Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Nâzim Hikmet, poète turc

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(à propos de son livre de poèmes : Il neige dans la nuit et autres poèmes, préface de Claude Roy, traduction Munevver Andac et Guzine Dino, postface de Guzine Dino, Gallimard, 1999)

Nedim Gürsel dans son Voyage en Iran, le cite assez souvent, ce poète qui semble être son poète favori. Peut-être parce qu’on lui parle constamment de l’ancien poète persan Hafez qui semble toujours aussi présent dans l’Iran d’aujourd’hui. Et qu’il en est jaloux ! Ou peut-être parce que la situation politique de l’Iran lui rappelle que la Turquie a également persécuté ses intellectuels et opposants à de nombreuses reprises dans son histoire récente (et recommence à le faire sous Erdogan) et que Hikmet a passé une grande partie de sa vie en prison.
Ces années en prison et aussi ses longues années d’exil, dont beaucoup dans les pays communistes, ont d’ailleurs marqué profondément l’œuvre poétique de Hikmet. Il faut donc commencer par quelques éléments biographiques.
Hikmet est né à Salonique en 1902. Sa famille déménage d’abord à Alep puis à Istanbul. Quand il devient adolescent la Turquie ottomane est morte, Istanbul est occupée par les Occidentaux, l’un de ses oncles avait été tué aux Dardanelles, un autre oncle fait partie des jeunes officiers qui forment un mouvement de résistance en Anatolie autour de Mustafa Kemal et en Russie un autre Empire tombe et une autre révolution éclate, la bolchévique. Et la Russie soviétique soutient la Turquie. Alors le jeune Hikmet rejoint l’URSS en 1921 et s’enthousiasme pour la Révolution. Quand il revient en Turquie en 1928 il est condamné à 7 mois de prison. En 1933 il est à nouveau condamné à 5 ans de prison, libéré en 1935, condamné à 15 ans en 1938 et à 20 ans de plus en 1939. Toujours sans autres raisons réelles que ses opinions ! Et il va y rester jusqu’en 1950. Alors qu’il souffre d’énormes problèmes de santé. Et dès 1951 il est à nouveau forcé à s’exiler car on veut le forcer à faire son service militaire. A 51 ans ! Et, en 1963 il meurt à Moscou. A 60 ans.
Rien d’étonnant donc à ce que beaucoup de ses poèmes évoquent la prison. Et le manque des femmes car elles ont beaucoup compté pour lui (il s’est même marié 4 fois). Comme ce poème écrit à Bursa en décembre 1949 qui montre les femmes et les enfants qui attendent à la porte de la prison et que les prisonniers ne verront pas :

Sur un tableau d’Ibrahim Balaban

Six femmes étaient là, devant la porte de fer,
L’une debout, cinq assises par terre.

Huit enfants étaient là devant la porte de fer
et leur bouche ignorait encore le sourire.

Six femmes étaient là, devant la porte de fer,
tristesse aux mains, pieds patients comme la pierre.

Huit enfants étaient là devant la porte de fer,
les bébés au maillot regardent comme des djinns.

Six femmes étaient là, devant la porte de fer,
leur voile très serré pour cacher leurs cheveux.

Huit enfants étaient là, devant la porte de fer,
l’un d’eux gardait croisées les paumes de ses mains.

Un gendarme était là, devant la porte de fer,
ni ami, ni ennemi, la garde est longue, l’air chaud.

Un cheval était là, devant la porte de fer,
sur le point de pleurer.

Un chien était là, devant la porte de fer,
le museau noir, le poil jaune.

Il y avait dans les paniers des poivrons verts,
du charbon dans les sacs, de l’ail et des oignons dans les besaces.

Six femmes étaient là, devant la porte de fer,
et derrière la porte de fer, bon sang, il y avait cinq cents hommes !

Tu n’étais pas l’une des femmes, mais
l’un de ces cinq cents hommes, c’était moi…

Ou ces poèmes de 1945 où il évoque cette nature qui l’entoure et qu’il ne voit pas :

12 novembre 1945

Tièdes et bruissants
comme le sang qui se vide d’une artère,
les vents du Sud se sont mis à souffler.
Je tends l’oreille :
le pouls s’est ralenti.
La neige au sommet de l’Ouloudag.
Et sur le Plateau de Kirezli, les ours
majestueux et adorables
sont plongés dans le sommeil sur les feuilles rouges des marronniers.
Dans la plaine, les peupliers se dépouillent.
Les œufs des vers à soie rejoindront bientôt leurs hivernages.
L’automne touche à sa fin.
D’un moment à l’autre, la terre s’enfermera dans les sommeils de la grossesse.
Et nous, nous passerons un hiver encore
en nous réchauffant au feu de notre grande colère
et de notre espoir sacré.

13 décembre 1945

La nuit, la neige est soudain tombée,
le matin commence avec des corbeaux
qui s’envolent de branches toutes blanches.
Hiver à perte de vue dans la plaine de Brousse :
on pense à l’infini sans fin ni commencement.
Ma bien-aimée,
la saison a changé d’un bond
et sous la neige,
fière et laborieuse,
la vie va son train.
Être dehors maintenant
lancer mon cheval au grand galop vers les montagnes…
- « Tu ne sais pas monter à cheval ! », me diras-tu.
Mais assez plaisanté et ne sois pas jalouse.
Une manie nouvelle m’est venue en prison :
j’aime la nature – bien moins que je t’aime.
Et vous êtes toutes deux loin de moi.

Mais Nâzim Hikmet reste positif jusqu’au bout, résiste jusqu’au bout, même malade, même en pleine grève de la faim, comme dans ce poème de 1948 :

Voilà

Je suis dans la clarté qui s’avance.
Mes mains sont pleines de désirs, le monde est beau.

Mes yeux ne se lassent pas de voir les arbres,
les arbres si pleins d’espoir, les arbres si verts.

Un sentier ensoleillé s’en va à travers les mûriers.
Je suis à la fenêtre de l’infirmerie.

Je ne sens pas l’odeur des médicaments.
Les œillets ont dû fleurir quelque part.

Et voilà, mon amour, et voilà, être captif, là n’est pas la question,
la question est de ne pas se rendre…

Et, même en prison, Nâzim Hikmet s’essaye à la poésie lyrique, aux Rubaïs chers à Omar Khayyam. C’était en 1945 :

Impossible d’étreindre cette image qui reste en moi.
Dire que pourtant tu es là, dans ma ville, en chair et en os.
Réels sont tes grands yeux, ta bouche vermeille dont on m’interdit le miel,
Ton abandon d’eau rebelle, ta blancheur que je ne peux même pas toucher.

Rayons emplis de miel,
Sont tes yeux emplis de soleil…
Tes yeux, ma bien-aimée, demain se rempliront de terre
Et le miel continuera à remplir d’autres rayons…

On a du mal à comprendre. Pourquoi autant de haine envers cet homme rempli d’amour envers ses semblables ? Beaucoup de ses poèmes parlent des hommes qu’il a rencontrés en prison. Comme de ce Younous le Boîteux qui se désole d’avoir vendu son noyer. Claude Roy, dans sa préface, parle du prisonnier qu’il a été, de tout le respect qu’on lui portait, l’appelant Maître, de tous les services qu’il rendait à ses camarades de misère, aux paysans anatoliens qu’il a appris à connaître et à apprécier. Quel danger cet homme constituait-il, aux divers gouvernements turcs, de droite ou d’extrême-droite, pour qu’ils le persécutent à ce point, lui le poète chéri par tant d’autres poètes et intellectuels de Russie et d’Occident, de Maïakovski, Meyerhold, Essenine, Pasternak, Jules Roy, Tristan Tzara, Maxime Rodinson, Aragon, Philippe Soupault, Elsa Triolet, Vercors, Neruda, Asturias ? Il faut croire que pour certains tyrans les poèmes sont des armes, plus dangereux encore que les idées. Mais Nâzim Hikmet était-il un Bolchévique pur et dur ? Non, même pas. Il n’a jamais eu peur d’exprimer sa pensée, même sous le régime stalinien, se battre, comme Maïakovski d’ailleurs, contre la bureaucratie. Et, une fois les crimes de Staline rendus publics, même à Moscou, c’est encore lui qui écrit ce poème qui est le plus terrible hommage funèbre au grand tyran (un poème daté de Moscou, le 13/12/1961) :

Il était de pierre de bronze de plâtre de papier de deux centimètres à sept mètres de haut
et nous étions sous ses bottes de pierre, de bronze de plâtre et de papier sur toutes les places de la ville
dans les parcs au-dessus de nos arbres son ombre était de pierre de bronze de plâtre et de papier
Au restaurant ses moustaches de pierre de bronze de plâtre et de papier trempaient dans notre soupe
nous étions sous ses yeux dans nos chambres sous ses yeux de pierre de bronze de plâtre et de papier

il a disparu un beau matin
sur les places ses bottes ont disparu
son ombre a disparu au-dessus de nos arbres
ses moustaches de notre soupe
ses yeux de nos chambres
et de nos poitrines le poids de milliers de tonnes de pierre de bronze de plâtre et de papier

Mais l’œuvre littéraire et poétique de Nâzim Hikmet est plus vaste que cela. Elle comprend aussi des romans et des pièces de théâtre. Comme cette pièce intitulée Ivan Ivanovitch a-t-il existé ? jouée en 1956 au Théâtre de la Satire de Moscou (oui, il paraît qu’un tel théâtre a existé à Moscou sous le régime qui était encore bien bolchévique à l’époque, même si Staline était mort depuis trois ans !), une pièce critiquant la bureaucratie et qui se termine par un face-à-face entre cet Ivan Ivanovitch (qui a donc existé !) et l’auteur : Ivan Ivanovitch demandant à Hikmet : « Pourquoi vous en prenez-vous à nous ?... Nous avons assez de soucis comme cela… Et puis, vous êtes notre hôte. Ce n’est pas bien d’abuser de l’hospitalité soviétique… ». Et Hikmet répondant : « L’Union soviétique est en effet ma seconde patrie et j’aime les citoyens soviétiques… Mais, même si je ne suis qu’un hôte dans la plus belle maison du monde, c’est égal : lorsque je vois un serpent ramper dans cette maison, mon devoir est de l’écraser ».

Et puis il y a sa réinvention de la poésie épique. Il avait déjà fait l’essai d’un tel poème en 1936 avec L’Epopée du cheik Bédreddine, fils du cadi de Simavna. Et puis, en 1941, en prison, il commence une œuvre monumentale : les Paysages humains. « …une fresque monumentale de la Turquie… », écrit Guzine Dino dans sa postface, « réunissant orchestralement toutes les ressources poétiques de l’auteur au service d’un genre nouveau. Nâzim Hikmet cherche à dépasser les limites traditionnelles qui séparent la poésie du roman, le vers de la prose ; réflexion faite, c’est là une des plus singulières entreprises littéraires du XXème siècle ». Alors qu’on aurait pu croire, ajoute Dino, que ce genre était « essoufflé » à notre époque. Mais c’est vrai aussi, comme l’ajoute Dino, qu’on n’y trouve aucune grandiloquence, mais que son poème est « tissé par le destin des hommes de condition modeste ». « C’est un témoignage sur les oubliés de l’histoire ». L’histoire avec un grand H. Les extraits cités par les auteurs du livre de poèmes de Hikmet proviennent de deux parties distinctes des Paysages humains : l’Epopée de la guerre d’indépendance et En cette année 1941. Difficile de faire un choix dans ces extraits. D’autant plus que, surtout dans la deuxième partie, le poème donne la parole à des gens simples, des paysans et qu’on est plus proche d’un roman que d’une poésie épique. Il y a plus d’envolées épiques dans la première partie lorsqu’on évoque les combattants qui s’opposent aux Grecs qui ont envahi Izmir et les femmes qui combattent avec leurs hommes :

La nuit était claire et chaude,
et dans les chariots, sur les travées,
les obus bleu foncé étaient nus.
Et les femmes
regardaient à la dérobée sous la lune
les cadavres de bœufs et de roues,
débris d’autres convois…

Et les femmes,
les femmes de chez nous,
avec leurs mains effrayantes et saintes,
leurs petits mentons fins,
leurs yeux immenses,
nos mères,
nos femmes,
nos bien-aimées,
elles qui meurent comme si elles n’avaient jamais vécu,
et dont la place au foyer
vient après celle du bœuf,
elles que nous enlevons, pour lesquelles on nous jette en pison,
elles qui peinent dans les semailles,
qui piquent le tabac,
qui coupent le bois,
elles qui vont au marché,
elles qui s’attellent à la charrue,
elles que nous possédons dans les étables,
à la lueur des couteaux plantés dans le sol,
avec leurs hanches lourdes et souples,
et leurs cymbales,
les femmes,
les femmes de chez nous.
Et maintenant sous la lune,
derrière les chariots chargés d’obus,
tout comme si elles coupaient les épis couleur d’ambre à la moisson,
elles avançaient le cœur aussi serein,
avec la fatigue de toujours.
Et sur l’acier des schrapnells de calibre quinze,
des enfants au cou frêle dormaient.
Et sous la lune les chariots
s’en allaient vers Acyon, au-dessus d’Akchéhir.

L’Epopée du cheik Bédreddine évoque une histoire du XIVème siècle : Bédreddine était un mystique turc comme il y en a eu beaucoup dans l’histoire de l’Empire ottoman. Mais Bédreddine était un peu communiste sur les bords : il était pour la possession en commun de tous les biens « à l’exception des femmes » quand même. Son influence commençait à être importante, surtout en Asie mineure et en Macédoine. Il répand des idées de liberté et d’égalité et intéresse tant les musulmans que les chrétiens. On comprend qu’un sultan ne peut tolérer ces choses. Et effectivement le Sultan Mehmet va le combattre, battre les troupes du cheik à Karaburun, face à l’île de Chios, faire prisonnier Bédreddine et le pendre. Et c’est ainsi que va finir la grande Epopée du cheik Bédreddine de Simavna :

La bruine tombe,
craintive,
à voix basse,
comme un chuchotement de traîtrise

La bruine tombe,
pareille aux pieds d’un traître,
des pieds nus et blancs
qui courent sur la terre sombre et mouillée.

La bruine tombe,
au marché de Serès,
devant la boutique d’un chaudronnier,
mon Bédreddine, pendu à un arbre.

La bruine tombe,
C’est une heure tardive et sans étoiles de la nuit.
Et, se mouillant sous la pluie,
se balance à une branche sans feuilles
la chair toute nue
de mon cheik.

La bruine tombe.
Le marché de Serès est muet,
le marché de Serès est aveugle.
Dans l’air, la maudite tristesse
de ne pouvoir rien dire, de ne pouvoir rien voir,
et le marché de Serès se couvre le visage de ses mains.

La bruine tombe.

On comprend que l’histoire du cheik Bédreddine est plus actuelle que jamais…

PS : Toutes les traductions en français des poèmes cités sont de Munevver Andac et Guzine Dino.