Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

L'écrivain préféré de mon oncle

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(Ludwig Ganghofer – 1855-1920) 


Il fut un temps où les gens lisaient. Le soir, enfoncés dans leurs fauteuils. Dans leurs salons ou leurs « stubs » chez nous en Alsace. Des salons encore dépourvus de ces étranges lucarnes comme les avait nommées un chroniqueur du Canard. Oui, je parle de cette époque où la télé n’existait pas encore. Et encore moins ces autres lucarnes, PC, tablettes ou téléphones mobiles devenus si smarts qu’ils ont réussi à ensorceler tout le genre humain.
Oui, alors, les gens lisaient des livres. Et c’était le cas de mon oncle et de ma tante. Qui avaient une très belle bibliothèque, faite presqu’entièrement de livres en langue allemande. Il faut dire que ma tante était née en 1899 et mon oncle probablement 5 ou 6 ans plus tôt. L’Alsace était allemande depuis 1870 et allait le rester jusqu’en 1918. Ma tante était née à Montreux-Vieux où étaient établis mes grands-parents maternels. Elle avait une bonne connaissance de la langue française, peut-être parce qu’une part importante de la population de cette commune, arrachée par Bismarck au Territoire de Belfort, était francophone. Mais mon oncle qui était né dans un village proche de Colmar et dont le père était un maçon italien immigré qui avait fait 14 enfants à une fille du coin, avait une connaissance bien plus limitée du français. D’autant plus qu’il a dû faire pratiquement toute la première guerre mondiale dans les Uhlans allemands sur le front russe. Et que plus tard, dans les années 20, alors qu’il avait commencé à travailler dans la construction comme tous les membres de sa famille (l’hérédité italienne), il a trouvé un job dans un cabinet d’architectes en Sarre occupée par l’armée française (où ma tante l’a suivi) avant de revenir en Alsace, à Haguenau, reprendre une briqueterie créée par son frère aîné.
Mon oncle et ma tante n’étaient pas des intellectuels et je ne crois pas que leur bibliothèque comportait beaucoup de livres de ce qu’on appelle de la grande littérature. Mais leurs livres n’étaient jamais inintéressants et beaucoup pouvaient être considérés comme « de la très bonne littérature ». J’en sais quelque chose puisqu’après le décès de ma tante j’ai repris pas mal de ces livres pour les intégrer dans ma propre bibliothèque. Il y avait l’œuvre de Gottfried Keller (le Henri vert et ses Histoires zurichoises), d’autres Suisses, comme le régionaliste Heinrich Federer, John Knittel (le fameux Via Mala dont on a fait un film), Conrad Ferdinand Meyer, (encore un régionaliste), Jeremias Gotthelf, Jakob Christoph Heer (le Roi de la Bernina, roman des montagnes suisses), etc. Des écrivains allemands et autrichiens aussi bien sûr : Heinrich Mann, Jakob Wassermann (le Cas Maurizius), Gustav Freytag (Doit et Avoir), Wilhelm Raabe, Theodor Fontane, toute l’œuvre de Theodor Storm, beaucoup de romans d’Erich Maria Remarque, le Stalingrad de Theodor Plievier, et le très beau livre de souvenirs d’un prisonnier allemand de la première guerre mondiale sur la Sibérie (Theodor Kröger : le Village oublié), etc. Et bien d’autres livres traduits de l’anglais ou du scandinave : Cronin, Davenport, Daphné du Maurier, Selma Lagerlöf, Knut Hamsun, etc. etc.
Arrivé à Haguenau, ville qui possédait alors une des plus grandes forêts communales de France, mon oncle est devenu un passionné de chasse et de nature. Et il l’est resté quand il s’est retiré plus tard à Munster où son groupe de chasseurs exploitait une zone qui couvrait presque tout un côté de la vallée. Son plaisir n’était pas de tuer, je l’ai déjà dit, mais d’observer le gibier, de parcourir la nature. J’ai raconté ailleurs comment il m’emmenait, enfant encore, observer, du haut d’une plate-forme dans les arbres, les chevreuils sortir au crépuscule dans une clairière de la forêt de Haguenau ou, plus tard, adolescent déjà, comment nous allions à 6 heures du matin monter les pentes de la vallée de Munster et voir se lever le soleil à travers les arbres et une biche passer devant nous. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne fallait jamais se servir de son fusil. Cela grouillait de sangliers aussi bien à Munster qu’à Haguenau. Et dans cette forêt-là les vieux mâles étaient de vrais monstres !
Tout ceci pour dire qu’on trouvait aussi beaucoup de livres de chasse et de gibier dans la bibliothèque de mon oncle et de ma tante (ma tante savait se servir d’un fusil elle aussi. D’une canne à pêche aussi d’ailleurs). Et puis de très beaux livres, souvent superbement illustrés, écrits par des forestiers (le Forestier en chef était un personnage considérable en Allemagne) sur leurs chasses et sur leurs bêtes. Et il y avait les livres de ce grand animalier, spécialiste de la Lüneburger Heide, de la grande lande de Lunebourg, Hermann Löns. Et puis il y avait plein de romans d’un écrivain bavarois que mon oncle adorait, Ludwig Ganghofer. J’avoue que, dans son cas, j’ai repris un certain nombre de ces romans, plus par dévotion et en souvenir de mon oncle que pour les accueillir dans ma bibliothèque. Je pensais, comme beaucoup d’Allemands, je suppose, que tous ces écrivains régionalistes faisaient de la sous-littérature, du « kitsch ». Eh bien j’ai eu tort. Et je vais vous dire pourquoi.
C’est quand j’ai découvert que Ganghofer avait passé une thèse de doctorat dont le sujet était la transposition en allemand du Gargantua par l’Alsacien Johann Fischart au XVIème siècle que j’ai commencé à comprendre que cet homme n’était pas un simple petit écrivaillon régionaliste. Je vais en reparler. Car Fischart m’intéresse. Et puis grâce à Wikipédia j’ai appris que Ludwig Ganghofer, fils d’un forestier bavarois (devenu plus tard le Directeur de toute l’administration forestière du Royaume de Bavière) et d’une descendante de Huguenots (Charlotte Louis), a étudié d’abord la construction de machines, puis l’histoire de la littérature et la philosophie, a collaboré à Vienne à des revues littéraires et écrit et mis en scène des pièces de théâtre, a fréquenté Hugo von Hofmannsthal, Richard Strauss, Johann Strauss (pour qui il a travaillé au livret du Baron Tsigane), Rainer Maria Rilke, Frank Wedekind (qu’il a défendu contre la censure et pour qui il a tenu un discours d’adieu sur sa tombe), Heinrich Mann (avec qui il a signé un appel pour une réforme électorale démocratique en Prusse, en 1909), Paul Heyse et Ludwig Thoma (dont il a été un ami proche). Il a également édité toute l’œuvre de l’écrivain autrichien Johann Nestroy (voir ce que je dis de cet auteur dans la note de mon Bloc-notes 2015 : Franzen, Kraus et l’Apocalypse).
Entre 1915 et 1917 Ganghofer a été reporter de guerre, a été grièvement blessé et a écrit plusieurs récits patriotiques. Il a même été membre brièvement en 1918 d’un parti patriotique nationaliste, mais a cessé toute activité politique après la guerre. De toute façon, bien qu’étant un écrivain régionaliste, il n’a jamais trempé dans le mouvement völkisch. Cela ressort très clairement de ses romans. Qui sont humanistes et toujours respectueux de ceux qui sont différents. Et toujours opposés à tout antisémitisme. D’ailleurs son épouse, Katharina Engel, était d’origine juive.

Johann Fischart und seine Verdeutschung des Rabelais von Ludwig Ganghofer, édit. Theodor Ackermann, Munich, 1881.
C’est un peu par hasard que je suis tombé en furetant chez un libraire-antiquaire de Strasbourg sur cette étude comparative entre Rabelais et Fischart qui semble avoir été le sujet d’une thèse de doctorat passée par Ganghofer à Leipzig en 1879. Une étude tout-à-fait étonnante que mon oncle ne connaissait pas bien sûr. Johann Fischart est né à Strasbourg au milieu du XVIème siècle et était l’un des grands pamphlétaires protestants de l’époque (luthérien d’abord puis calviniste). Sa version du Garguanta a paru pour la première fois en 1575. J’en ai parlé au tome 3 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque dans une note sur l’Histoire de l’Alsace (de la guerre de trente ans à 1918) parce que Fischart a fait partie de ces nombreux représentants alsaciens de l’humanisme rhénan et du protestantisme naissant (et de la contre-réforme) qui ont joué un rôle tellement important dans l’histoire de la littérature allemande. Au point qu’ils auraient pu faire de la langue parlée locale la nouvelle langue écrite pan-allemande (le hoch-deutsch) s’il n’y avait pas eu cette guerre dévastatrice, l’annexion par la France et, surtout, le succès de la Bible de Luther plus proche du saxon (« L’idiome alsacien n’était-il pas au début du XVIème siècle celui dans lequel s’écrivaient les meilleurs ouvrages de la littérature contemporaine ? », écrit Paul Lévy dans son Histoire linguistique d’Alsace et de Lorraine. Il pense surtout à la Nef des Fous de Sébastian Brant, « succès sans précédent dans l’histoire littéraire allemande ». Mais pas seulement…). Ganghofer écrit que Rabelais avait eu la chance de disposer d’une langue déjà établie avec sa grammaire et un passé, alors que pour Fischart et ses contemporains on n’était encore qu’aux débuts de la langue allemande, sa forme écrite. Est-ce qu’il a raison ? Quid des troubadours ? Des Alsaciens là encore, Gottfried de Strasbourg avec son Tristan et Reinmar de Haguenau qui a transmis la poésie française à l’Autriche où il a été le maître du grand Walther de la Vogelweide (XIIème et début du XIIIème). C’est parce qu’en Allemagne plus qu’ailleurs, pense Paul Lévy, c’est l’invention de l’imprimerie qui a stabilisé le caractère de la langue. C’est donc « le milieu du XVème siècle qui est par là le point de départ de la séparation définitive entre le langage écrit et la langue parlée ». D’autant plus que c’est aussi cette même invention de l’imprimerie qui a permis « à ces deux courants d’idées, la renaissance littéraire et la renaissance religieuse » de conduire à l’avènement d’un temps nouveau. Or Gutenberg a travaillé à Strasbourg jusqu’en 1444 et l’édition de la Bible de Luther en 42 lignes date de 1450, dit encore Lévy.
« Ganghofer montre comment Fischart suit assez fidèlement le texte de Rabelais », ai-je écrit « mais souvent digresse, élargit, quelquefois juste d’un mot comme quand Rabelais évoque Socrate et dit qu’il est «infortuné en femmes» et que Fischart, qui est très cultivé, ajoute «mais peut-être pas en Alcibiade» ou carrément développe une description rabelaisienne de quelques lignes, comme celle de l’appétit de Grandgousier p. ex., sur deux chapitres entiers ». Très souvent Fischart trouve des équivalents savoureux comme dans cet exemple relevé par Ganghofer : on connaît la demande que fait Rabelais à son lecteur, de toujours chercher la pensée cachée, de broyer l’os comme fait le chien pour en tirer « la substantifique moelle ». Fischart exhorte son lecteur à justement ne pas faire comme le chien, à ne pas laper les mots comme il fait avec la soupe, mais plutôt faire comme les vaches, mastiquer, ruminer, jusqu’à finir par trouver le noyau précieux que l’auteur a noyé dans ses mots.
Fischart est plus moraliste que Rabelais, dit encore Ganghofer, et n’arrive pas toujours à se réfréner. C’est même la thèse centrale de l’étude de Ganghofer. L’amuseur devient donneur de leçons. Pourtant Ganghofer y voit une certaine supériorité par rapport à Rabelais qui lui cherche, toujours et avant tout, à faire rire. Et il cite certains commentateurs qui ont fait la même comparaison entre Rabelais et Molière, en particulier un ancien Doyen de la Faculté de Lettres de Lyon qui a écrit une Histoire de la littérature allemande, Guillaume-Alfred Heinrich, qui dit : « Moqueur en même temps qu’artiste par nature et par tempérament, Rabelais a peint souvent pour le plaisir de peindre, et raillé pour le plaisir de rire. C’est là ce qui le rend inférieur à Molière. Notre grand comique était triste (!) ». Oui, mais il y a peut-être d’autres raisons. Au siècle de Rabelais il était peut-être plus dangereux qu’à celui de Molière de se moquer des représentants de la religion. Il valait mieux passer pour un bouffon. D’ailleurs même Molière a eu quelques sérieux problèmes avec son Tartuffe. Des problèmes que n’avait pas le pamphlétaire protestant qu’était Fischart.
Et puis Fischart transpose l’action dans la société qu’il connaît. Ganghofer reconnaît que sa tâche est facilitée par le fait que les géants de Rabelais sont déjà assez grossièrement germains ! Pour le König, la vieille Histoire de la littérature allemande, le Gargantua de Fischart constitue un véritable trésor pour la connaissance de la vie populaire allemande du XVIème siècle.
Mais ce qui me paraît le plus extraordinaire chez Fischart, Ganghofer en parle bien sûr, mais peut-être pas assez, c’est son incroyable invention linguistique qui vaut bien celle de Rabelais. C’est le plus grand virtuose de la langue de toute la littérature allemande, dit Jean Dentinger, l’auteur d’un panorama historique de la culture du Rhin supérieur (voir Jean Dentinger : 2000 Jahre Kultur am Oberrhein, édit. Dentinger, Mundolsheim). Voici ce qu’il écrit : « Il fabrique, modélise, pétrit et sculpte des mots nouveaux sans fin, soit par retournement des mots soit par des compositions inattendues. Il bricole les mots, les colle ensemble comme dans des «collages» de peinture, les retourne, les déforme, les transforme, les pervertit en en faisant des constructions énormes et monstrueuses ». Et parmi ses nombreux jeux de mots il y en a deux que cite Dentinger et que j’adore : maulhänkolisch pour melancholisch (das Maul hänken veut dire tirer la gueule) et redtörich pour rhetorik (redtörich signifie parole idiote).

Les romans historiques de Ludwig Ganghofer.
Je viens de relire tous les romans et nouvelles que j’ai récupérés dans la bibliothèque de mon oncle et de ma tante. Tous se passent dans les Alpes bavaroises, tous ont un niveau littéraire certain, tous contiennent des descriptions de la nature de la haute montagne absolument remarquables, mais beaucoup contiennent des histoires d’amour, avec une figure de méchant, en un mot sont souvent des histoires d’aventure un peu sentimentales. Mais les œuvres les plus accomplies sont ses romans historiques. C’est pour cela que je vais commencer par ceux-ci.
En expliquant d’abord que Ganghofer s’est enthousiasmé à un moment donné pour une région particulière, celle du pays de Berchtesgaden. Une région, si vous regardez une carte, qui est comme une espèce de langue ou de presqu’île au sud-est de la Bavière et qui s’enfonce dans l’Autriche voisine. C’est une région de haute montagne à la beauté époustouflante (Hitler y a installé son nid d’aigle) et qui était historiquement indépendante de la Bavière. Alors Ganghofer qui s’est en même temps passionné pour l’histoire a décidé d’y placer sept romans historiques (dans son projet initial ils étaient même au nombre de neuf), des romans particulièrement travaillés pour lesquels il a entrepris de longues recherches et dans lesquels il traite de nombreux thèmes qui l’intéressent : l’exploitation des paysans par les couvents et les petits châtelains, la mauvaise vie des moines issus de la noblesse, les guerres de religion, la faiblesse de la royauté, le morcellement et le manque d’unité de l’Allemagne jusqu’aux temps modernes.
Ces sept romans sont : Die Martinsklause (12ème siècle), Das Gotteslehen (13ème siècle), Der Klosterjäger (14ème siècle), Der Ochsenkrieg (15ème siècle), Das neue Wesen (16ème siècle), Der Mann im Salz (17ème siècle) et Das grosse Jagen (18ème siècle). Tous ont paru sous le titre général de Die Watzmannkinder (les enfants de Watzmann) Watzmann étant à la fois le nom de la montagne la plus élevée de la région et le héros d’une légende, celle d’un roi cruel qui aurait régné avec sa femme et ses enfants sur Berchtesgaden. J’en ai trois de ces romans (Das Gotteslehen, Der Ochsenkrieg et Das grosse Jagen), les autres ont été digitalisés par la deutsche Ganghofer-Gesellschaft et sont disponibles librement sur le net, mais je me limiterai à les résumer.

Die Martinsklause (l’ermitage de Saint Martin) (1894)
C’est le début du couvent qui va régner sur la région. Quatre moines Augustins y sont envoyés en l’an 1104. Et dès ce premier roman (selon la chronologie) Ganghofer donne une bien piètre image de ces hommes d’église. Seul l’un d’eux a toutes les qualités requises. Un autre a tous les défauts imaginables et un troisième a fait un enfant à une fille qu’il a abandonnée. Donc critique aussi du célibat. Les moines s’opposent au Chevalier Waze et à ses sept fils qui terrorisent la contrée et que Ganghofer sort ainsi de la légende pour les faire entrer dans l’Histoire. Mais le Chevalier et ses fils sont écrasés par un grand glissement de terre et de rochers. Certains des paysans avaient soutenu les moines pensant qu’avec eux leur sort serait allégé. Ils se trompent. A partir de maintenant les paysans doivent allégeance et tribut au couvent.

Das Gotteslehen (le fief de Dieu) (1899). Mon édition : Das Gotteslehen, Roman aus dem 13. Jahrhundert, édit. Droemersche Verlagsanstalt, Munich.
Un siècle plus tard le couvent est déjà puissant et pourri. Les chanoines se soulent, couchent avec des filles et sont pleins de violence. Seul leur Doyen (der Probst en allemand) est un homme pieux, mais faible et a une grande passion pour la chasse à l’épervier. Le Décan élu par les chanoines est un homme mauvais, ambitieux et dangereux. Quelques-uns des chanoines sortent du lot dont Irimbert issu d’une famille aristocrate de Bavière. Le couvent domine et exploite tous les paysans de la région. Seul l’un d’eux leur échappe, Greimold, qui a nommé sa propriété, pour les narguer, fief divin. Il a une fille aveugle, Juta, complètement innocente, ignorante du mal qui règne dans le monde et dont Irimbert tombe amoureux. Irimbert fait venir un médecin juif réputé qui essaye de rendre la vue à Juta, mais l’opération échoue parce qu’elle découvre ses yeux trop tôt. Ganghofer démontre ici, ce qu’il va encore faire dans d’autres romans, combien il a de respect pour les juifs persécutés et combien il hait l’antisémitisme. Irimbert et Greimold ont un langage qui fait penser à celui des futurs protestants dont Ganghofer, on le verra dans d’autres romans, se sent probablement très proche (relation directe avec Dieu, sans intermédiaire). Mais les paroles d’Irimbert lui coûtent très cher : il est condamné par l’ensemble des chanoines à être emmuré vivant. Ce qui lui sauve la vie c’est leur cupidité : suite à la mort de son frère il devient le seul héritier de son domaine que le Décan rêve d’ajouter à ceux du couvent. L’histoire finit dans la violence. Les chanoines attaquent la propriété de Greimold qui est brûlée. Irimbert se sauve, grâce à un passage secret dans la montagne, avec Juta et se suicide avec elle. Le Doyen en fait autant en se précipitant avec son cheval et son faucon dans le vide. Il n’y a pas de happy end…
Ah, oui, j’oubliais : le Doyen et Irimbert discutent ensemble d’un roman de chevalerie qui vient de sortir à leur époque mais dont seul un court extrait est parvenu jusqu’à nous : Titurel du poète courtois bavarois Wolfram von Eschenbach, mort en 1220 et auteur du fameux Parzival (le Perceval de Chrétien de Troyes) (voir Dieter Kuhn : Der Parzival des Wolfram von Eschenbach, Insel, Francfort, 1986).

Der Klosterjäger (le chasseur du couvent) (1893)
C’est le premier des romans de la série écrits par Ganghofer. L’action se passe au 14ème siècle. Le but de l’auteur est surtout de montrer que le couvent au Moyen-Âge est une institution du féodalisme de l’époque. Loin d’être un centre mystique c’est avant tout un ensemble fermé avec fonctionnaires, militaires, gestionnaires, comptables, etc. dont le but est l’extension, le gain, la fortune.

Der Ochsenkrieg (la guerre des bœufs) (1914). Mon édition : Der Ochsenkrieg, Roman aus dem 15. Jahrhundert, Droemersche Verlagsanstalt, Munich, 1950. Le roman est dédié à l’écrivain régionaliste de Styrie en Autriche, Peter Rosegger.
Ce roman tardif est un véritable chef-d’œuvre, une fresque guerrière. Tout commence lorsqu’un administrateur du couvent de Berchtesgaden s’aperçoit que 17 vaches laitières broutent sur une terre du couvent alors qu’un vieux parchemin n’autorisait son accès que pour des bœufs. Avant même que le paysan libre propriétaire des vaches n’arrive à produire un autre parchemin qui démontre le contraire (une autorisation spéciale royale), l’administrateur a envoyé ses sbires qui enlèvent les vaches, brûlent la petite fromagerie, essayent de violer la fille du paysan et, dans leur violence, tuent son fils invalide. Aussitôt les paysans se soulèvent et, bientôt, il y aura mort d’hommes des deux côtés. Un autre couvent, sentant la bonne affaire, propose aux paysans de venir sur ses terres. Prudent il cherche l’appui d’un châtelain, celui d’Ingolstadt. Qui envoie son armée. Ce qui a pour conséquence l’entrée en guerre d’un autre châtelain, celui de Landshut, ennemi de celui d’Ingolstadt et allié aux châtelains de Munich… Bientôt c’est la guerre générale dans toute la Bavière du Sud (le roman a une base historique réelle, la grande guerre fratricide bavaroise qui a eu lieu en 1421 et 22). Des centaines de morts, d’effroyables destructions, les récoltes anéanties, les villages incendiés. Tout ceci pour 17 vaches laitières. Au point que le mot d’Ochsenkrieg devient l’équivalent d’une guerre inutile déclenchée pour un détail futile. Un véritable roman anti-guerre publié, si mes sources sont exactes, en 1914, l’année même où commence la première guerre mondiale avec son génocide de braves paysans… Ce roman permet de donner une autre image de Ganghofer à qui on a reproché d’avoir écrit des textes patriotiques de propagande à l’époque où il était correspondant de guerre entre 1915 et 1917 (il a d’ailleurs été gravement blessé). Karl Kraus se moque cruellement de lui et de son ami l’Empereur dans son grand texte des Derniers Jours de l’Humanité.
Quant à moi je ne peux m’empêcher de penser à la guerre de 1870 déclenchée elle aussi pour un prétexte bien futile, la fameuse dépêche d’Ems. Et dont les effroyables et sinistres événements de la première moitié du XXème siècle en Europe sont les conséquences. Le grand Ochsenkrieg européen !

Das neue Wesen (L’être nouveau) (1902)
Le roman se passe au cours des années 1524/25. Les débuts de la Réforme et les guerres des paysans. Conflit entre Salzburg et Berchtesgaden. Révolte paysanne contre l’archevêque de Salzburg. Infiltration de luthériens dans les deux régions, surtout une fois que l’archevêque de Salzburg a confié l’exploitation des mines de sel à des propriétaires privés et que ceux-ci font venir des ouvriers saxons. Les deux aspects des révolutions : espoir et déception. On sait que les révolutions des paysans ont eu lieu après la proclamation de la Réforme et que, dans une certaine mesure, leurs chefs se sont appuyés sur Luther pour les justifier, mais Luther les a condamnés sévèrement. Même si c’est tardivement, une fois qu’il était devenu évident qu’ils allaient échouer. Ganghofer en est conscient.

Der Mann im Salz (l’homme du sel) (1906)
On est au début de la guerre de trente ans (1618). Le système féodal est en train de s’auto-détruire. Par ce mélange entre pouvoirs temporel et spirituel et un autoritarisme extrême. On découvre un homme conservé dans le sel ce qui fait monter les superstitions. Et l’Eglise y aide en menaçant les foules avec l’enfer. Peur et superstition sont les causes de la persécution des sorcières qu’un Dominicain venu de Cologne encourage avec une boîte à dénonciations anonymes. Sur le plan historique c’est plutôt à Würzburg que des procès massifs de sorcières avaient eu lieu.
A la fin du roman on voit déjà les troupes espagnoles traverser la plaine de Salzburg pour envahir la Bohême. La guerre débute.

Das große Jagen (la grande chasse) (1918). Mon édition : Das große Jagen, Roman aus dem 18. Jahrhundert, Droemersche Verlagsanstalt, Munich.
C’est encore un très beau roman. Ganghofer a atteint l’âge de la sagesse (il a 63 ans). Le roman est plein d’humanité. Il commence par la réunion de trois personnages qui ont pour mot de reconnaissance le mot « homme ». L’un est un médecin juif qui s’est converti au catholicisme pour sauver sa peau, alors que sa femme et son enfant ont été massacrés devant lui. Il leur lit des textes de Spinoza. L’autre est un sculpteur à qui on a coupé la main droite parce qu’il a essayé de sauver un protestant. Le troisième est un prêtre catholique qui a des idées larges, humanistes justement. Ou simplement chrétiennes ?
On est en 1733. La guerre de trente ans est terminée depuis 1648. On pourrait penser que depuis le traité de Westphalie tout le monde est libre de choisir sa religion. Il n’en est rien. Berchtesgaden est toujours sous la domination du couvent. Les protestants se cachent. Ils se rassemblent la nuit, enveloppés dans des tenues blanches comme des fantômes. On les appelle les Invisibles. Et les catholiques doivent se saluer par un : « Loué soit Jésus-Christ et la sainte mère Marie » auquel il faut répondre par : « Depuis maintenant jusqu’en toute éternité, Amen ». Et chaque salut rapporte trois semaines de réduction du temps de purgatoire.
Ganghofer, dans ce roman, plus qu’ailleurs, montre son admiration pour les Réformés. Est-ce parce que sa mère est d’une famille huguenote ? Ou simplement parce que, par ses recherches historiques, il s’est rendu compte de l’attitude condamnable d’un grand nombre des représentants de l’Eglise. Par leurs mœurs comme par leur façon d’exploiter les paysans. Exploiter leur crédulité aussi. Peut-être aussi parce que la façon qu’ont les disciples de Luther de s’adresser directement à Dieu sans vouloir d’intermédiaires lui plaît intellectuellement. En tout cas on y apprend que le Salzgut voisin a déjà expulsé 30000 protestants. Et voilà que Berchtesgaden veut en faire autant. Où vont-ils ? En Prusse où on est très content de les accueillir. Dans le roman l’aristocrate, haut-fonctionnaire délégué par le Roi de Prusse pour organiser le transfert des expulsés, est accompagné d’un officier anonyme qui est le fils du Roi, celui qui va monter sur le trône en 1740 sous le nom de Frédéric II, ou Frédéric le Grand ou plus tard le vieux Fritz, fanatiquement francophone et ami de Voltaire (ils échangent une volumineuse correspondance et Voltaire se rend deux fois chez le roi). Ganghofer en fait un portrait idéaliste. Il joue de la flûte, il lit Voltaire et il est à l’écoute du peuple. C’est vrai qu’on l’a aussi nommé le Roi philosophe et le principal représentant du courant des despotes éclairés. Mais je crois qu’il se fait quelques illusions sur le personnage et sur la Prusse en général. Le Bavarois qu’il est admire la discipline prussienne ! Il est vrai qu’à son époque l’Allemagne reste encore un pays divisé en 27 principautés ! Mais Ganghofer oublie que les descendants de ce vieux Fritz n’ont rien de démocrate. Frédéric-Guillaume IV refuse dédaigneusement le titre d’Empereur que lui propose l’Assemblée de 1848 et Guillaume Ier, à Versailles, en 1871, accepte la couronne impériale mais refuse de la recevoir du représentant du Parlement (je ne vais quand même pas ramasser ma couronne dans la boue, a-t-il dit ou quelque chose de ce genre).
La grande chasse du titre n’est pas une chasse au gibier. Ici on chasse des hommes. Et la fin n’est pas heureuse. Car la plaine prussienne avec ses terres arides ne fera jamais oublier aux pauvres réfugiés les divins paysages de haute montagne qu’ils quittent pour toujours…

Les autres romans de Ganghofer.
Je dispose de nombreux autres romans et nouvelles de Ludwig Ganghofer récupérés de la bibliothèque de mon oncle. Depuis l’une de ses premières nouvelles Der Herrgottschnitzer von Ammergau (le sculpteur de Christs d’Ammergau) (1890) contenus dans un recueil de nouvelles des hautes terres (voir : Der Herrgottschnitzer von Ammergau und andere Hochlandgeschichten, édit. Droemersche Verlagsanstalt, Munich, 1950) jusqu’à deux très belles publications posthumes, Hochlandzauber, Geschichten aus den Bergen (magie des hautes terres, histoires de nos montagnes) et Bergheimat, Erlebtes und Erlauschtes (notre montagne, histoires vécues et entendues) qui ont éditées par Franke à Berlin en 1931 et 33.
Je savais que la sculpture sur bois était une spécialité du Tyrol (l’allemand dispose d’un verbe spécial pour cela : schnitzen) mais il faut croire qu’elle existait aussi en Bavière (et peut-être dans d’autres régions alpines). Si à Ammergau on sculpte des Christ en croix, à Oberammergau subsiste une très vieille tradition que l’on connaissait ailleurs en terre chrétienne, la représentation, pour de vrai, de la Passion du Christ. Dans le recueil de nouvelles du Herrgottschnitzer on trouve une autre histoire bien plaisante, Das Kaser-Mandl. L’histoire d’un fantôme qui rode dans les huttes des Alpages lorsque tout le monde est parti. Lors de la soirée de Noël à laquelle assistent tous les valets et servantes, leur patron, le riche paysan qui a un peu trop bu leur fait une proposition : si l’un des valets a le courage de monter à la hutte de son alpage et rapporte la grande cuillère avec laquelle on tourne le lait pour en faire du fromage, il lui fera cadeau d’une vache. Personne ne se propose. Trop peur du fantôme. Une jeunette arrivée le jour même pour devenir sa cuisinière et qui doit subvenir à sa mère malade accepte le pari. Elle monte avec sa lampe, arrive là-haut et, effrayée, voit la hutte allumée et le fantôme qui est là, avec sa figure qui est noire, et qui fait la cuisine. En réalité c’est le fils du paysan que celui-ci a envoyé à la ville faire des achats de peur qu’il monte en douce tirer les chamois (et y risque sa vie car en ce temps braconniers et chasseurs se tiraient facilement dessus). Or c’est bien ce que le fils a fait. Il a envoyé un ami en ville à sa place et il est allé grimper là-haut, s’adonner à sa passion. Au début les deux sont secoués, puis le fils du paysan s’amuse, fait le fantôme, ce qui est d’autant plus facile qu’il a la figure toute noire de suie comme font les braconniers. La fille ne se doute de rien, accepte de l’embrasser car elle sait que c’est ainsi qu’on libère les fantômes et puis redescend courageusement jusqu’à la ferme. Le paysan est bien obligé de lui donner sa vache, mais le fils descend lui aussi, va épouser la petite courageuse et c’est ainsi que la vache restera dans son étable…
Les deux volumes posthumes sont magnifiquement illustrés de photographies en noir et blanc de la nature, du gibier, des bêtes des troupeaux et des gens. Les histoires sont courtes sauf un petit roman, Der Jäger von Fall (le chasseur de Fall) (1883), une histoire de braconnier justement. Une histoire d’amour aussi. Comme on en trouve partout dans l’œuvre de Ganghofer, même dans ses romans historiques. En général des histoires d’amour où il faut franchir des obstacles avant que le couple puisse être réuni. Soit parce que les deux amoureux sont dans des partis ennemis (comme Romeo et Juliette), soit parce que la fille est tombée amoureuse d’un vaurien, d’un braconnier par exemple. Et qu’il faut un certain temps pour qu’elle comprenne que son vaurien ne vaut rien et que le seul garçon digne de son amour est le bon, le chasseur. On reconnaîtra là l’excellente connaissance de la psychologie féminine de Ganghofer. On sait bien que les filles manquent de discernement dans ce domaine alors que les garçons reconnaissent du premier regard celle qui sera l’amour de leur vie… Le Jäger von Fall a été représenté au cinéma six fois ! D’ailleurs Wikipédia signale 45 films réalisés à partir des œuvres de Ganghofer. Ce qui montre bien la puissance de son imagination.
On trouve une nouvelle du même genre dans un autre recueil de nouvelles, Der Besondere – Dschapei, Droemersche Verlagsanstalt, Munich, 1951. Der Besondere (1893) c’est le spécial, celui qui sort de l’ordinaire. C’est justement ce que la fille de l’histoire veut. Elle ne veut pas se satisfaire d’un garçon ordinaire. Manque de chance celui qu’elle veut est encore un méchant braconnier…
Dans les romans dont je dispose il y a encore celui-ci : Der Waldrausch, Droemersche Verlagsanstanlt, Munich. Waldrausch signifie l’ivresse de la forêt. Mais c’est aussi le nom local d’une plante médicinale locale aux fleurettes blanches et aux baies rouges dont Ganghofer connaît bien sûr le nom latin (peut-être la baie aux ours en français ?). Et le vieux de la forêt qui les ramasse et dont personne ne connaît l’âge a reçu le nom de Waldrauscher.
Ce roman tardif (il date de 1908) est, malgré quelques invraisemblances, intéressant à plus d’un titre. D’abord parce qu’un enfant de la forêt, devenu ingénieur des TP, va être chargé de la construction d’un barrage qui doit régulariser le torrent qui descend dans la vallée et est souvent la cause d’inondations et de destructions. Or pour son chantier l’ingénieur a besoin d’ouvriers italiens. Et bientôt les locaux s’opposent à eux. Alors une fois de plus Ganghofer nous donne une leçon d’humanisme. Il faut respecter l’autre, celui qui est différent. Pour la première fois il reproche aussi aux habitants de ces montagnes d’être trop conservateurs. Ils ne veulent aucun changement. Par principe.
Il règne aussi dans ce roman une atmosphère un peu fantastique ou féerique. A cause d’un personnage un peu mystérieux, une duchesse dont on ne saura jamais le nom, qui passe à cheval à travers la forêt et semble aux enfants comme une fée. On l’entend encore jouer du violon dans son château et le Waldrauscher semble avoir un secret lien avec elle.
Et puis il y a justement ce Waldrauscher qui, continuellement, récite ou chante des poèmes. J’y reviendrai encore à Ganghofer poète et à la poésie populaire souvent moqueuse des jeunes garçons et filles de la montagne. Mais les poèmes du Waldrauscher sont différents. Du non-sens ? Ou sens caché ? Mais il y a encore beaucoup d’autres poèmes dans ce roman. L’ingénieur récite du Schiller à la duchesse et l’un des ouvriers italiens récite des vers de Pétrarque à une beauté du coin !
Autre roman un peu à part : Der hohe Schein, Adolf Bonz & Comp., Suttgart, 1928. Le roman date de 1904. Il est écrit dans un très beau style, un peu à l'ancienne. J’y trouve quelques reflets mystiques. Déjà le mot Hohe Schein donné à la montagne qui surmonte l’action, la lueur d’en haut. J’ai toujours pensé que les Allemands avaient une espèce de respect mystique pour la nature, les forêts et les montagnes en particulier. C’est ainsi que je me suis expliqué le succès précoce des Verts en Allemagne. Les montagnards que nous décrit ici Ganghofer ont l’air plutôt cultivés. Une famille de forestiers qui adore Beethoven. Un groupe de comédiens de Munich en vacances qui va leur jouer Iphigénie de Goethe. D’ailleurs la famille qui accueille un homme de la ville qui cherche dans la nature les vérités qu’il n’a pas trouvées dans les livres, admire beaucoup Goethe, justement. Ceci étant la nature ne peut pas tout. Il y a aussi des drames, un prêtre borné, une fille-mère abandonnée qui se suicide, un homme sorti de prison qu’on rejette. Et des classes sociales, des pauvres et des riches…
Et, en postface, on trouve un magnifique hommage de Ganghofer à sa mère, la descendante huguenote décédée trop tôt, joyeuse, moqueuse et raconteuse d’histoires. Et on ne s’étonne plus que dans Waldrausch les deux amis héros de l’histoire aient avec leurs mères des liens particulièrement proches.
Quant au troisième roman, Die Trutze von Trutzberg, eine Geschichte aus Anno Domini 1445, Deutsche Buchgemeinschaft, Berlin, 1915, c’est encore un roman historique, mais hautement comique. On dirait la guerre picrocholine. Il est vrai que Ganghofer connaît bien Rabelais. C’est l’histoire de deux châtelains amis, Korbin zu Puechstein, plutôt pauvre, ayant préféré de loin guerroyer dans le vaste monde que de s’occuper de sa propriété, et Melchior Trutz von Trutzberg, gros, riche et glouton. Melchior a une femme acariâtre et économe et un fils brutal et coureur. Korbin une femme douce et une fille charmante qu’on a fiancée au fils de Melchior. Il y a encore deux voisins belliqueux, les frères Peter et Heinz von Seeburg qui pensent avoir des droits sur une forêt bien giboyeuse qui appartient aux Trutzberg.
Et puis il y a le héros de l’histoire, le berger Lien, fort, intelligent et beau, un peu naïf aussi, mais qui préfère garder ses moutons plutôt que devenir un soldat de Trutz (en fait le véritable héros de l’histoire c’est le chien berger du berger, mais je vous en parlerai plus tard). Au sortir d’une fête chez les Trutzberg, Korbin s’aperçoit que les frères Seeberg sont en train d’organiser une grande battue dans la forêt convoitée et de prendre le gibier dans de grands filets. Korbin demande à Lien de chercher de l’aide, Lien part et revient, voit Peter jeter une lance sur Korbin et l’abat d’une pierre avec sa fronde (comme David abat Goliath). Peter est mort. C’est la guerre. Le château de Korbin est brûlé, celui des Trutzberg attaqué avec des machines comme celles des Romains. Alors Lien qui connaît bien les bois et qui est fort, va la nuit dans le camp des Seeberg, neutralise Heinz, le ficelle et l’amène sur son dos jusqu’au château des Trutzberg. C’est la victoire. Le fils Trutzberg se tue en sortant de la fenêtre d’une servante. Mais c’est pas grave car on découvre que le berger Lien est un fils naturel de Melchior Trutz von Trutzberg. Et, en plus Lien et Hilde, la fille de Korbin, sont amoureux l’un de l’autre. Et voilà qu’arrive le duc Albrecht de Bavière-Munich à qui on avait demandé de l’aide. Il arrive après la bataille, mais c’est pas grave non plus. Il va emmener Lien à Munich pour en faire un aristo. Et dans un an Lien et Hilde pourront se marier et avoir beaucoup d’enfants…
Ah, oui, j’allais oublier le chien. Un chien berger avec de longs poils noirs. Et des yeux tout le temps fixés sur son maître. Un chien dont on va, tout au long de l’histoire, suivre les réflexions. Et les inquiétudes. Quand son maître, amoureux, oublie de lui préparer sa pâtée, il ne dit rien, ne se fait du souci que pour son maître. Quand la guerre se prépare et que le berger envoie son troupeau à la montagne, il hésite entre son devoir, accompagner les moutons, et son amour pour son maître et décide pour le maître. Et quand le berger s’habille d’armures il se demande si c’est bien son maître qui est dedans. A la fin de l’histoire, quand le berger part avec le Duc il faut bien qu’il reste là. Avec la belle Hilde qui promet d’en prendre soin. Quant au chien il va être obligé d’échanger son maître pour une maîtresse.
Cela vous amuse tout cela, me demandez-vous ? Oui, j’adore. D’ailleurs Ganghofer s’est bien amusé aussi en écrivant l’histoire. Vous êtes donc retombé en enfance ? Oui, et alors, pourquoi pas ?

Ganghofer, poète.
Ganghofer était aussi poète. Mon oncle ne devait pas le savoir. Ou si, parce que la poésie populaire est présente dans beaucoup de ses romans et nouvelles. Il faut dire que les montagnards bavarois comme ceux de Suisse sont connus (ou l’étaient) pour leurs quatrains moqueurs, les Schnadehüpfel. Mon érudit ami Georges Voisset, spécialiste du pantoun malais, avait même trouvé un Schnadehüpfel qui ressemblait à un pantoun : il faut rappeler que la particularité du pantoun c’est que les deux distiques ont des rôles différents : le premier ne fait que créer une vague atmosphère censée annoncer le second qui est l’objet principal du poème. Le Schnadehüpfel de Georges est celui-ci :
Was hilft mir a schöner Apfel,
wenn er auf’m Baum hängt;
Und was hilft mir a schön Dirndl,
wenn’s nit an mi denkt.

Que me sert une belle pomme,
tant qu’elle reste accrochée à l’arbre ;
Et que me sert une belle fillette,
tant qu’elle ne pense guère à moi.
Chez Ganghofer le Dirndl devient Deandl. On le verra plus loin. Dans un des recueils de poèmes de Ganghofer en dialecte (il a aussi écrit de la poésie en allemand), on trouve celui-ci (ici la demoiselle a tellement d’amants que quatre vers ne suffisent pas) :
Die Glaubakathl
Die Kathl vom Glauba
Treibt's weiters net sauba !
Zwoa Schätz hat ’s in Fall
(Den Sepp und den Hies)
Und drei z'Achntal
Und fünf in Lengries.
Und in Winkel hat ’s vier,
Und z'Urfeld hat ’s oan
(Der war Kürassier),
Grad in China hat ’s koan.
Aber z'Tölz, wo ‘s a Jahr
Postkellnerin war,
Da hat ’s — i sag weni —
A Stuckera zehni.

La Glauber-Cathy
La Cathy du Glauber
A des drôles de mœurs
Elle a deux amoureux à Fall
(le Sepp et le Hies)
Et trois à Achntal
Et cinq à Lengries
Et à Winkel elle en a quatre
Mais à Urfeld seulement un
(un ancien cuirassier)
En Chine, par contre, elle n’en a aucun.
Mais à Tölz où elle était une année entière
Serveuse à la Brasserie de la Poste
Elle en avait, sans exagérer,
Au moins une bonne dizaine.

Dans ce même recueil on trouve un autre poème de Ganghofer qui me plaît :
Die nützlichen Sachen

Auf unsera Welt da
Gibt's Sachn gar viel;
Und da hat dös Kloawunzigst
Sein Sinn und sei Ziel.

Die Baam san für d' Vogein,
Da See ist für d' Fisch,
Die Alma für d' Kuehla,
Da Wald is für d' Hirsch.

Da Pfarr vagibt d' Sünden,
Und 's Bier gibt an Kraft,
Und d' Lieb is für Leutln,
Wo jung san, daschafft.

Und d' Fenstr an d' Häusa
San deswegen gmacht,
Dass d' eini konst steign
Zum Schatz in da Nacht.

Les Choses utiles

Il y a beaucoup de choses
Dans notre monde ici-bas
Et la moindre des choses
A son sens et son but

Les arbres sont pour les oiseaux
Le lac est pour les poissons
Les alpages pour les vaches
La forêt est pour les cerfs

Le curé remet les péchés
La bière te donne des forces
Et l’amour est pour ceux
Qui sont jeunes et fatigués

Et les fenêtres des maisons
Sont faites pour que la nuit
On puisse y monter
Pour rejoindre sa belle

Quand il est chanté, le Schnadehüpfel devient Stanzl en Bavière. L’origine du mot est probablement la stanza italienne. Aux mariages on va chanter :
Jetzt bist du verheiratet
Jetzt bist du ein Mann
Jetzt schaut dich dein Lebtag
kein Madel mehr an

Maintenant tu es marié
Maintenant tu es un homme
Maintenant jusqu’à la fin de tes jours
plus aucune fille ne te regardera plus

Très souvent les Stanzl se suivent. On en trouve des charmants (peut-être une chanson populaire) dans le Jäger von Fall (le Chasseur de Fall) :
Bei eim Bacherl steht a Hütterl,
Bei dem Hütterl steht a Bam,
Und sooft ich da vorbeigeh,
Find und find ich halt net ham.

In dem Hütterl haust a Maderl,
Is so frisch als wie a Reh.
Und sooft ich ‘s Maderl anschau,
Tut mir’s Herzerl halt so weh !

Und dös Maderl, dös hat Äugerln,
Wie am Himmel drobn die Stern,
Und sooft ich d’Äugerln anschau,
Möcht ich halber narrisch wern !

Und ich kann ‘s halt net vergessen,
Ob ich wach bin, ob ich tram,
Allweil denk ich an dös Hütterl
Bei dem Bacherl, bei dem Bam.

Près du ruisseau il y a une cabane,
Près de la cabane il y a un arbre,
Et chaque fois que je passe devant,
J'ai bien du mal pour retourner chez moi

Dans cette cabane loge une fillette
Aussi fraîche qu’une biche
Et chaque fois que je regarde la fillette,
Mon cœur me fait tellement mal !

Et cette fillette, elle a des yeux
Comme les étoiles là-haut au ciel,
Et chaque fois que je regarde ces yeux-là
Je crois que je deviens presque fou !

Et je ne puis jamais l’oublier,
Que je sois éveillé ou que je rêve,
Tout le temps je pense à cette cabane
Près du ruisseau, près de l’arbre.

Mais quand le chasseur se fâche il est moins romantique :
Geht’s auffi in Himmi,
Geht’s abi in d’Höll,
Es is mir alls einding,
Und sei’s wie dr wöll !

Und holt mich der Tuifi,
Und sied ich und brenn,
Sei’ Großmutter kocht mir
An Äpfelschmarren !

Que je monte au ciel
Ou que je descende en enfer,
Tout m’est parfaitement égal,
Qu’il en soit comme tu veux

Es si le diable m’emmène
Et que je cuis et que je brûle
Sa grand-mère me fera
Un gâteau aux pommes !
Les Bavarois ne sont pas des Alémans, leur dialecte est plus proche de l’autrichien. Il n’empêche, ces auffi et abi (auf et ab, vers le haut, vers le bas) me touchent car ils me rappellent les ûffi et âbi du haut-alémanique de la Suisse et du sud profond de mon Alsace natale !

Dans une autre nouvelle, bien dramatique, Die Seeleitner’s Leut (les gens de la ferme Seeleitner), qui se passe près d’un lac, on trouve un autre très beau chant :
A See, der is blau, der liegt in ei’m Tol –
Da woaß i a Deandl, dös gfallt m’r so wohl.

Dös Deandl, dös is grad wie Milch und wie Bluet,
Wie a Rehcherl so sanft, wie a Lamperl so guet.

Dös Deandl kon singen wie’s Zeiserl am Baam,
Und Ziedern kon’s schlagen wie a himmlicher Traam.

Und juchzt mei Deandl, so ziedert da See,
Und die Berg alle wackeln bis auffa in d’Höh.

Um di, du mei Deandl, draht si alls, was i bin,
Dei ghear i, dei bleib i mit Herz und mit Sinn.

Und schieß i an Gamsbock, a schwarzer muß’s sein,
Der Gamsbart, liebs Deandl, der gheart nacha dein.

Und wann i am Berg wo an Edelweiß find,
Paß auf, was i für a schöns Sträußerl dir bind.

Un is wo a Schießn, so geh i dazua,
Dös schönst seiden Tüchel daschießt dr dei Büa.

Du bist amal mei, und di geb i net auf,
Mei Seligkeit, Schatzerl, vaschwör i da drauf.

Und müeßt i bald sterbn, und gräben s’ mi ein,
Mei Grab döes mueß nacher am Walchnsee sein !

Il y a un lac, qui est bleu, au fond d’une vallée
C’est là qu’il y a une fille qui me plaît plus que tout

Cette fille elle est pure comme le lait et le sang
Aussi douce qu’une biche, aussi bonne qu’un agneau

Elle chante aussi bien que le rossignol dans les bois
Et quand elle joue de la cithare, c’est comme un rêve divin

Et quand elle se met à yodler, elle fait vibrer le lac
Et les montagnes en tremblent jusque tout en haut.

Autour de toi, mon amour, tourne tout ce que je suis,
Je suis à toi, pour toujours, avec mon corps et mon âme.

Alors il lui promet encore de tirer un chamois, un bouc, et de lui offrir sa barbe noire, de monter dans la montagne, lui cueillir un bouquet d’Edelweiss, d’aller à la foire et lui gagner au tir une écharpe en soie. Tu es à moi, lui jure-t-il, mon trésor, et je ne te lâcherai jamais, et si je meurs je veux qu’on m’enterre au bord de ton lac.

Les courts vers du vieux Waldrauscher sont différents. On croit entendre une sagesse indienne, une indifférence entre bien et mal, une nature qui ne change pas. Une sagesse de vie en tout cas :
Und i leb, sagt der Wald, und
Hab Fruahjahr und Hirbst !
‘s bleibt alleweil ‘s gleiche,
Wia d’lebst oder stirbst !
Und ‘s Scheitl im Ofen,
Dös liebt noch und brennt –
Gluat geben hoaßt leben,
Und Aschen hoaßt’s End.

Et je vis, dit la forêt, et
J’ai printemps et automne !
Et tout continue comme toujours
Que tu vives ou que tu meures
Et la bûche dans le fourneau
Elle vit encore et elle brûle –
Donner de la braise c’est vivre
Et la cendre est la fin.

Und alles kommt wieder,
‘s bleibt alles wie’s war.

Et tout revient toujours
Tout reste come c’était.

Und a Fuier fliagt um,
Und was fragst mi denn drum ?
Dös Fuier, dös kennt
Bloß oaner, der brennt.

Geh hoam und sei gscheit
Und verlang d’r koa Freid !
Wer tagsüber lacht,
Der woant über Nacht.

Il y a un feu qui se propage
Ne me demande pas ce que c’est.
Ce feu, ne le connaît
Que celui qui brûle.

Rentre chez toi et sois sage
Ne demande pas de joie !
Celui qui rit le jour
Va pleurer toute la nuit.

Bloß auf d’Augen kommt’s on !

Wia’s oaner betrach’t,
Hat’s Liacht oder Nacht,
Und a Ries weard a Zwerg,
Und a Stoanl a Berg.

Wer kalt is und gwinnt,
Hat Glück, dös verschwindt,
Wer blüaht und verliert,
Hat’s Beste verspürt.

Tout dépend des yeux

Selon que l’on regarde,
C’est la lumière ou la nuit,
Et un géant devient nain,
Et la pierre sera montagne

Celui qui est froid et qui gagne,
A un bonheur qui disparaît,
Celui qui brûle et qui perd,
A vécu ce qu’il y a de mieux.

Et puis ce vieux Waldrauscher qui a presque cent ans sait encore ce que c’est que l’amour :
Und d’Liab is a Lachen,
Der Sunnschein hat’s bracht,
Und d’Liab is an Elend,
Sein Muatta hoaßt : Nacht !

Und d’Liab is a Fuierl,
Wo koaner net woaß :
Wer’s zündt und wia’s brennt und
Warum a so hoaß ?

Bua, d’Liab is a blinde,
A feldfremde Maus,
A Wildtaub im Käfi,
A Gast in deim Haus.
Der tuat, was er will, und
Der macht’s, wie er mag,
Und schreit d’r : dü Knechtl,
Jetz tua, was i sag !

Et l’amour est un rire,
C’est le soleil qui l’apporte,
Et l’amour est une misère,
Son symbole : la nuit !

Et l’amour est un feu,
Où personne ne sait
Qui l’a allumé et comment il brûle
Et pourquoi il est si chaud ?

Mon garçon, l’amour est une souris
Qui est aveugle et étrangère aux champs,
Un pigeon sauvage enfermé dans une cage,
Un hôte dans ta maison,
Qui fait ce qu’il veut
Et comme il a envie,
Et qui crie : oh, valet,
Maintenant fais ce que je te dis !

Une remarque pour finir. Si j’ai traduit autant de poèmes en dialecte bavarois c’est que j’y ai pris du plaisir. Mais il n’y pas que les poèmes : presque tous les dialogues des romans et nouvelles de Ganghofer sont en bavarois. Ce qui est une belle performance et font de son œuvre un véritable document. Et pourtant un germanophone ne rencontre guère de grands problèmes de compréhension. Peut-être Ganghofer a-t-il un peu arrangé sa langue. Car je me souviens que dans ma jeunesse, lors d’un voyage touristique avec ma tante à Munich et environs, nous nous sommes rendus dans un village où elle voulait rencontrer quelqu’un qu’elle connaissait. Et alors il y avait là des gens dont on n’a pas compris un mot ! Il est vrai qu’une langue étrangère est toujours plus difficile à comprendre à l’audition qu’à l’écrit.

Je ne sais pas si on lit encore Ludwig Ganghofer en Allemagne aujourd’hui. Mais ce dont je suis certain maintenant c’est que ceux qui l’accusent d’avoir écrit du « kitsch » ont entièrement tort. Sa langue est belle, ses histoires tiennent debout, sa description de la nature est un continuel ravissement et il n’y a pas mal de poésie, de réflexion, d’amour, d’humour et d’humanisme dans tous ses écrits.