Leonardo Padura, Trotski et Ramon Mercader
(à propos de Leonardo Padura : L'Homme qui aimait les chiens, traduit par Elena Zayas et René Solis, Paris, éditions Métailié, 2011)
C’est Edgar Morin, dans son livre de souvenirs (Les souvenirs viennent à ma rencontre, Fayard, septembre 2019), qui a attiré mon attention sur ce roman, fiction basée sur une réalité historique, qui met en scène de manière magistrale Trotski et son assassin. J’avais déjà apprécié Padura pour un autre de ses livres (voir : Le Palmier et l'Étoile, traduit par Elena Zayas, Paris, éditions Métailié, 2003) que j’avais acheté après avoir vu le film Retour à Ithaque réalisé par Laurent Cantet, croyant qu’il avait servi de base au film. En fait ce n’était pas tout-à-fait exact, mais Padura avait effectivement collaboré au scénario et aux dialogues. Il faut dire que le film m’avait beaucoup impressionné (je l’évoque longuement sur mon Bloc-notes 2015 sous le titre : Nostalgie cubaine) car il montre à la fois ce que le système a fait aux hommes, comment il les a écrasés, avilis, pervertis, et toute la nostalgie qu’ils ont de leurs illusions perdues.
Dans L’Homme qui aimait les chiens Padura déroule en parallèle le chemin de croix de Trotski depuis son exil à Alma Ata, aux confins de la Russie asiatique, en 1928, jusqu’à son meurtre au Mexique, le 20 août 1940, et le parcours de son assassin, depuis les jours de la guerre civile espagnole jusqu’à sa mort à Cuba, après être passé par la prison mexicaine et son retour en URSS. Les deux itinéraires sont passionnants à suivre.
Car, en suivant Trotski, on suit en même temps la marche sanglante d’un tyran absolu qui a définitivement ruiné un rêve, une utopie à qui tant de gens ont cru et sacrifié leurs vies. On assiste à ces procès, qui se suivent inexorablement, l’un après l’autre, où Staline fait éliminer tous ceux qui ont participé aux débuts de la Révolution, pratiquement tous sans exception, des procès ubuesques où les victimes s’accusent des crimes les plus invraisemblables et auxquels tant d’intellectuels occidentaux ont cru.
Quant au cheminement de Ramon Mercader il est intéressant aussi. Il montre l’endoctrinement, l’utilisation de la foi par des policiers sans scrupules (ou qui ont peut-être une foi aveugle eux aussi) pour manipuler les croyants. Mais comme il y a forcément une part de fiction plus importante dans le portrait du meurtrier, car on ne connaît pas tout de Ramon Mercader, Padura s’est permis d’imaginer que cet homme qui a passé 20 ans dans les prions mexicaines, sans parler, sans jamais dénoncer ses liens avec l’URSS, et qui est arrivé à Moscou, après sa libération, au moment où Khrouchtchev était au pouvoir et que la vérité commençait à émerger, a dû, vers la fin de sa vie, comprendre qu’il avait été manipulé, que son crime était abominable et inexcusable et que depuis l’origine le vers était dans le fruit. Et qu’ainsi toute sa vie n’était qu’un énorme ratage. Une vie perdue pour rien. Et une énorme culpabilité, l’opprobre du monde entier. Un homme qui continue à vivre alors qu’il a perdu son âme. Comme le héros du Lord Jim de Conrad ou l’héroïne de La Femme qui avait perdu son âme de Shacochis (voir sur mon Bloc-notes 2017 : Perdre son âme : Conrad – Shacochis).
Mais ce n’est pas tout. Il y a aussi un écrivain cubain qui, dans la fiction, rencontre un homme malade qui fait courir sur la plage deux lévriers russes et qui lui raconte l’histoire de Ramon Mercader. Et qui s’avère être Mercader lui-même, mourant d’un cancer. Et l’écrivain en question parle de Cuba, un régime longtemps stalinien lui aussi et qui écrasait ses citoyens également, dont l’auteur du récit. Des accusations bien étonnantes quand on sait que Padura vit toujours à La Havane (et qui étaient déjà présentes dans le film de Laurent Cantet auquel il avait collaboré). Il paraît que le gouvernement l’ignore. Ses romans critiques paraissent en Espagne (j’ai lu quelque part qu’il aurait même acquis la nationalité espagnole). Je suppose que seuls ses romans policiers paraissent à Cuba. Des romans dont le héros est un certain Mario Conde, « flic hétérosexuel macho-stalinien, alcoolo et désabusé », dit Wikipédia, mais qui, dans ses enquêtes, critique lui aussi, d’une certaine manière, la société créée par le régime cubain. Il faudra que je me les procure…
Trotski
Le roman retrace en détail toute l’histoire de Trotski depuis son exil jusqu’à sa mort. Après avoir été successivement expulsé du Politburo en octobre 1926, du Comité Central en octobre 1927, du Parti Communiste en novembre 1927, il est exilé en janvier 1928 à Alma-Ata. En janvier 1929 il est expulsé de l’URSS. Le mois suivant il est accueilli en Turquie où il réside sur une île de la Mer de Marmara. En 1933, après la prise de pouvoir de Hitler, Daladier lui offre l’asile en France. Ce qu’il accepte immédiatement. Son fils Liova qui faisait des études d’ingénieur en Allemagne le rejoint. Mais les campagnes violentes se déchaînent contre lui, « le renégat », déclenchées par les Communistes et leurs suiveurs. Alors en 1935, il obtient un visa pour la Norvège où le parti travailliste vient de gagner les élections. Mais le pays est bientôt menacé par la Russie. Or la Norvège n’a pas le poids de la France et, en plus il existe déjà un puissant parti fasciste dont le chef, Quisling, deviendrait plus tard, le Gouverneur d’une Norvège occupée par les Nazis et avec lesquels il collaborera entièrement. Trotski se trouve à nouveau coincé. Finalement, grâce à Diego Rivera, c’est le Président du Mexique, Lázaro Cárdenas, un homme de gauche, un homme courageux, qui lui accorde le droit d’asile. Et le protégera jusqu’à la fin. C’est en décembre 1936 que Trotski s’embarque pour un long voyage en bateau et débarque après 20 jours de navigation à Tampico. Il est d’abord accueilli dans la grande maison de Diego Rivera et de Frida Kahlo, la fameuse Casa Azul. Mais celle-ci est insuffisamment protégée et, finalement, il s’installe dans une maison voisine entourée de grands murs et qu’il va transformer en une véritable forteresse, avec des tours de guet et un portail blindé. Ce qui n’empêche qu’elle va être envahie en mai 1940 par un véritable commando militaire organisé par des membres du parti communiste mexicain et, en sous-main, par la Guépéou. Staline en avait fini avec ses procès et n’avait plus besoin de Trotski comme épouvantail et justificatif. Pourtant, bizarrement, le coup de main échoue. Alors c’est l’arme secrète. Ramon Mercader, devenu le Belge Jacques Mornard, se fait accueillir comme un ami de la famille et tue Lev Davidovitch, dit Trotski, en lui enfonçant un piolet dans le crâne. C’était le 20 août 1940.
Padura raconte que Trotski a eu une violente affaire d’amour ou de sexe avec Frida. Démon du midi ou affabulation ? Quand on connaît le pauvre corps torturé de Frida, lui faire l’amour semble un peu pervers, ce qui ne colle pas avec le caractère rigide de Trotski. Mais comme je n’ai pas d’autre bio de lui, je ne puis vérifier la chose. A moins de chercher dans celle de Frida ? Mais, bon, quelle importance ?
Non, ce qui m’intéresse essentiellement dans toute cette histoire ce sont tous ces procès de Moscou qui se déroulent les uns après les autres entre le départ de Trotski de l’URSS et le début de l’invasion allemande en Russie et la perversion du régime et de l’idéal qu’il représentait pour tant de gens. Cela m’intéresse aussi pour essayer de comprendre comment cette perversion, cette tyrannie sanguinaire a pu s’installer et aussi comment il était possible qu’autant d’intellectuels occidentaux ont pu croire à la vérité des faits reprochés aux accusés. Tout ceci fait le grand désespoir de Trotski qui suit cette histoire jour après jour et n’arrête pas de protester. En vain. Et en même temps il écrit une grande biographie de Staline. Elle se trouve dans ma bibliothèque : Stalin by Trotsky, an appraisal of the man and his influence, edited and translated from the Russian by Charles Malamuth, édit. Hollis and Carter, Londres, 1947. Les deux tiers du livre étaient terminés au moment de la mort de Trotski. Le dernier tiers a été reconstitué par l’éditeur à partir des manuscrits et notes laissés dans l’état. L’éditeur reprend même l’introduction inachevée de Trotski avec la dernière phrase coupée au milieu ! Mais je vais surtout me baser sur les articles d’un journaliste et témoin extraordinaire : Victor Serge. Voyons ce qu’en dit Edgar Morin.
Edgar Morin raconte dans son livre de souvenirs qu’il s’est rendu au Mexique au début des années 60, a visité la maison de Coyoacán où Trotski a été assassiné et qui a été transformée depuis en musée, a rencontré le petit-fils de Trotski qui s’y trouvait déjà au cours du premier attentat, puis au moment du deuxième et qui, quand il a vu son grand-père au sol dans son sang et entendu ses cris, a décidé de ne jamais faire de la politique (il avait 14 ans). Ce n’est qu’en 1889-90, à l’invitation d’une association vouée aux victimes du stalinisme, qu’il s’est rendu à Moscou avec des œuvres en russe de son grand-père dans sa valise. Mais les policiers de l’aéroport ont failli l’arrêter quand ils les ont découvertes. Trotski était resté le « Maudit » à Moscou, dit Morin. Ce petit-fils, Sieva, est probablement l’un de ses derniers descendants. Son fils Liova qui collaborait avec lui a été tué à Paris, en 1938, sur ordre de Staline, empoisonné par un poison inconnu (Poutine n’a rien inventé). Son autre fils, resté à Moscou, qui n’a jamais fait de politique, chercheur dans un Institut scientifique, a été arrêté lui aussi, torturé pour qu’il accuse son père, puis tué. Quand Staline veut se venger d’un homme, toute sa famille y passe !
Edgar Morin a également rencontré le fils de Victor Serge au Mexique. Il s’appelait Vlady, « toujours vêtu d’un blouson à la russe », et était « resté fidèle aux idées révolutionnaires-libertaires de son père ». Il était aussi peintre et avait créé un magnifique triptyque à la Ribeiro, consacré à Trotski, montrant « en premier le révolutionnaire de 1905, en second, le chef de l’armée rouge devant la locomotive de son train spécial et, le troisième, l’assassinat dont je ressentis avec une violence encore présente toute la haine, la ruse, la bêtise concentrées », écrit Edgar Morin.
Victor Serge (parenthèse)
Alors il faut que je vous dise un mot de ce Victor Serge. Voici ce qu’écrit Morin : « Victor Serge (1890 – 1947) est pour moi l’une des plus extraordinaires personnalités du XXème siècle. C’est l’un de mes « grands hommes », un de mes héros ». Les indications biographiques fournies par Edgar Morin sont légèrement erronées. En réalité ses deux parents étaient des émigrés anti-tsaristes, son père officier russe, sa mère aristocrate polonaise. Victor, de son vrai nom Kibaltchich, est né à Bruxelles, jeune anarchiste, condamné en France à 5 ans de prison pour n’avoir pas dénoncé la bande à Bonnot (le fameux Raymond-la-Science est son ami d’enfance), alors qu’il n’a été en rien mêlé aux faits incriminés. Il commence à écrire en prison. Expulsé de France en 1917 (il est apatride), il travaille comme typographe à Barcelone, écrit encore des articles pour un hebdomadaire anarchiste, part en Russie en 1919 où Zinoviev le charge de créer le service de presse de la nouvelle Internationale communiste. Il écrit pour des revues communistes de Berlin, de Vienne, de France aussi (la revue Clarté de Barbusse). Après avoir écrit un article qui déplaît à Staline sur le fiasco de la politique soviétique à Canton, il est exclu du Parti en 1928, puis emprisonné comme soutien de Trotski, déporté et miraculeusement libéré après une action internationale menée par André Gide et une intervention personnelle de Romain Rolland auprès de Staline en juillet 1935.
Victor Serge arrive en Belgique en avril 1936. Ce sont encore des écrivains (Charles Plisnier, Georges Duhamel) qui interviennent pour qu’il obtienne un titre de séjour. Mais les journaux du Front populaire lui restent fermés. La Guépéou veille. Alors, coup de chance : il devient chroniqueur du quotidien socialiste de Liège, La Wallonie. Un journal admirable : les propriétaires sont les organisations syndicales du Borinage. Trente mille ouvriers métallurgistes y sont collectivement abonnés. Et ces abonnés vont profiter d’un chroniqueur admirable, lui aussi. Un marxiste humaniste ! Qui prend ses lecteurs pour des gens dignes, capables d’être sensibles à la culture et capables de digérer la vérité. Qui adopte le cri de Charles Péguy : « Qui ne gueule pas la vérité quand il sait la vérité, se fait complice des menteurs et des faussaires ». Or la vérité Victor Serge la connaît. Il a connu les milieux anarcho-syndicalistes de Barcelone et est resté un grand ami d’Andrés Nin assassiné en 1937 par les communistes. Et il connaissait parfaitement tous les grands acteurs de la Révolution soviétique. Ces Chroniques on ne les a retrouvées dans les archives de La Wallonie conservées à la Bibliothèque royale de Belgique qu’en 2010. L’éditeur socialiste Agone en a publié une sélection (93 sur 203). Voir : Victor Serge : Retour à l’Ouest – Chroniques (juin 1936 – mai 1940), Agone, Marseille, 2010. Après l’invasion allemande Victor Serge a réussi à rejoindre le Mexique en passant par Marseille. Il y meurt dans le dénuement en 1947. Il a beaucoup écrit. Edgar Morin cite ses Mémoires d’un révolutionnaire 1905 – 1945 aux Editions du Seuil et les Carnets 1936 – 1947 chez Agone. Il a aussi écrit un roman au titre prémonitoire : S’il est minuit dans le siècle. Ce livre se trouve dans ma bibliothèque, réédité par Grasset – Les Cahiers rouges en 2009. Le copyright est de 1939. C'est un livre admirable où tous les chapitres parlent de prisonniers, de condamnés, d’exilés. L’éditeur écrit sur la 4ème page de couverture : « Avant Koestler et Soljenitsine, Victor Serge décrit la Russie de Staline comme une machine à broyer les hommes, corps et âme. Les opposants au régime meurent dans l’anonymat. Serge, qui fut l’un d’eux, leur a redonné un visage et un nom. Son livre, dès 1940, était un avertissement ». Serge a aussi écrit une biographie de Trotski (Vie et mort de Trotski) mais elle est épuisée.
Retour à Trotski. Les Procès.
A la première page de la biographie de Staline par Trotski on trouve une image avec les têtes et les noms des 31 membres du Comité central du Parti communiste russe de mars 1918 et une légende indiquant qu’en 1946 seuls deux étaient encore vivants, Staline et l’obscure Alexandra Kollontai. Presque tous les autres ont été suicidés ou exécutés. Sauf Lénine, bien sûr. Encore que Trotski, dans sa biographie de Staline se demande si celui-ci ne l’a pas empoisonné !
Les premières condamnations à mort tombent au procès des 16 dont les vieux Bolchéviques Zinoviev et Kamenev en août 1936, tous deux anciens membres du Comité central et compagnons de Lénine. Ils avaient déjà été accusés lors d’un procès en 1935 d’avoir voulu rétablir le capitalisme et d’activité contre-révolutionnaire ! Et maintenant d’être trotskistes. Deuxième procès en janvier 1937, celui des 17 dont 13 sont exécutés, les autres emprisonnés dont Sokolnikov et Radek (Polonais d’origine comme Rosa Luxemburg, vieux Bolchévique). En juin 1937 on apprend l’exécution après un procès secret du maréchal Toukhatchevski et de 7 autres fameux généraux de l’Armée rouge. Le troisième grand procès public, celui dit des 21, a lieu en mars 1938 et se termine par 18 exécutions dont les vieux Bolchéviques Boukharine et Rykov, eux aussi membres du Comité central de 1918.
Voici ce qu’en dit Victor Serge : d’abord dans Explication d’un suicide (5-6 septembre 1936). « On n’avait encore jamais rien vu de semblable dans l’histoire, si longue pourtant et si sanglante, des luttes politiques. Seize hommes, dont une dizaine de vieux révolutionnaires trempés… avouer avoir voulu la mort du chef de leur parti, renchérir sur l’accusation, se dénoncer les uns les autres… se dénoncer eux-mêmes de traîtres et d’assassins… réclamer pour eux-mêmes la peine de mort… et proclamer leur admiration pour le dictateur qu’ils avaient voulu supprimer, leur dévouement à sa cause, sa victoire, son succès éclatant et bienfaisant. Et fusillés sur son ordre, le lendemain, tous les seize, dans une cave de Moscou, le 25 août 1936. Voilà ce que le monde ne comprend pas ». L’explication ? Le dévouement au parti. Rien d’autre, dit Serge. Car ce sont tous des hommes courageux. On a dû leur dire : « … Le parti exige de vous un nouveau sacrifice plus complet que les précédents. Un suicide politique. Le sacrifice de vos consciences… Car la République est en danger… Il faut atteindre à tout prix Trotski dans son exil, faire l’union sacrée autour du chef que vous exécrez mais que vous reconnaissez puisqu’il est le plus fort… ». Et peut-être avaient-ils encore un « reste d’espoir ». « Il n’osera pas, il n’ira pas jusque-là, c’est quand même un vieux du parti lui aussi ». « Ce n’est que quand on leur a lié les mains qu’ils ont compris leur erreur ».
Dans l’article Le drame russe (30-31 janvier 1937) il parle du procès des 21 en cours. Radek, Piatakov, Sokolnikov, Mouralov, Serebriakov, « tous accusés de complot, haute trahison, espionnage, terrorisme » sont de vieux bolchéviques, « amis et collaborateurs de Lénine, artisans dévoués de la révolution, bâtisseurs du régime… ». « Cette fois encore les accusés ont été sélectionnés, les non-complaisants disparaissent on ne sait où, on ne sait comme. Ne paraissent à la barre que ceux qui, marché conclu… vont prodiguer les aveux convenus. Pourquoi le font-ils ? Ce n’est pas par lâcheté, je les connais trop bien pour en douter : c’est comme dans le procès précédent, à la fois par dévouement et par calcul. On peut tout leur demander au nom de l’intérêt supérieur de la révolution… ». Et peut-être malgré tout un petit espoir de survivre…
Et dans Toukhatchevski (26-27 juin 1937) il évoque l’exécution du maréchal et de sept généraux de l’armée rouge qui a étonné l’opinion à l’ouest encore plus que celle des vieux bolchéviques. Une véritable décapitation de l’armée. Car ces chefs qui furent les héros véritables de la guerre civile ont aussi « éduqué, formé, sélectionné, commandé pendant une quinzaine d’années des milliers d’officiers qui, ne pouvant croire à l’invraisemblable énormité des accusations officielles (trahison au profit de l’Allemagne !), ni approuver l’exécution mystérieuse de leurs maîtres, sont devenus suspects et doivent être écartés des postes de confiance et des commandements même subalternes… ». Dans une note de bas de page l’éditeur écrit : « entre juin 1937 et juillet 1938 ont été exécutés ou internés : trois maréchaux, treize généraux d’armée, huit amiraux, cent cinquante-quatre généraux de division et près de 35000 officiers, environ la moitié des cadres de l’Armée rouge ». Pas de procès public. Les généraux étaient des militaires courageux, des hommes d’action, pas des politiques. Et n’avaient aucune raison de faire de faux aveux, dit Serge dans son article Le mystère des aveux (12-13 mars 1938). Quant à Staline, comment a-t-il pu prendre un tel risque d’affaiblissement de son armée alors que tout le monde savait que l’Allemagne nazie se préparait à la guerre ? A-t-il cru qu’il pouvait pactiser avec le fascisme ? Serge écrit : « La presse italienne avait raison de constater que la disparition de ces hommes, en accentuant l’évolution du pays vers un régime totalitaire, pourrait bientôt faciliter de nouveaux rapports entre Hitler, Mussolini, Staline, « les trois dictateurs sortis du peuple et appuyés par le peuple ». Staline avait-il déjà en tête un pacte avec Hitler ? Croyait-il vraiment que Hitler le respecterait ou voulait-il simplement gagner du temps comme certains historiens l’ont cru ? Je crois que c’est la première hypothèse qui est la bonne. L’invasion de juin 1941 l’a pris par surprise. Dans la chronologie des événements reprise dans la bio de Staline par Trotski l’éditeur écrit : Staline est resté silencieux pendant 11 jours après l’invasion avant de prendre la parole en public. Il faut lire l’historienne Catherine Merridale quand elle montre ce que cette impréparation a coûté en hommes (voir : Les Guerriers du Froid – Vie et mort des soldats de l’armée rouge, 1939 – 1945, Fayard, 2012), les cadres militaires remplacés par des commissaires politiques, les soldats devant se battre avec des fusils contre des chars, le recul interdit, les prisonniers considérés comme traîtres, etc. En six mois l’Armée rouge allait perdre quatre millions et demi d’hommes ! « Un massacre qui défie l’imagination », dit Merridale Mais qui laisse de marbre Staline.
On ne se débarrasse pas seulement des vieux Bolchéviques. Les intellectuels aussi y passent. Comme l’écrivain Boris Pilniak dont un recueil de nouvelles se trouve dans ma bibliothèque (Les Chemins effacés, L’Âge d’homme, Lausanne, 1978), des nouvelles qui se passent en 1918 et 19 et parlent des effets de la Révolution sur la campagne, la force brutale, l’oubli des valeurs et le mépris de la vie humaine. « Le plus grand peut-être des écrivains soviétiques d’aujourd’hui, l’un des plus originaux… vient de disparaître à Moscou, dans le plus inquiétant des mystères : nous ne savons rien », écrit-il dans Boris Pilniak (31 juillet – 1er août 1937). Pilniak a disparu dans une prison en 1941.
En novembre 1937 Serge croit que Boukharine a été exécuté (il ne le sera que plus tard, lors du procès des 21) et il écrit dans Le drame russe. Boukharine (27-28 novembre 1937) : ils ont parlé de « liquidation des bandits boukhariniens », « les pires ». Ils ont osé. Boukharine, « l’ami préféré de Lénine, le théoricien le plus doué de l’Internationale communiste… l’un des hommes de pensée les plus désintéressés de la révolution russe et l’un des économistes les plus caractéristiques du marxisme révolutionnaire ».
Après la signature du pacte de non-agression entre Staline et Hitler, Victor Serge revient encore plusieurs fois sur l’horrible duplicité su maître du Kremlin dans les articles : Le double jeu de Staline (25 août 1939), Responsabilité de quelques intellectuels (12 septembre 1939), Encore le double jeu de Staline (28 septembre 1939), Le rapprochement idéologique entre Hitler et Staline (24 janvier 1940), etc. « En tout ceci, la fourberie personnelle du dictateur, qui, pour assurer son pouvoir, a lentement traîné puis perpétré, en prodiguant le plus infâme mensonge, l’assassinat de tous les compagnons de sa jeunesse, l’extermination de la plus généreuse génération révolutionnaire que l’histoire connaisse -, la fourberie personnelle de l’homme de sang ne fait qu’ajouter un trait d’énorme duplicité au double jeu de la caste bureaucratique… Que coûteront finalement à l’humanité toutes ces sinistres comédies ? ». Il accuse aussi tous ces intellectuels qui se sont tus (j’y reviendrai quand je parlerai du livre de souvenirs d’Edgar Morin). Il pense surtout à Romain Rolland : « L’auteur de Jean-Christophe approuve cette répression inhumaine… De ces intellectuels, plus rien à attendre. Pour eux la vérité est morte ». Après l’entrée des armées soviétiques en Pologne : « Staline entend-il prêter à Hitler le concours de ses armées et de ses forces économiques ? Ses mauvais coups se suivent, en série claire… ». Staline, « le fourbe fossoyeur de la révolution russe… ». Et Serge note que la propagande officielle n’est plus dirigée contre le fascisme, mais « constitue une déclaration de guerre à outrance à la social-démocratie, au socialisme international ». « Les Etats agresseurs, ce sont désormais… l’Angleterre et la France… et les partis socialistes leurs complices ». Et plus aucune allusion à « l’antisémitisme nazi ». « Il ne faudrait pas sous-estimer l’importance des nouvelles adaptations de l’idéologie stalinienne à la collaboration avec le nazisme. C’est là un grand fait, significatif… Il accentuera fortement la fascination des partis dits communistes… ». C’est ce qu’on a vu. En France en particulier. Il a fallu attendre juin 1941 et l’invasion de la Russie pour que le parti communiste sorte enfin officiellement de ce piège mortel !
Pourquoi, me demanderez-vous, revenir encore sur ces vieilles histoires ? Pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’au moment où nous n’avons pratiquement plus d’intellectuels dignes de ce nom, on aimerait pouvoir se tourner vers les intellectuels du passé. Mais on est bien obligé de constater que beaucoup d’entre eux étaient bien aveugles dans ce domaine. On y reviendra avec Morin.
Ensuite parce que le phénomène Staline reste une énigme. Une monstruosité de l’Histoire, mais une énigme. Serge compare les assassinats de masse des anciens Bolchéviques à la façon dont Hitler s’est débarrassé des cadres de la SA avec son chef Röhm (la Nuit des longs couteaux). Je ne suis pas d’accord. Hitler avait une bonne raison pour se débarrasser de Röhm : celui-ci voulait coiffer l’Armée allemande avec ses SA. Bien trop dangereux puisque Hitler avait besoin de cette Armée et voulait la cajoler. Et la SA était devenue trop puissante. Il s’est donc débarrassé de Röhm et a affaibli la SA. Et il a même fait assassiner du même coup l’ancien chancelier Schleicher, un concurrent possible. Mais à part cela Hitler ne s’est jamais attaqué aux siens. Alors que Staline a fait tuer tellement de compagnons de la Révolution, tellement de cadres du système (économie, production, armée, services secrets), tellement de bons communistes, qu’on se demande si tout cela n’a été fait que pour conserver son pouvoir ou s’il ne faut pas chercher l’explication chez Elias Canetti et ses fameuses théories de Masse und Macht (Claassen, Hambourg, 1960) : le tyran qui a déjà tous les pouvoirs sauf un : échapper à la mort, va tuer tout son entourage, lui survit, et, en survivant, a l’illusion du pouvoir suprême, battre la mort !
Mais cela pose aussi l’autre problème : comment cela a-t-il été rendu possible par le régime ? Où est le défaut originel ? Trotski, dans le roman de Padura, revient plusieurs fois à l’histoire des marins de Kronstadt. « …honteux lui apparaissait désormais son rôle de premier plan dans l’écrasement de l’insurrection des marins de la base de Kronstadt, en ce funeste mois de mars 1921. Le détachement militaire… réclamait des droits aussi élémentaires qu’une plus grande liberté pour les travailleurs, une attitude moins despotique envers les paysans…et, surtout, le droit sacré à des élections libres aux assemblées de soviets ». Oui, mais lui comme Lénine, avaient peur de perdre les élections. La défaite de la Révolution. Que dit Serge ? Il se trouvait à Petrograd lorsque ces événements se sont produits, dans un bureau voisin de celui de Zinoviev, Président du soviet de la ville. « En dépit de la gravité du moment, le Comité central de Lénine-Trotski demeure responsable devant l’histoire des fautes qu’il commit alors », écrit-il dans Le souvenir de Cronstadt 1921 (1er avril 1940). Pourquoi avoir refusé de négocier, pourquoi avoir fusillé en masse les vaincus ? Et, pire que tout : « Lénine fit à ce moment interdire dans le parti les tendances et les fractions ». C’est une décision aux conséquences funestes, me semble-t-il. Et qui a été lourde de conséquences pour tous les partis communistes dans le monde ! Et Serge continue : « C’est au drame de Cronstadt 1921 qu’il faut remonter pour voir la révolution russe changer de visage. Cronstadt marque la première victoire sanglante de l’Etat bureaucratique sur les masses laborieuses ». Déjà la machine bureaucratique les domine et « déjà l’habitude d’un pouvoir absolu – sans contrôle démocratique – modifie leur mentalité… ». Et si le péché originel était encore plus ancien ? Le péché n’est-ce pas la dictature du prolétariat ? Je me souviens que Rosa Luxemburg, quand elle l’a appris dans sa prison, s’en était émue. En relisant ses textes je m’aperçois que ce n’est pas le principe même de la dictature d’une classe qui la choquait, c’est le manque de contrôle démocratique qu’elle dénonçait : « Sans élections générales, sans liberté de presse et de manifestation, sans lutte d’opinion, la vie de toute institution publique se meurt, devient une vie apparente dans laquelle la bureaucratie reste le seul élément actif… Quelques douzaines de leaders de parti, à l’énergie illimitée et à l’idéalisme inépuisable dirigent et règnent, sous eux une douzaine de têtes remarquables gouvernent en réalité et l’élite ouvrière est appelée de temps en temps à se réunir dans des assemblées pour applaudir les leaders et approuver à l’unanimité les résolutions présentées. C’est le règne d’une clique. Oui, une dictature, mais ce n’est pas la dictature du prolétariat mais celle d’une poignée de politiciens… ». « Oui pour une dictature de classe, non une dictature d’un parti ou d’une clique. Dictature d’une classe, mais entièrement publique, avec la participation active et sans limites des masses populaires, dans une démocratie sans freins ». Tout ceci a été écrit à la fin de l’année 1918 par une femme d’une grande culture historique et malheureusement assassinée. Voir : Rosa Luxemburg : Die russische Revolution, publié par le socialiste allemand Paul Levy, Verlag Gesellschaft und Erziehung, 1922.
Ramon Mercader.
Que ceux qui m’ont suivi jusque-là se rassurent : je serai beaucoup plus bref pour vous parler du meurtrier, de ce Ramon Mercader qui s’est fait passer pour un certain Jacques Mornard pour s’introduire auprès de sa future victime. D’abord parce que la part de fiction est forcément bien plus importante pour ce personnage dont on ne sait finalement que peu de choses. On sait que lui et son frère aîné ont combattu dans la guerre civile espagnole. Du côté communiste. Son frère y a été tué. Sa mère était une fanatique. Il avait un frère de dix ans plus jeune, Luis, dont on peut trouver un témoignage sur le net (une interview faite à Madrid où il enseignait par le correspondant du quotidien des syndicats soviétiques, Troud, en 1990).
Ce qui est certain c’est que Ramon était un communiste convaincu, leader des Jeunesses Communistes de Catalogne, qu’en pleine guerre civile on est venu le chercher pour une mission spéciale, que celui qui l’a dirigé dans cette mission du début jusqu’à la fin était un certain Kotov, de son vrai nom Naoum Eitingon et que, dans la fameuse guerre interne qui a éclaté à Barcelone entre communistes d’une part et les anarchistes et trotskistes d’autre part (dont nous parle, entre autres, Orwell dans Homage to Caladonia), Ramon a cru à la version officielle soviétique : les traîtres, les alliés aux fascistes, étaient les trotzkistes.
Dans la fiction de Padura, après avoir reçu une sérieuse formation en URSS, il devient un Belge apolitique qui fuit l’Europe à cause de la guerre, tombe amoureux d’une trotzkiste américaine qui l’introduit dans l’antre de la victime. Dans la réalité il semble qu’il s’insinue dans les réseaux trotzkistes français.
Quoi qu’il soit il est condamné à 20 ans de prison au Mexique et, pendant 20 ans il se tait, ne reconnaît même pas s’appeler Ramon Mercader. Par fidélité ? Ou par peur, sachant très bien que s’il parle il est mort ? En tout cas Moscou ne le laisse pas tomber, on lui fournit un avocat et de l’argent : une Indienne lui fait à manger tous les jours. Il en épousera la fille. A sa libération il est ramené à Moscou en passant par Cuba (où il est reçu par Castro). On est en 1960. Staline est mort. Son maître Kotov est en prison. Il avait déjà été mis en prison du temps de Staline (« Staline avait un solide principe », dit Luis, « si tu en sais trop tu dois disparaître. Et Kotov en savait trop. En plus il était juif et Staline développait justement la campagne antisémite à l’ordre du jour »). Mais Staline meurt en 1953, Béria est toujours là et fait libérer Kotov. Puis, après la mort de Staline c’est Béria qui est fusillé et Kotov de nouveau arrêté par Khrouchtchev. Il est certain que Ramon ne se sent pas à l’aise à Moscou. Il ne parle pas le russe d’après son frère Luis (et son épouse, l’Indienne non plus). La vie est toujours difficile. Et l’URSS est en pleine déstalinisation. Luis qui est parfaitement russophone et a épousé une Russe le pousse à émigrer à Cuba. Ramon hésite. Et quand il se décide finalement à demander à partir c’est le KGB qui ne veut pas. Ramon reste une menace pour la réputation de la Russie…
Finalement ce n’est qu’en janvier 1974 qu’on laisse partir sa femme Rachel Mendosa et ses enfants. Et ce n’est qu’en mai 1974 que Ramon peut rejoindre Cuba où Castro lui offre une villa de luxe située sur une île. Ramon qui était gravement malade à Moscou se remet lentement et se remet même à travailler comme conseiller au Ministère des Affaires intérieures, avant de décéder d’un cancer des os très douloureux le 10 octobre 1978. Il est enterré à Moscou sous un faux nom. De toute façon son nom ne figure nulle part, dit Luis. Ni parmi les Héros de l’Union Soviétique (il a pourtant été décoré de ce titre), ni parmi les officiers de l’armée espagnole républicaine (il était pourtant Commandant), ni à l’église où il a été baptisé.
Oui, mais n’est-ce pas normal, demande le correspondant de Troud. A l’époque de « la complète Glasnost », ne faut-il pas appeler les choses par leur nom ? Que ce qu’a fait Ramon est un crime, un assassinat politique ? Et que cela ne mérite pas le titre de Héros de l’Union Soviétique ? Mon frère a reçu une mission et il l’a remplie, dit Luis. Et maintenant c’est comme s’il n’avait jamais existé… Gallina, l’épouse russe de Luis qui s’était rendue à l’enterrement de Ramon, raconte qu’il est enterré au cimetière de Kuntsévo sous le faux nom de Lopes Ramon Ivanovitch.
Et pourtant, à la réflexion, son crime est tellement énorme, pas un simple assassinat politique, l’assassinat d’un des deux pères de la Révolution russe avec Lénine, par un des enfants de cette Révolution. Quand Rosa Luxemburg parle de la Révolution, elle dit toujours Lénine et Trotski et leurs compagnons. Des millions de gens ont cru en Trotski, ont continué à croire en lui après son exclusion, ont admiré la clarté de ses écrits, ont admiré l’homme qui avait créé l’Armée rouge.
Quels étaient les véritables sentiments de Ramon à la fin de sa vie ? Luis dit qu’il était devenu un homme silencieux. Qu’il avait beaucoup lu en prison. Qu’il était devenu une Encyclopédie vivante. Qu’arrivé à Moscou il avait compris qu’énormément d’anciens collaborateurs de la Guépéou avaient disparu. Et qu’entendant ce que les nouvelles autorités racontaient sur Staline et son système, il a dû forcément tirer certaines conclusions, pense Luis. Et le correspondant de Troud ajoute : « Je sais d’une manière certaine qu’il existe des témoins affirmant que peu avant de mourir votre frère a dit : « On nous a cruellement trompés ». Est-ce que cela signifie qu’il avait compris que sa victime était innocente ? » Je ne le sais pas, dit Luis. Mais, en tout cas, il a voulu être enterré à Moscou. C’était sa dernière volonté à lui, dit-il encore. Était-ce un dernier geste de fidélité ? Je me le demande.
Devant tant d’incertitudes concernant les vrais sentiments de Ramon vers la fin de sa vie, Padura avait effectivement le droit, me semble-t-il, de les imaginer dans son œuvre de fiction. Quand le vieil homme qui laisse courir ses barzoïs sur une plage de Cuba s’adresse à un parfait inconnu pour lui raconter l’histoire de sa vie en prétendant que c’est celle d’un ami, que c’est la première fois qu’il la raconte, on sent bien qu’il y a quelque chose de fêlé chez cet homme. Surtout quand il parle de ce cri qui le poursuit encore, le cri de l’homme dont le crâne vient d’être percé par un piolet, quand il parle de la cicatrice aussi sur sa main là où la victime, en ayant encore la force de se retourner en tombant, l’a mordu violemment. Et quand il avoue finalement que c’est sa propre histoire qu’il raconte et qu’il en met encore la fin sur papier avant de mourir, on sent bien que cet homme souffre profondément, depuis longtemps déjà. De la scène qu’il revit plus que jamais, du regard de Natalia Sedova, l’épouse de Trotski, qui l’avait si gentiment accueilli, du petit-fils qui aimait les chiens comme lui, et de l’horreur que le monde entier avait de son acte, de la tromperie qu’il avait subie, de la bêtise qui l’avait fait accepter tous ces mensonges. Et quand il pense à toute cette longue vie, à ces 20 ans de prison au Mexique, à ces 14 ans de vie solitaire et oubliée à Moscou, à cette vie gâchée pour toujours et pour rien !
Oui, ce Ramon-là, le Ramon Mercader de Padura, me fait penser à un homme qui a perdu son âme. Et il me paraît juste qu’un tel homme perde aussi son nom lorsqu’on le met dans sa.tombe.
Post-scriptum 1 : Padura et ses romans policiers. J’ai trouvé l’un des romans policiers de Leonardo Padura, un de ceux dont le héros est Mario Conde, ce flic hétérosexuel macho-stalinien, alcoolo et désabusé, selon Wikipédia : Electre à La Havane, une enquête de l’inspecteur Mario Conde, Editions Metailié, 1998 (le copyright de l’original est de 1997). Etonnant. Bien noir. Télérama aurait écrit (4ème page de couverture) : « Au-delà de l’enquête menée sur la mort d’un homme, c’est du meurtre d’une île dont il est ici question ». Et effectivement, comme dans le roman sur Trotski on rencontre des intellectuels dont l’activité créatrice a été tuée dans l’œuf par des apparatchiks bornés. Et quelques fois la critique monte encore plus haut comme quand on lit ce que dit cet homme cultivé, dramaturge connu, condamné au silence depuis dix ans, Alberto Marqués : « Les salauds sont les autres : les policiers pour leur propre compte, les commissaires volontaires, les poursuivants spontanés, les délateurs sans salaire, les juges par goût, tous ceux qui se croient maîtres de la vie, du destin et même de la pureté morale, culturelle voire historique d’un pays… C’est ceux-là qui ont voulu finir avec des gens comme moi… ». Il est bien insolent ce Leonardo Padura, et bien courageux, me semble-t-il
Post-scriptum 2 (11/10/2019) : Stalinisme. Annie me dit : pourquoi revenir encore à ces vieilles histoires ? C’est du passé. N’a plus d’intérêt. Or, hier soir nous avons vu un film albanais dans le cadre du Festival de Cinéma d’Europe centrale et orientale qui est organisé en ce moment à Luxembourg : La Délégation de Bujar Alimani. Un très beau film, d’ailleurs déjà primé à plusieurs festivals (Varsovie, 2018, Trieste, 2019). En France il est distribué avec le titre : Le dernier bourreau. Or ce film retrace des événements qui sont censés se passer en 1990. Ce n’est pas un lointain passé ! Il débute dans la cantine d’une prison politique, située loin dans des montagnes sauvages, où les prisonniers attendent de voir à la télévision l’arrivée d’une délégation européenne venue chercher une timide ouverture d’un pays au bord de l’effondrement économique, mais toujours gouverné par un successeur du sinistre Enver Hodja, Ramiz Alia, toujours aussi stalinien. On vient prendre un prisonnier pour l’amener à Tirana où il doit être présenté à un membre de la délégation qui l’a connu dans sa jeunesse (un Tchèque échappé de Prague après l’écrasement du Printemps et devenu Français). Mais la voiture tombe en panne, on assiste à la confrontation du prisonnier et de son gardien, ancien bourreau et assassin, et tout se termine mal au grand désespoir du bureaucrate de Tirana qui avait été chargé de ramener le prisonnier et le convaincre de témoigner en faveur du régime. On apprend d’ailleurs en passant que le prisonnier était un Professeur, qu’il est enfermé depuis 15 ans (sa fille a 16 ans et avait un an quand il a été emprisonné), que sa femme a divorcé (c’est plus facile ainsi, dit le bureaucrate, et puis, ainsi, vous avez eu la chance que votre femme et votre fille ne soient pas arrêtées elles aussi) et que sa condamnation a été renforcée de manière qu’il ne serait libérable que dans 5 ans ! En même temps le film montre dans quel état lamentable le pays était tombé (voitures manquant d’entretien, téléphone qui marche mal, village qui manque de tout, etc.) (mais Dieu, que ces montagnes sauvages sont belles !).
Le régime d’Enver Hodja était le plus horrible de tous les pays communistes européens après celui de l’URSS. Au moins 5000 disparus, 35000 prisonniers politiques, certains parlent même d’un dixième de la population totale enfermée dans des camps. La police secrète avait ses yeux partout. Au moins un Albanais sur trois a eu à faire à la police. Et certains n’étaient libérés qu’à condition de devenir délateurs à leur tour. On peut trouver sur le net le témoignage du fils d’un disparu qui semble avoir eu plus ou moins le même destin que le Professeur du film : lors de son arrestation, son fils avait neuf mois et sa femme a divorcé. Et lui-même a été tué d’une balle dans la nuque en 1977. Enver Hodja était un vrai paranoïaque. Chaque fois qu’il se fâche avec un pays ami, Yougoslavie, URSS, Chine, il élimine tous ceux qui étaient supposés amis de ces pays. Et à la dernière minute il fait exécuter son ami et premier ministre, Mehmet Shehu, et nomme Ramiz Alia qui va lui succéder et continuer le régime jusqu’à sa chute en 1991.
On n’a pas le droit d’oublier tout cela. D’ailleurs quand on regarde les films qui participent à ce Festival, on constate que nombre d’entre eux nous parlent encore du stalinisme qui régnait aussi sur leurs pays, ses crimes et l’atmosphère étouffante qui pesait sur les habitants. Cela montre aussi que ce qui s’est passé ne s’explique pas seulement par la personnalité de Staline, mais par le système lui-même, cette fameuse dictature, soi-disant du prolétariat, à laquelle manquait le contrôle de la démocratie…
Le régime d’Enver Hodja était le plus horrible de tous les pays communistes européens après celui de l’URSS. Au moins 5000 disparus, 35000 prisonniers politiques, certains parlent même d’un dixième de la population totale enfermée dans des camps. La police secrète avait ses yeux partout. Au moins un Albanais sur trois a eu à faire à la police. Et certains n’étaient libérés qu’à condition de devenir délateurs à leur tour. On peut trouver sur le net le témoignage du fils d’un disparu qui semble avoir eu plus ou moins le même destin que le Professeur du film : lors de son arrestation, son fils avait neuf mois et sa femme a divorcé. Et lui-même a été tué d’une balle dans la nuque en 1977. Enver Hodja était un vrai paranoïaque. Chaque fois qu’il se fâche avec un pays ami, Yougoslavie, URSS, Chine, il élimine tous ceux qui étaient supposés amis de ces pays. Et à la dernière minute il fait exécuter son ami et premier ministre, Mehmet Shehu, et nomme Ramiz Alia qui va lui succéder et continuer le régime jusqu’à sa chute en 1991.
On n’a pas le droit d’oublier tout cela. D’ailleurs quand on regarde les films qui participent à ce Festival, on constate que nombre d’entre eux nous parlent encore du stalinisme qui régnait aussi sur leurs pays, ses crimes et l’atmosphère étouffante qui pesait sur les habitants. Cela montre aussi que ce qui s’est passé ne s’explique pas seulement par la personnalité de Staline, mais par le système lui-même, cette fameuse dictature, soi-disant du prolétariat, à laquelle manquait le contrôle de la démocratie…
Post-scriptum 3 (13/10/2019) : Serge encore. Je viens aussi de relire ce livre que Victor Serge avait écrit en 1939 : S’il est minuit dans le siècle et qui, sous l’apparence de la fiction, est un véritable témoignage. Un terrifiant témoignage. Car on sent bien que Serge parle de ce qu’il a personnellement vécu ou de ce que ses amis, ses co-détenus ont vécu, soit dans les sous-sols des prisons moscovites (il l’appelle le Chaos), soit dans la lointaine Sibérie (à Tchernoé, au bord de la Tchernaya : les Eaux noires). On décrit en détail la façon dont on broie les hommes, corps et âmes, les manipulations, les maltraitances, les trahisons des uns, la résistance des autres. On comprend aussi que la persécution des politiques, vieux Bolchéviques, n’est que le sommet de l’iceberg. C’est tout le peuple qui est persécuté, et d’abord ceux qui croient pouvoir corriger les directives, ceux qui croient pouvoir faire des suggestions, montrer les erreurs, tous ceux qui sont les victimes innocentes des bureaucrates du Centre, des plans impossibles à tenir, des statistiques faussées, de tout l’arbitraire et de toute l’irresponsabilité de ce système stalinien.
On a comparé ce livre aux Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, et on n’a pas eu tort. Serge est un véritable écrivain. Il y a du souffle et beaucoup de poésie. Surtout quand le printemps s’éveille dans la toundra, que la débâcle des glaces survient sur le fleuve, que la floraison explose et que le soleil réchauffe les corps. Ce soleil que l’on garde dans son cœur pour supporter son sort quand tout va mal. Le soleil, c’est la meilleure chose, et dont il faut se souvenir, dit l’un d’eux. Après l’amour.
On a comparé ce livre aux Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, et on n’a pas eu tort. Serge est un véritable écrivain. Il y a du souffle et beaucoup de poésie. Surtout quand le printemps s’éveille dans la toundra, que la débâcle des glaces survient sur le fleuve, que la floraison explose et que le soleil réchauffe les corps. Ce soleil que l’on garde dans son cœur pour supporter son sort quand tout va mal. Le soleil, c’est la meilleure chose, et dont il faut se souvenir, dit l’un d’eux. Après l’amour.