Poésie populaire, poésie vivante

Les pantouns ne sont pas seulement récités au cours de réunions, racontait Domeny de Rienzi dans son livre sur l’Océanie datant de 1836. Ils entrent aussi beaucoup dans les conversations particulières, disait-il. « C’est un mérite que doit posséder essentiellement quiconque aspire à la réputation d’homme galant. Chez ces peuples, la facilité et l’esprit dans l’espèce de poésie dont nous parlons, sont des moyens d’obtenir les bonnes grâces d’une belle, comme on les obtient dans notre Europe avec des médisances de bon ton, des roueries ingénieuses, de délicates flatteries, et l’art de dire des riens agréables. ». Et aujourd’hui ? J’ai cru comprendre que les jeunes Malais ne savent même plus ce qu’est un pantoun…
Pourtant, comme ce serait merveilleux si on pouvait encore se réciter des poèmes. Entre amis, entre amoureux, entre amants. L’avons-nous jamais fait en Occident ? Il faut croire que oui. Dans son survol de la poésie populaire de forme brève (quatrain) l’Universitaire italien Giacomo Prampolini citait des poèmes populaires provenant de presque toutes les régions de notre vieille Europe, toutes ses langues (voir son étude en néerlandais : De Pantun en verwante Dichtvormen in de Volkspoēzie, parue dans la revue Indonesiē en 1951. Et sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, tome 6 : un tour du monde du quatrain en poésie populaire). Et moi-même j’avais découvert ce quatrain dans la poésie populaire alsacienne que Chamisso connaissait dans une version allemande et qu’il a comparé au pantoun :
Il y a peu la pluie a éclaté
les arbres en ruissellent encore
Il y a peu j'avais une bien-aimée
j'aimerais bien l'avoir encore
Et puis notre poésie populaire a disparu. Avec notre culture orale. Notre culture tout court ? Ce qui a longtemps résisté c’est une certaine poésie moqueuse. Le limerick en Angleterre ? Je ne sais pas. Je crois, je l’ai déjà dit, que sa charge poétique ne vient pas tellement de son côté comique mais plutôt de l’absurde presque surréaliste du limerick (voir ma note Limericks sur mon site Bloc-notes). Dans les pays germanophones le Carnaval a permis de conserver une certaine forme de satire en vers qui existe encore aujourd’hui. En Rhénanie comme dans le Sud. A Mulhouse il y avait ce qu’on appelait des Herre-owe, des soirées dites de Messieurs, actives surtout en périodes de Carnaval, où l’on improvisait des poèmes satiriques (trop en-dessous de la ceinture, me dit mon frère). Et puis il y a les fameux Schnadehüpfli connus surtout en Bavière, mais aussi en Autriche et en Suisse et même chez nous en Alsace (il existait une institution appelée Schnitzelbank, pratiquée aux mariages où l’on se moquait en vers de mirlitons de tous les principaux personnages de la noce à tour de rôle). Alors, est-ce encore de la poésie ? Quand j’ai voulu m’attaquer à l’étude de cette forme de poésie si particulière (que Georges Voisset a comparée au pantoun comme l’avait déjà fait Hans Overbeck dans une note de bas de page de sa traduction de Hang Tuah) je suis tout de suite tombé sur le Schnadehüpfl suivant, bavarois bien sûr :
Je höher die Alm,

Desto größer der Wind;
Je schöner das Dirndl,
Desto kleiner die Sünd!

Plus haut l’alpage
Plus fort le vent
Plus belle la fille
Plus petit le péché

Ce n’est plus de la poésie, me direz-vous ? Peut-être. Peut-être que si…

L’année dernière j’ai étudié la vie et l’œuvre d’un romancier régionaliste bavarois qu’aimait beaucoup mon oncle, Ludwig Ganghofer (et qui est bien plus qu’un simple écrivain régionaliste, voir : L’écrivain préféré de mon oncle). Dans ses romans il reprend souvent des poèmes en bavarois inspirés directement de la poésie populaire du pays. Comme ceux-ci qui parlent de l’amour :
Und ‘s Scheitl im Ofen,
Dös liebt noch und brennt –
Gluat geben hoaßt leben,
Und Aschen hoaßt’s End.
(La bûche dans le fourneau
Elle vit encore et elle brûle –
Donner de la braise c’est vivre
Mais la cendre c’est la fin).

Und a Fuier fliagt um,
Und was fragst mi denn drum ?
Dös Fuier, dös kennt
Bloß oaner, der brennt.
(Il y a un feu qui se propage
Ne me demande pas ce que c’est.
Ce feu, ne le connaît
Que celui qui brûle).

Und d’Liab is a Fuierl,
Wo koaner net woaß :
Wer’s zündt und wia’s brennt und
Warum a so hoaß ?

Bua, d’Liab is a blinde,
A feldfremde Maus,
A Wildtaub im Käfi,
A Gast in deim Haus.
Der tuat, was er will, und
Der macht’s, wie er mag,
Und schreit d’r : dü Knechtl,
Jetz tua, was i sag !

(Et l’amour est un feu,
Où personne ne sait
Qui l’a allumé et comment il brûle
Et pourquoi il est si chaud ?

Mon garçon, l’amour est une souris
Qui est aveugle et étrangère aux champs,
Un pigeon sauvage enfermé dans une cage,
Un hôte dans ta maison,
Qui fait ce qu’il veut
Et comme il a envie,
Et qui crie : oh, valet,
Maintenant fais ce que je te dis !)


Mais l’Orient est différent. L’oralité n’est pas morte. Et la poésie illumine encore la vie des simples gens. Prenons l’Iran. L’écrivaine Delphine Minoui qui était encore hier à la télé, sur la 5, pour parler du sort des femmes dans ce pays, et qui y a passé 10 ans, racontait dans son livre-témoignage Je vous écris de Téhéran (Seuil 2015. Voir : La vie en République islamique d’Iran sur mon Bloc-notes 2022) qu’en sortant d’une séance éprouvante avec les Services secrets qui l’avaient convoquée elle tombe sur un gamin qui vend des pochettes surprises avec des poèmes de Hafez ! Et le Turc Gürsel qui a visité l’Iran il n’y a pas si longtemps (voir son Voyage en Iran – en attendant l’imam caché, Actes Sud, 2022 et ma note Le Turc Gürsel et la Perse éternelle, Bloc-notes 2022), écrit : « Les Iraniens continuent à connaître la poésie de Hafez par cœur ». Et « il n’est pas en Iran de maison où l’on ne trouve, aux côtés du saint Coran, religieusement conservé un exemplaire du Divan ». Le Divan de Hafez. Il raconte également que Nicolas Bouvier avait fait inscrire en persan sur la portière de gauche de sa Fiat Topolino ces vers de Hafez :
Même si l’abri de ta nuit est peu sûr
Et ton but encore lointain
Sache qu’il n’existe pas de chemin sans terme
Ne sois pas triste.
Et c’est vrai que Bouvier pensait que c’est grâce à ces vers que les voleurs ont toujours ménagé sa voiture. « Pendant des mois », écrit-il dans l’Usage du Monde, « cette inscription nous servit de Sésame et de sauvegarde dans des coins du pays où l’on n’a guère sujet d’aimer l’étranger ». Et il confirme ce que Gürsel ressent encore aujourd’hui : « En Iran, l’emprise et la popularité d’une poésie assez hermétique et vieille de plus de cinq cents ans sont extraordinaires. Des boutiquiers accroupis devant leurs échoppes chaussent leurs lunettes pour s’en lire d’un trottoir à l’autre… Jusqu’au fond des campagnes, on sait par cœur quantité de ghazals d’Omar Khayam, Saadi, ou Hafiz ».
Et voilà que ce noir régime qui est tellement inhumain dans sa manière de traiter les femmes n’ose guère s’attaquer aux vieux poètes qui ont célébré l’amour et le vin. A Nichapour Gürsel découvre le mausolée d’Omar Khayam. « Le mausolée d’Omar Khayâm », écrit-il, « en forme de coupelle de vin renversée au milieu de splendides jardins, a été conçu par l’architecte iranien Houshang Seyhoun ». Or Khayam n’a pas seulement célébré le vin. Il a aussi condamné les imams. Comme dans ce quatrain (traduit par Hassan Rezvanian) :
« O mufti ! Je suis plus ingénieux que toi
Et plus sobre, tout ivre que je suis
Tu bois le sang des hommes et moi celui de la vigne.
Sois juste : qui de nous deux est le plus sanguinaire ? »

Et s’est moqué d’eux (trad. M. F. Farzaneh/Jean Malaplate) :

« On trouve des beautés, nous dit-on, dans le ciel,
On y rencontre aussi du vin pur et du miel.
En choisissant l’amante et le vin, pourquoi craindre
Puisque c’est justement notre but éternel ? »
L’autre grand poète né à Nichapour est Attar, l’auteur de  la Conférence des Oiseaux. « Le mausolée de Farîd-al-Dîn ‘Attâr ne vaut pas celui d’Omar Khayâm », dit Gürsel, « mais ce bâtiment percé d’iwans sur chacun de ses huit côtés et surmonté d’une coupole en céramique bleue sied parfaitement, par sa modestie, au mystique auteur du Cantique des oiseaux ». Or ce grand poème est totalement soufi. Plus soufi qu’Attar tu meurs. Or tous les religieux musulmans orthodoxes, qu’ils soient sunnites ou chiites, détestent le soufisme, l’abhorrent. Mystique, panthéiste, tolérant ! Quelle horreur ! Et pourtant son mausolée est là. Il est même entretenu.
Puis Gürsel, qui semble adorer visiter les tombes, va à Tous, la ville où est né le plus grand de tous, Ferdousi, l’auteur de ce chef d’œuvre de l’humanité, le Livre des Rois. La tombe-mausolée est superbe : « L’édifice », dit Gürsel, « sur chaque côté duquel ont été gravées des citations du Livre des rois, est un vaste bâtiment de forme rectangulaire entouré de colonnades, posé sur un socle en marbre blanc auquel mène un escalier impressionnant de majesté. Les lieux ont bel et bien des airs de monument national ». Et, « en sortant du mausolée », continue Gürsel, « je croise un homme aveugle en fauteuil roulant, un luth persan à la main, récitant des couplets du Châhnâme ». Les Iraniens d’aujourd’hui restent encore attachés à leurs grands poètes du passé, conclut Gürsel. Malgré les imams. Et moi je pense à ces passages qui glorifient l'intelligence (c’est par un éloge de l’intelligence que débute le Shah-Nameh) et… les femmes.
Je ne crois pas que les censeurs d’aujourd’hui dont nous parle l’écrivain Shariar Mandanipour dans son satirique Censoring an Iranian Lovestory (Abacus, 2009), laisseraient passer certaines scènes d’amour. Comme celle-ci : quand le pahlavan Rostam, le principal héros du poème de Ferdousi couche chez le Roi de Sanengâm, qu’il dort et que l’étoile du matin passe déjà dans le ciel qui tourne, voilà que la porte de sa chambre s’ouvre doucement, poussée par une esclave qui tient à la main une lampe parfumée d’ambre. Apparaît « une femme voilée au visage de lune, brillante comme le soleil. Ses deux sourcils formaient un arc, les deux boucles de ses cheveux étaient des lacets, sa stature était celle du haut cyprès ; ses deux lèvres ressemblaient à la cornaline du Yémen, sa bouche était petite comme le coeur serré d’un amoureux, son esprit était plein d’intelligence, son corps était pur comme son âme ». Rostam, le héros au coeur de lion demeure stupéfait. Elle lui dit qu’elle est Tahminè, la fille unique du roi, « née de la race des lions et des léopards ». Elle lui dit tous les récits qu’elle a entendus sur lui, Rostam, et combien ils l’ont remplie d’admiration. « Je me suis souvent mordu les lèvres à cause de toi ; souvent j’ai voulu voir tes épaules et ta poitrine. Maintenant Dieu t’a fait descendre dans cette ville, et je suis à toi si tu veux de moi ; sinon ni oiseaux ni poissons ne me verront jamais. Songe que mon amour pour toi m’a réduite à sacrifier ma raison pour ma passion. Que Dieu peut-être me donnera de toi un fils qui deviendra brave et fort. Et qu’enfin je t’amènerai ton cheval ». Oui, je sais : il y a aussi cette histoire de cheval. On le lui avait volé, son fidèle Raksh. Est-ce la beauté de Tahminè qui convainc Rostam, ou l’espoir de récupérer son cheval ? Ou les deux ? En tout cas il consent, demande malgré tout la permission au père, passe « une nuit longue et sombre » avec sa compagne, et le matin, comme nos paladins occidentaux, d’hier et d’aujourd’hui, s’en retourne chez lui.

Je crois que si la poésie est encore présente dans la vie de tous les jours en Orient c’est qu’on y a une autre relation avec l’oralité. Chez nous, en Occident, elle a vécu avec les veillées dans les villages. Qui ont longtemps permis une certaine transmission, entre autres, des Contes de fées. En Orient existaient un peu partout des conteurs professionnels qui déclamaient contes, légendes, épopées dans les caravansérails, aux fêtes, aux enterrements, etc. A la fin de ma note sur les Contes de fées (voir : Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 2, Contes merveilleux et populaires d’Europe) je parle de cette étonnante tradition orale en Orient et, en particulier de cette Allemande, Elsa Sophia von Kamphoevener, fille d’un maréchal de la Cour ottomane qui, déguisée en homme, a accompagné pendant des années un conteur célèbre, Fehim Bey, qui la fait même entrer, persuadé qu’elle est un homme, dans sa guilde de conteurs, des conteurs qui racontent depuis près de 800 ans des histoires pour garder éveillés ceux des Nomades qui doivent surveiller leurs troupeaux dans les caravansérails (voir : Elsa Sophia von Kamphoevener : An Nachtfeuer der Karawan-Serail, Märchen und Geschichten Alttürkischer Nomaden, édit. Christian Wegner Verlag, Hambourg, 1958 et Anatolische Hirtenerzählungen, édit. Christian Wegner Verlag, Hambourg, 1960). Elsa Sophia a raconté ses histoires à la radio pour les soldats allemands de la Luftwaffe pendant la deuxième guerre mondiale (on l’appelait Kamerad Märchen !).
J’ai déjà cité à plusieurs reprises ce que l’érudit français Poujoulat écrivait dans sa présentation de la version française du Roman d’Antar par Hammer-Purgstall : « Il faut avoir pris place », nous dit Poujoulat, « à une assemblée de Bédouins au milieu de leur camp, à l’heure où le soleil a disparu derrière les collines de sable et où la fraîcheur descend du ciel splendidement étoilé... Leur âme est tout entière au héros... Est-il victime d’une perfidie ? Que Dieu confonde les traîtres ! disent-ils. Lorsque le héros triomphe : Louanges à Dieu, le seigneur des Armées ! Mais tout devient silencieux, quand le conteur peint une beauté : le portrait se termine toujours par ces mots : Dieu soit loué qui a créé de belles femmes ! Et cette exclamation est répétée par les auditeurs, émus d’enthousiasme et d’admiration » (voir ma note : L’âge d’or arabo-persan au tome 2 de mon Voyage).
Dans ma note sur l’écrivain turc Yachar Kemal (voir : Kemal, Tchoukourova et poésie épique, Bloc-notes 2018) je parle longuement de la tradition épique des Nomades turcs (turkmènes et kurdes), de leurs élégies funèbres aussi, largement improvisées. Le père de Kemal (qui était kurde) avait été assassiné devant lui, alors qu’il n’avait que cinq ans, et cela l’avait profondément traumatisé : il n’a pas parlé jusqu’à l’âge de 11 ans mais écouté les bardes et mémorisé leurs histoires. Au point de devenir barde lui-même. Il y avait un grand barde qui venait au village réciter l’épopée du Fils de l’Aveugle (le Keuroghlou). « Au printemps, près des rochers, quand les feux étaient allumés, tout le village, enfants, jeunes et vieux, l’écoutait avec admiration », raconte Kemal. Il y avait aussi un grand poète et conteur kurde, « l’Homère des Kurdes », qui venait coucher dans la maison familiale. « J’ai été le disciple de tous ces maîtres. J’étais l’un de ceux qui récitaient le mieux Keuroghlou. Un bâton à la main, j’allais de village en village. Sans jouer du saz, je racontais cette épopée, en usant de mon bâton ». Sans saz (un luth à manche long à trois ensembles de cordes) car sa mère les lui brûlait. Elle ne voulait pas qu’il devienne barde ! Dans l’un de ses romans auto-biographiques, la Grotte, Kemal décrit tous ceux qui sont venus assister à la cérémonie funéraire de son père, d’abord le Bey kurde, oncle de l’enfant, qui « surgit des montagnes » (« Alors le bey entonna une complainte en kurde. Sa voix était puissante et jaillissait comme une clameur, à croire qu’il voulait faire entendre ce chant interminable à toute la plaine, à la montagne, au fleuve, à l’Anavarza, à toutes les herbes, à toutes les fleurs, à tous les insectes. Et dès qu’il interrompait son chant funèbre, les cavaliers derrière lui le reprenaient d’une seule voix. Puis tous se taisaient et c’était à nouveau la voix du bey qui s’élevait vers le ciel »). Puis des femmes, la Dame Telli fille et veuve de beys turkmènes, la Dame Zala, une Kurde encore, et la Dame Esse accompagnée d’une quinzaine de pleureuses (on dit d’elle « qu’elle transformait ses élégies en chants du Paradis » et que « le mort qu’elle pleurait ne disparaissait jamais, mais vivait éternellement dans les mémoires »). Tout ceci se passait il n’y a pas si longtemps (Kemal est né en 1923 et est mort il y a quelques années seulement, en 2015), dans la Tchoukourova chère au cœur de Kemal, l’ancienne Cilicie des Romains, adossée aux monts du Taurus. Les élégies rapportées dans son roman sont superbes, elles s’étendent sur de nombreuses pages et la plus émouvante est celle de sa mère qui demande aux grues couronnées de retourner au lac de Van dont la famille était originaire et y clamer la mort de son mari. Et elles sont largement authentiques. Comme ce terrible distique que Kemal a recueilli dans la plaine de Tchoukouvora et qui a été dit par une mère qui venait de perdre son fils :
Quand mon fils est mort
Les fleurs se sont ouvertes en criant !
Je suis prêt à échanger bien des vers de poètes connus contre ces fleurs qui s’ouvrent en criant, ai-je écrit. Et je le pense toujours.
Mais tout n’est pas aussi macabre. Dans Mèmed le Mince, le héros de l’histoire, après avoir réussi à arracher sa bien-aimée à la prison, lui chante ce joli quatrain qui a tout d’un pantoun :
Il y a cinq poires sur la branche.
C’est la pointe de l’aube blanche.
Sa mère n’avait pas mis la couverture,
Et ses blancs tétons ont pris froid.


Dans ma note sur les Contes je parlais d’une autre épopée récitée depuis de nombreux siècles par les aèdes d’une même famille (et je viens encore de la citer dans la dernière note de mon Bloc-notes : L’algérien et l’arabe). C’était en Tunisie, la Geste hilalienne qui contait l’histoire de ces tribus bédouines qui ont déferlé sur l’Afrique du Nord au XIème siècle et qu’un certain Mohammed Hsini de Bou Thadi récite devant l’Universitaire Lucienne Saada qui l’a enregistré en 20 heures d’écoute entre 1974 et 1980 (voir : La Gestion hilalienne, version de Bou Thadi (Tunisie), recueillie, établie et traduite de l’arabe par Lucienne Saada, Récitation de Mohammed Hsini, Gallimard, 1985). Et je citais cet extrait de la Geste décrivant l’une de ses héroïnes, la sombre Jazia :
Descendant sur sa gorge, ses lourdes nattes l’habillent
Noires, foncées, semblables aux ténèbres de la nuit
Ses yeux lorsqu’elle les dirige
Sont des flèches qui frappent comme en un jour de mort.
Or Mohamed Hsini n’était pas le seul à réciter encore de larges pans de cette Geste illustre en Tunisie. D’autres chercheurs ont découvert et enregistré les récits de trois autres aèdes (voir : Histoire des Beni Hilal, et de ce qui leur advint dans leur marche vers l’ouest, versions tunisiennes de la geste hilalienne, publiées par Micheline Galley et Abderrahmane Ayoub, Armand Colin, Classiques africains, 1983). Alors qu’on était déjà dans la deuxième moitié du XXème siècle ! Et vous savez ce qui m’a le plus frappé dans cette histoire ? C’est ce que racontait Lucienne Saada de ce Mohammed Hsini de Bou Thadi : c’est que lorsqu’il prend un taxi pour se rendre à ses séances de récitation, le chauffeur lui fait payer la course par la déclamation de quelques vers de la Geste ! Voilà encore un ultime exemple du respect qu’a l’Oriental pour l’oralité et la poésie !
Si j’en ai reparlé dans cette note citée ci-dessus et intitulée L’algérien et l’arabe, c’est que l’Universitaire qui avait réalisé l’étude qui en est l’objet (voir : La situation sociolinguistique de l’Algérie – Pratiques plurilingues et variétés à l’œuvre de l’universitaire de Mostaganem, Ibtissem Chachou) y défendait le même point de vue que l’écrivain-journaliste Kamel Daoud, c’est-à-dire : plutôt que d’enseigner l’arabe classique à l’école, langue que personne ne parle en Algérie, il vaudrait mieux étudier d’abord l’arabe algérien et, ensuite, comme deux langues étrangères, l’arabe classique et le français. Et elle donnait comme exemple de l’existence historique de cette langue algérienne une autre épopée que je ne connaissais pas, le Melhûn ! C’est une poésie qui date du XVIème siècle et qui relate de grandes batailles de l’époque, écrit-elle. Mais, dit-elle encore, cette poésie algérienne a continué à exister au cours des six siècles qui ont suivi. Et, encore aujourd’hui « de nombreux textes du répertoire du Melhûn sont chantés dans divers genres musicaux dont le raï, le chaâbi, le hawzi ». Intéressant, non ? Il faudra que j’essaye de voir si on trouve quelque chose en français sur ce Melhûn…
Je viens de terminer la lecture du dernier roman de l’écrivain algérien Yasmina Khadra (voir : Yasmina Khadra : Les Vertueux, Mialet-Barrault, Paris, 2022). Je n’avais plus rien lu de lui depuis ses premiers récits et romans, remarquables, essentiels, parce qu’ils évoquaient les dix années noires de l’islamisme sanguinaire qui régnaient alors sur l’Algérie (dont le terrible A quoi rêvent les loups) et sa trilogie, tragique aussi, du policier Llob qui finira par être assassiné par les islamistes. Et puis Khadra est devenu un écrivain professionnel comme ils le deviennent tous, du moins à mes yeux, quand ils n’ont plus rien à dire, cherchent un sujet, s’informent sur un thème et puis écrivent une fiction. Alors j’ai voulu le retrouver. Le sujet me paraissait intéressant : les Algériens dans la première guerre mondiale. Et, effectivement, il semble que Khadra se soit bien informé sur ces sujets, les Algériens sortis de leurs douars pour se battre à Verdun, on les appelait les Turcos, paraît-il, sur les beys tyranniques et tout-puissants, grands propriétaires dans le sud, sur les rébellions en Algérie contre les Français, sur le bagne aussi. C’est plutôt convaincant, prenant par moments, de la bonne et honnête fiction. Mais si je vous en parle ici c’est que Khadra y a aussi mis un poète dans sa fiction, un poète qu’il a appelé Karzaz, qui participe à la rébellion et enflamme les combattants avec ses discours mais les enchante aussi avec ses poèmes d’amour. Et c’est avec un de ces poèmes inventés par Khadra que je vais finir cette note, un quatrain encore, qui pourrait presqu’être un de ces pantouns que j’aime. Presque. Mais pas tout-à-fait. Tant pis :
Qu’est-ce qu’un roi sans sa cour
Sinon un pauvre diable qui s’ennuie
Qu’est-ce qu’un poète sans amour
Sinon une ombre dans la nuit