Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Cécile Vargaftig, André Gide, Pierre Herbart et Jef Last

A A A

(à propos de Cécile Vargaftig : En URSS avec Gide – Mon Journal, Arthaud, 2021)
(De gauche à droite : André Gide, Jacques Schiffrin, Pierre Herbart, Eugène Dabit, Louis Guilloux, Elisabeth Van Rysselberghe et, probablement, Jef Last)

Comme souvent c’est le Monde des Livres qui a attiré mon attention sur ce livre. L’article était en première page et son auteur, Florent Georgesco, parlait de « livre lumineux » (Le Monde du 29 janvier 2021). Quand Annie m’a vu le lire elle m’a demandé pourquoi je m’intéressais à des événements à ce point dépassés. Et elle a ajouté : Qui lit encore Gide aujourd’hui ? Qui est encore communiste ?
J’ai d’abord été un peu interloqué. Annie a beaucoup de bon sens. Ce n’est donc pas toujours facile de trouver les bonnes réponses avec elle. D’abord le stalinisme, comme le nazisme, ont marqué pour toujours notre Europe de tellement de crimes et de massacres qu’on ne peut simplement s’en débarrasser en disant que c’est du passé, lui ai-je répondu. Et le stalinisme, c’est-à-dire ce communisme soviétique qui avait adopté le principe de la dictature prolétarienne devenue dictature d’un seul homme, Staline, a commis un crime supplémentaire : détruire l’espoir. L’espoir de tous ceux qui croyaient au socialisme et qui croyaient que l’URSS l’avait réalisé. Or le voyage d’André Gide à Moscou coïncidait plus ou moins avec l’un des évènements les plus monstrueux mis en scène par Staline : les procès de Moscou. Ce n’était encore que le début. Il n’empêche : il était important que des intellectuels européens ouvrent les yeux. Et Gide l’a fait, avant même que ces procès que j’ai déjà longuement évoqués grâce à Victor Serge cité dans ma note sur Trotski, aient réveillé beaucoup d’autres hommes lucides et honnêtes (voir ma note sur mon Bloc-notes 2019 : Leonardo Padura, Trotski et Ramon Mercader). Pas suffisamment hélas…
Mais la lecture du livre de Cécile Vargaftig m’a encore apporté bien plus. D’abord, peut-être, une meilleure connaissance d’André Gide, et, ensuite, la révélation de deux personnages tout-à-fait fascinants, que je ne connaissais pas, Pierre Herbart et Jef Last. Et qui valent la peine d’être connus !
Mais commençons par le commencement. Qui est Cécile Vargaftig ? Une écrivaine et scénariste (beaucoup de ses scénarios ont été écrits pour la cinéaste qui partage sa vie : Valérie Minetto), une intellectuelle, fille d’un poète qui est resté communiste jusqu’à la fin, petite-fille d’immigrés juifs russes et qui, grâce à son père, a connu plusieurs des personnages de cette histoire, ou, au moins, en a entendu parler. Au coeur de son livre : le voyage qu’effectue André Gide en URSS entre juin et août 1936 avec Jacques Schiffrin, Pierre Herbart, Eugène Dabit, Louis Guilloux et le Hollandais Jef Last. Sa composition est très originale : chaque titre de chapitre est une date. Dans l’ordre chronologique de l’histoire du voyage et de sa préparation, avec de temps en temps des retours vers l’actualité ou les souvenirs de l’auteure. Et c’est aussi de cette manière chronologique que sont introduits tous les héros de cette histoire.
Qui sont-ils ?
Jacques Schiffrin est un ami d’André Gide d’origine russe. Jef Last, dans son livre sur Gide, nous apprend même qu’il « était allé au lycée de Saint-Pétersbourg du temps des tsars » (voir : Jef Last : Mon ami André Gide, traduction et édition critique par Basil Kingstone, Classiques Garnier, Paris, 2021). Gide l’impose parce qu’il ne veut pas dépendre des interprètes que lui fourniraient les Soviétiques. Mais ce n’est pas n’importe qui. C’est tout simplement le créateur de la Pléiade ! Et lorsqu’il se trouvera plus tard émigré à New-York pendant la guerre (il est juif), il va créer encore une maison d’éditions : la Pantheon Books.
Pierre Herbart a un double lien avec Gide. Lien d’amitié d’abord. Mais il est également l’époux de la fille de la « Petite Dame », la veuve du peintre Théo van Rysselberghe et grande amie, confidente et voisine de palier de Gide. Sa fille s’appelle Elisabeth et Gide lui a fait une fille (pour rendre service), Catherine. Elisabeth avait déjà eu une idylle avec Marc Allégret, un grand amour de Gide, et elle va épouser Herbart qui est aussi homosexuel (bisexuel donc). Herbart, par contre, n’a probablement jamais couché avec Gide, pense Cécile Vargaftig, il « n’aime pas les vieux ! ». Oui, je sais, tout ça est un peu compliqué. Et on y trouve beaucoup d’homosexuels dans cette histoire. Qu’y faire ? Elisabeth sera d’ailleurs également du voyage en Russie. Quant à Pierre Herbart, Cécile Vargaftig dit que pour elle, ce fut « un coup de foudre », surtout son principal livre, autobiographique, La ligne de force. Je la comprends. Je l’ai lu et j’avoue que l’homme (et l’écrivain) est drôlement attachant. Je vais encore en parler (voir : Pierre Herbart : La ligne de force, L’Imaginaire/Gallimard, 2011).
Eugène Dabit est l’auteur du roman L’Hôtel du Nord qui fut couronné du Prix du Roman populiste (!) en 1931 et dont on a tiré le fameux film éponyme. Il est mort au cours du voyage, lors de l’équipée du groupe en Crimée.
Le roman le plus connu de Louis Guilloux, Sang noir, venait de paraître (en 1935) lorsque Gide lui propose de l’accompagner en Russie. L’image qu’en propose Cécile Vargaftig n’est pas très avantageuse. Il n’aurait pensé qu’à coucher avec des femmes pendant tout le voyage. Evidemment : il était hétérosexuel ! A son retour il ne publie pas ses impressions. Ni pour ni contre. Il n’empêche : Aragon lui aurait demandé, d’après Wikipédia, de condamner Gide dans le quotidien communiste Ce Soir, qu’il dirige et où Guilloux s’occupe de la page littéraire. Guilloux refuse et Aragon le licencie.
Quant à Jef Last c’est encore un homme tout-à-fait extraordinaire. Qu’on en juge : né à La Haye (en 1898) de parents bourgeois et aisés, il étudie la langue et la littérature chinoises à Leyden, puis devient d’abord socialiste puis communiste, ce qui fait qu’il est rejeté par sa famille. Il fait alors de nombreux métiers prolétaires, marin, ouvrier, chauffeur, jardinier, devient photographe à New-York, puis journaliste, écrivain et conférencier dans un collectif marxiste (Links Richten), avant de rejoindre Moscou où il participe à la publication d’une encyclopédie et des organes de propagande de l’Internationale communiste (le Kominterm). En 1934, avec la montée de la personnalisation du pouvoir de Staline il commence à perdre ses illusions, rencontre Gide à Paris dont il va rester l’ami jusqu’à la mort de celui-ci. Il va combattre avec les Républicains en Espagne (ce qui va lui coûter sa nationalité hollandaise). Pendant la guerre de 40 Last collabore à un journal clandestin, puis doit se cacher et participe à la résistance hollandaise. Après la guerre il rencontre à nouveau Gide, ils vont ensemble en Allemagne en 1947 où ils prennent la parole devant une réunion de la jeunesse allemande. Puis Last part en Indonésie, devient enseignant à Bali, conseiller de Soekarno (c’est son Vice-Président, Mohammad Hatta, qu’il avait connu à Leyden, qui l’introduit auprès de lui). Il rentre en Europe après la mort de Gide, va encore compléter un doctorat de chinois à Hambourg et se réinstalle aux Pays-Bas où il décède à 73 ans. Il a beaucoup publié, fiction et essais, de la poésie aussi, et a fait de nombreuses traductions dont presque toute l’œuvre de Gide. Pas mal, non ? J’y reviendrai encore.

Le Voyage en Russie. Mais avant de continuer il faut peut-être parler de ce que Gide représentait à l’époque, des raisons qu’avaient les Soviétiques à inviter des intellectuels de gauche pour leur montrer leurs réalisations et l’effet qu’a eu la publication des deux témoignages de Gide après son retour : Retour de l’URSS et, un peu plus tard, Retouches à mon retour de l’URSS.
Les dirigeants de l’Union soviétique estimaient qu’il était de leur intérêt stratégique d’obtenir les louanges d’intellectuels occidentaux qui n’étaient pas membres du Parti communiste. Et dont le témoignage devenait ainsi bien plus probant. Et l’expérience passée leur avait montré qu’il n’était pas trop difficile de duper ces braves intellectuels, naïfs comme tous les intellectuels et sensibles à la flatterie et à la façon luxueuse dont on les recevait. Cécile Vargaftig ne parle pas des précédents. Peut-être ne les connaît-elle pas. Moi j’ai longuement parlé d’un précédent célèbre sur mon site Voyage, la tournée en URSS en 1927 de deux écrivains de gauche, l’un grec et idéaliste, Kazantzaki, l’autre roumain, empathique mais réaliste, Istrati. La passion d’Istrati, ai-je écrit, lui permet de sentir les êtres humains plutôt que les systèmes, voir à travers les apparences et atteindre la vérité. Il n’est pas dupe comme Kazantzaki et tous les autres intellectuels des systèmes et des idéologies. Il revient d’URSS avec un livre terrible : Vers l’autre flamme et est probablement l’un des premiers sinon le premier des écrivains ou intellectuels de gauche à fournir un si accablant témoignage contre le communisme soviétique (voir mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 2 : Littérature de Roumanie et des Balkans).
J’ai du mal à parler de l’importance d’André Gide dans l’entre-deux guerres car je ne me suis jamais intéressé à son œuvre littéraire. Je n’ai dans ma Bibliothèque que son Journal (1889-1939) et deux livres que je considère comme illisibles aujourd’hui : La Porte étroite et Les Faux-Monnayeurs. Son Journal n’est pas inintéressant d’ailleurs mais il donne peut-être plus d’indications sur ses problèmes sexuels que sur ses vues littéraires (Jef Last cite de nombreux passages de son Journal qui datent de 1916 et qui montrent qu’alors qu’il avait déjà écrit la moitié de son Corydon il était encore profondément tourmenté par sa sexualité particulière). Ceci pour dire que je suis mal placé pour parler de l’importance de Gide écrivain. Mais il est certain qu’il était alors une figure centrale de la culture en France. Déjà rien parce que c’est lui qui a créé la Revue de la NRF et que cette Revue s’est ouverte au monde, à la Weltliteratur de Goethe. Je savais que Gide avait traduit l’Offrande lyrique de Tagore (à partir de sa version anglaise. C’était en 1913) et je me souviens de sa présentation chaleureuse de Taha Hussein quand celui-ci a publié son autobiographie, le Livre des Jours en 1947 (voir mon site Voyage, Tome 1 : Littérature méditerranéenne).
Mais c’est en parcourant l’Histoire de la traduction française (voir : Histoire des traductions en langue française – XXème siècle, édit. Verdier, Lagrasse, 2019) que je me suis rendu compte de l’importance d’André Gide comme traducteur. J’y ai appris que Gide s’est attaqué plusieurs fois à des pièces de Shakespeare (Antoine et Cléopâtre en 1923, Hamlet en 1946, spécialement à la demande de Jean-Louis Barrault, pour des représentations au Vieux Colombier, et auparavant en 1938 c’est lui qui écrit la préface des œuvres complètes de Shakespeare dans l’édition de la Pléiade), au poète Blake aussi (le Mariage du Ciel et de l’Enfer, en 1922) et à Whitman (il collabore à la publication et à la traduction de son œuvre poétique). C’est aussi dans les années 1920 qu’il traduit, toujours pour le Vieux Colombier, la pièce de Tagore (à partir de l’anglais) : Amal et la lettre du Roi. Gide s’est énormément engagé pour faire traduire et publier Conrad avec lequel il a beaucoup échangé. C’est lui qui a traduit dès 1918 Typhon (c’est cette version que l’on retrouvera plus tard dans la Bibliothèque Verte). Et avec le russophone Schifflin il va coopérer pour traduire les Nouvelles de Pouchkine en 1928. D’ailleurs en 1923 les deux amis avaient déjà donné une version française de sa Dame de Pique. André Gide est donc un véritable écrivain-traducteur. Il n’est pas le seul : d’autres écrivains de cette époque font œuvre de traduction. Le plus important : Valérie Larbaud. Mais pour Gide ce travail de traduction a probablement une certaine influence sur son travail d’écrivain. Et l’oblige, bien sûr, à y réfléchir. Il n’a rien publié sur les techniques de traduction mais on trouve certaines réflexions à ce sujet dans son Journal. Sa connaissance des langues étrangères ne se limite d’ailleurs pas à l’anglais. Quand il fait une tournée avec Jef Last en Allemagne, tout de suite après la fin de la guerre, il s’adresse à la jeunesse allemande dans leur langue, même à certains moments, en improvisant des discours, rapporte Last.
Est-ce que Gide était communiste ? Sûrement pas. Même s’il avait un préjugé favorable pour le PC et éprouvé de la curiosité pour les réalisations de la Russie soviétique. Gide était avant tout un moraliste, disent certains de ses biographes (lui qui avait écrit L’Immoraliste), et avait donc une aversion pour l’injustice, l’injustice sociale en particulier. Mais il était resté un bourgeois. Last se moque de sa représentation de prolétaires ou de paysans.
Celui qui est l’organisateur du voyage en URSS est un certain Koltsov qui aura plus tard un rôle sinistre en Espagne, où il est l’agent personnel de Staline et le responsable de l’assassinat de 1000 prisonniers politiques dans Madrid assiégé. Du côté français c’est Pierre Herbart qui se trouve alors en Russie avec son épouse Elisabeth van Rysselberghe, la fille de la petite Dame. En 1936 Herbart voit les choses se détériorer à Moscou et a hâte de rentrer en France. Alors il va demander à Gide de précipiter cette tournée qui avait déjà été prévue depuis un moment. Gide demande à son ami Schifflin, russophone, de l’accompagner ainsi que d’autres écrivains, Guilloux, Dabit et Last. Finalement Gide et Herbart prennent un avion pour Moscou le 16 juin 1936. Les autres suivent par bateau. Et dès le 19 juin Gide fait un discours sur la Place rouge pour honorer Gorki qui vient de mourir. Derrière lui, sur une photo qui illustre l’article de Georgesco dans le Monde, on voit Staline, Molotov, Boulganine et quelques autres dignitaires de l’époque. Je ne vais pas raconter la suite de leur voyage. Disons simplement qu’après avoir visité Leningrad, la partie officielle du voyage s’achève et tout le groupe s’embarque le 10 juillet pour un voyage à travers les Carpathes pour Tbilissi. D’où ils partent pour visiter la Crimée. Eugène Dabit prend froid, est hospitalisé à Sébastopol, puis va mieux. Alors Gide, Herbart et Last décident de rentrer à Moscou le 19 août (Guilloux et Schifflin sont déjà rentrés). Et Dabit meurt, seul, le 21 août. Probablement du typhus…
Dès le retour à Paris début septembre Gide songe à publier ses impressions. Or, pendant le séjour du groupe en URSS, un événement grave a eu lieu : le 18 juillet 1936 Franco fait son coup d’Etat. La guerre civile va bientôt commencer. Des brigades internationales s’organisent pour aider les Républicains. Malraux y sera dès le mois d’août. Et tout le monde attend la décision de Staline. Qui tombe en octobre. Alors si, avant cela, critiquer l’URSS c’était « faire la politique de l’ennemi, le capitalisme », maintenant c’est faire celle de Franco ! Gide avait été profondément énervé par le faste de sa réception (champagne, caviar, dîners luxueux), par les discours, l’hymne de la Marseillaise (je ne suis quand même pas le Président de la République, dit-il) et surtout par le fait qu’il était continuellement entouré, guidé, jamais libre de parler avec les gens, même si sur la côte de la Mer noire le dispositif s’était un peu allégé. Choqué aussi par le train de vie des privilégiés, la misère des petites gens, le culte effréné de la personne de Staline. Si les Soviétiques ont cru qu’ils allaient le manipuler ils se sont lourdement trompés. Son livre est prêt à la fin du mois d’octobre.
Quand il en prend connaissance Pierre Herbart lui demande d’en retarder la publication. Il faut dire que, selon la façon d’agir de l’époque des communistes, Herbart sait parfaitement que si le livre est critique même si ces critiques sont modérées, Gide deviendra l’ennemi qui sera la cible des pires insultes et ses amis deviendront infréquentables eux aussi du jour au lendemain (cela n’a pas tellement changé après la guerre, il n’y a qu’à lire ce que raconte Edgar Morin dans son récent livre de mémoires. Voir son livre : Les souvenirs viennent à moi, Fayard, 2019 et mon site Bloc-notes 2019 : Edgar Morin. Souvenirs. Du jour au lendemain le grand philosophe Henri Lefebvre change de trottoir quand il croise Morin). Mais pour ses amis qui sont membres du PC, Herbart et Last, c’est plus sérieux. Leur vie même peut être en danger. D’autant plus que tous les deux se sont engagés dans la guerre en Espagne. Et on sait combien il est facile d’éliminer quelqu’un dans cette sale guerre. Comment vont-ils s’en sortir ? Chacun le raconte dans son livre de souvenirs.
Pierre Herbart, dans La Ligne de Force, raconte qu’après avoir supplié Gide d’attendre, il prend les épreuves d’imprimerie du livre avec lui et va les montrer à Malraux en Espagne. Celui-ci se trouve à Albacete où il tente de « doter l’armée républicaine d’une aviation ». « Vous vous êtes mis dans de beaux draps », lui dit Malraux, quand il a fini de lire « la bombe » de Gide. « Vous feriez mieux de rentrer à Paris ». Herbart préfère rejoindre Madrid où il rencontre le fameux Koltsov qui les avait reçus en URSS. Koltsov lui dit être l’envoyé spécial de Staline et loge Herbart à l’Ambassade soviétique. Herbart est encore dans le bureau de Koltsov quand Aragon appelle pour leur apprendre que Gide a fait paraître son livre. Suivent quelques jours critiques pour Herbart. Finalement Koltsov décide d’aider Herbart avec un ordre de mission bidon et Malraux revient à Madrid et lui fournit un avion de retour en France.
Jef Last couche chez Gide à Paris avant de rejoindre l’Espagne. Gide lui fait lire ses derniers chapitres. « Ayant moi-même fourni une grande partie de ses matériaux, je ne pouvais nier l’exactitude des faits qu’il décrivait », dit-il. « Mais j’eus horriblement peur. J’étais quand même toujours membre du parti communiste, j’étais en route pour l’Espagne où j’allais lutter contre l’ennemi des ouvriers », dit-il encore. Il essaye de convaincre Gide de retarder la publication de son livre. Il croit encore, comme Koestler à l’époque, que « le Parti ne pouvait être changé que du dedans » et que la Russie était le seul pays, avec le Mexique à s’engager directement à aider les Républicains. Donc il fallait éviter de les critiquer en ce moment. Mais Gide pense que ce n’est jamais « le bon moment » ! Quelques semaines plus tard, après avoir combattu sur le front de l’aéroport de Madrid, il y rencontre Aragon qui lui annonce que Gide « avait donné le bon à tirer de son livre sur la Russie et que ce serait terrible ! ». Alors il télégraphie à Gide pour le prier de différer la publication jusqu’à ce qu’ils puissent se voir. Probablement plus pour se couvrir que parce qu’il croit que Gide se laisse détourner (ce que Gide ne fait jamais). Ce qui n’empêche que Last a failli être fusillé par les Soviétiques à cause de son amitié affichée avec Gide. C’est encore une fois Malraux et aussi l’intervention de Blum, ami de Gide, auprès du Gouvernement espagnol républicain qui lui sauveront la vie.

Pierre Herbart. Son livre La Ligne de force, qui date de 1958, mais qui a été réédité par Gallimard dans sa collection L’Imaginaire en 2011, est très agréable à lire. Et vous rend l’auteur bien sympathique. Tout ce qu’écrit Cécile Vargaftig sur lui me paraît très juste. Un homme « détaché et sarcastique, dont la vie engagée n’avait été faite que de ses choix, toujours à contre-courant : anticolonialiste avant l’heure, communiste sans illusions, résistant sans espoir ». « Il réconciliait, par son apparente désinvolture et sa profonde intégrité, l’humanisme et la misanthropie. Il était irrémédiablement triste et ça ne l’empêchait pas d’être heureux. Il était solaire, et nocturne. Pour lui, l’amour, et le sexe qui faisait partie intégrante de l’amour, était la seule chose qui vaille… ».
Et, effectivement, il y a beaucoup d’humour, de satire, mais aussi une certaine désinvolture, au moins dans le style, chez Herbart. Et en même temps c’est un véritable homme d’aventures de son siècle. Il va d’abord en Indochine, fume l’opium dans une fumerie « qui n’est pas pour Blancs », visite les bordels et les enfers du jeu de Cholon, est offusqué de voir la façon dont les Blancs traitent les locaux, puis quitte Saigon, prend la Route mandarine, et y découvre des choses que n’avait pas vues le Ministre Paul Reynaud qui venait d’y faire un passage triomphal (ni d’ailleurs Roland Dorgelès qui avait publié Sur la route mandarine en 1925. Kaïlash l'a réédité en 1995) : des cadavres et des morts-vivants, mourant de faim. Plus tard, à Hanoï il verra un bateau rempli de riz quitter le port pour la France. Les famines de nos colonisés n’avaient pas l’air d’empêcher à l’époque nos gouvernants de dormir (voir ce qu’en dit Camus dans ses Chroniques sur la famine en Kabylie). Un étudiant lui fait découvrir aussi l’horreur d’une prison politique : on y avait placé, par précaution, des suspects susceptibles de perturber le passage du Ministre. Il les photographie, après s’être fait passer pour un inspecteur et fait démolir une paroi en bois. « Les prisonniers apparurent alors dans toute leur misère », écrit-il. « Assis hanche à hanche sur un très long bat-flanc, ils portaient aux chevilles des anneaux de fer enfilés sur une tringle fixée à hauteur de leurs pieds. Quelques-uns de ces hommes avaient aux poignées les mêmes bracelets, passés dans la même tringle, si bien qu’ils se tenaient non seulement accroupis mais pliés en deux… ». Il arrive à faire sortir ses clichés clandestinement du pays et les faire paraître quelques mois plus tard à Paris dans l’Humanité.
Dégoûté de notre colonialisme il s’inscrit au PCF. Qui l’envoie en URSS pour prendre la direction de la revue La Littérature internationale à Moscou. Auparavant il passe par Leningrad qui est peut-être « la patrie du socialisme » mais où l’on peut encore découvrir quelques restes de l’ancienne civilisation bourgeoise. Une grand-mère aristocratique qui, quand il se présente comme ami de Gide, lui dit : « Je crains que l’acte gratuit ne soit toléré par le Gouvernement soviétique ». Des jeunes gars en blouse qui ont fait la fête et en ont profité pour faire « tulipe » avec une fille. « Ils attrapent une fille en traître, nouent ses jupes avec une ficelle par-dessus sa tête. La pauvre ne peut plus se défendre. Et après… », lui explique son amie-guide. Oui, je comprends, dit Herbart, mais « l’image est jolie… ». Plus tard, se promenant le long de la Neva, il découvre dans les rues adjacentes des gens qui vendent de la friperie, des objets épars, des meubles. Les vendeurs : « une vieille femme émaciée », « un jeune homme fiévreux », « un ivrogne aux yeux fous » et puis « trois petites filles dont l’aînée a quatorze ans ». Celles-là ont des livres d’enfants à vendre, en français, des Bibliothèque rose, des Comtesse de Ségur. Elles les ont lus. « Est-ce que nous ne parlons pas bon français ? ». Emu, Herbart achète un Général Dourakine ! Bien plus tard il apprendra la vérité : Staline venait de commencer à épurer Leningrad, chaque mois des milliers de personnes étaient déportées et les familles vendaient ce qu’elles pouvaient pour que leurs parents partant pour la Sibérie puissent emporter quelques roubles !
A Moscou il a plein de collaborateurs, un qui travaille, les autres qui surveillent et censurent, les glavlits. A part cela c’est le luxe, la voiture, l’hôtel, caviar et champagne. Comme les autres dignitaires. Bien vite il comprend. On est déjà dans ce que sera la Ferme des Animaux d’Orwell bien plus tard : il y en a qui sont plus égaux que les autres ! Beaucoup plus égaux. Et puis la folie de Staline commence à se déployer. Déjà tout le monde se couche. Chostakovitch porte à l’Opéra la Dame de Pique de Pouchkine, tout le monde admire, applaudit, mais le lendemain toute la presse le traîne dans la boue, le vomit : on a appris que Staline n’a pas aimé. Assez vite Herbart perd ses illusions. Voit comment vit le peuple, voit tout ce qui ne marche pas, voit le début des grandes purges, l’annonce des procès de Moscou et sera bien moins naïf que Gide au début de sa réception à Moscou. Même le décès de Gorki advenu à ce moment-là lui paraît suspect. Quand Boukharine veut voir Gide seul à seul, il le lui refuse. Vous ne le verrez plus, lui dit Herbart. Et effectivement il sera la victime du procès dit des 21 en 1937. Herbart lui-même se sent en danger : convoqué au Kominterm on lui demande d’écrire un article en faveur de la nouvelle loi (qu’à l’Ouest on ne comprend pas !) qui étend les pénalités encourues par les adultes aux mineurs. Tous les mineurs. Jusqu’aux enfants ! Herbart ne s’exécute pas. Mais Babel le met en garde. Vous serez en sécurité tant que vous êtes avec Gide. Mais après cela prenez garde !
De retour en France il se sentait défait. « On n’abandonne pas ses dieux sans déchirement », écrit-il. Et il reste encore membre du PC parce qu’il veut se battre en Espagne et qu’il croit encore que l’URSS est le seul espoir des Républicains. Mais une fois en Espagne il comprend rapidement quel est le véritable jeu des Soviets. Dès son passage à Barcelone. Il y rencontre des amis anarchistes qui lui exposent la situation. « Traqués par le Guépéou, leurs camarades disparaissaient les uns après les autres. On retrouvait leurs cadavres au bord des routes, une balle dans la nuque ».
Quand il revient définitivement en France il rompt avec le PC. Et puis éclate la guerre. Au début, dit-il, je n’avais pas l’intention de bouger. La patrie, l’honneur national, très peu pour moi. Les idées même nobles et justes, ne m’atteignent plus ! Et puis il se laisse entraîner dans la résistance malgré tout. Responsable d’un certain nombre de départements il est même chargé de mettre en place les nouvelles autorités civiles avant l’arrivée des troupes alliées. Ce qu’il raconte avec beaucoup d’humour. Comme son unique rencontre avec le Général de Gaulle. Mais la suite n’a plus tellement d’intérêt. Sauf peut-être ce qu’il raconte à la fin. Une aventure qui lui est arrivée à Canton. Un soir où la Concession internationale était en alerte et où il était dangereux de s’aventurer dans la ville chinoise. Il y va quand même, se perd avec délices dans la foule grouillante, puis voit « la chose » : « un vieux Chinois en robe noire », tenant à la main « une sorte de petit trapèze », au bout d’un bâton qu’il tient en l’air. Il suit le vieux qui trottine, par les rues sombres, fort longtemps, deux heures peut-être. Et il ne voit toujours pas ce que c’est. Jusqu’à ce que le vieillard s’arrête, devant une porte éclairée, et tout-à-coup il comprend : la chose était « une chauve-souris qui pendait, endormie, les pattes accrochées au trapèze, les ailes la recouvrant le corps et la tête… ». Voilà ce qu’a été la Chine pour moi, dit-il.
« Pour moi, c’est cela : c’est ma ligne de force, celle qui passe par le parc aux singes de Singapour et par la petite fille qui vendait le Général Dourakine, celle qui donne un sens à la vie. Oui, cela même, dont j’ai si souvent abandonné la poursuite, pour m’occuper de riens : la colonisation, le communisme, la guerre d’Espagne, la Résistance. Que sais-je ? Et cependant… Je ne saurais trop conseiller aux autres de perdre moins de temps que moi. Telle sera, s’il en faut une, la morale de ce livre ».

Jef Last. Le livre que Last a consacré à son ami Gide dit encore plus sur son auteur que sur Gide (Mon ami André Gide). On en ressort avec l’image de quelqu’un d’éminemment sympathique, ouvert, curieux, intelligent, aventureux, idéaliste, généreux et fidèle en amitié. Gide et lui étaient de véritables amis. Quand Last venait à Paris il avait toujours sa chambre chez Gide. Et Last est resté son ami indéfectible jusqu’à sa mort. Il a traduit presque toute l’œuvre de Gide en néerlandais. Et ils n’ont jamais cessé de correspondre.
Last a fait la connaissance de Gide à l’occasion d’une réunion internationale d’écrivains organisée au printemps 1934 à Paris, un peu parrainée par les communistes, et présidée par André Gide. Last qui était déjà membre du PC hollandais y a prononcé un discours dont le thème était : Le Destin de la jeunesse allemande. Il faut croire que son discours a plu à Gide puisqu’après cela il invite Last chez lui, le garde à déjeuner et le loge. Un discours qui a frappé d’autres participants, les journalistes aussi. C’est que Last sait de quoi il parle. Ces « Tippelbrüder », ces chemineaux, un terme utilisé couramment sous la République de Weimar (équivalent du tramp américain), ces déracinés allemands, il les connaît, il leur a parlé, a vécu et erré avec eux, il en a pitié. Et, surtout, il met en garde : « je dis très clairement qu’ils se tournaient forcément vers le fascisme, et pourquoi, et le danger que cela présentait pour le monde. Je voulais l’en avertir, car je croyais que la force brute de rancune déséquilibrée, si on la comprenait et la guidait, pourrait aussi être menée dans une autre direction ». Oui, si « la vue schématique marxiste » avait été capable de les comprendre. Et s’il n’avait pas été si tard : Hitler était au pouvoir depuis plus d’un an déjà !
Si la littérature était la grande affaire de la vie de Gide, dit Last, il n’empêche que « l’intérêt social, d’une sorte assez particulière, qui vise l’individu humilié plutôt que le système, a toujours été un de ses traits fondamentaux ». Sans oublier qu’il avait une « insatiable curiosité ». Et que cela expliquait aussi en partie son intérêt porté au communisme. Au monde nouveau, à l’Homme nouveau ! Alors qu’en réalité il tient à l’ancien, dit encore Last. Qui a une formule un peu cruelle : « Le destin l’avait fait naître riche, et le révolté en lui ne put jamais le dépouiller de son caractère de bourgeois. Dans les familles riches, certes, il y avait un sentiment bienveillant de responsabilité envers les pauvres. Surtout pour ce qui était des serviteurs, on les aimait souvent comme des animaux domestiques choyés… ». Il revient encore souvent à cette distance infranchissable entre Gide et les autres intellectuels de gauche et le véritable monde prolétaire. Mais je suppose qu’il aurait pu dire la même chose de Sartre ! « Gide pouvait comprendre une lutte pour des principes comme la société sans classes, contre les lock-out, pour l’homme nouveau ou encore contre la guerre, mais non une grève pour une hausse des salaires, un contrat collectif ou une pension de retraite », dit encore Last. Mais là il est peut-être un peu injuste. Même si lui-même n’a aucun complexe devant les prolétaires. Il a vécu trop longtemps parmi eux et souffert avec eux. Même Malraux avait ce complexe, dit-il. « Complexe d’infériorité de l’intellectuel devant le prolétaire et l’homme d’action ». Ou « devant le mâle, sentiment qui m’avait terriblement irrité chez Hemingway quand je l’avais rencontré dans l’hôtel Granvia à Madrid », ajoute Last. Ce ne serait pas trop grave si ce complexe, chez Malraux en particulier, ne conduisait pas à un certain « défaitisme intellectuel » devant ce que lui et d’autres appellent « la fatalité de l’histoire ». Et Last raconte une conversation « tragique » qu’il a eue avec Malraux à Valence, juste avant de quitter définitivement l’Espagne : dans le Temps du Mépris, lui dit Last, on voit bien que votre cœur est avec les anarchistes mais votre esprit donne raison aux communistes. Et Malraux lui répond : « Ce sont des crapules » (en parlant des chefs communistes de la Brigade internationale). « C’est la nouvelle Inquisition, il ne faut plus que la soutane ». Mais « l’histoire est de leur côté, il faut la suivre ».
Last n’évite pas le sujet de la sexualité si particulière de Gide. Ni de la sienne. « L’intérêt sexuel de Gide portait seulement sur les adolescents », dit-il. « Quand son intérêt durait au-delà de la seizième ou dix-septième année du garçon, le rapport se transformait en une simple protection paternelle innocente de toute sexualité ». Aujourd’hui on appellerait cela de la pédophilie, il me semble. Ou est-ce un retour aux mœurs de l’Antiquité grecque ? Je ne crois pas quand j’apprends que Gide explique : « Pour moi, toute intellectualité a un effet stérilisant. Je ne saurais coucher avec quelqu’un avec qui j’ai eu une conversation intéressante ». Chez les Grecs Socrate éduquait ses jeunes disciples en même temps qu’il couchait avec…
On croit comprendre que Jef Last avait bridé plus ou moins son homosexualité jusque-là et que c’est Gide qui lui a fait comprendre qu’il n’y avait aucune raison à se refuser à sa nature. En tout cas c’est Gide qui l’emmène à Fès à la villa d’un certain Guy Delon qui s’est converti à l’islam et qui dirigeait là-bas – on croit rêver – un « hôpital pour les ânes qu’avait fondé une dame américaine charitable ». C’est la conversion de Damas pour notre Hollandais, si je peux me permettre un tel rapprochement : Peut-on s’imaginer, demande Last, « le sentiment de libération qu’on éprouve quand un problème avec lequel on lutte depuis de longues années, comme avec un lourd rocher, se dissout soudain en vapeur ? ». « Se voir soudain admis dans une société où, sans que la race s’éteigne, sans que les mariages en soient moins heureux, sans que les hommes en paraissent moins confiants, fiers ou virils, le problème de l’homosexualité et tout ce qu’il entraîne : menace constante de scandale, chantage, espions de la police des mœurs, n’existent tout simplement pas ; où l’on ne semble pas rencontrer de purs homosexuels ni de purs hétérosexuels, mais rien que des bisexuels ; où le plaisir n’a ni plus ni moins d’importance qu’une fleur qu’on cueillerait au bord du chemin et qu’on jetterait négligemment après avoir joui de son parfum – quel soulagement ! ». La civilisation de l’Islam m’étonnera toujours ! Mais je crois que notre ami se fait bien des illusions. Il s’en rend compte lui-même, je crois. Même s’il rapporte du Maroc un recueil de poèmes qu’il intitule Eros libéré ! Il n’empêche que lorsqu’il nous raconte l’ambiance qui règne dans la villa on est bien obligé de le croire et d’admirer : Ici Gide n’avait pas à s’adonner à sa chasse frénétique et habituelle de garçons, dit-il. Ici « Gide n’avait rien d’un satyre ou d’un faune. Les garçons entraient et sortaient comme chez eux, chantaient dans le jardin et sur la terrasse, ou faisaient des patiences chez Gide. Quand il emmenait l’un d’entre eux dans sa chambre, cela se passait sans cérémonie. Tous aimaient et respectaient le vieux monsieur, quelques-uns nous invitaient à venir manger chez eux et je me rappelle combien l’un d’eux, cloué au lit par une fièvre, fut ému et reconnaissant quand Gide lui rendit visite… ».
En Espagne Last est presque constamment sur le front près de Madrid et n’est pas vraiment au courant de ce qui se passe réellement à Barcelone. Ce n’est que lorsqu’il est chargé de former des recrues originaires de Catalogne pour la Brigade internationale qu’il commence à comprendre que « le front uni, où j’avais mis tout mon espoir, avait été détruit par la terreur communiste », écrit-il. Quant aux détails sur la révolte du POUM, il ne les apprend que plus tard à Stockholm où on l’a envoyé pour défendre la cause espagnole auprès des ouvriers. Pendant cette tournée scandinave il est déjà attaqué en sous-mains par les communistes alors qu’il n’a encore exprimé aucune critique mais simplement parce qu’il n’a pas renié Gide. Il est à Copenhague quand Teruel tombe alors qu’il sait pertinemment que les Russes ne livraient pas d’armes au Gouvernement catalan tant qu’il comptait des anarchistes. C’est là qu’il donne sa démission du Parti. Brecht qui se trouve au Danemark cherche à le faire changer d’avis, « sauver son âme ». Gide le félicite pour avoir « pris une position claire ». Il demande encore au Gouvernement espagnol (à Prieto, le puissant Ministre de la Marine et de l’Armée de l’Air) de revenir combattre, mais on le lui refuse poliment. La Brigade internationale était déjà complètement sous l’influence communiste. Désemparé, il rencontre Gide à Anvers, puis un ami de Gide l’emmène en voiture en Hollande, mais il est arrêté à la frontière et emprisonné : on lui avait enlevé sa nationalité « pour avoir servi dans une armée étrangère sans la permission du roi ». C’est encore Gide qui mobilise la presse française et étrangère et qui obtient sa libération.
Puis c’est la guerre. Last entre dans la résistance. Gide vit jusqu’en 1942 dans la zone libre puis passe trois ans en Tunisie. Ils se revoient après la guerre. Ils font une tournée ensemble en 1947 pour adresser un message d’espoir à la jeunesse allemande. Puis Last part pour l’Indonésie. Ils continuent à correspondre. Et puis Gide meurt le 19 février 1951. Last l’apprend à Ubud à Bali. Il est effondré…
Comment expliquer cette grande et profonde amitié entre ce monument qu’était Gide à son époque et ce Hollandais que personne ne connaît plus aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’ils avaient en commun ? Même Last se pose la question. On avait tous les deux un besoin obsédant de lire sans cesse, en toutes circonstances, et une curiosité toujours aux aguets. Je comprenais, dit-il, son indignation de ce que l’homme est « condamné à habiter toute sa vie une seule peau ». « L’incapacité à jouir d’un repas, d’une promenade, d’un film ou d’un livre si on ne peut partager cette jouissance avec un autre pour la voir comme reflétée sur son visage… ». Le besoin de solitude aussi mais aussi celui de savoir quelqu’un à portée de voix. Se lever de bonne heure, faire de longues randonnées ensemble, jouer aux échecs, et… Mais je crois l’essentiel n’est pas là. Last était un intellectuel lui aussi même s’il était aussi homme d’action. Il était polyglotte : en Suède il faisait son discours aux ouvriers en suédois, à Copenhague en danois. Il avait étudié le chinois et il passe une thèse de doctorat sur l’écrivain Lu Xun (celui qui a promu l’usage de la langue parlée comme nouvelle langue littéraire) à l’Université de Hambourg (thèse publiée à Francfort en 1959). Et Gide qui avait lui-même passé un doctorat à Oxford et avait une bonne connaissance de la langue allemande, envie Last pour cela. Last a traduit une grande partie de l’œuvre de Gide en néerlandais et Gide a aidé à la traduction des écrits de Last en français. Et Last était à l’aise avec bien d’autres écrivains européens. Il avait déjà entrepris un voyage en URSS en 1932 avec Aragon, était ami de Malraux, de Klaus Mann, et de beaucoup d’autres écrivains, intellectuels et hommes politiques de son époque. Martin du Gard l’aimait beaucoup. Et puis quelle importance ! Parce que c’était lui, parce que c’était moi, a dit Montaigne.
C’est à la fin d’une séance de danses à Pliatlan à Bali que des touristes de passage lui apprennent la mort de Gide. « C’est comme si tout mon sang fuyait de ma tête. Je ne sais plus ce que j’ai dit ou fait. Quand je suis revenu à moi, j’étais tout seul dans l’obscure rue du village ». Le frère d’un de ses étudiants le reconnaît, l’amène chez lui, lui offre de coucher chez eux, son père est le chef du village et, quand il apprend la raison de son état, commence à lui parler du karma, de la vie et de la mort, du retour de l’âme à Brahma. « L’atman de votre ami est retourné à Brahman. Il est retourné dans la paix. Je vois son visage, c’est le visage d’un homme grand et bon. Brahman recevra son atman. Mais ce même atman est en vous, il était dans la musique que vous avez entendue ce soir, il est dans la lune qui perce les nuages en ce moment, il est dans la luciole qui s’allume puis s’éteint… ».
Et moi je pense à André Gide et je me dis qu’il aurait adoré entendre un tel sermon sur sa tombe. Aurait-il été ému ? Je ne sais pas. Peut-être. Amusé sûrement…

PS : A propos de la guerre d'Espagne on pourra aussi se reporter à ma note George Orwell et Claude Simon sur mon Bloc-notes 2020. Deux autres témoins de cette guerre si courte et si cruelle...
PS-2 (novembre 2021) : Le haut fonctionnaire et historien Amos Reichman vient de consacrer une biographie à Jacques Schiffrin : Jacques Schiffrin, un éditeur en exil, Seuil, 2021, avec une préface de l'historien du fascisme (français entre autres) Robert Owen Paxton. Schiffrin a pu partir aux Etats-Unis grâce à un contact d'André Gide en 1941. Il y a créé avec l'exilé allemand Kurt Wolff les éditions Pantheon Books. Il n'est jamais revenu en France et est mort aux Etats-Unis en 1950. Il a souffert de l'antisémitisme français. Gaston Gallimard l'avait licencié sèchement en novembre 1940. Et ses relations avec Gallimard sont restées difficiles après la guerre (alors que c'est lui qui avait créé la Pléiade).