Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Retour à Adichie, écrivaine nigériane

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(Chimamanda Ngozi Adichie : L’Inventaire des Rêves, traduction Balandine Longre, Gallimard, 2025)

J’avais déjà pris bien du plaisir à la lecture du dernier roman d’Adichie, Americanah, paru en français en 2014, chez Gallimard également. Ce qui m’avait surtout amusé, si je me rappelle bien, c’est la façon dont elle raconte avoir vécu sa négritude : tant que j’habitais Lagos, je ne me suis absolument pas sentie noire, disait-elle quelque part. C’est à Londres qu’appelant un soir un taxi et voyant celui-ci repartir aussitôt dès que le chauffeur voit sa figure qu’elle a, pour la première fois, rencontré le racisme anti-noir. Cela me rappelait ce que nous racontait notre informaticienne qui venait de je ne sais plus quel Etat africain et portait le nom improbable de Madame Afrika (remarquez : informaticienne est un grand mot ; à l’époque on rentrait encore les données en perforant des cartes !). Elle avait deux enfants en bas âge et avait du mal à trouver à se loger à Luxembourg (on était au début des années 70). Alors, lorsqu’elle se présente à la porte d’un appartement à louer dont elle avait trouvé l’annonce dans le journal, une femme lui ouvre la porte, nous a-t-elle raconté, et, effrayée, le visage ébahi, lui claque aussitôt la porte au nez. Elle en rigolait elle-même. Finalement on a été obligé de la loger avec sa progéniture dans une maison ancienne qui se trouvait sur le terrain de l’usine.
Il y avait autre chose qui m’avait également frappé dans son roman, c’est la différence qui existait en Amérique, disait-elle, entre Afro-Américains et Noirs originaires d’Afrique. Dans tout et, pour commencer, dans leurs conceptions de la femme. Mais pas seulement. C’est comme si les premiers étaient toujours complexés d’être des descendants d’esclaves. On y vient d’ailleurs de manière explicite dans le nouveau roman d’Adichie. C’est ainsi que l’amant, il est vrai pas très subtil, de l’une des héroïnes, Chiamaka, raconte souvent, quand il a bu : « Vous savez que les ancêtres de Chia ont probablement vendu les miens ? Elle est l’héritière d’une vieille fortune igbo qui remonte à des siècles. Sur cette côte d’Afrique de l’Ouest, ils ne vendaient pas que des fruits du palmier aux Blancs ».
Tout de suite après avoir lu Americanah, j’étais tombé sur le roman d’une Camerounaise anglophone, un premier roman tout-à-fait remarquable : Voici venir les Rêveurs d’Imbolo Mbue, paru chez Belfond en 2016. Il racontait en détail le combat d’un couple de jeunes immigrants de Limbé au Cameroun, les difficultés pour obtenir les sacrés papiers, le visa d’abord, puis le « document d’emploi provisoire », valable seulement tant que la demande d’asile est en cours de traitement, enfin la fameuse green card qui n’arrive jamais. Le couple a d’abord de la chance, chance surtout due à un cousin solidement installé et qui a des relations. Et puis c’est la malchance. La crise des sub-primes, une de ces crises que le capitalisme américain déclenche de temps en temps et qui nous frappe d’ailleurs régulièrement nous autres Européens. C’était déjà le cas en 1929. Et c’est de nouveau le cas en ce moment avec la folie des taxes douanières de Trump. La crise de 2008 touche d’abord l’employeur du mari. Alors celui-ci est licencié et, après de nombreuses tentatives, occupant divers petits boulots, découragé décide finalement de rentrer chez lui. A Limé. L’épouse est plus courageuse et combative. Elle résiste jusqu’au bout et, finalement cède. La petite famille rentre chez elle…
Après avoir lu les deux romans j’avoue que j’étais d’abord un peu jaloux. Ils ont bien de la chance, me suis-je dit, les Anglais et les Américains, d’avoir tous ces étrangers qui écrivent en anglais. Et puis, à la réflexion, je me suis dit que ce n’était pas tellement surprenant que d’anciens colonisés écrivent dans la langue de leurs colonisateurs. Et on connaît la domination exercée par l’Angleterre aussi bien sur le Nigéria que sur une partie du Cameroun après la défaite de l’Allemagne en 1918. Et c’est aussi le cas de nos anciennes colonies françaises.
Mais les Anglais ont dominé un véritable Empire. Et d’abord l’immense Inde, qu’on a appelé un « sous-continent » et, encore aujourd’hui, les écrivains indiens sont nombreux à écrire dans la langue de leurs anciens colonisateurs. Alors que seul un petit pourcentage, paraît-il, pratique la langue anglaise au quotidien. Et qu’il y a un véritable effort actuellement, à écrire dans l’une ou l’autre des nombreuses langues locales, hindi, tamil, bengali, etc. Voir ce que j’en dis dans une note de mon Bloc-notes 2023, intitulée Lectures de toute une année (2022). Encore que l’un des auteurs cités qui a une mère népalaise et a pour agent littéraire mon ami Jérôme Bouchaud de Malaisie, écrit lui aussi en anglais. Voir son roman : Fuir et revenir de Prajwal Parajuly, dont la traduction a paru aux Editions Emmanuelle Colas, Paris, en 2020.
Il en est de même des anciens colonisés tels que le Kényan Ngũgĩ wa Thiong’o (voir son roman : Rêver en temps de guerre – Mémoires d’enfance, Vents d’ailleurs/Ici et ailleurs, 2022 que j’évoque aussi dans la note citée ci-dessus. Il est vrai qu’il a décidé d’écrire à l’avenir en kikuyu) et le Tanzanien Abdulrazak Gurnah qui a eu le Prix Nobel et dont j’ai évoqué l’œuvre (Gravel Heart et Afterlives, Bloomsbury Publishing, Londres, 2018 et 2021) dans une note de mon Bloc-notes 2022 : Découverte d'Abdulrazak Gurnah de Zanzibar.
Mais l’Ethiopie n’a jamais été colonisée, en tout cas pas par les Anglais, et pourtant c’est en anglais que l’Ethiopienne Maaza Mengiste a écrit ce véritable chef d’œuvre qu’est Le roi fantôme (Editions de l’Olivier, 2022) qui évoque la lutte de ce pays contre les fascistes italiens et dont j’ai également rendu compte dans ma note du Bloc-notes 2023 citée plus haut.
Oui, mais la biographie de Maaza Mengiste nous fait comprendre qu’il y a un autre pays qui joue un rôle dans le développement de cette littérature anglophone étrangère, dirais-je un autre Empire ? L’Amérique. Maaza Mengiste a dû quitter l’Ethiopie à l’âge de trois ans suite à la Révolution de 1974 qui a mis fin à la monarchie et conduit à une véritable guerre civile. Sa famille s’installe un peu plus tard aux Etats-Unis et aujourd’hui l’écrivaine y vit toujours et a acquis la nationalité américaine. La Camerounaise Imbole Mbue est arrivée aux Etats-Unis à l’âge de 16 ans, y vit toujours et a acquis, elle aussi, la nationalité américaine. Quant à Chimamanda Adichie, elle est arrivée aux Etats-Unis pour continuer ses études, à l’âge de 19 ans, et elle vit aujourd’hui entre Washington et Lagos. Mais il ne semble pas qu’elle ait demandé la nationalité américaine. En tout cas Wikipédia n’en parle pas.
Heureusement que Trump est arrivé et va mettre le holà définitif à l’accueil de toutes ces Africaines ! Et que Macron va les inviter chez nous à l’instar des scientifiques…
Alors, que cherchent-elles donc, toutes ces Africaines en Amérique ? Le rêve américain existe-t-il encore ? Oui, peut-être pour ces habitants d’Afrique et du Moyen-Orient qui fuient aujourd’hui encore la pauvreté ou les guerres civiles comme ces Européens qui émigraient eux aussi, il y a 150 ans, à cause de la misère ou pour des raisons politiques ou, pour ce qui est des Juifs, à cause des pogroms.

Pourtant trois des quatre héroïnes du nouveau roman d’Ardichie sont des Igbos appartenant à des familles aisées, même très riches. Et leurs rêves sont plus complexes. Rêves quand même (c’est étrange : on trouve le mot rêve dans les titres des deux romans : Voici venir les rêveurs, Behold the Dreamers en anglais, chez la Camerounaise, et L’Inventaire des rêves, Dream Count en anglais, chez la Nigériane). Rêves de femmes, rêves de liberté, d’accomplissement. Vouloir devenir écrivaine pour l’une, trouver le compagnon idéal pour avoir un enfant pour l’autre, combattre l’injustice pour la troisième. Entre autres…
Il n’y a que la quatrième, la Guinéenne, qui est venue en Amérique pour le rêve commun, sortir de la misère, rejoindre son compagnon, faire de sa fille une Américaine ou du moins lui donner toutes les chances de réussite d’une Américaine. Un rêve qui sera brisé. Parce qu’un Européen, un Français la viole et qu’elle devient un jouet de la justice et des médias. On l’aura compris : la Guinéenne du roman d’Adichie est en réalité Nafissatou Diallo, la victime de notre ancien Ministre, Strauss-Kahn.
Mais commençons par le commencement. La première à prendre la parole, à la première personne en plus, c’est Chiamaka. Ce qui fait qu’on se dit qu’elle représente peut-être l’auteure elle-même. D’autant plus que les prénoms se ressemblent : Chiamaka et Chimamanda. Et que le premier rêve de Chiamaka est de devenir écrivaine. Comme Chimamanda. Mais elle n’y arrive pas. Compense en écrivant des articles, relatant des impressions de voyages et, finalement, devient une écrivaine voyageuse (et bizarrement Chimamanda Adichie a elle-même connu une longue période stérile sur le plan de l’écriture. Dix ans de mal de la page blanche, confesse-t-elle. On se demande ce qu’elle a fait pendant ces dix années…). Mais Chiamaka est aussi une personne d’une grande gentillesse, toujours souriante, toujours désireuse de calmer le jeu quand il y a de l’agressivité dans l’air et quand son amie Zikora et sa cousine Omelogor s’opposent. C’est aussi une grande amoureuse ou, plutôt, une grande collectionneuse d’hommes, souvent fréquentés pendant des périodes plutôt brèves, et qui donne l’impression d’être souvent bien soumise. En particulier avec l’un de ses amants, un vrai mufle, Darnell, auquel elle semble pourtant bien attachée. Est-ce à cause de sa gentillesse naturelle ? En tout cas cela m’étonnerait fort que ce soit le cas d’Adichie. Je l’ai aperçue à la télé, un peu par hasard, à l’émission la grande Librairie qu’en général je ne regarde pas (trop franchouillarde à mon gré) mais que cette fois-ci je voulais voir parce que l’écrivaine mauricienne Ananda Devi à laquelle j’avais consacré plusieurs notes de mon Bloc-notes (en 2022 et en 2024) devait y participer. Et voilà que j’y vois Chimamanda Adichie, splendide et rayonnante, dominer toute l’émission et, pour finir, lire un texte qui n’a sûrement pas fait plaisir à Trump. Elle devrait se méfier : si elle n’a pas la citoyenneté américaine il est bien capable de lui interdire le retour aux US !
La deuxième héroïne du roman, Zikora, l’amie de Chiamaka, est également Igbo, et elle aussi installée aux Etats-Unis. Elle est une intellectuelle qui a réussi, travaillant dans un cabinet d’avocats à Philadelphie. De caractère, elle est plutôt dure et critique et n’aime pas trop la cousine de Chiamaka, Omelogor, qui a toujours réponse à tout. Elle est catholique comme tous les Igbos, très croyante, intéressée par la succession de Benoît XVI. Et elle a une idée fixe : trouver un compagnon pour la vie, avoir des enfants. Et puis voilà que les années filent. Elle a trente ans, trente-cinq. La fin de l’âge de la fertilité pour une femme approche et elle n’a toujours pas trouvé. Que des hommes « voleurs de temps ». Et puis un homme semble être celui qu’elle recherche. Il est ghanéen et ils s’entendent bien. Jusqu’au jour fatidique… Elle lui avait pourtant dit qu’elle avait arrêté la pilule, elle le pensait d’accord et puis lorsqu’elle lui annonce être enceinte, son visage se ferme et il prend la fuite. Littéralement. Se barricade chez lui comme au bureau. Il faut vous dire qu’Adichie ne donne pas seulement l’impression d’être une féministe convaincue mais semble même carrément mépriser les hommes. Le seul homme qui semble être gentil avec les femmes et les comprendre est un ami homosexuel d’Omelogor ! En tout cas Zikora décide de garder l’enfant et a un accouchement extrêmement difficile auquel sa mère assiste. Il faudra y revenir à ces mères africaines. Car l’auteure dédie le roman à sa mère : « A la mémoire de ma mère bien-aimée, la magnifique… » et, dans la postface, écrit que, même si ce n’est pas évident, « ce roman parle en réalité de ma mère. De la disparition de ma mère ». Un énorme chagrin, dit-elle encore, incompréhensible, qui la laisse sans abri, avec « une sensation de nudité et de déracinement ».
Omelogor, la cousine, est la plus intelligente et la plus volontaire des trois. Après des études de finance et de comptabilité elle entre dans une banque nigériane et, alors, on assiste à un incroyable témoignage de la concussion gigantesque qui régnait alors à Lagos jusqu’au sommet du Gouvernement. Et qui existe peut-être encore aujourd’hui. Je le sais parce qu’à une certaine époque on était littéralement bombardé ici à Luxembourg, soit à titre individuel soit au bureau, d’innombrables propositions disant qu’on avait profité d’une surfacturation et qu’on vous proposait d’en profiter à condition de s’engager à en rétrocéder la majeure partie à l’envoyeur et qu’il suffisait pour cela d’indiquer son compte bancaire. On en recevait tellement que j’en ai parlé à la police luxembourgeoise qui était au courant. Et qui me disait que ce n’était pas la peine de s’adresser à l’Ambassade du Nigéria à Bruxelles, comme je voulais le faire, parce que, me disait le policier, ils sont parfaitement au courant et très probablement complices. Voici ce que dit Omelogor dans le roman de Chimamanda Adichie : « Là, j’ai vu le cœur putride de la finance nigériane et son pus suintant. Je connaissais déjà les petites escroqueries du monde de la banque, les minuscules profits supplémentaires qu’on empoche dans les transactions en devises, le client qui n’a pas les garanties requises mais auquel on accorde un prêt modeste en échange d’une part du prêt en question, mais avec le PDG (son patron) j’ai vu s’accumuler d’énormes prêts non performants et aussi l’argent disparaître comme par magie au moyen d’une signature griffonnée à l’encre. J’ai découvert avec stupéfaction que les hommes les plus fortunés empruntaient en signifiant clairement et calmement leur intention de ne jamais rien rembourser, et quand ils manquaient à leurs engagements, la banque épongeait la dette en passant le prêt par pertes et profits. C’était une sorte de vol – ou plutôt du vol, purement et simplement ».
Une fois entrée dans la banque elle se fait vite une place tout en haut de la pyramide et devient même la conseillère du PDG qui la nomme d’abord auditrice trésorerie, puis Directrice générale adjointe. Elle devient elle aussi très riche. Sans qu’on sache exactement comment. Grâce aux actions d’une certaine société qu’elle désigne simplement par le nom de PGT et qui est introduite en bourse. Et dont on ne sait rien. J’ai l’impression qu’Adichie n’est pas vraiment une bonne connaisseuse du monde de la finance. Ses explications de la corruption générale me paraissent insuffisantes. Je comprends comment on peut gagner de l’argent en faisant surfacturer des travaux pour le Gouvernement. D’ailleurs c’est l’explication donnée dans les offres reçues au Luxembourg. Je comprends aussi que des Gouverneurs, comme elle le raconte, font porter des valises d’argent liquide à la banque, que l’argent est envoyé en Suisse, puis changé en dollars et revient propre, sous un prête-nom, au pays. Mais j’ai du mal à comprendre comment on peut changer des prêts non remboursés en pertes et profits sans que la banque, qui semble privée et non publique, ne fasse faillite…
A la fin Omelogor se met à voler carrément et créer avec l’argent volé une institution qui va aider des femmes igbos à développer des mini-business, une institution à laquelle elle donne, avec beaucoup d’humour, le nom de Robyn Hood ! On sent qu’Adichie est restée profondément attachée à ses racines. Les Igbos, c’est comme on sait le Biafra. Et même si cette terrible guerre civile est bien oubliée aujourd’hui dans le monde ce n’est pas tout-à-fait le cas au Nigéria. D’abord le souvenir reste vif chez les Igbos. Le père de Chiamaka raconte : « Après la guerre je suis reparti de zéro. Le gouvernement nigérian m’a volé mes maisons et mes entrepôts à Lagos, à Port Haricourt, à Kaduna. Pendant la guerre, les banques ont confisqué nos comptes professionnels et, une fois le conflit terminé, ces mêmes banques ont refusé de m’accorder des prêts. Chaque Igbo a reçu vingt livres sterling, seulement vingt, en compensation de ce qu’il possédait avant la guerre ». Encore tout récemment un oncle de Chiamaka et d’Omelogor a été tué dans le nord, sa tête coupée et promenée sur une pique (les Igbos sont chrétiens et dans le nord on est musulman). C’est au Biafra que l’Alsacien Louis Schittly a commencé sa carrière de médecin de guerres civiles, en même temps d’ailleurs que Kouchner (et qu’ensuite les deux créent Médecins sans frontières). Son témoignage était terrible (voir mon Bloc-notes 2012 : Louis Schittly, Alsatian doctor). Bien plus terrible que les pertes d’argent du père de Chiamaka. La vision insupportable des enfants qui meurent de faim…
Et les Igbos sont encore souvent les mal-aimés à Lagos. Où il vaut mieux être yorouba. Il faut dire que le nombre d’ethnies est impressionnant au Nigéria. J’avais un acheteur qui avait travaillé plusieurs années chez Bata à Lagos et qui me racontait qu’il lui avait fallu du temps pour comprendre comment manier le problème car nommer un chef de département d’une autre ethnie que celle de la majorité des membres du service conduisait rapidement à des problèmes insolubles !
Pour finir, Adichie, dans sa fiction, fait d’Omelogor une féministe enragée, qui se rend aux Etats-Unis pour faire un Master en sociologie, axée sur la Pornographie. Elle prétend que les hommes apprennent comment avoir une relation sexuelle en visionnant du porn. Et elle crée un site For Men only où elle explique aux hommes quelques vérités sur les femmes qu’ils devraient connaître. Tout ça me semble bien invraisemblable (même si ce qu’elle dit à propos de la pornographie est probablement exact) et même un peu ridicule. Il me semble qu’il y avait mieux à faire avec la personnalité hors du commun d’Omelogor…
La quatrième héroïne du roman est de loin la plus réussie. Et aussi la plus touchante. Il faut dire qu’elle est réelle. Il s’agit de la fameuse femme de chambre violée par notre ancien ministre, ex-Directeur du FMI et ex-candidat à la présidentielle française. Dans un article daté d’août 2011 Chimamanda Adichie avait exprimé son admiration pour le système juridique américain : « une femme vulnérable avait porté plainte pour agression contre un Big Man, et ce Big Man avait immédiatement été arrêté ». Impensable aussi bien au Nigéria qu’en Guinée, pays natal de Nafissatou Diallo, la femme de chambre. « Même si la mise en scène de l’arrestation de Strauss-Kahn m’a gênée », ajoutait-elle. Et puis les poursuites sont abandonnées. Parce qu’elle avait menti quand elle avait fait sa demande de visa. Ainsi elle est devenue aux yeux d’Adichie, « une personne trahie par le pays en lequel elle avait placé sa confiance, sa réputation mutilée par des histoires mensongères dans les journaux, la trame de son existence à jamais déchirée » (c’est ce qu’elle écrit dans une note placée à la fin de son roman).
Kadiatou – c’est le nom de la Guinéenne dans la fiction d’Adichie – était entrée dans la vie de Chiamaka en lui tressant les cheveux dans un salon de coiffure qui appartenait à l’une de ses parentes. Puis elle était venue dans la maison de Chiamaka, d’abord pour la coiffer, puis pour tenir sa maison et lui faire la cuisine. Très important la cuisine pour tous ces Africains. On en parle très souvent tout au long du roman. De tous ces plats, bien épicés pour ce qui est des Igbos, mais aussi des plats d’autres régions, Guinée, Kénya (une cuisine que la mère de Chiamaka trouve bien fade : « Personne n’a donc appris aux Kényans à utiliser des assaisonnements et des épices ? »). La cuisine est un élément important de leur culture, un retour nostalgique au pays. Tellement important ! Les noms de plats africains parsèment le roman, dans toutes les langues, et on les retrouve dans le glossaire de la fin : abacha, une salade de manioc (en igbo), akara, un beignet de haricots (en yorouba), attiéké, un couscous de manioc ivoirien, foléré, soupe guinéenne de feuilles amères d’oseille, fouti, ragoût de légumes guinéen, tous plats cuisinés par Kadiatou, kossan, lait caillé (en peul), latchiri, couscous de maïs à la vapeur (peul), moi-moi, pudding nigérian à base de haricots, oignons et poivre, namma, ragoût de gombo, ukwa, plat nigérian à base de fruits de l’arbre à pain, etc.
C’est l’amie de Chiamaka, Zikora, qui lui trouve son job de femme de chambre à l’Hôtel George Plaza de Washington, job qui lui sera fatal. Kadiatou a une fille, Binta, « dont la peau avait la couleur des myrtilles luisantes » et qui parle déjà avec un accent parfaitement américain. Et c’est à son propos que Kadiatou dit quelque chose qui définit parfaitement le rêve américain de toutes ces immigrées – ou faut-il dire émigrées ? – qui sont venues aux Etats-Unis parce qu’elles étaient pauvres et sans espoir : « Je suis tellement heureuse de venir dans ce pays, comme ça, Binta peut avoir ce pays ».
La façon dont le Big Man agresse Kadiatou dans sa chambre d’hôtel est calquée sur le témoignage de Nafissatou Diallo et semble coller à ce qui s’est réellement passé. La femme de chambre entre dans la chambre après avoir frappé, pensant qu’elle était libre, le Big Man sort à poil de la douche, sexe en l’air, ferme la porte, puis appuie sur les épaules de la femme, la mettant à genoux, et introduit son sexe dans la bouche et éjacule. Quand on connaît les antécédents du libertin Strauss-Kahn, cela paraît plausible. Pour le reste de l’histoire l’auteure prend plus de liberté. Encore que ce qui se passe dans l’hôtel semble proche de la réalité : le garçon d’étage la prenant immédiatement en charge et prévenant le Directeur de l’hôtel qui alerte la police. Sinon on n’aurait pas pu arrêter Strauss-Kahn aussi rapidement, avant qu’il ne rentre dans l’avion. Mais pour le reste Adichie se concentre surtout sur Kadiatou. Le fait qu’on l’empêche de se laver, même se rincer la bouche, pour pouvoir effectuer les prélèvements. Sa gêne, sa honte, son humiliation. Et puis, plus tard, la campagne de presse déclenchée par les avocats du Big Man : elle a menti pour obtenir son visa, elle a un ami dealer en prison, elle a tout fait pour l’argent, c’est une prostituée. Et puis, pour finir, il y a l’abandon des poursuites. Quand Chiamaka rentre à la maison, pleine d’appréhension, pour annoncer la mauvaise nouvelle à Kadiatou celle-ci affaissée dans un fauteuil, commence subitement à reprendre de l’énergie. « Elle redoutait tellement ce procès », explique sa fille. « Elle ne voulait pas se retrouver au tribunal, à répondre à des tas de questions sur sa vie privée… Elle est tellement fatiguée de s’entraîner à répondre… elle ne dort plus, elle passe la nuit à pleurer encore et encore ». Quand le téléphone de Chiamaka sonne – c’est Omelogor qui vient aux nouvelles – elle ne répond pas. « Je voulais savourer ce moment un peu plus longuement, Kadiatou et Binta, ces deux personnes pleines de décence, une mère et sa fille assises sur un canapé, main dans la main, leurs visages nimbés de lumière ». C’est avec cette vision de Chiamaka que se termine le roman et qu’on va revenir, pour finir, à cet hommage qu’Adichie rend à sa mère, déjà dans la dédicace, puis, plus longuement, dans la postface.
Car, effectivement, on évoque souvent les mères des héroïnes dans ce roman. Surtout celle de Chiamaka, fille unique, qui lui tressait les cheveux dans son enfance en chantant : « Ma belle. Fruit de mes entrailles. Mon soleil du matin ». Qui l’appelle encore Mon soleil quand elle lui téléphone depuis Lagos. Et qui a la beauté d’une statue. La mère de Zikora est différente. Sévère, stoïque. Alors que sa fille accouche dans la douleur, elle reste assise à côté de son lit et n’arrête pas de lui dire en igbo : « c’est ça un accouchement ». Et puis : « Ressaisis-toi ». Et quand le médecin lui demande de l’aider pour la tenir immobile pour lui administrer l’épidurale, elle répond : « elle peut se débrouiller seule ». Mais l’enfant enfin venu au monde elle murmure : « quel beau garçon » et, à sa fille : « Félicitations, mon enfant ». Et, plus tard, à la maison, quand Zigora est bien fatiguée et n’arrive pas à dormir, et dit à sa mère : « Maman, je ne sais pas ce que je ferai quand tu seras partie », celle-ci répond : « J’ai obtenu un visa de long séjour. Je n’ai pas l’intention de repartir de sitôt ». Il n’y a que la mère d’Omelogor qu’on n’entend pas souvent. Il y a une chose que les trois mères igbos ont pourtant en commun : toutes insistent lourdement pour que leurs filles se marient. Mais aucune n’y réussira. Parce que celle qui règne sur cette fiction et sur ses créatures, a décidé une fois pour toutes que les hommes ne valaient rien. Ou du moins ne méritaient pas d’être les maris de ces femmes magnifiques.