle surveillant des plantes ») pendant 20 ans (1819 à 1839). « Chamisso m’a toujours été sympathique », écrit Enard. Mais il ajoute que c’est d’abord à cause des Lieder de Schumann qui chantent ses poèmes. Moi c’est d’abord l’homme qui m’est cher. Lui qui a dû quitter la France à la Révolution, n’a appris l’allemand qu’à 14 ans, ce qui ne l’a pas empêché de devenir l’un des plus grands poètes de langue allemande et qui est, malgré tout, toujours resté fidèle à la France, n’a jamais voulu porter les armes contre son pays natal et qui est même allé jusqu’à bénir le paysan qui a passé la charrue sur les terres de son ancien château (de Boncourt) que la Révolution avait détruit. Voir son poème : le Château Boncourt (La charrue passe au-dessus de toi/Sois fertile terre chérie/Emu, serein, je te bénis,/Et je te bénis deux fois, paysan inconnu/Qui passe le soc sur mon château disparu). Voir aussi, sur mon site Voyage, au tome 5 : Adelbert von Chamisso, le pantoun, la jeune géante et l’Homme qui avait perdu son ombre. J’y ai repris le texte complet de ce poème et traduit les passages les plus marquants. J’en ai d’ailleurs fait autant pour l’autre poème, admiré par Enard, Die alte Waschfrau (La vieille lavandière). C’est surtout la relation particulière qu’a la vieille femme avec son linceul qui touche Enard : « elle aime cette chemise qu’elle a choisie pour envelopper son cadavre, elle l’essaye le dimanche, quand elle va à la messe, puis range le linceul dans son placard après l’avoir bien repassé, qu’elle soit prête, cette dernière chemise de lin qu’elle a elle-même cousue, pour le jour où il faudra l’en revêtir… ». Et puis il cite encore la fin du poème, dans sa traduction à lui, où c’est Chamisso qui s’exprime :
« Moi, au déclin de mes jours, puissé-je, comme cette pauvre femme,
avoir rempli tous mes devoirs, avoir vécu comme elle, et pouvoir trouver
la même joie dans mon linceul »
(traduction Mathias Enard)
Pourtant, comme je l’ai écrit dans ma note, ce poème est admirable en tous points pour bien d’autres raisons. Et avant tout parce qu’il s’intéresse à une femme simple, femme du peuple, une femme qui travaille, ce qui n’était certainement pas fréquent à l’époque. Une femme qui est encore en pleine activité à l’âge de 76 ans, ayant toujours gagné sa vie à la sueur de son front et « rempli, avec courage, le cercle que Dieu lui a imparti ». Elle a élevé ses enfants, leur enseignant effort et droiture, puis ils sont partis vivre leur vie, maintenant elle est seule et vieille, a conservé son courage. Voici ma traduction du passage en question :
Elle a, en ses jeunes années
Aimé, espéré, s’est mariée ;
Supporté le sort commun des femmes
Les soucis ne lui ont guère manqué
Elle a soigné son mari malade ;
Lui a donné trois enfants ;
Puis l’a mis dans la tombe
Et n’a perdu ni la foi ni l’espoir.
Ce qui me semble autrement plus important et plus émouvant que toute cette histoire de linceul…

Et voilà qu’Enard arrive encore à un autre poète. Un poète que je ne connaissais pas. Et, une fois de plus il y arrive grâce à la musique, la fameuse Winterreise (le Voyage d’Hiver) de Schubert qui se trouve dans ma discothèque dans l’interprétation du magnifique Fischer-Dieskau ! Enard serait-il mélomane ? Oui, probablement. D’ailleurs je me souviens que le héros principal de son roman Boussole était un musicologue ! Mais ici c’est le poème que Schubert a mis en musique qui intéresse Enard. Ce poème s’intitule Gefrorene Tränen (Larmes gelées) et il est d’un poète appelé Wilhelm Müller et qui a bien connu, dit Enard, Achim von Arnim et Clemens Brentano, les auteurs du Des Knaben Wunderhorn. Voici ce poème :
Gefrorne Tropfen fallen
Von meinen Wangen ab :
Und ist’s mir denn entgangen,
daß ich geweinet hab?
Ei Tränen, meine Tränen,
und seid ihr gar so lau,
daß ihr erstarrt zu Eise,
wie kühler Morgentau?
Und dringt doch aus der Quelle
Der Brust so glühend heiß,
als wolltet ihr zerschmelzen
des ganzen Winters Eis.
Un poème que je vais essayer de transposer en français :
Des gouttes gelées
Tombent de mes joues :
Mais n’ai-je donc pas senti
Que j’avais pleuré ?
Oh, mes larmes, mes larmes,
Êtes-vous donc si tièdes,
Que vous vous transformez
En glace comme rosée matinale ?
Alors que votre source
Est ma poitrine
Si chaude et si brûlante
Qu’elle semble pouvoir fondre
Toute la glace de l’hiver.
Mais en allant sur le net j’ai quelques surprises. D’abord en parcourant tout le cycle du Voyage d’Hiver qui est composé de 22 pièces, je tombe sur un poème que tous les Allemands connaissent et savent chanter. Et qui aurait pu être leur hymne national s’ils n’étaient pas si chauvins :
Der Lindenbaum
Am Brunnen vor dem Thore
Da steht ein Lindenbaum:
Ich träumt’ in seinem Schatten
So manchen süßen Traum.

Le tilleul
A côté de la fontaine
Aux portes du village
Se dresse un vieux tilleul.
C’est couché dans son ombre
Que j’ai rêvé de bien doux rêves
Et, en allant encore plus loin, je tombe sur un autre poème tout aussi connu : Das Wandern ist des Müller’s Lust, das Wandern, das Wandern… Enard aurait pu le citer, ce poème, qui incite les compagnons à voyager, à parcourir le pays, aller de ville en ville. Et les écrivains à marcher… Quitte à tourner en rond…