Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

La grande colère de Kamel Daoud

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(à propos de Kamel Daoud : Houris, Gallimard, 2024)

Il y a longtemps que j’apprécie le journaliste et écrivain Kamel Daoud pour ses prises de position sur la situation politique de l’Algérie, sur la démocratie, sur l’islamisme et, surtout, sur la vision de la femme en Islam (voir mon Bloc-notes 2017 : Les Chroniques de Kamel Daoud). Le roman qu’il vient de publier le mois dernier était censé, d’après les critiques parues dans les journaux, revenir sur les terribles années noires qu’a connues l’Algérie entre 1992 et 2002. Je me suis d’abord demandé à quoi cela rimait de revenir encore une fois, après tant d’autres, après les premiers écrits de l’autre écrivain francophone algérien célèbre, Yasmina Khadra (A quoi rêvent les loups, la trilogie du commissaire Llob) et après la trilogie sur le terrorisme islamiste de Frédéric Paulin (que je viens de rappeler dans ma note précédente de ce Bloc-notes : Paulin et les guerres de religion modernes), sur cette période terrible qui a duré dix ans, coûté la vie à 200000 personnes et a certainement été une des causes majeures dans la stagnation économique et sociale d’un pays qui est indépendant depuis plus de 60 ans et avait tout pour réussir. La richesse du pétrole et les nombreuses qualités humaines de ses habitants.
Mais sachant que Daoud avait été journaliste pendant toutes ces années-là (il en parle dans une interview) je me suis décidé à l’acheter, son roman, pensant qu’il avait eu, à l’époque, connaissance de faits que d’autres ont eu intérêt à cacher. Et je viens de finir de le lire. Et j’ai compris que c’est le livre d’un homme en colère. Une colère que je partage.

Il y a d’abord la colère contre le gouvernement de son pays. Car en exergue à son roman il cite le texte de cet incroyable édit gouvernemental qui interdit, sous la menace de sanctions financières et même de prison (3 à 5 ans !), l’évocation du « drame national ». Un certain article 46 d’une certaine « Charte pour la paix et la réconciliation nationale ». Ce qui signifie que quelqu’un qui rappelle les crimes commis risque beaucoup plus que celui qui les a perpétrés. Daoud raconte d’ailleurs dans son roman que l’on a accueilli avec le pardon et des bananes tous ces égorgeurs à condition qu’ils prétendent n’avoir été rien d’autres que les « cuisiniers » des hommes du maquis, à leur corps défendant…

Il y a ensuite, bien sûr, la colère contre tous ces égorgeurs, ces monstres, et dont beaucoup ont survécu et dont l’ombre est toujours là. Et plombe encore aujourd’hui la vie des villageois. C’est Alice Zeniter qui raconte, dans son roman plus ou moins autobiographique L’Art de perdre (voir mon Bloc-notes 2017 : Petite-fille de harkis), que lorsque l’héroïne de son roman va se rendre dans les monts de Kabylie, retrouver le douar d’origine de son grand-père (en fait elle-même y va deux fois, en 2011 et 2013), les « Noirs », les Islamistes sont toujours là et ils font toujours la loi.
L’héroïne du roman de Daoud a subi un égorgement inabouti à l’âge de 5 ans. A côté de sa sœur de huit ans qui, elle, a été égorgée avec succès. Et lors d’un assassinat collectif qui a fait 1000 morts. Mille d’un coup. Et parmi eux les parents des deux filles. Dans des villages perdus de bergers et d’éleveurs, sur les pentes de l’Ouarsenis, pas loin d’ailleurs du sud oranais où je me trouvais installé lors de la guerre d’Algérie. Le massacre en question est historique, le nom de l’endroit, Had Chekala, est réel. Comme je l’ai dit, Daoud, à l’époque, était journaliste et connaissait les vrais chiffres des massacres. Des chiffres que les autorités ne voulaient pas tous être dévoilés. Dans son interview publiée dans le Monde (voir : Kamel Daoud : Les islamistes ont perdu militairement, mais gagné politiquement, interview par Gladys Marivat, Le Monde du 06/09/2024), il raconte avoir été dépêché à Had Chekala fin décembre 1997 (et non 1999 comme dans le roman), avoir rencontré « des habitants mutiques, dont les proches ont été massacrés et démembrés par les islamistes ». « Les villageois ont enterré les restes comme ils pouvaient, sur les hauteurs », raconte-il encore. « A la faveur des fortes pluies, ils refont surface plus bas. Il faut recommencer. Le reporter rapporte à sa rédaction le chiffre de 1000 morts. On ne le croit pas. Le bilan officiel est inférieur à 200 morts ». Et ce n’est qu’en 2006 que « l’étendue réelle des pertes est enfin reconnue ». Alors il crée un personnage dans sa fiction, un personnage qui a la mémoire, la mémoire des faits et celle des chiffres et même des noms. Et qui ne peut s’empêcher de les citer. Ce qui va être progressivement interdit. Le nouveau chef du CTRI (Centre des renseignements militaires) à Batna le convoque. Le vouvoie d’abord : « …Je n’ai pas beaucoup de temps et je dois vous le dire. Je suis aussi … connu pour sa franchise. Voici mon message : taisez-vous dorénavant ! ». Et comme son interlocuteur n’a pas l’air de comprendre, il le tutoie : « Vois-tu…, nous servons la paix et ce que tu racontes dans le café de ton quartier n’aide pas la paix que veut notre Président de la République. Ce que tu dis, ça enflamme les esprits, ça leur donne des envies de vengeance, et puis ce n’est pas toujours vrai. Quelles preuves as-tu de ce que tu avances ? Hein ? Rien ».
Pourtant tout ce que raconte son personnage de fiction, Aïssa Guerdi, fils et petit-fils de libraires et d’érudits de Batna, qui ne fait plus qu’imprimer des livres de cuisine et des livres religieux et qui les transporte dans une camionnette de livraison à travers l’Algérie, ne raconte que des faits avérés. Il demande qu’on lui balance un chiffre et aussitôt, démarre : Six ? « 6 janvier 1997. Massacre de citoyens à la cité des Oliviers à Douaouda (Tipaza). Bilan : 23 morts. Parmi les victimes figurent trois enfants et six femmes ». Seize ? « 16 décembre 2000 : un groupe armé fait irruption dans le dortoir du lycée professionnel de Médéa. Seize lycéens et leur surveillant sont assassinés ». Quatorze ? « 14 janvier 1994. Durant la nuit de l’Aïd el-Kébir : des terroristes attaquent l’hôtel des chasseurs de Telagh (Sidi Bel Abbès). (Voilà un village que je connais bien : l’un des pelotons de mon régiment, le 9ème Hussards, y était stationné pendant l’autre guerre, la guerre contre les Français !). Près de soixante militaires sont tués. Parmi les victimes deux appelés du service national. Les terroristes dérobent une importante quantité d’armes. Ces faits se sont déroulés grâce à la complicité d’un officier originaire d’Aïn Defla ». Un ? « Le 1er novembre 1994, six enfants sont tués et dix-sept blessés par l’explosion d’une bombe dans le cimetière de Mostaganem. A Sidi Ali, un petit village. Des scouts. Ils étaient là pour le quarantième anniversaire de l’autre guerre. Sur la tombe des autres martyrs ». L’un des enfants avait 7 ans, un autre 8, un autre 9 et un autre encore 12 ans. Nulle part Daoud ne parle de la soi-disant complicité de certains éléments du haut commandement de l’Armée avec les égorgeurs, comme l’ont rapporté Paulin et d’autres (pour créer le chaos), mais il n’oublie pas certains massacres faits par l’Armée (en représailles), comme ici, quand on lui donne un nombre impossible, 173 : « 4 mai 1994 : 173 cadavres sont retrouvés dans la forêt d’El Marsa, dans la région de Ténès (Chlef). Selon le témoignage de leurs familles, ils feraient partie d’un groupe de 200 citoyens arrêtés par des militaires le 25 avril 1994 dans les villages de Taoughrite, Ouled Boudoua, Sidi Moussa et Tala Aïssa, en représailles à la mort d’une quinzaine de militaires dans la région de Ténès ».
Mais ce qui a vraiment déclenché la logorrhée d’Aïssa, logorrhée de récits sans fin des massacres des égorgeurs c’est l’injonction qui lui a été faite par un de ces émirs noirs, l’un des plus féroces, qui s’est donné le nom de Loup affamé. Voilà comment cela s’est passé : lors d’un de ses nombreux voyages avec sa camionnette de livres il tombe sur un barrage. Un barrage vrai, un barrage de l’Armée. Quelque part entre Ouargla et Biskra. Un 7 septembre 1996. Les soldats lui paraissent bien jeunes. Nerveux et apeurés. L’un d’eux lui demande de voir ses livres. Veut un livre de poissons. Admire un poisson bleu… Et puis l’après-midi Aïssa repasse au même endroit. Les têtes coupées des militaires jonchent le sol à droite et à gauche de la route. Dont la tête du jeune soldat au poisson bleu. On lui tire dessus, estropie sa jambe, le tire de sa camionnette, le bat, le piétine. Et c’est là que l’Emir Loup affamé lui parle, « son visage emplissant le ciel comme un ogre » : « Tu vas aller partout et tu raconteras ce que tu as vu… Je suis la colère de Dieu et sa punition. Tu feras mieux que les journaux, la télévision et la rumeur : tu vas tout dire partout et tu commenceras par les militaires, les policiers, les mairies, les cafés, les lieux de mariage et de condoléances et les gares. Tu iras partout. On doit savoir qui je suis, ce que je veux, et ce que je fais au nom d’Allah. Car nous vaincrons par la terreur et la Vérité ! ».
Mais il est temps que je vous parle de la véritable héroïne de cette histoire, celle qui, à sa naissance, s’appelait L’bia Adjama jusqu’à son égorgement raté quand elle a cinq ans, puis, sauvée par celle qui sera sa nouvelle mère, Khadija, l’avocate qui avait travaillé comme bénévole dans un hôpital de la région du massacre, et qui l’avait rebaptisée Aube. Et il faut que je vous parle des égorgements et des têtes coupées car le roman en est plein. D’ailleurs l’action principale se passe pendant l’Aït el-Kébir, cette fête pendant laquelle tout le monde égorge son mouton. L’Islam connaît également notre histoire judéo-chrétienne d’Abraham et de son fils Isaac. Sauf que chez eux Abraham s’appelle Ibrahim. Mais c’est la même histoire, la plus horrible de ce que les Juifs appellent la Thora et les Chrétiens l’Ancien Testament. Celle d’un Dieu qui demande à son croyant d’égorger son fils. Comment peut-on adorer un tel Dieu ? Les Grecs avaient bien le sacrifice d’Iphigénie que demandait Athénée pour leur donner la victoire sur Troie. Mais leurs dieux n’étaient que des dieux de légende. Des marionnettes du Ciel. Certainement pas des dieux de morale. Or l’histoire d’Abraham amenait aussi à confondre les deux victimes, l’animal et l’humain. Qu’il fallait égorger de la même manière.
« Pour te tuer, la loi est claire et les rites précis », lit-on dans le roman de Daoud. Il faut dire : « Au nom d’Allah, Allah est le plus grand ». Il faut un couteau à l’acier aiguisé. Car le Prophète aurait dit : « Dieu a prescrit l’excellence en toute chose. Aussi, quand vous apprêtez à tuer, faites-le comme il faut… ». « Tuer s’accomplit d’un seul mouvement… Dieu insiste sur ce geste de précision ; il y a du bien à trancher d’un unique coup de couteau, à l’endroit au-dessous du larynx, la gorge, l’œsophage et les gros vaisseaux. Le larynx doit obligatoirement rester du côté de la tête ». Et Daoud cite encore un autre texte : « Une incision profonde et rapide avec un couteau effilé sur la gorge, de manière à couper les veines jugulaires et les artères carotides, cela rapidement, mais en laissant la moelle épinière, afin que les convulsions en améliorent le drainage. Le but de cette technique est de drainer plus facilement le sang du corps de l’animal, afin que la viande soit plus hygiénique. Le sang doit être vidé de l’animal ». Je suppose que c’est là la manière de tuer hallal ou casher. Il est vrai qu’il est aussi dit qu’il est « interdit de tuer un animal d’une façon cruelle ou juste pour la jouissance ». Il faut croire que pour tuer un humain la jouissance est autorisée… Et, à voir toutes les têtes coupées (pensez aux Moines de Tibhirine dont on a trouvé les têtes mais jamais les corps. Ou toutes ces décapitations mises en scène par Daech), il faut croire que pour les humains on n’a pas besoin de laisser entière la moelle épinière…
Dans le cas de la petite L’bia rebaptisée plus tard Aube ou Fajr, le tueur s’y est mal pris ou, peut-être a-t-il été interrompu par sa sœur de 8 ans couchée à côté d’elle et qui a parlé à ce moment-là, peut-être pour sauver sa petite sœur et se sacrifier. Se faire immoler à sa place. C’est en tout cas ce que pense Aube. Qui, de ce fait, a été sauvée. On l’a recousue, sa cicatrice allant d’une oreille à l’autre et ressemblant à un grand et terrible sourire, mais ses cordes vocales ont été définitivement perdues et son larynx reste définitivement percé, le trou couvert par un bouchon. Dans le roman c’est quand elle a 26 ans et que Khadidja est en Europe qu’Aube décide de se rendre pour la première fois dans le village où elle est née, à Had Chekala, l’endroit de la mort. Je ne vais pas vous raconter toute l’histoire. Vous n’avez qu’à acheter le livre. Mais comme vous pouvez vous imaginer Aube n’est pas la bienvenue à Had Chekala. Il y a quand même une histoire que je vais conter, c’est celle d’une certaine Hamra.
Quand elle frappe à la porte d’une maison, Aube est d’abord accueillie puis rejetée quand on apprend son nom. Et puis une femme tout en noir, change soudain d’avis et veut témoigner. Et ce témoignage est important parce qu’il parle d’un autre crime perpétré par ces hommes de Dieu. Le rapt des vierges. Leur mariage forcé. Et, souvent, leur assassinat quand elles ne servent plus à rien, et en particulier de jouets sexuels.
Le village de Hamra s’appelait Aïn Tarek. Il y avait un olivier dans la cour de leur maison. Et elle était amoureuse de son voisin. Et puis l’armée est venue et a demandé aux villageois de quitter le village. Et puis les Barbus sont venus et ont demandé aux villageois de rester. Et, de toute façon, les villageois ne savaient où aller. Et, un beau jour les Barbus sont revenus, ont tué le voisin et l’ont emmenée, elle et cinq autres jeunes filles du village. Les ont emmenées dans la montagne. Où une femme leur a demandé de se laver et se préparer au mariage, c’est-à-dire au viol. L’une d’elles s’est rebiffée et a été tuée devant les autres. Et le même soir elles ont été « mariées ». Hamra, aux longs cheveux roux a été choisie par l’Emir du groupe. « Si je me souvenais de l’olivier, de mon voisin, de ma mère, je savais que je deviendrais folle », dit Hamra. Alors « j’ai dit aux souvenirs de ma vie d’avant : partez. Ne restez pas dans ma tête, je ne m’appelle plus Hamra ! Et ils sont partis ». « L’oubli est une miséricorde. C’est notre force ». Plus tard elle tombe enceinte. Comme d’autres. Arrivée à un certain stade elle est mise à part. Et grâce à certaines circonstances (une bombe qui explose au campement) elle arrive à s’enfuir, accouche dans le maquis, puis est recueillie et dénoncée. Et là il y a un autre scandale que Daoud dénonce : la pauvre victime est emprisonnée, torturée pour savoir où se trouve la troupe de l’émir et, lorsqu’a lieu la grande réconciliation, que les égorgeurs, passant pour de simples cuisiniers, sont libérés, la femme, devenue terroriste, reste d’abord emprisonnée, puis, libérée, ne trouve aucun emploi : c’est une terroriste !
Dans le récit de Hamra, tel que le rapporte Daoud, il y a des femmes qui s’occupent des accouchées et des bébés, disant que : « L’Armée d’Allah doit être nombreuse et ses soldats se multiplier ». Je n’y crois pas du tout, ne crois pas qu’on laisse les bébés en vie, ni même les femmes enceintes. Bien d’autres ont raconté des faits bien horribles, monstrueux même à ce sujet. C’est en particulier le cas de Yasmine Khadra qui était soldat et qui a vu ces horreurs-là, vu de ses propres yeux, et qui écrit (Le Monde du 13/03/2001) : « De telles horreurs ne peuvent être commises que par des mystiques ou des forcenés ; en tout cas par des monstres qui ne pourront jamais plus réintégrer la société et prétendre à la reprise d’une vie normale. Pour atteindre un tel degré de barbarie, il faut impérativement avoir divorcé d’avec Dieu et les hommes ».

Si la colère de Kamel Daoud est d’abord tournée envers les autorités algériennes qui ont interdit de parler des années noires et, ensuite, envers tous ces égorgeurs qui ont échappé à la justice et continuent à vivre, cachés ou non, au beau milieu des autres citoyens de ce pays, il a encore une autre colère : celle contre les hommes de son pays et leur façon de continuer à traiter les femmes et aussi contre la religion qui se trouve bien souvent à l’arrière-plan de ce problème culturel qu’il a si souvent condamné dans le passé.

Ici je vais faire une parenthèse. Dans toute l’histoire de l’humanité et presque dans toutes les sociétés, l’homme a toujours dominé la femme. Et l’a dominée et exploitée sexuellement. Dans l’ancienne Chine on vendait les fillettes aux Maisons de plaisir et on les forçait à déformer leurs pieds. Dans l’ancienne Inde on se débarrassait des bébés filles dont on ne voulait pas en les faisant piétiner par des éléphants et on obligeait les veuves à se faire immoler par le feu avec le cadavre de leur époux (et, encore aujourd’hui, on entend souvent parler de viols collectifs particulièrement choquants et souvent restés impunis). Et dans toutes les guerres, et en particulier celles du XXème et du XXIème siècles, civiles ou non, le viol reste une pratique courante et généralisée. Et dans notre Europe et dans notre France on n’a pas lieu de croire qu’on en est sortis, de ces pratiques anciennes. Quand on voit les statistiques récentes des féminicides dans notre pays, des viols, de ceux pratiqués par bien des personnages connus ou quand on suit, en ce moment, ce procès absolument ahurissant où un homme a fait violer sa femme chimiquement endormie par une centaine d’hommes pendant dix ans ! Et, puisqu’on parle de religion, on n’a pas non plus de raison de croire nos religions judéo-chrétiennes innocentes sur le plan de la suprématie masculine. En Israël la femme est toujours largement soumise chez les orthodoxes les plus radicaux. En Europe la religion chrétienne a toujours considéré la femme comme inférieure à l’homme et comme devant être contrôlée par lui. Il y a quelques jours le Pape est passé d’abord par le Luxembourg où il a demandé aux femmes de faire plus d’enfants, puis par la Belgique où il est allé se recueillir sur la tombe de l’ancien Roi Baudouin qu’il veut sanctifier parce qu’il a refusé en son temps de signer la Loi sur l’avortement (dans l’avion de retour il a même dit : il faut avoir quelque chose dans le pantalon pour faire cela, c’est-à-dire des couilles au cul – il me semble qu’un Pape ne devrait pas dire ça – et il a traité les médecins qui pratiquent l’avortement de tueurs à gages). Je me suis même demandé à un moment donné pourquoi les religions monothéistes dans leur ensemble sont aussi misogynes. Voir mon Bloc-notes 2021 : Monothéisme et sexualité. Et découvert, ou plutôt redécouvert, la deuxième version de la Genèse, celle de l’auteur yahwiste qui est clairement misogyne. La femme est créée à la fin, après les animaux et non de poussière mais d’un morceau de l’homme. Et c’est Eve qui se laisse tenter par le serpent et donne à manger le fruit défendu à Adam.
Mais la grande différence entre notre société européenne et les sociétés musulmanes, c’est que la religion ne joue plus aucun rôle chez nous et que l’Islam, même encore dans notre monde moderne, continue à vouloir régir les relations sociales. J’y reviendrai.
Dans le roman de Daoud, Aube a créé un salon de beauté, en face d’une Mosquée. Et, bientôt, c’est la guerre entre l’Imam et elle. L’Imam qui sait très bien ce qui lui est arrivé à Aube. Et, pourtant, avec son haut-parleur et sa belle voix, il clame : « Dix femmes seront exclues de la miséricorde de Dieu ». « La femme tatouée…, la femme qui s’épile les sourcils…, la femme qui s’allonge les cils ou les ongles…, la non-voilée…, les femmes qui veulent ressembler aux hommes (c. à d. celles qui portent des pantalons)…, ces femmes qui arrangent leurs dents, celles que Dieu leur a données, dans sa générosité ». « Les femmes qui visitent les tombes, celles qui hurlent dans le deuil, celles qui mettent en colère leurs époux ». Et aussi celles qui se parfument en sortant (à l’intérieur elles ont le droit, puisque c’est pour l’homme !), celles qui ajoutent des tresses à leurs cheveux, celles qui se promènent les chevilles nues… Et il continue jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. « Que des ombres poilues, des silhouettes muettes et des mortes aux voix douces pour dire oui à l’homme ». Et un autre vendredi « l’imam hurle que le mal du pays est entre les cuisses écartées des femmes et argumente sur la nécessité d’interdire la vente de parfums et de maquillage aux femmes non accompagnées d’un mâle tuteur ». Et les femmes du salon d’Aube se demandent : « Pourquoi ce Dieu nous hait tant ? Qu’avons-nous fait pour le mettre en colère depuis trois mille ans ? Lui avons-nous volé la maternité du monde, le pouvoir d’accoucher et d’allaiter ? ».
(C’est étrange, mais là Daoud touche peut-être une certaine vérité puisqu’un anthropologue que j’avais interrogé par l’intermédiaire d’un ami internaute, Jean-Pierre Castel, spécialiste de la violence monothéiste, pour savoir s’il existe d’autres mythes comparables à celle de l’Eve coupable, citait des rites de passage où des hommes miment un accouchement et pensait que le machisme ne serait peut-être que « la recherche d’une compensation », « la capacité procréatrice de la femme lui donnant une supériorité irréductible par rapport à l’homme ». Passons).
Ailleurs Aube, se promenant en ville, pense : « Il faut y aller doucement dans ce pays quand on est une femme. On reste des esclaves, libres depuis trop peu de temps. Tout peut se renverser, se perdre à la moindre cuisse dénudée ; une robe à fleurs trop courte décide de ta vie… ». Et, plus tard, quand elle a décidé finalement, sa mère étant absente, de se rendre en voiture à « l’endroit mort », là où tout est arrivé, à Had Chekala, elle tombe en panne, un pneu éclaté, une camionnette s’arrête, deux hommes en descendent et elle n’échappe au viol que lorsqu’ils découvrent son sourire monstrueux et le bouchon sur son larynx. Mais ils l’assomment et lui volent tout, chaussures, pneus, téléphone, et portefeuille. Et lorsqu’elle va porter plainte à la gendarmerie d’une ville voisine, les gendarmes l’interrogent : pourquoi elle voyage seule, qui est-elle vraiment, comment gagne-t-elle sa vie, ne serait-elle pas une prostituée ? Et ce sont les mêmes questions qu’on lui posera à Had Chekala. Car la suspicion est toujours sur la femme. C’est elle qui est lubrique, pas l’homme qui la regarde.
Cela fait longtemps que Daoud fustige cette culture islamique de la haine de la femme. Dans l’article qu’il avait publié dans le Monde après l’affaire de Cologne (voir Le Monde du 05/02/2016) il parlait de « la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir ». Et encore : « Le sexe est la plus grande misère dans le monde d’Allah ». Les prêcheurs islamistes font du « porno-islamisme » en décrivant « un paradis plus proche du bordel que de la récompense pour gens pieux, fantasme des vierges pour les kamikazes ». J’avais analysé le fait divers en question, la réaction de certaines féministes, celle de Daoud et les réactions à son article dans une note de mon Bloc-notes 2016, intitulée : Islam, femmes, laïcité, complots.
Il y a longtemps, je l’ai dit, que je partage la colère de Kamel Daoud. Et que je l’exprime dans des notes de mes sites. Cela a commencé avec ces deux films vus au Festival du cinéma arabe de Fameck (voir mon Bloc-notes 2012 : Islam vs femme). Le plus terrible : le film syrien, intitulé Passion. La douce Imane, aimée par son mari, est passionnée par Oum Kalsoum, prend des leçons de chant chez une ancienne chanteuse, son oncle la déteste, la fait espionner par son jeune frère qui la soupçonne, lors de ses visites chez la chanteuse, de tromper son mari ; alors l’oncle convainc son vieux père, toute la famille conspire, le jeune frère et l’oncle se rendent chez Imane et la tuent. Le plus grand choc est pour la fin du film : « en hommage à X, assassinée en 2001 par son oncle, son frère et ses deux cousins ». L’histoire n’avait pas été imaginée. Elle était réelle. Et elle s’est passée en Syrie, un pays arabe développé. Et à notre époque. L’autre film est connu. Il est égyptien. Il s’appelle les Femmes du Bus 678 et raconte lui aussi des histoires réelles. Dans l’une d’elles un couple ayant assisté à un match de foot est séparé par la foule et la femme est encerclée par des hommes qui la pressent et la touchent partout. Comme ce sera le cas à la gare de Cologne plus tard, ce fameux soir de la Saint Sylvestre de la fin de l’année 2015. Mais dans l’histoire du Caire le plus incroyable c’est la suite : c’est le mari qui est touché. C’est lui qui ne veut plus de sa femme. Elle est salie. Il ne peut la voir sans penser à ce qu’on lui a fait. Alors elle s’en va. Or le mari est médecin. Donc intellectuel ? Je suis revenu sur ces films et sur l’affaire de Cologne dans une autre note de mon Bloc-notes 2016, intitulée Islam vs Femme (suite).
Quant à l’Egypte j’en ai parlé à de très nombreuses reprises. Je me suis d’abord souvenu d’un terrible roman du grand écrivain et intellectuel aveugle Taha Hussein, L’appel du Karouan, dans laquelle un oncle emmène sa nièce et sa sœur du Caire à leur village d’origine et, au beau milieu du désert, égorge (déjà un égorgeur) sa nièce qui a fauté ! Je raconte cette histoire dans une note de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 1, intitulée Littérature méditerranéenne. La scène est terrible : « On voit le corps frappé se débattre, le sang jaillir avec violence comme l’eau d’une source. Enfin le corps s’immobilise. Nous demeurons paralysés. Notre oncle, debout, démoniaque, est en proie à la même hébétude ». Mais l’Egypte a aussi connu beaucoup de femmes courageuses. J’en ai parlé dans plusieurs notes de mon Bloc-notes 2019. D’abord dans une note intitulée Trois féministes égyptiennes. Il y a d’abord la pionnière Hoda Chaarawi (1879 – 1947), puis Doria Shafik (1908 – 1975), enfin Latifa al-Zayyat (1923 – 1996). Les trois ont été importantes pour l’évolution de la situation de la femme en Egypte. Mais celle qui a véritablement touché du doigt ce qui constitue toujours le problème de base de l’Islam, est Doria Shafik qui a passé encore un doctorat à la Sorbonne juste avant la deuxième guerre mondiale et a pu faire publier sa thèse en 1940 sous le titre : La Femme et le Droit religieux de l’Egypte contemporaine. Thèse que j’ai téléchargée et dont j’ai placé une analyse en annexe à ma note. C’est un vaste travail qui est à la fois historique et social. Mais le grand avantage que j’y ai vu – c’est ce que j’ai écrit – c’est que lorsque « vous êtes dans une théocratie – et tous les pays musulmans sont d’une certaine manière des théocraties parce que c’est la seule religion monothéiste qui a une vision totalitaire de la vie sociale – vous êtes obligé de distinguer dans le Coran ce qui est morale et spiritualité et ce qui procède du social ». Et c’est ce qu’elle fait en s’appuyant sur des intellectuels et des juristes qui ont déjà parcouru ce chemin avant elle. Plus tard j’ai encore découvert une 4ème féministe, la doctoresse Nawal El-Saadawi (voir mon Bloc-notes 2021 : une quatrième féministe égyptienne), une féministe qui a l'avantage, étant doctoresse, de pouvoir être encore plus explicite concernant la sexualité féminine, l'éternel problème de l'hymen et les drames qui y sont liés et la clitoridectomie dont le but évident est de limiter le plaisir sexuel chez la femme.
Ce qui me fait penser à un autre très beau roman où ce fameux problème de l’hymen ou de la virginité joue un rôle qu’il ne peut avoir que dans un pays musulman, Les Voix de l’Aube de l’Iraquien Fouad Al-Takarli, premier roman édité par Jean-Claude Lattès en 1985 dans sa collection arabe (finie trop tôt), où un garçon découvre lors de sa nuit de noces que sa femme n’est plus vierge (violée par un cousin), s’en va et quand il veut revenir est tué dans la révolution de Kassem. Je l’évoque dans plusieurs notes et, un peu plus longuement, dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque, au tome 2, dans ma note sur Ferdousi. Le Turc Livaneli évoque lui aussi un tel viol, non par un cousin mais par un oncle et la condamnation à mort de la victime (crime d’honneur. Logique), dans son roman Délivrance (voir mon Bloc-notes 2018 : Découverte de l’écrivain turc Livaneli). C’est par contre un cousin qui est chargé par la famille d’emmener la fille à Istanbul et d’y effectuer le crime d’honneur. Et on découvre qu’il y a un viaduc dans la banlieue de la ville où ces crimes d’honneur se pratiquent couramment : il suffit de pousser la fille dans le vide !
C’est dans une autre note de mon Bloc-notes 2019, intitulée cette fois-ci : Femmes vs Islam (suite), que je suis revenu une dernière fois à l’Algérie, à un drame qui s’est passé à Hassi Messaoud. J’avais d’abord voulu, dans cette note, faire le tour des situations juridiques de la femme dans différents pays musulmans. Et constaté que les seuls pays où la polygamie était strictement interdite étaient la Turquie et la Tunisie où c’étaient des autocrates occidentalisés, l’Ata Turk et Bourguiba, qui avaient fait le grand saut. J’ai aussi découvert que, sur le plan de la Loi, l’Algérie ne s’en sortait quand même pas trop mal : alors qu’en 1976 la Constitution garantissait les mêmes droits pour l’homme et la femme, qu’en 1986 (donc avant l’avènement des Barbus) la polygamie était rétablie et les droits de la femme étaient régressés, le Droit évoluait à nouveau en 2005, la polygamie est strictement limitée, l’âge minimum pour le mariage fixé à 19 ans, le tuteur n’a plus qu’un rôle symbolique, les enfants sont confiés à la mère en cas de divorce et le père doit subvenir aux frais, la femme n’a plus besoin d’autorisation de l’époux ou du père pour se rendre à l’étranger et elle a même le droit de transmettre sa nationalité à ses enfants. Une loi a également été votée en 2016 sur les violences faites aux femmes. Voilà pour la Loi.
Et voilà pour la réalité, les affaires Hassi Messaoud : la première séquence est encore liée, je suppose, aux années noires. Elle s’est passée en juillet 2001. Nadia Kaci a consacré un livre à cette histoire (Laissées pour mortes. Le lynchage des femmes de Hassi Messaoud, Max Milo Editions) et raconte dans un article du Monde de 2010. « Plus d'une centaine de femmes furent violées et torturées à l'appel d'un imam, par quatre cents à cinq cents hommes – l'une d'elles fut enterrée vivante ! Sur cette foule ayant commis ce pogrom, seuls vingt-neuf hommes ont été accusés. Parmi eux, seuls trois hommes ont réellement purgé leur peine. Les autres ont été condamnés par contumace, ou encore innocentés ! L'imam, lui, a été arrêté quelques heures et relâché sur injonction d'Alger ! ». Et voilà que cela a recommencé en 2010. Voilà ce que raconte Nadia Kaci encore : une véritable chasse aux femmes s’y est organisée à nouveau. « Ces dernières, venues des quatre coins du pays, travaillant dans des multinationales afin de subvenir aux besoins de leurs familles, se sont fait agresser régulièrement la nuit. Leurs maisons ont été saccagées et pillées par des hommes armés de gourdins, de haches, de couteaux, qui agissaient cagoulés, ou même à visage découvert. La plupart du temps, les femmes avaient beau hurler, aucun voisin ne leur venait en aide. Lorsqu'elles se rendaient au commissariat, elles devaient supplier des policiers méprisants pour que leurs plaintes soient enregistrées. Dans la nuit du dimanche 11 avril 2010, les agressions ont redoublé. Aucun auteur de ces crimes n'a été poursuivi en justice ».
Je vais m’arrêter là. Je suppose que vous en avez assez. Moi aussi.
Sinon, je pourrais encore vous parler de l’Iran. Ou du comble : de l’Afghanistan…

Post-scriptum (05/11/2024) : Hier on apprend que Daoud a eu le Goncourt pour son roman. Le jury dit que le choix n'a rien de politique, qu'il n'est que littéraire. Daoud parle de liberté, qu'il regrette son pays, l'Algérie, mais dit que la France protège les écrivains. Il aurait pu ajouter qu'elle protège aussi les femmes. Enfin, plus ou moins...
Le même jour on voit les images d'une étudiante de l'Université de Téhéran qui se promène en sous-vêtements en proclamant: mon corps est le mien, pas celui des Ayatollahs. La journaliste qui en parlait sur LCI avait les larmes aux yeux. Elle savait probablement comme moi ce que cette manifestation va lui coûter, à l'étudiante. Immédiatement arrêtée, elle sera battue, probablement violée par ses geôliers, condamnée à de longues années de prison, peut-être à la  mort !