Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Découverte de l'écrivain turc Livaneli

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(Suite n°1 au Levantin israélien. Littérature turque : Livaneli et son roman Délivrance

Le livre de l’Israélien Benny Ziffer (Chez nous, les Levantins) a réveillé chez moi un soudain appétit pour les nombreux écrivains égyptiens, jordaniens, libyens et turcs qu’il y évoque et dont j’ignorais, pour la plupart, l’existence. Pour les Turcs j’ai commencé à acheter, puis à feuilleter, les racontars stambouliotes du juif Mario Levi, deux recueils de nouvelles de Sait Faik (et tout de suite reconnu l’évidente qualité littéraire de celui-ci) et le roman de Livaneli dont je vais parler ici. J’ai même ressorti les livres turcs de ma Bibliothèque, ceux de Gürsel, de Kemal (dont je vais parler encore), du cinéaste kurde Yilmaz Güney, et même une Anthologie de littérature et poésie turque classique (soufie entre autres). Et puis je me suis mis à lire Délivrance (voir : Livaneli : Délivrance, Gallimard, 2006) et regrette beaucoup de l’avoir terminé, tellement j’y ai pris de plaisir ! 
C’est un personnage assez extraordinaire ce Zülfü Livaneli. D’abord c’est un musicien, compositeur aussi bien de chansons, pour lesquels il écrit également les textes et qu’il interprète lui-même sur scène (mais il lui arrive aussi de mettre en musique les textes du grand poète turc Orhan Veli), que de la musique pour des films tels que le fameux Yol et Le Troupeau de Güney et aussi Bliss tiré de son roman Délivrance. Mais c’est aussi un écrivain. Ce livre le prouve. D’ailleurs au moins trois de ses romans ont été traduits en français (dont La Maison de Leyla). Zülfü Livaneli est né en 1946. Il a été emprisonné en 1971, après le putsch militaire, pour ses activités politiques, a vécu en exil de 1972 à 1984, principalement en Suède, mais aussi aux Etats-Unis, a été nommé Ambassadeur de bonne volonté de l’Unesco en 1996, a été député pendant quelques années au Parlement turc mais a quitté son parti quand il est devenu trop nationaliste à son gré. C’est clairement un humaniste, son livre le prouve, un défenseur des droits de l’homme, de la femme surtout (bien mal traitée dans les milieux populaires de son pays), un opposant à l’islam rétrograde arabe, un avocat du rapprochement avec la Grèce et un critique de la politique anti-kurde du Gouvernement turc. 
Je ne sais pas si son roman est d’une très grande qualité littéraire. Il est en tout cas extrêmement agréable à lire, une histoire très fluide, et c’est surtout une grande satire de la société turque actuelle. Satire très humoristique d’une certaine bourgeoisie stambouliote, un Professeur d’Université, marié avec la fille d’un armateur très riche, vivant une vie semblable à d’autres élites de notre civilisation mondiale (mêmes marques de vêtements et chaussures, mêmes voitures de luxe, mêmes produits de beauté, mêmes médicaments de confort, mêmes mets à la mode), tout en étant d’une grande vacuité (ce dont le Professeur se rend soudain compte), une satire qui devient d’ailleurs plus sombre quand on découvre que le Professeur est issu d’une famille modeste d’Izmir dont il a honte, qu’il n’a pas invitée à son mariage et avec laquelle il a carrément rompu les ponts ! Et une satire bien plus mordante d’une certaine population arriérée de l’est de l’Anatolie (et d’ailleurs) où règne l’obscurantisme le plus absolu en matière de religion, mêlé avec une abjecte hypocrisie, et un abaissement extrême de la femme. 
C’est ainsi que le roman va nous montrer le chemin que vont parcourir deux représentants des deux extrêmes de la société turque (et qui vont finir par se rencontrer), le Professeur d'Université Irfan Kurudal, qui, un beau jour, rompt les amarres, vide son compte en banque, retourne voir sa mère, puis loue (souvenir de sa jeunesse) un grand voilier et vogue le long de la côte turque de la Mer Egée, et la jeune Meryem, villageoise complètement inculte des bords du lac Van, violée par son oncle, un cheikh vénérable, condamnée par sa famille à mourir, parce que souillée, emmenée à Istanbul par son cousin Djemal, soldat revenu de la guerre contre les montagnards kurdes, et chargé de la tuer là-bas, dans la ville grouillante de monde, mais qui y renonce à la dernière minute, les deux aboutissant finalement à une crique perdue de la côte égéenne où ils sont censés s’occuper temporairement, grâce à l’intervention d’un ami de guerre de Djemal, d’un élevage de poissons et où les rencontre le Professeur qui vient y ancrer son Beneteau. 
Ce qui est remarquable c’est que les parcours du Professeur et de Meryem s’inversent l’un par rapport à l’autre. Le Professeur revient en arrière, vers son passé, sa jeunesse, le dépouillement, le dénuement. Alors que Meryem, la simple, la naïve, qui n’est jamais sortie de son trou, regarde, écoute, lors de son long voyage vers Istanbul, comprend, apprend, s’adapte, car elle est intelligente. Et à partir du moment qu’elle a compris que son cousin est là pour la tuer mais n’en est pas capable, et surtout après leur rencontre avec le Professeur, elle devient même plus forte que son cousin et va finir par lui tenir tête. Il n’y a que Djemal qui ne change guère. Il a été écrasé par son cheikh de père, puis traumatisé par la guerre dans la montagne, déçu par son ami d’Istanbul qui l’a aidé momentanément puis le laisse tomber, et reste le garçon brut et renfermé qui hait de plus en plus le Professeur qui ne s’occupe que de sa cousine qu’il aide à évoluer et qui écrase Djemal de sa supériorité intellectuelle et de son indifférence. 
Arrive le climax. Le Professeur a engagé Meryem et Djemal pour l’assister sur son voilier. Un soir il emmène Meryem se baigner dans une crique. Il se penche sur elle qui est couchée sur le sable après son bain. Meryem a une crise de folie, crie : non, mon oncle !, se remémore son viol, le Professeur comprend tout. Le viol, l’identité du violeur, le rôle que Djemal est censé jouer dans le crime d’honneur. Et puis il y a cette scène qui a beaucoup frappé Benny Ziffer. Le Professeur se saoule un soir en compagnie d’un Ambassadeur qui les héberge tous momentanément. Puis, titubant, il se lève de table, va dans la cour, croit reconnaître dans un jeune touriste anglais qui vient à sa rencontre, torse nu, aussi éméché que lui, l’ami d’enfance avec lequel il avait l’habitude de naviguer, se jette à son cou, les deux s’embrassent. Djemal les voit, peut alors enfin évacuer sa haine, casse les dents et le nez du Professeur d’un violent coup de poing, en le traitant de pédé et de pervers. C’est ton père le pervers, dit alors le Professeur, c’est lui qui a violé Meryem ! Djemal se tourne vers elle qui se tait. Mais toute son attitude montre qu’il dit vrai. 
Le lendemain le Professeur donne presque tout son argent à Meryem et s’en va. Rejoindre sa mère et le village de sa jeunesse. Y vivre avec elle. En toute simplicité. Peut-on y croire ? Est-il guéri ? Difficile à concevoir. D’ailleurs quand on voit les conversations avinées et intellectuelles, pleines de citations, qu’il a avec l’Ambassadeur qui les héberge, très désabusé lui aussi, retiré du monde dans le village perdu où le groupe a débarqué, on n’a pas l’impression que les deux soient sortis de leur vacuité… Est-ce que le Professeur est vraiment homosexuel ? Peut-être, puisqu’il réfléchit sur sa relation avec sa femme : il l’aime beaucoup mais n’a pas de plaisir dans sa relation sexuelle, elle s’en rend compte et le trompe. Mais Benny Ziffer attache peut-être trop d’importance à cet aspect des choses. Dans sa conversation avec Livaneli, celui-ci dit ceci : « Irfan (le Professeur) se situe dans un entre-deux. Il essaie de s’expliquer l’amour ancien qu’il porte à son ami d’enfance et s’imagine l’avoir trouvé dans la figure d’un autre individu, un jeune Anglais. Il ne s’agit pas vraiment d’homosexualité mais de quelque chose entre camaraderie et désir… ». De toute façon je crois que dans une société où la femme est dépréciée et exclue la relation entre hommes prend facilement une certaine coloration sexuelle (on s’embrasse, on se tient par la main). « D’ailleurs il existe en Turquie une tradition de relations sexuelles entre hommes », dit Livaneli. Et il parle des chanteurs mâles qui ont souvent été des homosexuels ou des travestis. Et fait remonter la tradition aux eunuques des cours ottomanes. Qui ont eu, contrairement à la légende, dit-il, une vie sexuelle. Et c’est vrai que Livaneli a écrit le roman d’un eunuque d’Istanbul du XVIIème siècle, intitulé L’Eunuque ! (je crois qu’on le trouve en anglais sous le titre : The Eunuch of Constantinople
Meryem a trouvé un amoureux dans le village où ils se sont installés. D’une famille originaire, elle aussi, de l’est de l’Anatolie. Clin d’œil : il s’appelle Mehmet Ali, c’est le nom que Livaneli avait pris pour sortir clandestinement du pays après être libéré de la prison. Avec l’argent du Professeur, les deux vont créer un petit restaurant pour les futurs touristes. La petite Meryem est devenue grande. Elle est forte. Elle s’est définitivement émancipée. A Benny Ziffer Livaneli confesse : « s’il y a quelqu’un qui m’incarne dans ce roman, c’est Meryem ». Elle a été victime comme lui, souffert de discrimination. Et quand on m’a jeté en prison, dit-il encore, je l’ai ressenti comme une espèce de viol. Ziffer trouve que le message du roman est celui-ci : « le savoir a le pouvoir de libérer l’homme turc des chaînes de la tradition étouffante, de la tyrannie familiale et de l’ignorance ». Encore faut-il être prêt à le recevoir ce savoir. Il est vrai que dans le cas de Meryem, on peut parler d’un véritable roman de formation. Mais ce n’est pas le cas pour Djemal. 
Il finit dominé par Meryem et il est perdu. Il n’ose pas retourner dans son village car il n’est pas prêt à affronter son père. Il ira peut-être rejoindre son ami d’Istanbul. Meryem lui a donné une partie de l’argent reçu du Professeur. Mais il n’a rien appris.

  
Comme l’a signalé Ziffer le roman est encore bien plus riche que cela. La description de la guerre contre les Kurdes est terrible. Elle est cruelle pour tous. Pour les soldats du commando de Djamel qui ne savent d’où viennent les tirs, où va frapper la mort, qui va être mutilé. Pour les Kurdes dont on évacue les villages que l’on brûle ensuite systématiquement pour empêcher les groupes rebelles de se ravitailler. Une guerre d’autant plus absurde que dans le village de Meryem et Djamel Kurdes et Turcs vivent ensemble sans problème. Se marient même entre eux. Meryem aussi bien que Djamel connaissent un peu la langue kurde. 
On ne passe pas non plus sous silence le génocide arménien. La famille de Meryem vit dans une grande maison qui est « la maison de l’Arménien ». On est au bord du lac de Van. C’était aussi la terre des Arméniens. Il y a une légende qui dit qu’un jour une grande tempête s’est levée et a emporté tous les Arméniens qui se sont élevés vers le ciel ! 
Le roman est avant tout une sévère critique sociale et politique du fanatisme islamique obscurantiste et du conformisme patriarcal qui règnent dans beaucoup de régions de l’Anatolie rurale. Dans le village de Meryem tout le monde sait ce qui l’attend dans son « voyage à Istanbul », mais personne ne la plaint, aucune femme à part la sage-femme qui l’a mise au monde. Et cet obscurantisme a suivi les paysans qui ont reflué vers la capitale. Quand le frère aîné de Djemal qui vit dans la banlieue d’Istanbul et chez qui ils se rendent d’abord, comprend que son jeune frère a été chargé de perpétrer le crime d’honneur sur Meryem, il désapprouve la chose mais ne s’y oppose pas. Il va même jusqu’à indiquer à Djemal le viaduc d'où l’on a l’habitude de pousser les malheureuses filles dans le vide. Car le crime d’honneur se pratique également dans la banlieue d’Istanbul. Dans cette lointaine banlieue où fleurissent les bidonvilles et où les malheureux immigrants revenus de leurs illusions et qui doivent habiter de plus en plus loin du centre-ville, sont soumis aux chefs mafieux, à la concussion, à la spéculation immobilière, au chômage. Quant à l’obscurantisme il a également suivi les immigrants turcs d’Europe. 
Si les Turcs d’Europe sont devenus synonymes d’ignorance et d’extrémisme religieux, dit Livaneli à Ziffer, c’est que ces immigrés sont « des paysans à moitié nomades, qui ont toujours vécu dans un cadre tribal, et qui se sont soudain trouvés à Düsseldorf ! ». Dans le roman le Professeur se souvient de ce que lui a raconté un ami turc, anthropologue à Paris, qu’une juge de Colmar a consulté à propos d’un crime d’honneur survenu en Alsace. Elle se demandait s’il fallait tenir compte, dans le jugement, de l’élément culturel comme circonstance atténuante ou s’il ne fallait pas tout simplement expulser les coupables pour qu’ils soient jugés en Turquie. L’ami était d’avis contraire et a estimé que la loi française devait s’appliquer dans toute sa rigueur. Ce qui s’est produit. Je me souviens de cette histoire. J’en ai parlé en conclusion à un tour des écrivains des Balkans (voir Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 2, Littérature de Roumanie et des Balkans). C’était au moment où l’on était passé à l’Europe des 25 et que l’on voulait y ajouter encore la Turquie. « Mais que viennent faire les Turcs dans cette galère ? », avais-je écrit. « Avons-nous une culture commune avec eux ? Bien sûr quand vous mangez assis au soleil, à une table de restaurant, dans les rues du quartier de Galata à Istanbul vous voyez autour de vous plein de gens qui nous ressemblent. Mais vous pouvez trouver les mêmes à Beyrouth, au Caire, en Tunisie, en Algérie, au Maroc ? Faut-il faire entrer tous ces pays dans l’Union ? Par contre quand vous vous enfoncez dans l’Anatolie profonde vous rencontrez un autre monde. Qui n’est pas le nôtre. Il y a quelques années il y a eu un fait divers en Alsace parmi les immigrés turcs : un père et un frère ont condamné à mort la fille de la famille parce qu’elle avait fréquenté (couché avec ?) un Français. Je ne juge pas une communauté sur un fait divers. Mais qu’un tel fait divers soit possible donne malgré tout un certain éclairage de cette communauté... ». 
Dans sa conversation avec Benny Ziffer, Livaneli a beaucoup insisté sur la différence avec l’islam des pays arabes. D’abord dans sa propre famille, « une famille musulmane modérée », sa grand-mère, née en 1900, n’a jamais eu un foulard sur la tête, et son père, à 90 ans, « ne renonce toujours pas à son verre de raki quotidien ». « Voilà l’islam turc authentique », dit-il, « il a toujours été influencé par le courant alaouite » (une secte chiite). « Aucun sultan ottoman n’a jamais effectué le pèlerinage de La Mecque… Et les sultans buvaient de l’alcool, c’étaient des jouisseurs hors pair qu’aucun interdit religieux ne dissuadait… ». 
C’était bien avant l’avènement d’Erdogan ! Dans le roman de Livaneli on en voit les prémices : la sœur de l’ami de Djemal rentre toute excitée à la maison, s’étant battue contre la police pour avoir le droit de se rendre à l’Université coiffée d’un foulard islamique ! Ce que l’Atatürk avait strictement interdit ! 
On aimerait bien savoir comment Livaneli vit le régime autoritaire et religieux du gouvernement actuel. Peut-être est-il de nouveau en prison ?