Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Le Turc Gürsel et la Perse éternelle

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(à propos de Nedim Gürsel : Voyage en Iran – en attendant l’imam caché, Actes Sud, 2022)

J’aime bien cet homme, Turc résident en France, travaillant au CNRS, tout en continuant à se rendre en Turquie et à s’intéresser à la littérature, la poésie et la politique turques, j’ai beaucoup apprécié son travail sur l’auteur de Mèmed-le-Mince, montrant tout ce que celui-ci doit à la grande poésie épique aussi bien turkmène que kurde. Voir sur mon site Bloc-notes 2018 : Kemal, Tchoukourova et poésie épique. Le livre que Gürsel avait consacré à Kemal avait d’ailleurs été écrit en français, voir : Nedim Gürsel : Yachar Kemal – Le roman d’une transition, édit. L’Harmattan, 2001.
Par contre ses romans sont écrits en turc comme l’est ce Voyage en Iran qui est aussi, surtout, un voyage à travers la culture, la littérature et la poésie persanes. Un voyage que j’ai déjà effectué il y a bien longtemps.

Gürsel commence par Téhéran et une poétesse presque contemporaine, puisque née en 1935, Forough Farrokhzad, et l’écrivain Sâdegh Hedâyat. Deux auteurs qui ne sont certainement pas en odeur de sainteté sous le régime des imams d’aujourd’hui. En effet Forough était, paraît-il, une femme plutôt libre, fille-mère à qui on a enlevé son fils et qu’on a mise au ban de la société. Et sa poésie est plutôt érotique. Jugez-en par ce poème cité par Gürsel :
J’ai péché voluptueusement péché
Dans une étreinte chaude et pleine de feu
Mon Dieu, qu’ai-je fait
Dans cette cachette sombre pleine de silences

Le vin rouge a ondulé dans le verre
Le désir s’est allumé dans ses yeux
Dans un lit moelleux mon corps
S’est lové tout son saoul contre son torse
Il est extrait de son Œuvre poétique complète publiée aux Lettres persanes en 2017 et traduite par Jalal Alavinia. Je vais essayer de me la procurer. Forough Farrokhzad est décédée dans les années 60, dit Gürsel, sans jamais revoir son fils.

J’admire Hedâyat autant que Gürsel et j’en ai beaucoup parlé au tome 2 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque sous Littérature persane moderne. Je ne sais pas si sa profonde dépression qui l’a finalement conduit au suicide était dû au fait d’être écartelé entre l’Orient et l’Occident, comme semble le suggérer Gürsel à un moment donné. Je crois plutôt que c’était dans sa nature. On le constate en étudiant ses écrits, je l’ai dit. Il y a une présence omniprésente et évidente d’une attirance pour la folie et la mort. Gürsel note aussi un soupçon de tendances homosexuelles. Il faut croire qu’il n’a pas bien lu le très beau livre que lui a consacré son ami d’enfance Farzaneh (M. F. Farzaneh : Rencontres avec Sadegh Hedayat, le parcours d’une initiation, édit. Libr. José Corti, Paris, 1993). Voilà ce que j’écrivais : peu de temps avant son suicide Hedâyat emmène Farzaneh à Cachan où il a vécu étudiant et il lui montre le pilier de ce viaduc où il avait ses rendez-vous avec sa fiancée. Fiancé pendant vingt-quatre mois précise-t-il. Vingt-quatre, deux et quatre, des chiffres qui reviennent constamment dans son roman (la Chouette aveugle). Et cette fiancée mystérieuse (ses parents ne voulaient pas qu’elle fréquente un Oriental sauvage, explique-t-il), n’est-ce pas la fille du cyprès et ce visage qu’il aperçoit par la lucarne, « ces yeux effrayants et enchanteurs, yeux comme pleins d’un reproche amer, yeux à la fois troublants, étonnés, menaçants et prometteurs » ?
A l’époque j’ai lu tout ce que j’avais pu trouver de l’œuvre de Hedâyat :
Sâdeq Hedâyat : Deux Nouvelles (L’Impasse - Demain), texte persan avec traduction par Vincent Monteil, Editions de l’Institut Franco-Iranien, Téhéran, 1952.
Sadeq Hedayat : Trois Gouttes de Sang, nouvelles, trad. Gilbert Lazard, édit. Phébus, Paris, 1988;
Sadegh Hedayat : La Chouette Aveugle, roman, traduit par Roger Lescot, édit. Libr. José Corti, Paris, 1988.
Et j’avais aussi lu l’essai que Vincent Monteil avait écrit pour l’Institut franco-iranien de Téhéran : Vincent Monteil : Un écrivain persan du demi-siècle : Sâdeq Hedâyat (Téhéran 1903 - Paris 1951), Editions de l’Institut Franco-Iranien, Téhéran, 1952. Mais Monteil n’avait pas connu Hedâyat personnellement. C’est pour cela que le témoignage de son ami Farzaneh me paraît plus intéressant.

Hedâyat est le père de la littérature persane moderne, dit Gürsel. Il n’était pourtant pas le seul à illustrer cette littérature après la révolution de 1905 qui a renversé la dynastie kadjar et rendu la monarchie constitutionnelle. Soudain tout un groupe d’écrivains a éclos et tous étaient ouverts à l’Occident et leurs écrits étaient marqués par la lutte entre conservateurs et démocrates. Gilbert Lazard qui était Directeur de l’Institut d’Etudes iraniennes à la Sorbonne leur avait consacré une anthologie. Voir : Nouvelles Persanes - L’Iran d’aujourd’hui évoqué par ses écrivains, (Sadegh Hedâyat, Abdolhosseyn Vejdâni, Djalal Aleahmad, Mahmoud Dowlatâbâdi, Gholâmhosseyn Sâedi), choix de textes, présentation et traduction par Gilbert Lazard, édit. Phébus, Paris, 1980. Mais leur père à tous était Djamalzadeh. Voir : Djamalzadeh : Choix de Nouvelles, traduction Stella Corbin et Hassan Lofti, présentation André Chamson de l’Académie française, introduction de Henri Massé, membre de l’Institut, édit. Les Belles Lettres, Paris, 1959. Il était l’aîné et a constamment soutenu Hedâyat. Mais moi, à part Hedâyat, c’est, entre tous ces écrivains, Djalâl Aleahmad qui m’a fait la plus forte impression. Et tout particulièrement ces deux nouvelles, Un Péché et la Fête des Femmes, qui ont toutes les deux pour héros des enfants et qui font ressentir avec beaucoup de réalisme ce milieu religieux étouffant dont l’auteur lui-même est issu.

Gürsel a bien de la chance à Téhéran. D’abord il fréquente le café Naderi, l’ancien café que fréquentait Hedâyat, et qui est encore aujourd’hui le café littéraire de la ville. Il y rencontre beaucoup d’intellectuels, écrivains, poètes, cinéastes. Il découvre beaucoup de petits libraires et des bouquinistes chez qui on peut encore découvrir des livres interdits comme ce plaisant roman-fleuve de Shariar Mandanipour qui a été traduit en français avec pour titre : En censurant un roman d’amour iranien (paru au Seuil en 2011). Encore un qu’il faut que je me procure. Et, en plus, Gürsel est accompagné par une Iranienne qui vit en Turquie et qui possède la langue turque à la perfection, Shahzadeh Igual. C’est en turc qu’elle a écrit un livre non traduit, Sirènes rouges de Téhéran, dont Gürsel a placé un extrait en annexe, la lettre d’un opposant emprisonné et condamné à mort à sa fille aînée et aimée. Il s’agit du père de Shahzadeh. Un texte tellement émouvant que je vais le reprendre à la fin de cette note in extenso.

Après Téhéran, Gürsel se rend dans le Khorassan, une région bien aride où il découvre avec effroi, au bord des routes, les portraits des « martyrs », victimes de cette guerre affreuse qui a duré huit ans entre l’Irak et l’Iran, encore une guerre décidée par un homme seul, comme la guerre de Poutine aujourd’hui, un homme lui aussi devenu fou. Fou de pouvoir. Saddam Hussein. Gürsel en profite pour nous parler de la religion chiite. Et de la belle histoire de l’imam caché. Encore un Messie qui personnifie l’espoir fou qu’a l’homme en une fin heureuse de paix et de justice. Mais il nous parle aussi de l’aspect triste de cette religion, à jamais marquée par le martyre des massacrés de Kerbela. Cela m’avait frappé moi aussi. Je l’évoque dans ma note au tome 2 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, intitulée : Religions persanes. Comme j’évoque le Taziéh, la représentation théâtrale de ces massacres, tel que nous le conte Gobineau, dans l’ouvrage intitulé : Les Religions et les Philosophies dans l’Asie Centrale, (édit. G. Crès et Cie, Paris, 1923) qui fait suite à ses Trois ans en Asie (de 1855 à 1858) (édit. Bernard Grasset, Paris, 1923). Des représentations dont l’Allemand Wilhelm Litten a collectionné les manuscrits en 1927, que le Persan David Monch-Zadeh a traduits, du moins partiellement. Voir : Ta’ziya, das Persische Passionsspiel, mit teilweiser Uebersetzung der von Litten gesammelten Stücke, von Davoud Monchi-Zadeh, édit. Almqvist & Wiksell, Stockholm, 1967. Le Taziéh avait été interdit à l’époque du Shah, mais Khomeiny l’a à nouveau autorisé et même encouragé. La célébration des martyrs convenait à son idéologie. Gürsel semble avoir assisté à une telle « fête » à Meybod. La Turquie est majoritairement sunnite bien sûr, et pourtant on y trouve une importante minorité chiite. Que Gürsel connaît bien. Mais je crois qu’il y a une réalité dont Gürsel, parce qu’il est Turc, n’a pu se rendre compte, c’est que le Taziéh ne perpétue pas seulement la mémoire d’un martyr et pas tellement l’opposition chiite-sunnite, mais une ancienne haine pour l’Arabe. Ou plutôt un mépris pour l’Arabe. Qui existe toujours dans l’Iran d’aujourd’hui. J’ai pu m’en rendre compte au temps du Shah.
Il y a un voyageur français, Henry-René d’Allemagne, qui avait déjà assisté à des spectacles du Taziéh en 1911 et qui décrit une scène comique où le calife Omar conduit un chien en laisse, emblème de la souillure, entouré de ses compagnons montés sur des ânes et qui à la fin du spectacle est précipité avec eux en enfer après avoir festoyé et bu en compagnie de Satan lui-même, l’enfer étant représenté par un bassin d’eau dans lequel s’écroule, à la grande joie des spectateurs, la plate-forme qui sert de scène au spectacle. Henri Massé, aussi, raconte que le meurtre d’Omar était célébré de manière burlesque aux fêtes du carnaval mais que cet usage a été abandonné plus tard pour ne pas vexer les Turcs sunnites. Mais on n’avait pas de tels scrupules pour les sunnites arabes. Gobineau dit quelque part : « Tous ces imams (Omar, Yazid, etc.) représentent la nation, la Perse envahie, vexée, dépouillée par les Arabes. C’est donc le patriotisme qui a pris la forme du drame pour s’exprimer ». Il ne faut donc pas s’étonner que l’Iran d’aujourd’hui déteste à ce point l’Arabie saoudite. Qui le lui rend bien.

En attendant Gürsel se rend à Nichapour. Qui est d’un côté l’endroit où a été perpétré le plus horrible de tous les massacres de l’Histoire (ou plutôt l’un des plus horribles. Il y en a tellement !) et, de l’autre, le lieu de naissance de deux des plus grands poètes de la Perse ancienne. Le massacre est celui commis par les Mongols en 1221 qui mettent la ville à sac et exterminent la totalité de sa population, élevant des pyramides de crânes ! Les deux poètes sont Omar Khayâm et Farid al-Dîn ‘Attâr. Les deux y ont leurs mausolées.

« Le mausolée d’Omar Khayâm », dit Gürsel, « en forme de coupelle de vin renversée au milieu de splendides jardins, a été conçu par l’architecte iranien Houshang Seyhoun ». Je suis surpris. Il faut croire que les imams d’aujourd’hui n’osent pas trop s’attaquer aux anciennes gloires littéraires du passé. Car Khayâm n’a pas seulement célébré le vin. Il a aussi condamné les imams. Comme dans ce quatrain (traduit par Hassan Rezvanian) :
« O mufti ! Je suis plus ingénieux que toi
Et plus sobre, tout ivre que je suis
Tu bois le sang des hommes et moi celui de la vigne.
Sois juste : qui de nous deux est le plus sanguinaire ? »

Et s’est moqué d’eux (trad. M. F. Farzaneh/Jean Malaplate) :
« On trouve des beautés, nous dit-on, dans le ciel,
On y rencontre aussi du vin pur et du miel.
En choisissant l’amante et le vin, pourquoi craindre
Puisque c’est justement notre but éternel ? »

Je dispose de deux collections de poèmes de Khayâm dans ma bibliothèque :
Les Quatrains du sage Omar Khayyâm de Nichâpour et de ses épigones. Présentation, traduction et notes de Hassan Rezvanian, édit. Imprimerie Nationale, Paris, 1992.
Sadegh Hedayat : Les Chants d’Omar Khayam, édit. critique, trad. M. F. Farzaneh et Jean Malaplate, édit. José Corti, Paris, 1993.

Il faut dire que Hedayât qui a cherché de mettre un peu d’ordre dans les quatrains d’Omar Khayâm (qui ne s’est jamais soucié de ses manuscrits) se sentait très proche du vieux poète. « Il est probable que ce n’est pas seulement son athéisme qui l’intéresse », ai-je écrit, « mais ce sentiment presque obsessionnel de l’absurdité de la création et de la vanité de l’existence ». Cela ressort très bien de ces quatrains, magnifiquement traduits par Farzaneh, le biographe de Hedayât, et par Jean Malaparte :
« A l’océan une goutte d’eau s’est mêlée
Une poussière au sol s’est de nouveau collée.
Peux-tu dire pourquoi tu vins en ce bas monde ?
Une mouche est venue et s’est envolée. »

« La lune a déchiré la robe de la nuit.
Bois du vin maintenant ; cela seul réjouit.
Profite du bonheur ; bientôt le clair de lune
Sur notre tombe à tous rayonnera sans bruit. »
Je trouve que Gürsel a moins bien choisi les quatrains qu’il cite…

L’autre poète de Nishnapour est Attar, l’auteur de la Conférence des Oiseaux. « Le mausolée de Farîd-al-Dîn ‘Attâr ne vaut pas celui d’Omar Khayâm », dit Gürsel, « mais ce bâtiment percé d’iwans sur chacun de ses huit côtés et surmonté d’une coupole en céramique bleue sied parfaitement, par sa modestie, au mystique auteur du Cantique des oiseaux ». Quand j’ai étudié l’ancienne littérature et la poésie persanes de ce que j’ai appelé l’âge d’or arabo-persan, je ne connaissais pas l’œuvre de ce poète. Ce n’est que relativement récemment que je suis tombé à la Librairie Compagnie à Paris sur une édition superbement illustrée d’enluminures anciennes de la Conférence. Voir : Attar : La Conférence des Oiseaux, adaptation Henri Gougaud, d’après la traduction de Manijeh Nouri-Ortega, Seuil, 2002. Malheureusement l’éditeur ne donne pas beaucoup d’explications. Même pas sur Gougaud. C’est grâce à l’internet qu’on apprend qu’il est écrivain, poète, chanteur, homme de radio, militant non-violent, etc. Quel lien avec Attar ? Et quel lien avec la traductrice ? Une femme remarquable, Iranienne, grande spécialiste de littérature persane en France (CNRS et Université de Toulouse), surtout de la littérature mystique (de Rûmî également). Attal est postérieur d’un siècle à Khayâm. Il est né probablement en 1140 et mort en 1230. La Conférence des Oiseaux ou Chant des Oiseaux comme l’appelle Gürsel est un grand poème soufi qui raconte comment la huppe cherche à convaincre tous les autres oiseaux à se joindre à elle pour se rendre au-delà des montagnes jusqu’à la sainte demeure de l’oiseau sacré, le Simorgh. Un oiseau après l’autre parle de ses problèmes, son caractère, son égoïsme aussi. Et la huppe leur fait la leçon, à force contes, fabliaux et aphorismes. Tout est très religieux, bien plus que chez les autres poètes soufis, Hafez et Rûmî. Quelquefois carrément panthéiste. « Oublie l’eau, l’air, le feu. Oublie tout. Tout est Dieu. Vois la Terre. C’est Lui. Vois l’au-delà. C’est Lui. Tout n’est que Son habit infiniment changeant. Reconnais donc ton Roi sous Ses mille manteaux. Tu ne peux te tromper, puisque tout n’est que Lui ! » (dans la traduction de Manijeh Nouri-Ortega adaptée par Gougaud). Les imams ne doivent pas apprécier ce Dieu-là. Mais par moments c’est un Dieu cruel et incompréhensible, le Dieu de Job de l’Ancien Testament. Un Dieu qu’il faut pourtant aimer. Mais il y a aussi de l’amour humain. Toujours important chez les soufis. Même s’il est contre nature. Comme chez ce Roi tout-puissant tombé follement amoureux du fils de son vizir, un jeune homme si « magnifiquement pourvu par les grâces de la nature » qu’« il ne pouvait sortir de jour, il était trop éblouissant ». Alors lorsque le Roi découvre que le jeune homme le trompe avec une fille tout aussi belle, il devient fou furieux, demande qu’on lui arrache la peau, l’empale et le pende la tête en bas. Quelles mœurs ! Mais l’astucieux vizir remplace son fils par un criminel des prisons du Roi (il y en a toujours qui sont prêts pour ce genre d’occasions) qu’il fait écorcher et empaler et tout et tout. Quelles mœurs ! Et à la fin, quand le Roi regrette sa folie et pleure son amant, le vizir lui rend son fils bien-aimé et toujours aussi beau et disponible.
Gürsel prend ses citations dans une autre traduction, plus récente, du poème d’Attar : Farîd ud-dîn ‘Attar : Le Cantique des oiseaux, traduction Leili Anvar, Editions Diane de Selliers, 2014. Quand les oiseaux arrivent, épuisés, à la montagne mythique où ils sont éblouis par le Soleil, le Simorgh leur dit : « ce splendide et puissant soleil, là, devant vous, est un miroir. Qui s’en approche et le contemple voit son visage comme il est, son corps, son cœur, son âme aussi. Le reflet ne sait mentir ». Et Gürsel explique : « Ce n’est pas le Simorgh qu’ils voient dans ce soleil, c’est eux-mêmes. Le Tout-Puissant dormait à l’intérieur d’eux-mêmes et nul n’était besoin de voler jusqu’au sommet de la montagne Qâf pour sentir sa présence… ».

Et puis Gürsel se rend à Tous. La ville de Firdousi. La ville où, dit-on, les présents que le Sultan Mahmoud s’est enfin décidé à offrir au poète, sont entrés par une porte de la ville alors que par une autre sortait la dépouille de Firdousi décédé. Gürsel y visite là aussi la tombe-mausolée du grand homme de la littérature persane. L’auteur de cette superbe épopée, le Livre des Rois, dont j’avais écrit que c’était un mélange de chansons de geste, de Chevaliers de la Table Ronde et de Mille et Une Nuits (j’ai découvert que quelqu’un m’a cité sur le net et repris ma définition). « L’édifice », dit Gürsel, « sur chaque côté duquel ont été gravées des citations du Livre des rois, est un vaste bâtiment de forme rectangulaire entouré de colonnades, posé sur un socle en marbre blanc auquel mène un escalier impressionnant de majesté. Les lieux ont bel et bien des airs de monument national ». Et il s’étonne de l’attachement des Persans à leurs grands poètes. Même et surtout à ceux de leur glorieux Moyen-Âge. Il faut dire que la langue a peu changé et qu’il paraît que le Persan d’aujourd’hui peut encore lire Firdousi dans le texte original. D’ailleurs, « en sortant du mausolée », dit Gürsel, « je croise un homme aveugle en fauteuil roulant, un luth persan à la main, récitant des couplets du Châhnâme ». Ce qui n’empêche les imams d’aujourd’hui, dit-il encore, à jeter certains poètes en prison…
Gürsel est aussi impressionné par les miniatures persanes. « L’art de la miniature est un petit miracle en soi. Je pèse mes mots », écrit-il. « Ces lumières et couleurs emmêlées nous plongent dans un monde flottant, éthéré, fascinant, peuplé d’oiseaux, de pierres, de fleuves, de rochers, de cyprès, de nuages aux contours finement dessinés. Je suis comme envoûté. Même les scènes de violence où les sabres s’entrechoquent, le sang jaillit, les têtes volent et les destriers hennissent, inspirant plus de curiosité que d’effroi. L’absence de perspective joue sans doute pour estomper le sentiment – ou l’illusion – de réalité. Je suis plongé dans un conte fantastique peuplé de créatures imaginaires et bigarrées… Les jardins sont des coins de paradis, les bêtes sauvages portent des livrées de rouge et de vert…, les humains sont rapetissés ou exagérément agrandis… Même leurs postures recèlent un mystère que je ne parviens pas à élucider : alanguis, coupelle de vin à la main, ils jettent des regards qui sont autant d’invites à l’ivresse. Ils semblent lointains et tout proches à la fois, saisis dans un temps indéfini, onirique ». Il faut dire que le mausolée est flanqué d’un café dont les murs sont couverts de scènes de bataille du poème, « où dominent les exploits du légendaire Rostam », dit Gürsel. Mais on retrouve les mêmes scènes au plafond du Palais Reza Pahlavi de Téhéran, dit-il encore, comme « sur les murs des nombreux salons de thé ou cafés que compte l’Iran ». Quelle chance que le chiisme n’ait pas interdit la reproduction des images comme l’a fait le sunnisme ! Encore qu’en Turquie…
Le regretté Samuelian qui avait tenu avec sa sœur la Librairie franco-orientale, rue Monsieur-le-Prince, librairie fermée définitivement, semble-t-il, m’avait procuré la superbe réimpression bilingue, en sept volumes, par l’Imprimerie Nationale de la traduction de l’épopée par Jules Mohl. Voir : Abou’lkasim Firdousi : Le Livre des Rois, publié, traduit et commenté par Jules Mohl, réimprimé avec l’autorisation de l’Imprimerie Nationale par Jean Maisonneuve, Paris, 1976. Jules Mohl est cet Allemand, élève des orientalistes Silvestre de Sacy et Abel Rémusat, qui avait été chargé en 1826 par le gouvernement français de la traduction et de l’édition de cet ouvrage, ce qu’il avait poursuivi jusqu’à sa mort en 1876. Je dispose également de l’étude que Henri Massé avait consacrée à l’œuvre, voir : Henri Massé : Firdousi et l’Epopée Nationale, libr. académique Perrin, Paris, 1935. Et je signale à ceux que cela intéresse que les Editions Sindbad avaient publié des extraits du Livre des Rois, judicieusement choisis et reliés par des résumés : Ferdowsi : Le Livre des Rois (extraits et présentation de Jules Lazard sur traduction de Jules Mohl), édition Sindbad, Paris, 1979.
J’ai longuement commenté le Livre des Rois au tome 2 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque dans ma note intitulée : L’Âge d’or arabo-persan et cité de nombreux passages. Les extraits cités par Gürsel m’ont paru moins intéressants : il parle surtout de la création du Monde et des combats contre ces êtres fantastiques que sont les Divs, des espèces de Démons. Moi je préfère les combats de Rostam, mais aussi le profond humanisme de Firdousi. Bahrâm qui pleure sur les morts étendus sur le champ de bataille nocturne éclairé par la lune. Les chevaux magnifiques, celui, extraordinaire de Rostam, Rakhsh, bien sûr, mais aussi Behzad, le cheval du malheureux fils de Kâvous, Siâvosh, et qui pleure la mort de son maître. Les femmes aussi : Tahminè, fille de roi, « née de la race des lions et des léopards », qui vient rejoindre Rostam dans sa chambre et passer « une nuit longue et sombre avec lui », Manijè, la fille du Turc Afrâssiâb, tombée amoureuse du pahlavan Bijen, qui le nourrit quand il est en prison, s’enfuit avec lui et à qui Key Khosrow, lorsqu’il aura entendu toute l’histoire, fera apporter cent robes de brocart de Roum brodées de perles et d’or, des esclaves, des caisses d’or, des tapis, et dira à Bijen : « Porte ce présent à cette femme qui a tant souffert; ne lui fais jamais de peine, ne lui adresse pas une parole froide, pense aux maux que tu lui a causés. Passe avec elle ta vie dans le bonheur, et réfléchis sur la manière dont tourne le sort ! ». J’aime aussi la façon dont Firdousi évoque la douleur de perdre un fils. Gürsel parle du drame de Rostam qui tue en combat singulier son fils Sohrab qu’il ne connaît pas, un drame qui est d’autant plus terrible à décrire pour Firdousi qu’il a lui-même perdu le sien. « J’ai soixante-cinq ans et lui en avait trente-sept ; il n’a pas demandé de permission au vieillard et est parti seul. Il s’est hâté, et moi je me suis attardé à voir ce que deviendraient mes œuvres », se plaint-il à la fin du Shah-Nameh. Et avant de raconter l’histoire de Sohrab il médite sur sa mort : « Si une rafale surgissant de l’espace fait tomber une orange à terre avant sa maturité, l’appellerons-nous juste ou injuste, bienfaisante ou criminelle ? Si la mort est justice, où est l’injustice et pourquoi excite-t-elle tant de cris et de lamentations ? Ton esprit ne peut percer ce mystère et tu ne trouves aucun moyen de soulever ce voile ».
Et puis, dès l’ouverture du Livre il y a ce passage étonnant, l’éloge de l’intelligence : « C’est ici, ô sage, le lieu de dire la valeur de l’intelligence... L’intelligence est le plus grand de tous les dons de Dieu, et la célébrer est la meilleure des actions. Elle est le guide, elle est la joie du coeur, elle est ton secours dans ce monde et dans l’autre. Elle est la source de tes joies et de tes chagrins, de tes profits et de tes pertes : si elle s’obscurcit, l’homme à l’âme claire ne peut connaître le contentement... ». Citez-moi une seule grande œuvre poétique ou littéraire dans le monde entier qui contient une telle ode à l’intelligence ! Vous n’en trouverez pas. Et c’est un poète persan qui l’a clamée, cette supériorité de l’intelligence, un poète de ce pays sur lequel est tombée la plus noire nuit de l’obscurantisme religieux !

Finalement Gürsel visite la ville qui est le cœur même de la Perse, Chiraz, la capitale du Fars et la ville de deux autres grands poètes du passé, Hafez et Saadi. Gürsel s’étonne : la poésie du Divan de Hafez contient trop de « clichés », dit-il, « amours fleuries, gazouillis de rossignols et ivresses dionysiaques ». En Turquie nous appelons cela, justement, la poésie du Divan, dit-il encore. Nos poètes ottomans nous y ont habitués et nous ne l’apprécions plus. Tout au contraire de l’Iran. Les Iraniens continuent à connaître la poésie de Hafez par cœur. Et « il n’est pas en Iran de maison où l’on ne trouve, aux côtés du saint Coran, religieusement conservé un exemplaire du Divan ». Je trouve cela très bien. Et j’aimerais bien qu’il en soit ainsi dans les demeures algériennes, par exemple. Ah, si à Alger, à Oran, à Constantine on verrait, dans chaque demeure, conservé à côté du saint Coran, un exemplaire des poèmes d’Abû-Nuwâs ou d’Abû L’-Atâhiya ! Je suis certain que cela plairait à l’ami Daoud !
Je ne connais pas le Divan de Hafez. Mais je connais quelques-uns de ses ghazals amoureux. Grâce à Gilbert Lazard. Voir : Hâfez de Chiraz : Cent un ghazals amoureux, traduit du persan, présenté et annoté par Gilbert Lazard, Connaissance de l’Orient – Gallimard, 2010. Et je comprends fort bien, comme le dit Gürsel, que certains Iraniens « y puisent de quoi conquérir le cœur de l’être aimé » !
« Zéphyr, si tu passes jamais / Sur les rives du fleuve Araxe,
Baise le sol de ce vallon, / Charge ton souffle de son musc,
Tu verras le camp de Selmâ / – Salue-la cent fois de ma part –
Plein des cris des caravaniers / Et du tintement des clochettes.
Pose un baiser sur la litière / De mon Amour et dis-lui bien
Que son absence me consume, / J’appelle à l’aide, ô Pitoyable !
… »
Ou celui-ci, un peu plus mélancolique, où l’on retrouve l’éternel couple de la rose et du rossignol :
« Je descendais au Jardin / Cueillir à l’aube une Rose
Lorsque me vint à l’oreille / La plainte d’un Rossignol.
Le malheureux comme moi / Souffrait la peine d’Amour,
Il jetait parmi les fleurs / Ses trilles de désespoir.
J’errai longtemps au Jardin / Peuplé de mille pensées
Sur le sort de cette Rose / Et du plaintif Rossignol,
L’une reine de Beauté, / Le second prince d’Amour,
La Beauté inaltérable / Et l’Amour inguérissable.
Touché jusqu’au fond de l’âme / Du cri de l’oiseau chanteur
Je me vis soudain frappé / De tristesse irrésistible.
Les Roses en ce Jardin / Ne sont pas rares, c’est vrai,
Mais qui jamais y cueillit / Une Rose sans épines ?
De ce monde comme il va / N’attends point d’apaisement,
Ce qu’il offre, c’est, Hâfez, / Mille maux et nulle grâce. »
Hafez n’a pas seulement été apprécié en Orient, dit Gürsel. L’Occident aussi s’est émerveillé lors de sa découverte. Victor Hugo et Goethe l’ont aimé, dit-il. Victor Hugo, je ne sais pas. Mais pour Goethe cela a été un véritable éblouissement quand il a découvert la poésie de Hafez traduite par l’érudit von Hammer. Cela a déclenché une véritable boulimie chez lui qui a été à l’origine de son « Divan » à lui (voir : Goethe : West-östlicher Divan, édité et annoté par Ernst Grumach, Akademie-Verlag Berlin, 1952. La première édition a paru en 1819). Goethe ne s’y limite d’ailleurs pas à Hafez pour ce qui est des poètes persans mais cite et semble connaître les sept que la tradition avait considérés comme les rois des poètes persans : Firdousi, Enweri, Nizami, Roumi, Saadi, Hafez et Djami. Bizarrement Khayâm n’en faisait pas partie. Trop rebelle ? Trop mécréant ? Est-ce la raison pourquoi il n’a été traduit que bien tardivement en Occident ? Ne serait-ce pas l’Anglais FitzGerald qui en serait le premier traducteur, en 1859 ? Une traduction que l’on trouve souvent chez les libraires-antiquaires avec les illustrations d‘Edmond Dulac.

Après Chiraz Gürsel visite Persépolis et nous parle de Darius et de Cyrus le Grand. Puis il se rend à Ispahan, la ville des roses et évoque tous les voyageurs qui y sont passés. Et d’abord Pierre Loti qu’il cite longuement et qu’il semble bien connaître. Il est vrai, je m’en souviens, que Loti était un grand amoureux de la Turquie (oui, dit Gürsel, mais je ne suis pas d’accord : il était plus amoureux d’Aziyadé que de la Turquie). Loti trouvait Ispahan bien décrépit. Nicolas Bouvier aussi, dit Gürsel. Et il raconte également que Bouvier avait fait inscrire en persan sur la portière de gauche de sa Fiat Topolino ces vers de Hafez :
Même si l’abri de ta nuit est peu sûr
Et ton but encore lointain
Sache qu’il n’existe pas de chemin sans terme
Ne sois pas triste.
Il aurait pu ajouter que Nicolas pensait que c’est grâce à ces vers que les voleurs ont toujours ménagé sa voiture. « Pendant des mois », écrit Nicolas Bouvier dans l’Usage du Monde, « cette inscription nous servit de Sésame et de sauvegarde dans des coins du pays où l’on n’a guère sujet d’aimer l’étranger ». Et il confirme ce que Gürsel ressent encore aujourd’hui : « En Iran, l’emprise et la popularité d’une poésie assez hermétique et vieille de plus de cinq cents ans sont extraordinaires. Des boutiquiers accroupis devant leurs échoppes chaussent leurs lunettes pour s’en lire d’un trottoir à l’autre… Jusqu’au fond des campagnes, on sait par cœur quantité de ghazals d’Omar Khayam, Saadi, ou Hafiz ».

La dernière ville visitée par Gürsel est Yazd. Ville située à la rencontre de deux déserts, perchée sur un promontoire rocheux, entourée de châteaux forts et comportant ces curieuses tours à vent pour la climatisation et ces tours à silence où les zoroastriens exposaient leurs morts aux vautours pour ne pas souiller la terre sacrée. Et c’est alors que Gürsel se décide à nous parler religions, chiisme encore, massacres de Kerbela, imam caché et finalement de la théocratie actuelle. Et de Khomeiny. Des débuts, de Neauphle-le-Château. A l’époque, Gürsel était étudiant doctorant à Paris et il se souvient de tous ces hommes de gauche qui ont cru que l’ayatollah allait ramener la justice sociale en Iran. Moi, dit Gürsel, je n’ai jamais cru que l’islam politique pouvait être compatible avec la démocratie. Et il nous parle d’une Iranienne exilée dès sa jeunesse en France et fille d’un de ces hommes de gauche qui ont cru en Khomeiny et qui a fini par mourir en prison. Elle s’appelle Yassaman Montazami et son livre édité en 2012 chez Sabine Wiespieser, intitulé Le Meilleur des Jours, raconte l’histoire de son père, Behruz Montazami, militant marxiste, et celle de sa jeunesse à elle (encore un livre qu’il faudra que je me procure). On y trouve une scène bouleversante, dit Gürsel. C’est lorsque sa fille fredonne les paroles d’un chant révolutionnaire, Mara bebus, à son père qui est en train de mourir. C’est que Gürsel connaît la chanson, l’a entendue à la radio et qu’elle raconte les dernières paroles d’un autre condamné, un condamné du Shah, un officier ayant participé à un coup d’Etat contre lui et qui, avant d’être exécuté, implore un dernier baiser de sa fille : « Embrasse-moi, embrasse-moi une dernière fois, que Dieu te garde, que je puisse embrasser ma destinée. Embrasse-moi une dernière fois ». Et voilà que Gürsel nous parle de sa compagne de voyage, Shahzadeh N. Igual, encore une Iranienne exilée (en Turquie), fille elle aussi d’un condamné, condamné de Khomeiny, et qui a raconté son histoire en turc, dans un livre non traduit en français, intitulé, Les Sirènes rouges de Téhéran, et dans lequel on trouve cette admirable lettre du père à sa fille que Gürsel a placée en annexe à son Voyage en Iran. Lettre traduite, comme le livre de Gürsel, du turc en français par Pierre Pandelé (très belle traduction d’ailleurs) et que je vais reprendre entièrement moi aussi.
Tout au long des réflexions de Gürsel sur la théocratie iranienne on sent une sourde inquiétude : que va devenir la Turquie ? Alors qu’y règne un petit autocrate, tenté lui aussi par un certain islamisme politique, verrons-nous également de plus en plus de libertés bridées ? Vestimentaires ? Alimentaires ? Nos pensées ? Et puis, il secoue les épaules. Et sourit, en pensant que « dès demain je serai sur les bords du Bosphore et lèverai un verre de raki » à la santé de ses amis iraniens.

Annexe
Lettre d’un père à sa fille (extrait des Sirènes rouges de Téhéran de Shahzadeh N. Igual)

« Mon cher enfant, ma peine, mon plus grand regret, ma petite fille au grand cœur, belle comme le jour ! Je ne peux te demander, vous demander de me pardonner car mes fautes sont trop lourdes pour l’être. J’ai combattu pour défendre mes idéaux et j’ai tout perdu, je vous ai perdues, vous qui étiez tout pour moi… Ma vie m’est restée entre les mains, mes espoirs sont partis en fumée. Etreint par mes fautes, je vous ai offert des matins de plomb et des nuits de goudron ! J’ai nourri mes espoirs entre quatre murs noirs de poix et repeint en vermeil, cette ville où nous avons vécu ensemble, ses jardins. Parfois mes cris ont heurté le fer à l’unisson de votre souvenir, parfois mon souffle effilé comme un poignard a fendu l’acier ! Mon espoir portait votre nom. Tous les matins je vous ai embrassées, tous les soirs je vous ai bordées, de loin ! L’amour de ta mère m’était une amulette, votre présence en votre absence m’était la vie. Vous êtes furieuses, vous êtes déçues, je le sais. Je suis réduit à rien, rayez-moi de vos rêves. Dites que votre père est mort à la guerre ou dans un accident. Dites qu’il est tombé malade au-delà de tout espoir. Dites qu’il fut un rebelle, écroué pendant tant d’années. N’oublie pas, ma fille, vous êtes mes regrets, mes hélas, mes merci. Ma petite fille au cœur aussi vaste qu’un océan, en t’abandonnant le soin de ta mère et de tes sœurs, je sais le fardeau immense, pesant comme une montagne, que je place sur tes épaules, je le maudis ; mais pourtant cette famille je te la confie, tout ce que j’ai, tous ceux que j’ai. Je quitterai ce monde éphémère avec chevillé au cœur le regret de vos cheveux que je n’ai pu baiser, de vos mains que je n’ai pu tenir dans les miennes, de vos visages d’adultes que je n’ai pu contempler, de vos anniversaires que je n’ai pu fêter, de vos sourires que je n’ai pu admirer. Je ne pourrai te voir, nous ne pourrons nous voir, je le sais au fond de moi. A Dieu je te confie et à toi je confie ma famille, ma petite fille aux yeux de biche. Ne me pardonnez pas, je vous en prie. Ne pardonne pas ce péché que j’ai placé sur tes frêles épaules. Ne pardonne pas cette solitude à laquelle je vous ai vouées. Ne pardonne pas à celui qui t’a fait guetter la rue tant de fois, qui a mis des larmes dans tes yeux, à ce père qui a étouffé tes lumières. Ne pardonne pas ! »

Post-scriptum (juin 2022) : J'ai acquis deux des livres cités par Nedim Gürsel, d'abord : Delphine Minoui : Je vous écris de Téhéran, Seuil, 2015. C'est le plus intéressant des deux car l'auteure est restée dix ans en Iran sous le régime des successeurs de Khomeiny. Et l'autre : Yassaman Montazami : Le meilleur des jours, Sabine Wespiesser, Paris, 2012.  J'en parle dans une note de ce Bloc-notes, intitulée : Témoignages de la vie en République islamique d'Iran
J'ai également publié sur le même site une note sur le poète turc Nazim Hikmet que Gürsel cite à plusieurs reprises. Voir : Nazim Hikmet, poète turc