Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

La vie en République islamique d'Iran.

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Nedim Gürsel, dans son Voyage en Iran dont j’ai parlé dans une note récente, cite un certain nombre de livres plus ou moins contemporains qu’il m’a paru intéressant d’acquérir. D’abord d’un livre de poésies d’un grand poète turc Nâzim Hikmet qui a fait l’objet d’une autre note (il le mérite ! Voir : Nâzim Hikmet, poète turc) et, ensuite d’un certain nombre de témoignages qui évoquent l’Iran actuel.

Le premier est celui-ci : Yassaman Montazami : Le meilleur des jours, Sabine Wespiesser, Paris, 2012.
C’est un roman (c’est l’éditeur qui le dit) qui retrace la biographie de son père, Behrouz Montazami, éternel opposant. Au Shah et à la République islamique. C’est un drôle de personnage. Un peu clown, grand admirateur de Marx auquel il devait consacrer une gigantesque thèse jamais achevée, bourgeois athée, éternel étudiant, couvé par sa mère, il offre le refuge à tous les Iraniens en exil, tous de gauche, marxistes, trotzkistes, maoïstes, socialistes, anti-monarchistes, et qui, tous, tombent aux genoux de Khomeiny à Neauphle-le-Château. Et qui, tous, une fois l’ayatollah arrivé au pouvoir, vont être pourchassés, emprisonnés, torturés et, pour la plupart, être assassinés. Behrouz, lui, ne tombe pas dans le panneau. Pour lui, dit sa fille, « la laïcité était une des conditions indispensables de l’avènement de la démocratie ». Et lorsqu’il voyait ses amis partir de chez lui dans un long convoi de voitures et les femmes se nouer un foulard sur la tête, il rigolait : « remarquez, c’est bien : comme ça, vous aurez de l’entraînement quand il aura pris le pouvoir ». Il ne croyait pas si bien dire.
Yassaman Montazami est Docteure en psychologie. Elle écrit très bien, mais son livre est avant tout un livre d’amour dédié à son père. Il ne nous apprend rien de plus sur la nuit obscurantiste tombée sur l’Iran. Nous savions déjà que beaucoup d’opposants au Shah se sont lourdement trompés en soutenant l’ayatollah. Les élites gauchistes n’étaient pas les seuls. Les gens du Bazar ont dû déchanter eux aussi. Lorsque Behrouz rentre en Iran en 1997 il cherche à reprendre contact avec quelques-uns de ses anciens compagnons. Mais ils ont presque tous disparu. Il n’en retrouve que deux d’entre eux. Un certain Bijan, enseignant, intellectuel, totalement brisé après avoir subi cinq ans de prison, de tortures, d’avoir été obligé d’abjurer tout ce à quoi il croyait, gagnait sa vie comme chauffeur de taxi. L’autre, Ghaffar, écrivain, athée, interdit d’écrire, était devenu opiomane et mystique indien.
La fin du livre de Yassaman Montazami est très belle. Gürsel l’avait déjà noté. Son père est mourant, déjà dans le coma, quand sa fille s’assoit sur son lit et lui fredonne cette vieille chanson révolutionnaire qui dit les dernières paroles qu’un prisonnier politique condamné à mort (par le Shah) adresse à sa fille :
« Embrasse-moi une dernière fois.
Que la vie te préserve de son amertume.
Embrasse-moi, une dernière fois, avant que mes yeux se ferment sur le monde.
Embrasse-moi, une dernière fois, toi dont le souvenir est la lumière de ma courte vie. »

Et alors, dit Yassaman, « j’aperçus une larme sourdre au coin de l’œil fermé de mon père ».


Deuxième livre (que Nedim Gürsel cite plusieurs fois au cours de son voyage) : Delphine Minoui : Je vous écris de Téhéran, Seuil, 2015.
L’auteure est une brillante journaliste-reporter dont la mère est française et le père iranien. Mais un Iranien revenu de toutes ses illusions sur son pays. Opposant au Shah et cruellement déçu par Khomeiny. Sa fille ne parle pas le persan et son seul lien avec l’Iran c’est son grand-père paternel à qui elle écrit des lettres depuis qu’elle est toute petite. Ce grand-père qui, – elle l’apprendra bien plus tard – nommé Ministre de l’Education par le Shah, et à qui on demande au même moment de travailler pour la Savak, avait refusé le job. Et qui reste en Iran malgré ses opinions laïques après la Révolution islamique.
L’année 1997 est une année-déclic pour Delphine. Elle se rend d’abord à Téhéran chez son grand-père pour un travail de quinze jours pour son Ecole de Journalisme. Puis, en mai c’est un « penseur éclairé », Mohammed Khatami, qui gagne les élections à la surprise générale. Jubilation du grand-père. Mais huit mois plus tard le grand-père meurt d’un cancer reconnu trop tard, à Paris.
C’est là que Delphine décide de partir pour l’Iran. Pour quinze jours, croit-elle. Pour dix ans, en fait. Et pendant ces dix ans elle va nous faire vivre l’Iran entre joies et désespoir le plus noir. Et nous les raconter sous forme d’une lettre à son grand-père disparu.
Quand elle arrive à Téhéran où elle va vivre dans la grande maison de ses grands-parents à côté d’une grand-mère au début un peu froide, elle rencontre très vite des jeunes qui ont la soif de vivre, qui font la fête lors de soirées clandestines chez des particuliers avec musique occidentale et alcools et qui croient qu’avec Khatami la société va s’ouvrir. Mais lorsqu’un de ces couples rencontrés lors d’une fête est arrêté par un groupe de bassidjis (les fameux gardiens de la Révolution) alors qu’ils écoutent un CD de Madonna, le garçon reçoit 70 coups de fouet et la fille est obligée de passer un test de virginité ! De toute façon les conservateurs ne lâchent rien. Et, en 1998 un intellectuel de 70 ans, Dariush Forouhar, intègre, démocrate, laïc, est assassiné à coups de couteau, avec sa femme. D’autres assassinats suivent. Finalement Khatami a le courage d’intervenir et le Ministre des Renseignements (Services de Sécurité) est obligé de démissionner. Mais les coupables ne sont jamais trouvés. Et Delphine est convoquée une première fois par les Services Secrets ! Et elle découvre qu’on sait tout sur elle et qu’elle est surveillée. Mais en sortant de là elle tombe sur un gamin qui vend des pochettes surprises avec des poèmes de Hafez ! La vieille Perse n’est pas morte.
En 1999 les réformistes gagnent les élections municipales et en 2000 ils gagnent même les élections du Parlement. Et Delphine qui visite la ville sainte de Qom se rend compte que même chez les saints hommes du chiisme tous n’approuvent pas le système politique en vigueur. Ali Montazéri qui a le grade le plus élevé dans la hiérarchie chiite et qui aurait dû succéder à Khomeiny a été mis à l’écart. Elle ne peut l’interviewer mais rencontre son fils qui est catégorique : il faut sortir de la politique sinon on détruit le sens originel de la religion, dit-il. Et il ajoute : c’est la position de mon père. Malheureusement les ultra-conservateurs ont choisi Khamenei pour succéder à celui qui a créé la République islamiste. Un homme buté, étroit d’esprit et qui, pour certains, n’a pas le niveau voulu, ni en intelligence pure, ni en matière de chiisme !
En 2001 Delphine fait la rencontre avec un milicien des bassidjis, un vrai. Un homme qu’elle va encore rencontrer à plusieurs reprises plus tard, ainsi que son épouse qui va, elle, se détacher progressivement des vues étroites de son mari. Alors que lui restera le même jusqu’au bout. En même temps Delphine tombe sur l’une des femmes qu’elle avait rencontrées lors des manifestations de 1997 et qui avait disparue. Elle avait été arrêtée avec son appareil photo, accusée de plein de méfaits dont l’espionnage (qui peut vous conduire à la mort), mais finalement condamnée à 5 ans de prison, sans avocat, et libérée après 2 ans. Elle lui raconte la prison, les tortures, les exécutions.
En 2002 Bush junior met l’Iran dans l’axe du Mal ! Alors que les services secrets iraniens avaient plutôt aidé les Américains en Afghanistan après le nine eleven. Et puis des opposants iraniens révèlent l’existence de sites nucléaires d’enrichissement d’uranium. Mais c’est aussi en 2002 que Delphine se rend à Sardacht, au pied du Mont Zagros, pas loin de la frontière irakienne et qui a été soumis à la première attaque chimique d’envergure de Saddam Hussein. C’était en juin 1987. Elle rencontre deux témoins kurdes, l’un a perdu toute sa famille, parents, grands-parents, frères et sœurs, souvent morts dans des souffrances atroces, l’autre avait perdu temporairement la vue et a été traité en Espagne. C’était le gaz moutarde, dit-il, et le pays en est encore infesté, maisons, terre, air et eau. 360 bombes chimiques auraient été lancées par Saddam sur des cibles civiles et militaires Mais le pire, disent-ils, c’est le mutisme des Occidentaux. Même l’ONU. C’est ce silence, dit Delphine Minoui, qui a contribué au repli sur soi de l’Iran, nationalisme, anti-occidentalisme et programme nucléaire. Rafsandjani, quand il n’était encore que Président du Parlement, a déclaré : « La guerre nous a enseigné que les lois internationales ne sont que de l’encre sur du papier ». Et c’est vrai : nous avons été tous du côté de l’Irak, la France en premier. Alors que Saddam Hussein a utilisé également le gaz moutarde pour attaquer ses propres citoyens, et d’abord ses Kurdes. Mais l’Iran ne les a pas respectés non plus les lois internationales quand Khomeiny a permis à ses étudiants de prendre d’assaut l’Ambassade américaine et de garder ses occupants prisonniers !
En 2003 on retire la carte de presse de Delphine Minoui. Elle pourrait la récupérer, lui font comprendre les services secrets, si elle est prête à collaborer. A collecter des informations. Elle refuse et part en Irak. Où elle rencontre le petit-fils de Khomeiny qui lui dit qu’il est en faveur d’une intervention américaine en Iran. Et que le peuple accueillerait les Américains en libérateurs ! Belle illusion !
C’est également en Irak que Delphine rencontre son futur compagnon, un Iranien américain, journaliste lui aussi, Borzou. Un peu plus tard les deux se rendent à nouveau en Iran, vont à Qom, puis c’est Borzou qui est convoqué par les Services Secrets et menacé. Cette fois-ci les deux comprennent qu’ils pourraient être emprisonnés pour un autre prétexte : leur vie privée. C’est la mère de Borzou qui, leur téléphonant depuis les Etats-Unis, leur suggère alors le sighe, le fameux mariage temporaire chiite. Delphine nous raconte leur savoureuse tractation avec un religieux marieur. Pas simple : il faut que la future épouse soit veuve ou divorcée, c’est-à-dire plus vierge ! Enfin, avec quelques dollars, on trouve une solution. Et, en 2004, de toute façon, les deux amoureux se marient pour de bon. En Normandie. Et confirment par un mariage religieux chiite. Et ils font bien. Car les conservateurs reviennent.
En 2003 ils ont déjà gagné les municipales et en 2004 ils gagnent les législatives. Et en juin 2005 l’affreux Ahmadinejad, maire de Téhéran, est opposé à Rafsandjani et gagne les élections contre toute vraisemblance ! Alors ce sera l’enfer. Il développe le programme nucléaire, défie l’Amérique et déclare vouloir rayer Israël de la carte du monde !
Alors que des juifs continuent à vivre, tranquillement, en Iran (et avoir leurs écoles, leurs synagogues, leur hôpital et leur représentant au Parlement) : Delphine nous raconte sa rencontre avec l’antiquaire Moses Baba qui a deux jerricanes d’alcool, vin et vodka, dans son magasin ! Et qui refuse obstinément de rejoindre sa femme en Israël. « Même sous surveillance, je me sens ici chez moi ».
Les étoiles sont pour les étudiants, dit Delphine. Une étoile pour le moindre semblant de rébellion. A la 4ème étoile c’est l’exclusion. L’avocat Baghi qui était une des figures respectées de l’opposition, se contente maintenant de se battre contre la peine de mort. Et Delphine se met sérieusement à apprendre le persan (et à le lire dans son écriture arabe).
En 2006 elle se rend clandestinement à un endroit secret pour interviewer des chauffeurs de bus condamnés pour avoir fait grève. Après l’interview elle est arrêtée par des bassidjis qui lui confisquent magnétophone et appareil photo. Qui lui sont rendus plus tard mais elle n’aura plus jamais de carte de presse. Et même à Paris on ne la laissera pas tranquille : en 2007 elle y subit un vol avec effraction et, visiblement, les voleurs ne sont intéressés que par ses papiers. Alors, furieuse, elle retourne à Téhéran, retrouve tous ses carnets dans la maison de ses grands-parents, met tout dans une valise qu’elle confie à l’Ambassade de France qui les renvoie à Paris dans la valise diplomatique !
Ce n’est qu’en 2009 qu’elle ose retourner en Iran avec son mari, visite Shiraz, la ville de Hafez, retrouve musiciens et chanteurs et constate une fois de plus que la vieille culture persane existe toujours. D’ailleurs on lui accorde même une nouvelle carte de presse à l’approche des élections 2009 : nouveau duel entre l’archi-conservateur Ahmadinejad et un autre religieux supposé plus libéral, Moussavi. Et tout se termine comme toujours. Les locaux de l’état-major de Moussavi sont démolis, Ahmadinejad est déclaré vainqueur, toutes les accréditations de presse sont révoquées. Le religieux respecté Montazeri a beau protester, cette fois-ci la police et les forces anti-émeutes tirent à balles réelles sur les manifestants, on accuse l’Occident de complot et le représentant des Services secrets qui a l’habitude depuis de nombreuses années de convoquer Delphine lui fait savoir discrètement que ce ne sont plus eux qui sont en charge mais les Gardiens de la Révolution. Et qu’ils sont dangereux. Delphine et son mari quittent à la hâte pour Dubaï en juin 2009.
Ils s’installent à Beyrouth où Delphine a une fille, puis déménagent au Caire. Et ce n’est qu’en 2014 qu’ils retournent à Téhéran. Entre-temps un nouveau modéré a gagné les élections. Rohani. En 2013. Qui a été réélu en 2017. Mais depuis 2021 l’Iran a de nouveau un Président ultra-conservateur, Raïssi, élève de Kameini. Ainsi vont les choses au Royaume de Perse. De temps en temps on lâche un peu de vapeur. Et puis on remet le couvercle. Mais sous le couvercle cela continue à bouger et à bouillir. L’ancienne Perse n’est pas morte. Et si les femmes sont obligées de se voiler elles peuvent étudier, tenir leur place dans la société et occuper des places de responsabilité dans l’économie, l’industrie et la recherche. C’est déjà ça…
Delphine Minoui a attendu longtemps avant de publier ce témoignage sur ses dix ans passés en Iran. Quand elle s’y est finalement décidée elle l’a fait sous une forme plutôt personnelle. Et elle a eu raison car c’est ce qui fait que le livre est plus agréable à lire qu’un simple reportage journalistique. Et puis cela lui permet de le rendre vivant grâce aux nombreuses rencontres qu’elle y a faites, toutes ces femmes plus ou moins jeunes mais toutes étonnamment courageuses et pleines de vie, mais aussi de beaucoup d’autres acteurs de la vie sociale iranienne d’aujourd’hui, intellectuels laïcs et religieux opposés au système, et d’autres qui le soutiennent, gardiens de la Révolution et membres éminents des Services secrets…

J’avais commandé un autre livre encore, recommandé par Gürsel : Shariar Mandanipour : En censurant un roman d’amour iranien, Seuil, 2011. L’écrivain en question s’est vu refuser tous ses écrits par la censure et a failli être assassiné en 1997. Alors il s’exile, devient enseignant à Harvard et écrit ce roman-fleuve hilarant où il se moque de la censure qui l’a fait tellement souffrir. Mais hélas, mon libraire luxembourgeois ne l’a toujours pas reçu, alors que cela fait plus d’un mois que je l’ai commandé. Alors je suis bien forcé de renoncer à vous en parler. Pour le moment…