Edgar Morin. Souvenirs
(à propos de son livre : Les souvenirs viennent à moi, Fayard, 2019)
Edgar Morin a 98 ans. Il y a quelques semaines on l’a vu à l’émission C à vous. Toujours fringuant, l’œil brillant, l’esprit alerte, en forme physique et mentale. En septembre, quand nous étions à Cannes, il participait à je ne sais quel événement culturel de Mouans-Sartoux, près de Grasse.
Alors j’ai acheté le livre de souvenirs qui venait de paraître. Et, maintenant, après avoir parcouru ces près de 800 pages, je suis un peu perplexe. Et ne sais quoi penser. Je sais bien que les grands hommes sont des hommes comme les autres. Mais je ne m’attendais pas à autant de souvenirs de faits insignifiants, de coucheries (il devait être beau gosse et bien séduisant), beaucoup de superficiel. De répétitions aussi, mais c’est peut-être dû au fait que ses souvenirs sont rangés par thèmes et guère chronologiques. Et puis tout-à-coup arrive un chapitre complètement littéraire, c’est le chapitre 43, New-York. On comprend que c’est un condensé d’un bouquin qu’il a écrit, c’est un peu incongru, mais on constate aussi que Morin est un sacré écrivain !
Alors je reviens à mes propres souvenirs. Pourquoi ai-je été ébloui, comme d’autres, par l’intellectuel Edgar Morin, le rare survivant des vrais intellectuels, des intellectuels d’autrefois (Michel Serres vient de mourir) ? J’ai acheté comme d’autres ses livres phares, certains d’eux au moins (il a tellement publié !). Les ai-je lus jusqu’au bout ? Je ne sais plus. Il faudrait que je les ressorte de ma bibliothèque. Je me souviens en tout cas qu’ils m’avaient paru bien compliqués, bien abstraits à l’époque. Même un peu artificiels. Des jeux de mots pour l’amour du jeu : nature de la nature, connaissance de la connaissance, vie de la vie. Des mots nouveaux pour l’amour du nouveau : la paradigmatologie.
Mais quand je sors ses livres de ma bibliothèque je m’aperçois que sa complexité ne s’est installée que progressivement. Le premier livre que j’ai lu de lui est probablement celui-ci : L’Esprit du Temps 1 : Névrose, Grasset, 1962. Qui a été suivi bien plus tard par ; L’Esprit du Temps 2 : Nécrose, Grasset, 1975. Déjà des idées novatrices et, en plus, clairement expliquées. Le mot de culture de masse (je crois comprendre, d’après son livre de souvenirs, que certains Grands Maîtres de l’Université lui ont voulu pour ce mot. « J’étais leur Trotski », dit-il). Et dès le début cette idée que si, au début du XXème siècle, c’est « la puissance industrielle » qui « a étendu sa suzeraineté sur le globe », une nouvelle « industrialisation » (?) a commencé, celle de l’esprit, « une étrange noosphère qui flotte au ras de la civilisation » et « est en même temps son tissu. Il s’agit d’une tierce culture ou culture de masse ». « Un prodigieux réseau nerveux s’est constitué dans le grand corps planétaire : paroles et images essaiment des téléscripteurs, des rotatives, des pellicules, des antennes de radio et de télévision », écrit-il dès la première page de son essai. « Tout ce qui roule, navigue, vole, transporte journaux et magazines ; il n’y a pas une molécule d’air qui ne vibre de messages qu’un appareil, un geste, rendent aussitôt audibles et visibles ». Une prodigieuse intuition à une époque où l’on était loin de pouvoir imaginer l’internet, la digitalisation, les smart-phones et les réseaux sociaux. D’ailleurs dès 1975 il en a senti la « nécrose » !
Le deuxième livre d’Edgar Morin que j’ai lu était encore relativement facile à comprendre lui aussi : Le paradigme perdu : la nature humaine, Seuil, 1973 Et, en plus correspondait parfaitement à mes propres réflexions. L’homme n’est qu’un animal, et « son originalité profonde est d’être un animal doué de déraison ». Cette fois-ci l’idée n’est peut-être pas nouvelle. Freud l’avait expliqué auparavant dans son « Unbehagen in der Kultur ». Je ne sais pas si tout ce que dit Morin est avéré : ce sont « les prédécesseurs » de l’homo sapiens qui ont déjà « élaboré l’outil, le langage, la culture » et c’est l’homo sapiens lui-même qui a « apporté au monde le mythe, la magie, la démesure, le désordre… ». Pourtant il me semble que la magie est déjà présente dans les innombrables peintures rupestres du monde entier. Mais passons.
C’est avec sa « Méthode » que j’ai arrêté de suivre le Morin philosophe. J’ai acheté le premier d’entre les 6 tomes qui la composent : La Méthode 1. La Nature de la Nature, Seuil, 1977. Trop aride pour moi. Trop complexe. Et, pourtant, quand on lit son livre de souvenirs, on constate que ses réflexions sur la complexité, la Pensée complexe, justement ont eu un accueil intéressé dans le monde entier. En Amérique du Sud entre autres. Des écoles de la complexité. Et des traductions de son œuvre philosophique dans de nombreuses langues à travers le monde.
J’ai été plus intéressé par le Morin sociologue. Sa fameuse Rumeur d’Orléans (Seuil, 1969) m’a frappé d’autant plus que la même histoire m’avait été racontée par mon chef de laboratoire du CEA à Saclay. Je ne sais plus si c’était en 1959, avant mon service militaire ou après, au début de 1962, voilà, en tout cas, que le digne Monsieur Rappeneau, physicien émérite, universitaire, chercheur au Département de physico-chimie (mais il y a longtemps que je ne crois plus que les scientifiques soient plus rationnels que les autres), nous raconte qu’un ami de ses amis, accompagnant son épouse à faire du shopping dans le quartier des Grands Boulevards, quelque part du côté de la Porte Saint Martin, la laisse entrer dans un magasin de vêtements, attend dehors pendant un certain temps, puis entre : sa femme a disparu. Probablement enlevée pour se retrouver dans un bordel du Moyen-Orient ou de l’Amérique du Sud. Dans la rumeur d’Orléans, je crois me souvenir qu’en plus, les commerçants soupçonnés étaient tous, comme par hasard, de confession israélite !
Edgar Morin avait déjà commencé à se lancer dans la sociologie-anthropologie en réalisant dans les années 60, avec une équipe de chercheurs, une enquête de terrain à Plozévet, dans le Sud-Finistère, qui analyse l’entrée dans la modernité d’un village breton. L’étude est vivement critiquée par certains mandarins de la discipline, peut-être justement à cause de son caractère transdisciplinaire qui plaît tellement à Morin. Il s’est encore lancé dans d’autres études sociologiques après la Rumeur, comme celle sur le renouveau de l’astrologie (madame Soleil), où il découvre que « le double recul de la religion et du rationalisme au cours du XIXème et du XXème siècle, avait permis le retour de divers occultismes, dont l’astrologie ». Et qu’il ne s’agit pas simplement d’un phénomène de « culture de masse », mais qu’il existe même une « astrologie d’élite », très personnalisée pour businessmen et hommes politiques ! Dommage qu’il n’ait pas continué dans cette direction. Mais il était trop passionné par ce qu’il appelle son autre jambe, l’épistémologique ou cognitive !
Mais si je ne l’ai pas toujours suivi sur ce chemin-là, j’ai toujours applaudi ses prises de position politiques, que ce soit, il y a longtemps, sur l’indépendance de l’Algérie ou, plus récemment, sur le problème palestinien. Il n’en parle pas directement dans ce livre de souvenirs mais je me souviens très bien de l’attaque honteuse qu’il a dû subir après sa prise de position dans Le Monde. Cela s’est passé en juin 2002, l’article en question était co-signé avec Danièle Sallenave et Sami Naïr et intitulé Israël-Palestine : le cancer. Deux associations l’ont attaqué pour antisémitisme (dont l’Association France-Israël) et il a fallu quatre années de procédure pour obtenir de la Cour de Cassation qu’elle considère que la tribune en question était du domaine de la liberté d’opinion. Remarquez : son ami Hessel a connu pire (Champagne ! L’antisémite Hessel est mort !).
Et j’ai encore acquis son livre publié en 2011, intitulé La Voie. Pour l’avenir de l’Humanité (Fayard). Il faut dire que je ne pouvais qu’être excité par cette phrase : « La mort de la pieuvre totalitaire a réveillé la pieuvre des fanatismes religieux et stimulé celle du capitalisme financier ». Car c’est ce que je pense depuis longtemps. Même si je n’emploie pas le mot de pieuvre mais d’idéologie.
Edgar Morin a connu de près l’idéologie communiste. Si, dans son adolescence, suivant de près la guerre civile espagnole et la persécution des trotskistes, il est alors plutôt anti-stalinien, il entre dans la Résistance par un réseau communiste et prend même sa carte au Parti après la guerre. Comme beaucoup d’autres intellectuels français de l’époque. Mais garde une certaine méfiance, comme quelques-uns de ses amis. Nous n’avions pas compris combien lourde était la mainmise stalinienne sur les Etats satellites, Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Roumanie, devenus des colonies russes, mais nous pouvions difficilement croire que Tito était un fasciste. Alors que se déclenche une campagne de presse haineuse et délirante en France, dit Morin. Et il cite Renaud de Jouvenel, Dominique Desanti et Pierre Courtade. Alors que Claude Bourdet et Clara Malraux se rendent en Yougoslavie et reviennent en parlant de cette idée nouvelle d’auto-gestion (je me souviens que l’idée va faire des petits grâce à France-Observateur au PSA et chez Rocard).
Nous n’avons pas réagi non plus, dit Morin, au Procès Kravchenko (encore un livre qui se trouve dans ma bibliothèque : V.-A. Kravchenko : J’ai choisi la liberté – La vie publique et privée d’un haut-fonctionnaire soviétique, traduit de l’américain par Jean de Kerdéland, Editions Self, Paris, 1947, dédicacé par Kravchenko lui-même). Les Lettres françaises sous contrôle communiste le descendent et prétendent que le livre est écrit par la CIA. Et d’autres intellectuels en profitent pour rendre un vibrant hommage à l’Union Soviétique, dit encore Morin. Et il cite : Pierre Courtade toujours, mais aussi Vercors, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Roger Garaudy, Frédéric Joliot-Curie, parmi beaucoup d’autres. Mais voilà qu’une femme extraordinaire témoigne au procès, une Allemande, Margarete Buber-Neumann, fille du philosophe Martin Buber, et épouse du leader communiste allemand et victime des grandes purges staliniennes, Heinz Neumann. Et voilà qu’Emmanuel Mounier, directeur de la Revue Esprit, demande à Morin et à son ami Robert Antelme, de la rencontrer. Et celle-ci raconte. Son mari disparu dans les purges en avril 1937. Elle-même, arrêtée en juin 1938, déportée dans un goulag du Kazakhstan et livrée en 1940 à Hitler, après le fameux Pacte, avec d’autres communistes allemands. Et, bien sûr, internée par la Gestapo à Ravensbrück, puis libérée à l’approche de l’Armée rouge, et réussissant à traverser l’Allemagne jusqu’à retrouver refuge auprès de sa famille en Bavière. « Nous sommes saisis, bouleversés, par cette femme admirable », dit Morin. « Nous ne mettons pas un instant en doute l’événement monstrueux : que Staline ait livré à Hitler les communistes allemands réfugiés en URSS pour fuir le nazisme. Nous sommes abattus. Mais nous ne faisons rien ».
Puis vient le procès Rajk à Budapest, en septembre 1949. Accusé d’être un traître et un espion, à la fois pour les nazis, pour l’IS et pour la CIA. Courtade, envoyé au procès par l’Humanité, est persuadé que c’est prouvé et réussit même à convaincre Claude Roy, de retour à Paris. Il en est de même de Pierre Hervé qui assiste à Sofia au procès de Kostov (décembre 49), convaincu lui aussi de la vérité de tout ce qu’on reproche au Bulgare : trotskisme, titoïsme, espionnage, nationalisme bourgeois, etc. Rajk et Kostov sont exécutés. Or il se trouve que Fejtö, qui était à la tête de l’Institut hongrois de Paris et qui a refusé de rentrer à Budapest, a écrit pour la revue Esprit un long article démontrant que Rajk ne pouvait être coupable d’espionnage pour l’Allemagne comme on l’accusait puisqu’à l’époque il était en pleine guerre d’Espagne. Et Fejtö était déjà un grand ami de Morin qui, cette fois-ci, réagit en ne prenant plus la carte du Parti mais sans l’annoncer officiellement. C’est le Parti qui va le répudier.
Mais pour en rester à tous ces procès d’après-guerre qui se passent dans les Etats satellites, il est amusant de noter que Sartre, vingt ans plus tard, fait l’éloge du livre d’Artur London (autre Tchèque victime des purges staliniennes, en 1950) en écrivant même : « Je ne connais rien d’aussi profond, d’aussi convaincant, d’aussi lucide que l’admirable témoignage de London ». C’est du moins ce que dit l’éditeur de mon exemplaire anglais : Artur London : On trial, Macdonald and Company, Londres, 1970 (la version française, L’Aveu, est de 1969).
Morin est exclu du Parti parce qu’il travaille pour L’Observateur et que son directeur, Claude Bourdet est, comme tout le monde le sait, « l’agent officiel, patenté, de l’Intelligence Service en France » ! Et maintenant Morin va vivre une autre particularité du Parti communiste à l’époque stalinienne : « L’exclusion du parti communiste, à l’époque (et pendant longtemps encore !), était l’équivalent de l’excommunication catholique, du herem rabbinique, de l’étoile jaune pour les nazis », écrit-il. Il est rejeté par ses amis Pierre Courtade, Jacques-Francis Rolland, Pierre Hervé. Il devient l’ennemi des sartriens des Temps Modernes. Et le grand philosophe Henri Lefebvre change de trottoir quand il le rencontre dans la rue !
Edgar Morin ne comprend pas comment des hommes intelligents peuvent se couler dans le moule du parfait communiste stalinien. Comment un Pierre Courtade, par exemple, qui avait été en URSS en 1938 et avait vécu les Procès de près, une fois nommé chroniqueur de politique étrangère à l’Humanité par Thorez, écrit non seulement des compte-rendus « ignobles, déments, idiots » du procès Rajk, mais, de plus, est convaincu lui-même de la culpabilité du prévenu. Comment Pierre Hervé, caractère pourtant fort, nommé rédacteur en chef adjoint de l’Humanité, envoyé en Bulgarie pour le procès de Kostov, fait « le compte rendu immonde de ce procès immonde ». Comment André Ulmann, chef de Morin dans la Résistance, avait pu accepter, comme Philby en Angleterre, de devenir un agent soviétique du NKVD (dès 1946) et d’avoir écrit, sous le nom de l’Américain Sim Thomas, un livre où il prétend être le véritable auteur du témoignage de Kravchenko.
Mais le plus rigide de tous était bien sûr Aragon qui dirigeait les Lettres françaises et était le grand intellectuel du Parti. Avec Elsa qui considérait qu’un écrivain anti-communiste était forcément mauvais, dit Morin. Aragon était l’Inquisiteur en chef. Etonnant pour quelqu’un qui avait chanté : « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » !
Incroyable le nombre de gens intéressants que cet homme a pu rencontrer au cours de sa longue vie. Certains qu’il a aimés ou admirés et que j’ai beaucoup appréciés moi aussi comme Camus, Claude Simon, Rocard, les Directeurs de France-Observateur devenu Le Nouvel Observateur puis l’Obs, de Claude Bourdet à Jean Daniel. On y apprend des choses tout-à-fait étonnantes comme le fait qu’il a vu Marguerite Duras vendre l’Huma à la sortie de la messe à Saint-Germain des Prés ! Et j’ai joui quand j’ai entendu cette réponse spontanée faite par Morin lors d’une interview lorsqu’on lui demande ce qu’il pense de Sartre : « Bon écrivain, philosophe moyen, politicien exécrable ». C’est ce que j’ai toujours pensé.
En tout cas, malgré les quelques réserves que j’ai faites au début de cette note, j’ai trouvé ces souvenirs bien passionnants à lire. Parce qu’Edgar Morin n’est pas seulement le dernier de nos grands intellectuels d’une époque révolue, mais aussi parce que c’est un homme curieux de tout, à la pensée originale, sensible aux injustices et parce qu’il est, par-dessus tout, un grand humaniste.
Une fois qu’on a dit cela on peut se poser un certain nombre de questions. Et d’abord : que sont nos intellectuels devenus ? Les intellectuels du passé ont-ils toujours eu une influence positive (je pense à Sartre et aux Temps Modernes, bien sûr, son attaque honteuse de Camus, sa croyance, pendant trop longtemps, à une URSS, espoir des prolétaires du monde entier) ? En 1955, lors de ma dernière année de Taupe, j’étais au FEC à Strasbourg, le Foyer d’étudiants catholiques, centre d’influence du Père Médard sur un certain nombre de futurs cadres catholiques alsaciens (Pflimlin par exemple, mais aussi les Jeunesses étudiantes, ouvrières et agricoles), j’avais comme cothurne mon ami Georges Jaskulké, plus sérieux que moi et qui a intégré l’X, et c’est là que nous avons découvert tous les deux Les Temps Modernes, Esprit d’Emmanuel Mounier et Témoignage chrétien. Et je sais parfaitement que ces publications ont eu une influence, sur les élites pour certaines, sur l’ensemble de la gauche pour d’autres, que l’on ne peut plus imaginer aujourd’hui. Plus tard, lors de la guerre d’Algérie, il y a eu France-Observateur et l’Express de Servan-Schreiber qui sont venus s’ajouter à ces revues pour s’y opposer. Mais aujourd’hui ? Quelle est la Revue, quel est l’hebdomadaire, quel quotidien, à part Le Monde (et encore !), peut prétendre à la même influence ? Et quel est l’intellectuel que l’on respecte encore ? Et que l’on écoute ? Zemmour !