Des tours d'Ulysse aux Anneaux de Saturne
(à propos de : Daniel Mendelsohn : Three Rings – A Tale of exile, narrative and fate, University of Virginia Press, Charlottesville and London, 2020 et de : W. G. Sebald : Les Anneaux de Saturne, Actes Sud, Arles, 1999)
J’ai déjà dit combien j’avais apprécié la façon dont cet universitaire américain, Daniel Mendelsohn, avait analysé le deuxième des grands poèmes attribués à Homère, la merveilleuse, la géniale Odyssée, sa composition qui m’avait semblé si originale alors qu’il prétendait qu’il s’agissait là d’une composition circulaire et que c’était la caractéristique même de la tradition poétique grecque. Quoi qu’il en soit, son livre (A father, a son and an epic) était arrivé à point nommé pour moi alors que je venais justement, en plein confinement Covid, de relire l’Iliade et l’Odyssée, republiés en 2020 dans une belle œuvre collective sous le titre Tout Homère. Et, après être revenu à Homère dans mon Bloc-notes 2020 (Retour à Homère) j’ai également rendu compte du livre de Mendelsohn (Un père, un fils et l’Odyssée).
Alors j’ai commandé son dernier livre où il était censé expliquer plus en détail la nature de ces compositions circulaires en prenant pour exemples les écrits de trois écrivains qui avaient encore une autre particularité, celle d’être des « exilés » : le juif allemand Erich Auerbach, exilé forcé à Istanbul (à cause de l’avènement de Hitler), le Français Fénelon banni de Versailles par Louis XIV (pour sa critique du Roi guerrier et dépensier) et l’Allemand Sebald, émigré volontaire en Angleterre (par dégoût des crimes accomplis par les nazis ?). Mais, assez rapidement, toutes ces considérations sur cette technique narrative qui, au fond, n’est rien d’autre qu’une utilisation intelligente de digressions appelées circulaires si elles semblent partir très naturellement d’un point du récit pour y revenir aussi, toujours aussi naturellement, m’ont fatigué.
Erich Auerbach
Pourtant, dès les premières lignes sur Auerbach, on y revient. Auerbach, paraît-il, tout en reconnaissant que c’est une technique propre à l’art poétique grec, n’y est pas favorable. Il préfère dit-il, ce qu’il appelle le mode hébreu, celui de la Torah. Il compare la fameuse digression que l’on trouve dans le Livre XIX de l’Odyssée, celle de la cicatrice d’Ulysse, avec l’histoire du sacrifice d’Isaac par Abraham. Dans l’Odyssée son ancienne nourrice reconnaît Ulysse, lorsqu’elle le baigne, à cette marque que lui a laissée un sanglier dans son enfance. Alors, au lieu de continuer le récit, raconter comment la nourrice réagit, ce que dit Ulysse, on passe à l’histoire de ce qui lui est arrivé, lorsqu’enfant encore, il a participé à une chasse aux sangliers en compagnie de son grand-père maternel. Et on ajoute même que c’est ce grand-père qui a donné le nom à Ulysse (Odysseus en grec) et que c’est la nourrice qui avait suggéré que c’était au grand-père à choisir le nom du nouveau-né. Et, c’est alors seulement qu’on revient à l’histoire, mais la digression, comme l’appelle Auerbach, a été aussi longue que le récit même de la découverte de la cicatrice et de la reconnaissance d’Ulysse. Absurde, dit Auerbach et il revient au sacrifice d’Abraham : Et Dieu dit : Prends ton fils, ton fils unique, que tu aimes, et rends-toi dans le pays de Moriah : et offre-le là, par le feu, sur une montagne que je te désignerai. Et Abraham se leva, sella son âne, et prit deux hommes avec lui, et son fils Isaac, et fendit le bois pour le feu et il alla à l’endroit que Dieu lui avait indiqué… Ce passage, dit Auerbach, est plein d’opacité, de blancs. On est en droit de se poser beaucoup de questions auxquelles on ne trouve pas de réponses. Et rien sur le voyage lui-même si ce n’est sa durée : trois jours. Rien sur le paysage traversé, sur les accompagnateurs, etc. On se limite strictement, dit encore Auerbach (d’après Mendelsohn), à ce qui est nécessaire au but de la narration. C’est à ceux qui reçoivent ce message à y réfléchir, à combler les blancs. Ce passage symbolise l’esprit hébreu. Aussi bien par ce style de narration opaque que par la nature « élusive » de leur divinité, dit-il.
Alors Mendelsohn compare les deux « styles » de narration. La grecque est optimiste, elle suppose que tout peut être expliqué. Le style hébreu est pessimiste, il montre que comme Dieu lui-même, la création ne peut être connue, seulement interprétée. Peut-être, se demande Mendelsohn, ces deux façons de voir, la grecque et celle des Hébreux, ne sont pas vraiment opposées, mais complémentaires ? Mais, en fin de compte, c’est bien la grecque que le juif Mendelsohn semble préférer…
Personnellement je suis choqué que l’on puisse citer l’histoire du sacrifice d’Isaac uniquement pour la forme de la narration, sans parler du fond. Car pour moi c’est peut-être le passage le plus sombre de toute la Bible hébraïque. Il y a un internaute avec qui j’ai souvent correspondu, grand spécialiste de la violence du monothéisme, qui met tout sur le dos du « Dieu jaloux » de l’Ancien Testament. Or ici c’est bien pire : le Dieu est cruel ! Et je m’étonne qu’un érudit, grand connaisseur du cycle homérique, comme l’est Mendelsohn, ne cite pas à ce sujet le sacrifice d’Iphigénie réclamé à Agamemnon par un Dieu aussi, en l’occurrence la déesse Artémis. Etrange parallèle ! Et qu’on ne me dise pas que le Dieu d’Abraham, finalement, n’est pas si cruel puisqu’il n’a pas exigé que le sacrifice soit mené jusqu’à son terme. Abraham y a cru. C’est ce qui compte. D’ailleurs dans certaines versions du mythe grec, Artémis-Diane a, elle aussi, empêché le sacrifice d’aller jusqu’au bout, remplaçant Iphigénie par une biche (voir la version de Goethe par exemple).
Qui était cet Erich Auerbach ? Il était professeur à l’Université de Marburg et est venu se réfugier à Istanbul durant l’été 1936. Comme beaucoup d’autres Juifs européens fuyant la persécution des Nazis. Un peu étrange quand on pense que les dirigeants turcs, à l’époque, étaient plutôt amis de l’Allemagne, mais il est vrai qu’ils sont restés strictement neutres une fois la guerre déclenchée. D’ailleurs, comme on le découvre à la lecture du principal roman de l’écrivain turc Mario Levi (Istanbul était un conte), il existait déjà une communauté juive importante ancienne (sépharade) dans la ville (voir mon Bloc-notes 2019 : Quatre écrivains turcs et Istanbul). Auerbach était un philologue : Mendelsohn donne une définition toute simple du mot philologie : ce n’est rien d’autres, dit-il, que l’étude de la littérature écrite dans son contexte historique ! Et c’est en philologue qu’il va entreprendre lors de son exil à Istanbul, une œuvre immense, intitulée : Mimesis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale. Une œuvre qui va faire de lui, dit Mendelsohn, le Père de la Littérature comparée ! Ce qui me plaît puisque depuis que j’ai fait la connaissance de mon ami Georges Voisset, ex-Professeur de littérature comparée à l’Université des Antilles, j’ai appris que je faisais du comparatisme sans le savoir comme Monsieur Jourdain qui a été très étonné d’apprendre qu’il faisait de la prose sans le savoir. Tiens, voilà un rappel qui me permet de faire une digression circulaire à la Mendelsohn, en revenant à Istanbul : Molière a écrit cette pièce pour venger notre Roi Soleil des moqueries d’un Ambassadeur de la Sublime Porte, le saviez-vous ? Un Ambassadeur pas impressionné du tout par le décorum de notre sublime Roi à nous. Alors Molière fait de sa pièce une « turquerie », le fiancé de la fille se prétendant fils du Grand Turc et Monsieur Jourdain reçu « Mammamouchi ». Il paraît que Louis XIV était content.
Auerbach, dans son Mimesis, fait une sélection des œuvres les plus représentatives de notre culture occidentale (20), commençant avec Homère, puis passant par Tacite, Grégoire de Tours, la Chanson de Roland, Dante, Boccace, Voltaire, Stendhal, et terminant par Virginia Woolf et Marcel Proust ! Il commence par citer des extraits plus ou moins longs (les Bibliothèques d’Istanbul étaient moins fournies que les allemandes), puis les analyse, montrant comment on y transforme la réalité en fiction et ce que cela indique sur la façon d’appréhender la réalité de la vie à leur époque. Vaste entreprise ! Et quel était le but final de cette grande œuvre ? Découvrir ce qu’il y a de commun dans toutes ces littératures de l’aire occidentale. Le facteur humain. La façon dont cette culture commune a évolué avec le temps. Ce qui est immuable et ce qui change (c’est moi qui le dit). Erich Auerbach qui a été éduqué au Lycée français de Berlin (das französische Gymnasium créé pour d’autres exilés, les Huguenots français boutés dehors par Louis XIV) pense, bien sûr à la Weltliteratur de Goethe. Sauf que pour Goethe il y avait une littérature, et donc une culture, mondiale. Et pas simplement occidentale. On sait que cette idée lui est venue après avoir découvert la traduction du poète persan Hafiz par von Hammer et que, tout-à-coup, il a été saisi d’une véritable boulimie pour l’Orient (du moins Moyen et Proche-Orient). Voir son West-östlicher Divan. C’est la même idée qui caractérise les fameux Invariants de notre cher Etiemble : il y a quelque chose de commun à toutes les littératures du monde, c’est ce qu’il y a de commun dans notre espèce humaine. C’est du moins ainsi que j’interprète Etiemble car je n’ai jamais trouvé une interprétation exacte de ses Invariants. Tout au plus ce qu’il dit dans l’introduction à ses Essais de littérature (vraiment) générale : « La littérature générale m’a enseigné, chaque jour encore m’enseigne, qu’en dépit de tous les acquêts de la psychologie historique et de l’anthropologie, quelque chose existe, quoi qu’on dise : la nature biologique de l’espèce humaine… » (voir mon Bloc-notes 2012 : A propos des Invariants d’Etiemble).
Ce qui peut sembler rassurant. Je me souviens encore de mon premier roman chinois classique. A l’époque je ne connaissais rien de la Chine, rien de l’Asie. Elle me faisait peur. Je venais de recevoir la première délégation chinoise sidérurgique et ses membres, surtout son chef, m’avaient laissé mal à l’aise (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4 : S comme Shi Nai-an). Et voilà que je découvre la Chronique indiscrète des Mandarins, une œuvre satirique du XVIIIème siècle. Et dès cette première incursion dans le monde littéraire chinois voilà que j’y trouve des personnages qui me paraissaient bien familiers avec leurs défauts et leurs qualités. Des gens honnêtes et d’autres qui l’étaient moins. Des Mandarins formalistes et étroits d’esprit et d’autres qui s’en moquaient joyeusement. De grands ambitieux et d’autres qui l’étaient moins et qui, à l’instar du personnage principal du livre, préféraient, le concours d’Etat une fois passé, se reposer dans leur bonne ville de Nankin, à boire du vin, en compagnie de joyeux compères, au bord du fleuve, et calligraphier des poèmes à l’ancienne. Ils étaient donc comme nous, me suis-je dit. Plus tard j’ai compris que ce n’était pas aussi simple…
Rassurant, ai-je dit, oui, mais aussi un peu décevant quand on est à la recherche du « Différent » comme Segalen. Et c’est bien ce différent que j’ai d’abord cherché quand je me suis mis à la littérature mondiale. La littérature de l’Amérique latine pour commencer. Fuentes, Llosa, Marquez, Scorza, etc. Découvert leur style baroque et le problème indien. Différent selon le pays. Et plus tard encore j’ai joui encore bien plus de la différence japonaise, tant dans leur littérature, leur poésie que dans leur cinéma. Là aussi je me souviens d’une « première fois ». Notre premier film japonais vu avec Annie au vieux cinéma Pagode à Paris, après la fin de la guerre d’Algérie : L’île nue. Et découvert la grâce japonaise, ce culte du regard. Nous en avons été émus jusqu'aux larmes. Un film lent, simple, blanc et noir, évident, dont les dialogues sont absents, dont les images vous submergent. Une femme monte un seau d'eau jusqu'au sommet de l'île, ployée sous la charge. Elle le renverse. L'homme la gifle. Un enfant, malade, geint sur une natte et se meurt. Les parents paniqués le transportent à travers une foule en liesse. Les pétards claquent et la fête continue (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 3 : K comme Kafu, Nagaï). Plus tard nous avons découvert bien d’autres films japonais et admiré ceux de Kurosowa. Et puis quand ce cinéaste s’est mis à explorer d’autres thèmes et sortir de son pays et de sa culture j’ai d’abord eu peur comme Segalen avait une peur bleue de la disparition du « différent ». Dersou Ourzala par exemple. Et surtout Le Château de l’araignée que j’ai découvert tardivement, n’ayant appris que bien plus tard qu’il avait été tourné dès les années 50. Voilà que Kurosowa filme Shakespeare ! Malheureux de nous, me suis-je dit. Finie la différence. La culture mondiale est en route ! Et puis quand j’ai revu le film une deuxième fois j’ai compris ou cru comprendre que c’était bien plus compliqué que cela, plus complexe. Que les émotions humaines des personnages de Macbeth et de ceux de Kurosowa étaient bien les mêmes. Mais que la façon dont elles étaient exprimées était bien japonaise !
Fénelon
J’ai dit combien j’avais regretté que personne ne se souvienne de l’auteur des Aventures de Télémaque, ni les auteurs du Tout Homère, ni Mendelsohn dans son livre sur son père et l’Odyssée. Je me rappelais avoir vu le roman dans la bibliothèque de mon père et d’en avoir lu des extraits dans les livres de lecture scolaires de ma jeunesse. Et voilà que Mendelsohn, dans cet autre livre, lui consacre tout un chapitre, à celui qu’on a appelé « le Cygne de Cambrai », que j’ai longuement cité dans ma note (voir mon Bloc-notes 2020 : Un père, un fils et l’Odyssée). Je l’avais trouvé bien courageux, Fénelon, et bien naïf pour croire que le grand Roi laisserait passer ses critiques alors même qu’il avait été chargé d’éduquer celui qui était censé devenir Roi un jour, à son tour. Je trouvais même qu’il avait eu de la chance d’avoir été simplement banni de la Cour et de pouvoir garder son titre d’archevêque de Cambrai.
Mendelsohn trouve que le roman de Fénelon s’intègre au poème de l’Odyssée comme une digression parfaitement circulaire, une boucle : Télémaque part pour son grand voyage autour de la Méditerranée après la soirée mémorable passée à Sparte avec Ménélas et Hélène racontée par Homère à la fin de son Chant IV et il revient à Ithaque faire la connaissance de son père dans la hutte du gardien de cochons Eumaeus, rencontre décrite par Homère à la fin du Chant XV de son poème. Mais ce n’est pas ceci qui m’intéresse. Non, ce qui me frappe c’est d’apprendre quel énorme succès les Aventures de Télémaque ont rencontré. Durant tout le XVIIIème siècle, nous affirme Mendelsohn, ce livre a été le livre le plus lu en France (à part la Bible, bien sûr), peut-être même en Europe. Un nombre incroyable de traductions a été fait. Voltaire dit que c’est un roman moral. Montesquieu l’appelle le divin livre du siècle. Rousseau le donne à lire à son Emile. Et c’est le livre de chevet du Président des Etats-Unis Thomas Jefferson ! Au XIXème siècle encore le roman de Fénelon est admiré par Stendhal et par Sainte Beuve.
Et puis Mendelsohn revient encore, un peu plus loin, sur les nombreuses traductions du roman et nous apprend des choses bien étonnantes. Au cours de la première partie du XIXème siècle il a été traduit, nous dit Mendelsohn, en turc, tatare, bulgare, roumain, arménien, géorgien, kurde et arabe ! Au-delà de l’Hellespont, et dans tout le Moyen-Orient, Télémaque était connu sous le nom de Tilîmak ! Et un voyageur érudit français raconte qu’un attaché d’Ambassade russe lui aurait montré la page d’un album où l’on pouvait découvrir les traductions en 17 ou 18 langues différentes de la première phrase du récit : Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse. Oui, j’ai oublié de vous dire : si les pérégrinations de Télémaque commencent bien à Sparte, c’est bien par Calypso en pleurs que débute le roman. En miroir de l’image d’Ulysse en pleurs par laquelle débute le Chant V de l’Odyssée. Mais, attention : si Fénelon parle longuement de la divine Calypso ce n’est pas du tout dans les mêmes termes que Homère. Chez celui-ci elle est bien amoureuse d’Ulysse (j’ai même comparé celui-ci à un esclave sexuel), mais lorsque le messager de Jupiter lui demande de lâcher son amant elle obéit immédiatement et aide Ulysse dans ses préparatifs, tout en râlant contre ces mâles de l’Olympe qui couchent sans se gêner avec toutes les humaines dont ils ont envie alors qu’ils empêchent leurs sœurs, les déesses, d’en faire autant avec les humains. Mais Fénelon, lui, en fait une nymphomane (ce qui est peut-être normal pour une Nymphe ?) qui veut à tout prix coucher aussi avec le fils, Télémaque, alors que celui-ci résiste, courageusement, montrant ainsi l’exemple à suivre à l’élève de l’auteur, le Duc de Bourgogne, qui était peut-être, déjà, un chaud lapin !
Et puis Mendelsohn retourne à Istanbul. On sait qu’au XVIIIème siècle, déjà, la Turquie s’intéresse à la culture occidentale, mais au XIXème il y a un véritable accès de francophilie qui atteint les élites (il faudrait le rappeler à Erdogan qui traite notre Président d’imbécile), les deux écrivains français les plus connus sont Fénelon et Dumas et c’est un Grand-Vizir qui traduit à nouveau l’œuvre de Fénelon, Yûsuf Kâmil Pacha. La traduction qui paraît en 1862, serait très littéraire et même poétique, d’après Mendelsohn. Et admirée par les intellectuels turcs de l’époque. Le Ministre de l’Education, dans une introduction, dit que c’est un livre de sagesse. Et un autre ministre dit que si la littérature mondiale est faite d’une Babel de langues, sa signification est universelle, retrouvant là la conception de la Weltliteratur de Goethe. Pourtant, nous dit-on, Yûsuf Kâmil Pacha a dû « adapter les dieux et déesses païennes aux sensibilités des lecteurs musulmans ». On ne dit pas comment. Mais Mendelsohn en profite pour revenir à Erich Auerbach et signaler que lorsque celui-ci a présenté Dante à ses élèves turcs il a choisi de passer les souffrances subies par Mahomet dans l’Enfer de Dante sous silence. Eternellement coupé en deux avec ses intestins à l’air, cette image du Prophète devait effectivement choquer les Croyants de la vraie foi bien autrement que les innocentes caricatures de Charlie !
W. G. Sebald
C’est dans son troisième chapitre que Mendelsohn nous parle de l’écrivain Sebald. Et je lui en sais gré car cela m’a permis de relire ses Anneaux de Saturne et de m’apercevoir que je l’avais mal lu ou peut-être parcouru bien trop vite. Car Sebald est visiblement un véritable écrivain. Très érudit aussi, mais ce n’est pas le plus important. Très beau style, longues phrases élégantes, balancées, poétiques. Au point que j’ai regretté à plusieurs reprises d’avoir commandé le livre dans sa traduction française et non dans sa langue originale (même si la traduction de Bernard Kreiss est somptueuse elle aussi). Et des thèmes qui reviennent constamment, mystérieusement, discrètement. Très belle technique narrative.
Alors, bien sûr, Sebald pratique lui aussi cette digression circulaire qui a tellement séduit Mendelsohn. Dès le début de son livre qui est consacré à des pérégrinations dans la région de l’East Anglia.
Sa première digression commence par la fin : il est tombé exténué et a été transporté à l’hôpital de Norwich où il se réveille incapable de bouger ce qui l’amène en pensée à Gregor, le malheureux transformé en cafard de la nouvelle de Kafka, puis à un ami décédé, Michael Parkinson, qui a fait des études sur Ramuz, puis à son amie, Janine Dakyns, décédée elle aussi, de chagrin, elle qui était spécialiste de Flaubert, aux conversations qu’il avait eues avec elle, au chirurgien qu’elle lui avait recommandé et qui allait lui être utile quand il a commencé à s’intéresser à Thomas Brown, ce médecin et érudit qui avait pratiqué la médecine à Norwich et – ce qui permet à Sebald à revenir à son point de départ – dont le crâne était conservé au Musée de l’hôpital de Norwich. Et puis il repart avec ce Thomas Brown – qui va d’ailleurs l’accompagner jusqu’au bout de son livre – et l’imagine à Amsterdam, après avoir reçu son doctorat en médecine à Leyden, assister à la dissection publique du malfaiteur Aris Kindt, pendu haut et court, et que Rembrandt va représenter dans sa Leçon d’anatomie, fait une courte allusion à Descartes qui enseigne que seule notre machinerie interne peut être comprise alors que notre « chair » demeurait incompréhensible, avant de revenir à Thomas Browne, se demande ce qu’il en a pensé, lui qui vu une vapeur blanche s’exhaler d’un cadavre fraîchement ouvert, la même qui « nous embrume le cerveau… lorsque nous rêvons », la même qui obscurcissait le cerveau de Sebald à son réveil à l’hôpital, toute semblable à la trace blanche laissée par un avion dans le ciel aperçue au travers de la fenêtre de sa chambre. Ce qui le ramène à nouveau à Thomas Browne qui rêvait de contempler, pour essayer de la comprendre, notre existence terrestre de très haut, comme notre créateur, voler à une très haute altitude, et qui pense avoir découvert dans toute matière vivante la figure géométrique du quinconce, (ce qui amène Sebald à parler du fameux zoologue allemand Brehm et de son Thierleben publié en 10 volumes entre 1876 et 79). Browne avait aussi étudié les créatures imaginaires, ces Chimères auxquelles il ne croyait pas. Ce qui fait penser Sebald à Borges et ses êtres imaginaires à lui (son Libro de los seres imaginarios) parmi lesquelles il a même découvert une statue qui parle en s’adressant au Simplicissimus du génial roman de la terrible guerre de trente ans de Grimmelshausen (voir : Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen : Der abenteuerliche Simplicissimus). Et puis Sebald revient à nouveau à Browne, à ce qu’il dit des tombes et des urnes funéraires…
Alors, bien sûr, vous allez me demander : mais quel est l’intérêt de toutes ces élucubrations ? Oui, je comprends, la façon dont je le raconte tout cela peut sembler fatigant, de l’érudition pour la galerie… Mais ce n’est pas le cas. On suit avec grand plaisir la pensée virevoltante de l’auteur. Son érudition n’est jamais pesante, pas de références. Ainsi, quand il a du mal à bouger son corps comme Gregor il ne cite ni le titre de la nouvelle (Die Verwandlung – la Métamorphose) ni le nom de son auteur, estimant que son lecteur est suffisamment cultivé pour comprendre à quoi il fait allusion. Quant aux autres, tant pis pour eux !
Mais alors, me demanderez-vous, qui est ce Sebald ? Et d’abord qui est ce Thomas Browne ? Un illustre inconnu ? Pas tellement, puisque Edgar Poe a mis quelques lignes de lui en exergue à sa nouvelle Double assassinat dans la rue Morgue (vous vous souvenez ? Le crime de l’Orang Outan, cet animal si paisible…). Les voici dans la version de Baudelaire : « Quelle chanson chantaient les Sirènes ? quel nom Achille avait-il pris quand il se cachait parmi les femmes ? – Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture. ». Et les voici dans la langue originale : « What song the Syrens sang, or what name Achilles assumed when he hid himself among women, although puzzling questions are not beyond all conjecture. – Sir Thomas Browne, Urn Burial ». Or le texte provient justement de cet Urn Burial (Urnes funéraires) dont parle Sebald, un texte publié par Browne en 1658 à la suite de la découverte de tombes et d’urnes funéraires anglo-saxonnes dans le comté de Norfolk (voir : Hydriotaphia, Urn Burial, or a brief Discourse of the Sepulchral Urns lately found in Norfolk). Thomas Browne, né à Londres en 1605, a été éduqué à Oxford, puis a étudié la médecine à Montpellier, Padoue et Leyden, a exercé la médecine à Norwich mais a aussi été un écrivain prolifique, touchant la médecine, la religion, l’ésotérisme et diverses sciences telles que la botanique, la zoologie et ce qu’on allait appeler bien plus tard la sociologie. En 1646 il avait déjà traité un thème qui est d’actualité aujourd’hui, en ce temps où règnent trumpisme, fake-news et complotisme : Enquiries in vulgar and commun errors, « Dans cet essai », nous dit Wikipédia, « il s'est attaqué aux idées reçues et aux croyances populaires, selon lui erronées, en tentant de comprendre le processus qui leur a donné naissance ». L’une de ces idées auxquelles il s’est opposé était celle qui voulait que les « Nègres » étaient faits pour le travail manuel puisqu’ils étaient noirs ! Mais on comprend bien que c’était une idée qui convenait parfaitement aux planteurs et autres esclavagistes de son époque (on commençait à produire du sucre de cannes à la Barbade). Thomas Browne est décédé en 1682 et enterré à Norwich. Mais son crâne a eu une histoire singulière : son cercueil a été ouvert accidentellement en 1840 et son crâne enlevé. Sebald en raconte l’histoire…
Alors qui est ce W. G. Sebald ? En fait il s’appelle Winfried Georg Maximiliam Sebald, mais il ne souhaite pas qu’on indique ses prénoms en entier. Parce qu’il trouve que Winfried est trop guerrier, trop allemand. C’est d’abord un Allemand qui a un problème avec le passé allemand. Et qui émigre en Angleterre dès l’âge de 22 ans (en 1966). D’abord à Manchester, puis à Norwich dans le Norfolk où il enseigne la littérature européenne (Université d’East Anglia) et où il reste jusqu’à sa mort accidentelle en 1999 (il n’a que 57 ans). Il est né en 1944 dans une petite ville bavaroise, parents issus de petits paysans de montagne, son père s’est engagé dans l’Armée dans les années de crise puis a fait la guerre en Pologne, a été prisonnier de guerre pendant trois ans en France puis est revenu travailler en Bavière. Mon père ne rentrait à la maison que le dimanche. Je n’ai pratiquement pas eu de contact avec lui, dit-il. Et, dans une interview il raconte que jusqu’à l’âge de 17 ans il n’a pas su ce qui s’était vraiment passé. C’était le blackout complet, dit-il. Et même quand on nous a montré un film sur la libération du camp de Belsen, il n’y a rien eu après. Pas de discussion, pas de réflexion. On a joué au football ! Ce n’est que lors d’un procès contre des surveillants d’un camp d’extermination qui s’est tenu plus tard à Francfort qu’on a subitement vu des Allemands gardiens d’un camp où se passaient des horreurs et des juifs venus d’Amérique ou d’ailleurs, des survivants de ce camp et qui avaient été allemands eux-mêmes. Qui avaient vécu parmi nous, dit-il. Alors qu’au moment même où il a cette expérience il n’y avait plus aucun juif en Bavière !
Je suis vraiment désolé. Cela fait quatre ou cinq fois déjà que dans mes notes de cette triste année 2021, An II du Covid, je vous parle de l’extermination des juifs d’Europe, de ce qu’ils appellent la Shoah. Je n’y peux rien. Pur hasard de mes lectures, je vous jure !
Mais avec ce que dit Sebald dans son interview on revient à l’affaire Ruth Klüger-Martin Walser, à cette « massue morale » que serait Auschwitz d’après Walser, à l’affaire Marcel Reich-Ranicki-Joachim Fest, à la querelle des Historiens. Le fait est que pendant une assez longue période après la guerre on a fait le silence en Allemagne sur les crimes nazis et l’épuration de ceux qui y ont collaboré a été largement incomplète. D’abord parce que beaucoup de ceux qui étaient alors au pouvoir avaient eux-mêmes plus ou moins collaboré. Et, ensuite, il y avait la situation internationale, la guerre froide, la séparation de l’Allemagne entre Est et Ouest, et la priorité était au renforcement de la nouvelle Allemagne occidentale et démocratique. Alors, un peu plus tard, une nouvelle génération d’Allemands s’est rebiffée, a mis en cause leurs pères, très violemment même (voir la RAF), et ce fut la réaction, le retour en arrière. Sebald revient plusieurs fois dans son interview au problème de la mémoire. Mémoire individuelle comme mémoire collective, encore plus difficile. Mais si nous étions capables de mémoire collectivement il y a des erreurs que nous pourrions peut-être éviter, dit-il. Oui, peut-être…
Son livre est fait d’une dizaine de promenades, en général à pied, plus ou moins circulaires dans l’esprit de Mendelsohn, toutes explorant cette région de l’East Anglia où se trouve son Université, et des réflexions qu’elles lui inspirent. Il y flotte une douce mélancolie, peut-être un peu de dépression même comme le prétendent certains critiques. Mais comme le dit l’éditeur, le trait est toujours « lumineux » et d’une « beauté élégiaque ». Pourtant les thèmes qui sont omniprésents sont bien sombres.
Le feu, l’ignition par exemple (mais la Shoah n’est jamais nommée). Les urnes funéraires anglo-saxonnes. Le bombardement des villes allemandes : un thème qui n’est guère traité en Allemagne, dit-il. Comme si c’était un tabou. Peut-être parce que dans la mémoire collective il est ressenti comme une honte. Alors que c’était peut-être un crime de guerre. Tuant des civils. Mon père fonctionnaire du cadastre en Alsace annexée avait été déplacé de force à Hanovre et a vécu la destruction complète de la ville, les bombes à souffle faisant éclater des immeubles entiers (dont celui où il logeait) et les bombes incendiaires répandant le phosphore sur les peaux des femmes, des enfants et des vieillards courant comme des fous dans les rues, sans pouvoir arrêter le feu qui continuait à ronger leurs bras. Le jardinier du manoir de Somerleyton, William Hazel, raconte à Sebald quelle énorme entreprise cela avait été : 67 aérodromes aménagés dans l’East Anglia, la huitième flotte aérienne larguant pendant 1009 jours 733000 tonnes de bombes et perdant 9000 avions et 50000 hommes ! Sebald relate encore d’autres incendies, ceux de la guerre d’Irlande par exemple (les républicains incendiant deux à trois cents maisons de maître anglaises), et surtout ceux de la terrible bataille navale qui s’était déroulée en face de la baie de Southwold le 28 mai 1672, probablement la dernière grande bataille navale que se sont livrés Anglais et Hollandais pour la maîtrise de la mer (et la conquête coloniale des Indes). Sebald décrit la grande bataille comme un peintre : les poudrières qui explosent, les coques goudronnées brûlant jusqu’à la ligne de flottaison, « la fumée corrosive, d’un noir jaunâtre, masquant la baie entière… », tous ces « navires surchargés à l’extrême de matériel et d’hommes », « les mâts et les voiles en feu qui s’abattent », « les boulets de canons qui trouent les entreponts bondés d’une incroyable multitude de corps ». Sur le seul Royal James, un trois-mâts, d’où le comte de Sandwich commandait la flotte anglaise, c’est « la moitié de l’équipage fort d’un millier d’hommes » qui périt ! « Le coût d’une telle bataille en vies humaines devait dépasser en nombre celui des habitants de la plupart des villes de l’époque », dit Sebald. De même qu’on a du mal à imaginer « le travail colossal qu’il a fallu accomplir pour construire et équiper tous ces bâtiments pour la plupart voués d’avance à l’anéantissement ».
La cruauté humaine revient également fréquemment, on le devine, dans les pensées de Sebald. Il remonte le fleuve Congo avec Conrad (et son alter-ego Marlowe du Cœur des Ténèbres), voit les yeux des Noirs épuisés, mourants, briller dans la nuit de la jungle. Raconte comment Conrad s’en retourne, épouvanté, comment il rencontre le diplomate britannique Roger Casement, seul homme droit dans cet enfer, dit Conrad, celui-là même qui est le premier à rendre publiques (en 1903) les horreurs qui se passent dans l’Afrique du Roi Léopold (« les Noirs congolais, contraints de travailler sans salaire, pratiquement sans être nourris, souvent enchaînés les uns aux autres, à un rythme forcené, du lever au coucher du soleil et jusqu’au moment où ils tombaient à proprement parler de tout leur long et mouraient sur place d’épuisement ». « Des centaines de milliers d’esclaves du travail trouvaient chaque année la mort sous les mauvais traitements de leurs gardiens blancs et les mutilations en tout genre, en particulier l’amputation des mains et des pieds, ainsi que les exécutions sommaires faisaient partie des punitions appliquées journellement au Congo pour le maintien de la discipline »). C’est curieux, mais voilà que je pense au film Apocalypse now, film qui se passe au Vietnam mais dont le scénario s’inspire du Cœur des Ténèbres, et que je me souviens qu’on y trouve également une histoire de bras coupés. Je l’avais déjà relaté quelque part : « La tête hallucinée de Marlon Brando, le Colonel Kurtz du film, raconte, dans la version longue, cette histoire d’un village vietnamien où, à cause d’une épidémie de je ne sais plus quoi, l’Armée américaine vaccine tous les enfants, puis se retire, le Viet Cong revient et le lendemain on s’aperçoit que tous les enfants vaccinés ont leurs bras amputés. Je ne me souviens plus du commentaire du Colonel, quelque chose comme: «Quel génie!» ou «un sommet de l’art!». N’importe, ce à quoi tout le monde pense, c’est ceci: celui qui a émis l’ordre et celui qui l’a exécuté, n’ont-ils pas éprouvé une épouvantable et secrète jouissance? ». Le rapport de Roger Casement n’a pas enchanté le Foreign Office. On l’a envoyé en Amérique du Sud où il a vu que les Indiens y étaient traités aussi mal que les Noirs au Congo. Et, pour finir, il s’est retrouvé en Irlande, a trouvé que les locaux étaient des « Indiens blancs », les a aidés et a été pendu haut et court pour haute trahison dans l’enceinte de la Tour de Londres.
C’est à Southwold que Sebald, après avoir feuilleté le matin, au Sailor’s Reading Room, un gros in-folio racontant en photos la première Guerre mondiale, tombe l’après-midi, au bar-restaurant, sur un long article de l’édition du week-end de l’Independent, en rapport direct avec les photos des Balkans découverts le matin. L’article traite des « opérations de nettoyage ethnique menées il y a cinquante ans par les Croates, en accord avec les Allemands et les Autrichiens », raconte Sebald. Et il continue : « Le lieu de l’action était le camp de Jasenovac, installé au bord de la Save, où sept cent mille hommes, femmes et enfants furent exécutés par des moyens qui faisaient se dresser les cheveux sur la tête des nazis eux-mêmes… Scies et sabres, haches et marteaux, lames montées sur manchettes de cuir à fixer sur l’avant-bras, spécialement fabriquées à Solingen en guise de couteaux à égorger, sans oublier une sorte de potence horizontale primitive à laquelle Serbes, Juifs et Bosniaques étaient pendus en série comme des corneilles et des pies, tels étaient les instruments de mise à mort les plus usités ». Oui, on n’a jamais fini d’apprendre sur la nature de cet étrange animal qu’est l’homme…
Mais le thème principal qui flotte sur tout le livre est celui de la perte, de la déchéance, du déclin. Mendelsohn écrit : « In The Rings of Saturn, the meticously traced trajectories of both history and nature lead only to dissolution and defeat » (Dans les Anneaux de Saturne, les trajectoires méticuleusement tracées, à la fois dans l’histoire et dans la nature, ne font que mener à la dissolution et à la défaite). Quand il se rend en autorail sur une vieille voie ferrée de Norwich à Lowestoft, il contemple les restes des « innombrables pompes et moulins à vent dont les voiles blanches n’ont cessé de tourner sur les marécages de Halvergate et un peu partout sur la côte, jusqu’à ce qu’elles aient été abandonnées une à une dans les décennies qui ont suivi la Première Guerre ». « …chaque moulin était comme une tache de lumière dans un œil peint. Et quand ces taches de lumière se sont éteintes, c’est la région tout entière qui, dans une certaine mesure, s’est éteinte en même temps ». En arrivant à Lowestoft il constate que, par rapport à sa visite précédente, il y a 15 ans, la situation s’est à nouveau dégradée. Les chantiers et les usines fermées les unes après les autres, « jusqu’à ce que Lowestoft ne se distinguât plus que par le fait d’être la dernière localité figurant sur la carte, à l’extrême est des îles britanniques ». « …une maison sur deux est à vendre, entrepreneurs, hommes d’affaires et particuliers sombrent toujours davantage dans les dettes, pas une semaine ne se passe sans qu’un chômeur ou un banqueroutier ne se pende haut et court ». Au sud de Lowestoft il constate que les bateaux de pêche ont disparu. L’activité n’est plus rentable, les pêcheurs eux-mêmes se sont éteints, les embarcations tombent en ruine dans des cimetières de bateaux. Au large aussi on prend de moins en moins de poissons. « D’une année à l’autre, fleuves et rivières déversent dans l’océan allemand des milliers de tonnes de mercure, de cadmium et de plomb, des montagnes d’engrais chimiques et de pesticides. Les métaux lourds… se déposent en grande partie dans les eaux profondes… où le tiers des poissons présentent des excroissances et des infirmités congénitales… De la côte, on peut distinguer une multitude de champs d’algues empoisonnées… sur des milles carrés… jusqu’à trente pieds de profondeur, où les animaux marins viennent périr par myriades ». Et, en opposition à ces images terribles, il se rappelle les livres qu’il a lus dans sa jeunesse sur le hareng, les poissons entassés en masse dans le sel sur les ponts, d’une blancheur éclatante, les quantités énormes transportées ailleurs par chemin de fer. Il se rappelle même d’une Histoire naturelle de la Mer du Nord, datant de 1857, qui racontait que c’est par millions que les harengs remontaient des profondeurs au printemps et en été, que chaque hareng femelle pond 70000 œufs et que, s’ils se développaient tous, avait calculé Buffon, ils représenteraient un volume équivalent à vingt fois la terre ! J’arrête là. Même si je pourrais encore citer bien d’autres exemples, des domaines vides de l’East Anglia et de la ville engloutie de Dunwich aux désolations de la guerre civile irlandaise et jusqu’à la destruction du Palais d’été de Pékin. Il est bien noir, votre Sebald, me direz-vous. Et pourtant ce n’est pas exactement l’impression que j’en ai retirée. Plutôt une douce mélancolie, comme je l’ai déjà dit. Comme s’il ressentait quelque part une douleur qui n’arrivait pas à cicatriser. Dans une interview on lui demande pourquoi il n’écrit pas en anglais (comme Conrad ou Nabokov). Non, dit-il, je n’ai pas pu m’exprimer autrement que dans ma langue maternelle. Et je continuerai, même si la maîtrise de ma langue va peut-être diminuer avec le temps. Quand je retourne en Allemagne, étrangement, je ne me sens plus chez moi, mais c’est aussi le cas ici en Angleterre. C’est peut-être le destin de tous les exilés.
Mais je crois que dans le cas de Sebald il y autre chose. Voilà un homme qui a quitté l’Allemagne parce qu’il avait un problème insurmontable avec le passé de son pays. Mais je me demande – c’est là une interprétation toute personnelle – si, après ces longues années britanniques, il n’avait pas fini par abandonner toutes ses illusions. Comme s’il avait perdu définitivement la foi en l’Homme…