Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Ouïghours, littérature, culture et camps

A A A

L’ami Jérôme Bouchaud qui habite à Langkawi en Malaisie est le créateur du site littéraire Lettres de Malaisie et, surtout, d’une maison d’éditions, Jentayu. Par ces deux vecteurs il donne une voix francophone à une certaine culture asiatique, en dépassant largement les limites de la Malaisie pour s’ouvrir à toute l’Asie du Sud-Est, mais aussi à la Chine, à Taïwan, à la Mongolie et à l’Asie centrale. J’avais fait sa connaissance lorsque nous avons collaboré tous les deux avec Georges Voisset, Professeur émérite de littérature comparée et grand connaisseur de la littérature et de la poésie malaises, pour créer une Association de promotion de cette forme de poésie si particulière qu’est le pantoun malais. Le site de l’Association existe toujours : pantun-sayang-afp.fr, l’Association est toujours vivante (le 30ème numéro de la Revue Pantouns vient de paraître) et le premier ouvrage publié par les Editions Jentayu était d’ailleurs une anthologie de pantouns, voir : Jérôme Bouchaud et Georges Voisset : Une poignée de pierreries, Jentayu, 2014. Et une nouvelle anthologie devrait paraître avant la fin de l’année, toujours animée et coordonnée par Georges Voisset, mise en page, illustrée et publiée par Jérôme Bouchaud et intitulée : Vagabonds de Malaisie.
Les Editions Jentayu ont longtemps publié une Revue appelée Jentayu, Revue littéraire d’Asie, et dont chaque numéro (je crois que je détiens les 10 numéros parus) était consacré à un thème. Villes et violences, Amours et sensualités, Animal, Exils, Dieux et démons, Histoire et mémoire, Cartes et territoires, entre autres. Et les contributeurs venaient d’un peu partout, Malaisie, Singapour et Indonésie bien sûr, mais aussi de Chine, de Taïwan, du Japon, d’Inde, du Népal, de Mongolie, etc. Et puis Jérôme Bouchaud a décidé de changer de formule. Et de publier des numéros spéciaux entièrement consacrés à un pays ou une région. C’est ainsi qu’il a déjà publié des numéros hors-série sur Taïwan, sur la Thaïlande, sur l’Indonésie et sur la Mongolie, et que viennent de paraître le mois dernier, en septembre 2022, deux numéros extrêmement intéressants, l’un consacré à Hong-Kong (dont je rendrai probablement compte un peu plus tard) et l’autre à la Littérature ouïghoure – Poésie et prose.

C’est ce dernier numéro que je viens de parcourir et que j’ai trouvé tout-à-fait passionnant. Et d’abord parce que cela fait un moment qu’on nous parle de la façon inhumaine dont Pékin les traite et qu’au fond on n’en connaît pas grand-chose de ces Ouïghours et de leur culture. Leur langue fait partie de la grande famille linguistique turque. Comme tous ces autres grands pays qui font partie de ce que l’on appelle l’Asie centrale : Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizstan et Turkménistan. Auxquels on pourrait ajouter un pays également turcophone, mais séparée de l’Asie centrale par la Mer Caspienne, l’Azerbaïdjan. Je ne sais pas quel est le degré d’intercompréhension entre le turc de Turquie et toutes ces langues turcophones d’Asie centrale mais il est évident que cela crée un certain lien entre eux. Alexandre Papas du CNRS qui introduit le chapitre qui porte sur les traditions orales ouïghoures parle d’un « patrimoine écrit en turc tchagataï » dont certaine poèmes mystiques seraient issus et nous explique qu’il s’agit là d’une « langue classique de l’Asie centrale, équivalent oriental du turc ottoman ».
Il y a un autre point commun entre tous c’est la religion, l’islam sunnite. On y trouve même des confréries soufies. Je sais bien que le mysticisme soufi existe ailleurs en pays d’Islam, et en particulier en Egypte et en Afrique du Nord, mais j’ai l’impression qu’en pays turcophones il s’est plus répandu (peut-être en partant de Perse) et maintenu qu’ailleurs. Je viens de lire Sept derviches de Nedim Gürsel (Seuil, 2010) où il raconte l’histoire toujours vivante des grandes figures du soufisme anatolien. Kapka Kassabova dans l’Echo du Lac évoquait sa découverte d’une loge de derviche bektachiste au bord du lac d’Ohrid en Macédoine du Nord fondée par un cheik venu d’Anatolie avant même que le pouvoir ottoman s’étende sur la région. Et Alexandre Papas dit que si le jeudi soir après la prière certains hommes se réunissent à la mosquée, d’autres vont se rassembler « dans une loge soufie appelée en ouïghour khaniqa ». Car, dit-il encore, « le Turkestan oriental (autre nom de la Province ouïghoure de Chine), comme le reste de l’Asie centrale, fut une terre d’élection pour ces confréries ou ordres soufis dont plusieurs jouèrent un rôle social, politique, intellectuel et religieux extrêmement important ». D’ailleurs parmi les traditions orales ouïghoures citées par la Revue on trouve quatre poèmes soufis.
Et puis ce ne sont probablement pas seulement la langue et la religion qui lie les peuples turcophones. Ce sont aussi certaines traditions. Comme les conteurs, nous dit Alexandre Papas. Qui, dans le temps, se produisaient aux marchés et, aujourd’hui encore relatent des épopées du passé lors « des grands pèlerinages sur les tombeaux des saints musulmans et durant les grandes fêtes traditionnelles », avec force « changements de tons, gestes imagés, harangues, bruitages ». Véritables « performances de théâtre de rue ». Réalisées par des conteurs appartenant à des lignées de conteurs. Ah, oui, j’oubliais : et ils s’accompagnent d’un « luth à manche long appelé saz ». Ce qui me rappelle bien sûr les bardes de Turquie, turkmènes ou kurdes, et le jeune Yashar Kemal à qui sa mère brûlait son « saz » parce qu’elle ne voulait pas qu’il devienne barde ! (Voir mon Bloc-notes 2018 : Kemal, Tchoukourova et poésie épique).
Est-ce la raison de la terrible persécution que subissent actuellement les Ouïghours de la part du Gouvernement actuel ? Les liens culturels éventuels avec les autres peuples d’Asie centrale ? La langue et la religion ?
Quand je me rendais fréquemment en Chine entre 1986 et 2001 j’avais plutôt l’impression que la Chine respectait les minorités ethniques. A Shanghai se trouvait un très beau Musée consacré à ses nombreuses cultures minoritaires, éclatant de leurs couleurs. Et ma principale interlocutrice dans les services de leur Machinoimport à Pékin, Madame Jin, était d’une ethnie minoritaire, je ne sais plus laquelle, mais je me souviens qu’elle avait un poste important (voir mon site Voyage, Tome 4 : S comme Shi Nai-An). Alors je sais bien que la Chine avait déjà eu une politique particulièrement dure au Tibet, essayant là aussi de s’attaquer à la religion, d’assimiler la population et de la siniser encore autrement en y installant un grand nombre de Chinois Han. Et le Tibet comme le Xinjiang sont des régions en principe autonomes mais placés à l’ouest de « l’Empire » chinois, touchant de nombreux autres pays voisins (pour le Xinjiang ils sont huit : Mongolie, Russie, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Afghanistan, Pakistan et Inde). Mais je crois que l’on a surtout à faire face à une évolution récente due au Président Xi Jinping. Cela ressort aussi des textes rassemblés dans le numéro spécial de Jentayu consacré à Hong-Kong. On n’impose pas seulement le mandarin, langue de Pékin, comme langue commune apprise à l’école, on cherche même, semble-t-il (j’y reviendrai quand je parlerai de Hong-Kong) à tuer le cantonais. Cette volonté d’unifier tout le pays va même jusqu’aux fuseaux horaires. Dans le temps il y avait cinq fuseaux horaires car la dimension transversale est-ouest du pays est importante. Aujourd’hui il n’y a plus qu’un seul fuseau horaire pour toute la Chine, celui de Pékin bien sûr. C’est un poème de Tammy Ho Lai-ming (une écrivaine originaire de Hong-Kong, anglophone) intitulé L’Heure de Pékin qui nous l’apprend :
Possèdes-tu le soleil ?
Peut-être – tu commandes bien au temps.
Où qu’on se trouve dans cet immense pays,
ton heure est la seule heure.
Cinq zones réduites à une seule.
Une seule heure par souci « d’unité nationale »
Une seule zone pour « tout le monde ».
Le sacrifice ou la gêne sont minimes
pour ceux de Pékin,
une ville qui s’imagine
que les autres graviteront toujours autour d’elle.
Mais dans certaines zones
le soleil se couche à minuit
et ne réapparaît
qu’à dix heures.
Rien d’étonnant à ce que ceux qui vivent à distance
de la capitale
aient leur propre perception du temps –
loin de l’heure de Pékin.
Peut-on leur en vouloir ? Se soumettre
aux lois de la nature est ce qu’il y de plus naturel.
Sans compter que les jours sont longs
et que l’empereur dort déjà.
C’est au Xinjiang que le soleil se lève à dix heures. On comprend alors mieux ce qui arrive à l’héroïne du Roman de Gülnisa Erdal, La Rédemption de Banu, dont un chapitre a été inclus dans la Revue (sous le titre : Séparés à jamais), lorsqu’elle arrive au Xinjiang, venant de Pékin, à 4 heures du matin, « heure des Ouïghours », et que, débarquant chez son frère, tout le monde dort. Les fonctionnaires Han du Xinjiang, nous dit-on, travaillent à l’heure de Pékin, l’officielle, celle de l'administration !

Le numéro spécial de la Revue de Jentayu consacré aux Ouïghours comporte trois parties : Poésie, prose et traditions orales.
Dans la partie Poésie j’ai tout de suite aimé ce poème de Chimengül Awut, Pleure le vent :

Pleure le vent, pour les feuilles mortes que tu as projetées
Pleure le vent, pour ces plaies que tu as rouvertes
Pleure le vent, pour ces forêts que tu as cachées
Que j’apprenne à pleurer, que je l’apprenne de toi.

Pleure le vent, pour ces fleurs fanées, et ces lilas,
Pleure le vent, pour ces rivières gelées en bleu
Pleure le vent, pour ces cours arides sans arbres
Que j’apprenne à pleurer, que je l’apprenne de toi.

Que mes yeux regardant mon amant soient les tiens,
Que les mots doux que je lui chante soient les tiens,
Pleure le vent, que la balle dans ta poitrine soit la mienne
Que j’apprenne à pleurer, que je l’apprenne de toi.

Pleure le vent, pour le désarroi des monts et des cieux
Pleure le vent, pour les regrets des faucons.
Pleure le vent, pour le chagrin des amants,
Que j’apprenne à pleurer, que je l’apprenne de toi.

Chimengül Awut, née à Kashgar en 1971, dans une société traditionnelle, a écrit son premier poème à 14 ans, est devenue éditrice et poétesse et puis… a disparu en 2018 dans « un camp de rééducation » chinois. Depuis on n’a plus de nouvelles d’elle… La traductrice, Dil Aini, est aussi une Ouïghoure qui vit à Genève et qui est juriste et musicienne.
Parmi les 26 poèmes présents dans la Revue on trouve bien quelques poèmes d’amour, le rossignol et la rose y apparaissent furtivement, la nuit, la lune et les étoiles, et des enfants, et les années qui passent, et même un poème qui nous fait sourire comme celui-là, intitulé Le marché aux poissons d’Adil Tuniyaz :
Poissons d’une pâleur réfrigérée
Poissons frétillants
Poissons aux écailles miroitantes
Poissons aux yeux grands ouverts, la bouche en lune
Poissons pansus
Poissons féminins
Bondissant, éclaboussant, aguicheurs
Laissant leurs traces sur le chemin du bazar
Hé frères humains, nous sommes ces poissons
Oh seigneur, à quel négoce sommes-nous soumis ?
Mais presque tous sont remplis de tristesse. Et souvent de désespoir. Et de révolte comme dans ce poème de la poétesse Hendan intitulé De retour dans les flammes où elle clame :
Qu’ils me lient les mains
Ils ne peuvent plus tâcher mon cœur
Qu’ils me fouettent le visage
Ils ne peuvent plus m’étouffer
La corde autour de mon âme ne tiendra pas
Ne pense pas à pleurer si les nouvelles disent que je suis mort
A la place dis que je suis libre
Libre du froid, de la faim, de la soif et de la perte d’identité
Enlève le rocher de ton cœur et deviens plus léger
Le mépris des larmes achètera mon billet
La fatigue de tous les pleurs fera mon sac
Le chagrin qui me serre à l’intérieur libérera mes ailes
Quand la capuche noire au-dessus de ma tête crie Ürümchi
Mon linceul se précipitera sur la tombe de ma mère
Si tu entends d’étranges rumeurs sur ma mort
Dis-leur que je ne suis pas mort
Peut-on vraiment mourir sur sa terre natale ?
Il se trouve que la traductrice, Dilnur Kahar, interprète de conférence qui vit à Paris, est justement née et a grandi à Ürümchi, capitale du Xinjiang…
Sur les dix poètes présentés ici trois sont décédés dont l’un d’eux, Lutpulla Mutellip, a été condamné à mort et exécuté en 1945 par le Kuomintang. Trois vivent en exil : Tahir Hamut Izgil s’est réfugié aux Etats-Unis en 2017 ; Merdan Ehet’eli était parti étudier à Chypre en 2016 et a été interdit de retour au Xinjiang, il vit à Paris ; Hendan est installée en Turquie depuis 2013 et est coupée de sa famille depuis 2017. Quatre ont disparu dans les camps : Adil Tuniyaz a été arrêté en 2017, son sort est inconnu ; Chimengül Awut, on l’a vu, a été arrêtée en 2018, et depuis lors n’a connu ni procès ni sentence, mais, d'après les dernières nouvelles, semble avoir été libérée, sans qu'on n'en ait plus de nouvelles ; Abduqadir Jüme Tunyuquq a été interné dès 2017, puis a été transféré à divers camps de travail forcé ; Perhat Tursun a disparu en 2018, on croit qu’il aurait été condamné à 16 ans de prison. J’ajouterai encore que presque tous sont des intellectuels, universitaires, traducteurs, éditeurs, etc.

Dans la partie Prose on nous propose cinq textes. J’aime beaucoup le premier, Pas de vache dans la ville de l’écrivaine Helide Isra’il. Un humour très fin mais efficace. Dès le début : le narrateur habite un immeuble où, à chaque palier, se trouvent trois appartements, deux petits pour les subalternes, un grand pour les cadres. Dont le « chef », un Ouïghour visiblement bien vu par les Chinois avec lesquels il collabore et qu’il copie. Quand le narrateur sort pour aller travailler, une vache errante avec de grandes cornes entre dans l’immeuble, monte les marches et entre dans l’appartement du chef dont la porte est ouverte. Le chef, surpris, prend un tissu pour se protéger (tiens, il connaît la corrida, se dit le narrateur), puis s’enferme aux toilettes. La vache fait demi-tour et s’en va. Il y a de nombreux témoins, on rit, on s’étonne. Mais très vite le chef est gêné. Et puis nie l’histoire, inventée par le narrateur, dit-il. Les témoins tournent casaque. La vache n’a jamais existé, le narrateur est fou, on s’en moque, on le boycotte. Même sa femme est troublée. Alors arrive un oncle de la campagne, essaye de raisonner son neveu, lui conseille d’aller voir le chef avec son voisin et s’excuser d’avoir eu un coup de folie. Le narrateur refuse d’abord puis s’exécute. Tout revient dans l’ordre. Les gens sourient, lui tapent le dos. Mais quand il est seul chez lui il dit tout bas : la vache a bien existé ! Ce qui me fait penser bien sûr à notre vieux Galilée et son fameux : « Et pur si muove ! ». Ce qui prouve que lorsqu’on vit dans un système autocratique et que l’on veut survivre il faut faire fi de la vérité.
La polémique de la moustache de Memtimin Hoshur raconte une histoire semblable. Il y a eu une bagarre au marché, un grand moustachu a sorti un grand couteau. Il a disparu, on le cherche. Le narrateur, aussitôt, rase sa moustache et oblige son fils à en faire autant. Ce qui ne lui évite pas de se faire convoquer par le maire : il avait une moustache et s’est rasé dès qu’il a appris la nouvelle. Il est donc suspect ! Heureusement qu’on retrouve le coupable : c’était un garçon boucher qui avait emmené un sac de couteaux pour les faire aiguiser et était intervenu au marché pour se protéger contre des voleurs. L’auteur qui a écrit beaucoup de nouvelles sous forme de satires sociales et a reçu des prix prestigieux en Chine semble avoir disparu lui aussi dans les camps, nous dit l’éditeur.
La Pelle de Platon de Perhat Tursun (le poète cité ci-dessus) est une nouvelle nettement plus intellectuelle. Comme l’est le principal héros de l’histoire, un citadin obligé de revenir à la campagne dans son village natal et travailler aux champs. Il emprunte une pelle à son cousin aîné et quand il veut la lui rendre le cousin prétend que ce n’est pas la sienne. Alors commence une grande quête de la pelle prétendument disparue, qu’on ne trouve jamais. Finalement le narrateur se souvient de Platon. Ta pelle ne doit pas appartenir à ce monde, mais à celui des idées d’un certain Platon qui a vécu il y a 2400 ans. Mais cela ne va pas arranger sa relation avec son cousin. Lui qui n’a jamais entendu parler ni de Socrate, ni de Platon !
Les deux autres textes sont beaucoup plus explicitement politiques. Séparés à jamais est extrait d’un roman écrit en chinois et non traduit de Gülnisa Erdal. Ouïghoure diplômée en langue et culture chinoises de l’Université de Xinjiang, elle s’est exilée en 2017 et vit à Berlin. Mais c’est surtout le texte intitulé Fuir écrit directement en français par l’écrivaine Gül.Ay qui décrit l’incroyable pression exercée sur les intellectuels ouïghours, même et surtout, sur ceux installés à Pékin et parfaitement intégrés. C’est un document d’autant plus terrible que cela semble être un témoignage personnel de l’auteure. La narratrice de l’histoire suit un ordre chronologique. Dès la fin de ses études elle se rend compte qu’elle n’aura pas de poste correspondant à son niveau d’études si elle reste au Xinjiang. Les annonces pour des offres d’emploi spécifient : pour Han uniquement. C’est un premier exemple de discrimination, dès 2013. A Pékin elle obtient un poste dans une Ambassade européenne et une carte du BPSD (le bureau du personnel au service diplomatique), puis une carte d’identité pékinoise. Elle est contente, elle est pékinoise. Mais lorsqu’elle part en vacances dans le sud de la Chine elle se rend compte qu’en tant qu’Ouïghoure elle est étroitement surveillée. Longues interrogations à l’aéroport de départ comme à celui de l’arrivée, puis visite de sa chambre d’hôtel en pleine nuit, à 2 heures du matin. Ce qui montre, soit dit en passant, le pouvoir illimité de la police chinoise ! En 2014 elle se rend compte, après avoir perdu sa carte d’identité, qu’il faut six mois et l’accord de l’administration du Xinjiang pour qu’on la lui remplace, alors qu’habituellement il faut quinze jours. C’est en 2016 qu’on commence à parler des camps. Une amie qui travaille dans un centre culturel international doit rendre son passeport. En 2017 le frère et la mère de cette amie sont arrêtés parce que quand son frère s’est marié, sa belle-famille a demandé à tenir une cérémonie religieuse musulmane. Le frère est condamné comme « séparatiste ». Sa vie est foutue. C’est là qu’on apprend que depuis 2015 les activités religieuses sont strictement interdites. Avis aux islamo-gauchistes de chez nous ! En 2018 les choses se précipitent. Un « policier de proximité » vient rendre visite de plus en plus souvent à la narratrice. Des policiers ouïghours aussi qui viennent spécialement du Xinjiang. Les moyens techniques évoluent rapidement. La reconnaissance faciale : un policier la photographie dans un restaurant ouïghour et puis consulte son dossier sur son smartphone. On la suit par la géolocalisation et l’interpelle violemment lorsqu’elle se promène en ville à proximité de Tian’anmen. Un policier interroge ses amis chinois, contrôle son smartphone en le connectant à son portable, lui fait signer une déclaration disant qu’elle aime la Chine et le Parti, ne consulte pas de sites étrangers, ne fait pas de politique, etc. Il essaye aussi de lui prendre son passeport mais comme cela se passe dans un lieu public et qu’elle s’y oppose fermement, il renonce. Un ami chef de projet dans une entreprise internationale doit rendre son passeport puis disparaît. Une amie laborantine se fait inviter à une conférence de biologie à Boston mais à l’aéroport on déchire son passeport et on l’oblige à rentrer au Xinjiang. Un autre ami, conseiller financier dans une grande entreprise chinoise est appelé à se rendre au Xinjiang, il essaye de partir au Japon, puis disparaît.
C’est alors, en décembre 2018, fortement appuyé par son père, que la narratrice prend également un billet aller-retour pour l’Europe, se présente à l’aéroport où un groupe de policiers discute longuement sur son sort. Dans sa poche elle a une petite bouteille qui lui permet de s’en aller pour toujours : arrêt cardiaque assuré ! Et, finalement, on lui rend billets et passeport. Elle part et ne reviendra plus…

Une troisième partie de ce numéro spécial est consacrée aux traditions orales ouïghoures. On y trouve des comptines, des berceuses, des poèmes soufis et un très beau conte, les Aventures de Chin Tömür Batur, traduit par Jérémie Cantaloube, un enseignant qui a appris en auto-didacte les langues turques d’Asie centrale. C’est une sacrée réussite car sa traduction est très belle. Et puis j’adore ce conte. Car ses héros sont un frère et une sœur. Nés de la deuxième épouse d’un Roi. La première épouse, stérile, en était jalouse, a jeté les enfants dans un lac et les a remplacés dans leurs berceaux, le garçon par un chiot, la fille par une petite chatte. Mais les deux vont survivre, sauvés par une ourse, le garçon va devenir un grand chasseur et valeureux chevalier, la fille une beauté aux longs cheveux ! Et les deux devront encore se battre. D’abord contre une horrible sorcière à sept têtes dont il faut couper une tête après l’autre. Puis, plus tard contre une véritable horde mongole et même si le frère réussit à en abattre des centaines, le khan mongol arrive quand même à s’emparer de la sœur, l’épouser et lui faire deux enfants. Mais finalement la sœur réussit à s’enfuir en traversant une rivière à cheval et rejoindre son frère, mais pour réussir sa fuite elle doit sacrifier ses enfants qui meurent noyés. Le présentateur de ces traditions orales, Alexandre Papas, en conclut que le conte affirme que le lien entre frères et sœurs est plus puissant que les liens entre époux et même entre mère et enfants. C’est possible, sauf qu’il ne s’agit pas là d’un lien entre frères ou lien entre sœurs mais entre une sœur et un frère, donc entre une fille et un garçon, ce qui est peut-être différent… Moi, en tout cas, cela me rappelle deux contes de Grimm qui ont pour héros un frère et une sœur, celui bien connu, de Hänsel und Grethel qui doivent d’ailleurs combattre eux aussi une sorcière et un autre conte très beau, beaucoup moins connu, Brüderchen und Schwesterchen (Frérot et soeurette) où un frère et une sœur fuient une marâtre qui transforme le garçon en faon. Ici c’est la sœur qui prend soin de son imprudent frère (voir mon site Voyage, tome 2, Contes merveilleux et populaires d’Europe, dans la partie consacrée aux Frères Grimm).
En parcourant les berceuses réunies dans ce chapitre des traditions orales recueillies j’ai été frappé par le ton assez général de tristesse qui les imprègne. Alors qu’en général les berceuses populaires sont plutôt remplies de tendresse, pleines de douceur pour le petit bébé, lui parlant de moutons comme dans cette berceuse de mon enfance :
Schlof, Bubbele, schlof
D’r Babbe hüeted d’Schof
(Dors mon bébé, dors
Ton père garde les moutons dehors)
Ce n’est que lorsqu’un peuple souffre que le monde cruel y trouve un écho, dans ces berceuses. Comme dans cette Berceuse pour Myriam du Juif Richard Beer-Hofmann qui ne m’est jamais sortie de la tête :
Dors mon enfant, dors, il est tard
Vois comme le soleil se couche là-bas
Derrière les monts il meurt en rouge
Tu ne sais rien du soleil ni de la mort
Nous ne sommes que les berges entre lesquelles coule
Le sang de ceux qui ont été, vers ceux qui vont venir
Le sang de nos pères, inquiets et fiers
Ils sont tous en nous, qui se sent seul ?
Et voilà que plusieurs berceuses ouïghoures répètent cette plainte :
Je suis remplie de chagrin, mon bébé
De la cruauté de ce monde…
Et d’autres encore :
Notre époque est si injuste, mon petit bébé,
Les pauvres sont si misérables, mon petit bébé…
Même si le refrain exprime à nouveau la tendresse pour l’enfant et évoque les moutons :
Mon petit bébé, mon mouton blanc
Mon petit bébé, mon joli mouton
Mon bon enfant, ma vie.
Joli mouton mon enfant.
Mais il faut croire que la vie n’a jamais été facile pour le peuple ouïghour. Même avant la venue des Chinois.
D’ailleurs les poèmes soufis recueillis, eux aussi, parlent beaucoup d’un monde illusoire :
Ce bas monde
Qu’on traverse de partout
Il ne faut pas lui faire confiance
Pour ce monde trompeur
Ne perds pas ta vie
Et, à tout moment, on rappelle que la vie est courte :
Ce cheval de bois à quatre pieds (c’est le cercueil !)
Te rattrapera aussi un jour.
La rose fleurit au printemps
Elle meurt quand vient l’automne
Même les rois du monde
Seront sous terre un jour
On est loin des poèmes soufis des Persans et des Turcs ottomans qui parlent d’amour, où les roses sont adorées par les rossignols et où l’on découvre Dieu dans le monde d’ici-bas, ce monde si beau. Alexandre Papas le note dans son introduction : « dans les poèmes traduits par Mukaddas Mijit pour ce recueil, on découvre un aspect de la pensée soufie qui peut sembler de prime abord nihiliste et sans issue possible. Toutes les choses sont vaines et la vie n’aurait aucun sens ; seule la mort semble désirable… ». Ici c’est l’évanescence de ce monde qui nous est contée. Les soufis ouïghours auraient-ils été influencés par le bouddhisme ? Pourquoi pas ? Les deux auteurs de la préface écrivent bien : « Les Ouïghours ont succinctement pratiqué toutes les grandes religions du monde, en passant par le chamanisme, le zoroastrisme, le bouddhisme, le manichéisme et l’islam soufi… ». C’est que situés sur une des grandes routes commerciales qui ont relié l’Asie à l’Europe ils ont échangé avec le monde, « non seulement à travers leur commerce », disent-ils, « mais aussi à travers leur poésie, leur musique, leur littérature et leur pratique spirituelle ».

Il faut remercier les Editions Jentayu ainsi que ces deux universitaires qui sont les véritables éditeurs de ce numéro spécial, Vanessa Frangville qui est professeure en études chinoises à l’Université libre de Bruxelles et y dirige le centre de recherches sur l’Asie de l’Est, et Mukaddas Mijit qui est native d’Ürümchi, ethnomusicologue (elle a obtenu un master dans cette discipline à la Sorbonne), docteure de l’Université de Nanterre et chercheuse à l’ULB. Car, comme je l’ai déjà dit, on parle des Ouïghours et du scandale de leur enfermement massif dans des camps de travail depuis un certain nombre d’années déjà. Mais pour la majorité d’entre nous les Ouïghours sont loin, on ne sait pas grand-chose sur eux et leur problème est bien éloigné de nos préoccupations occidentales. Grâce à ce numéro de Jentayu on les connaît mieux ou du moins on croit les connaître mieux. On développe de l’empathie pour eux. Et leur drame devient quelque chose de bien plus concret pour nous. Un énorme scandale car on comprend qu’on n’y persécute pas seulement des hommes et des femmes mais qu’on cherche en même temps à exterminer une vieille culture !

Post-scriptum : pour ceux qui voudraient se procurer ce numéro spécial sur la littérature ouïghoure je signale qu’ils peuvent consulter le site : www.editions-jentayu.fr  Pour ce qui est des Parisiens je suppose qu’ils devraient trouver la Revue à la librairie L’Harmattan, rue des Ecoles.

PS-2 (23/10/2022) : Il y a huit jours la journaliste du journal Libération, Laurence Defranoux, est apparue sur LCI et a évoqué longuement l’horreur de la répression ouïghoure en Chine. J’ai alors acheté le livre qu’elle vient de publier : Les Ouïghours, histoire d’un peuple sacrifié, Tallandier, septembre 2022 (avec une préface de Raphaël Glucksmann). Et je viens de le parcourir. C’est terrible, inimaginable. Je ne me sens même pas en état de le résumer.
La journaliste qui connaît bien la région qu’elle a parcourue avant même que la répression se déclenche, commence, aidée d’historiens et d’ethnologues, à rappeler l’histoire ancienne de la région, en remontant jusqu’à Gengis Khan et aux Empereurs Tang. Mais l’histoire moderne commence en 1949 lorsque l’Armée populaire de Mao Zedong envahit la province. Une première période noire pour les Ouïghours commence d’ailleurs avec Mao : création en 1954 du Bingtuan, un Corps de soldats démobilisés chargés d’exploiter les ressources et coloniser la région, puis c’est le Grand Bond en avant (1958-1961) et ses grandes famines, enfin la sinistre Révolution culturelle (1966-1976) qui est peut-être encore plus sinistre au Xinjiang qu’ailleurs en Chine puisque dans ce pays traditionnel et musulman, la Révolution est censée s’attaquer aux quatre vieilleries : coutumes, habitudes, cultures, idées ! Avec l’avènement de Deng Xiaoping en 1978 la situation s’améliore. Le chapitre qui traite de cette période s’intitule Le Vent de la Liberté, 1976-1989. Mais cela ne dure pas. Les chapitres suivants s’intitulent Le Vent de la colère, 1990-2000, La fabrique du terrorisme, 2001-2008, L’enchaînement infernal, 2009-2011, Xi Jinping et le « rêve chinois », 2012-2013, Ne montrez aucune pitié, 2014-2015, Le laboratoire d’un Etat policier, 2016, Bienvenue dans l’enfer des camps, 2017, Une gigantesque prison à ciel ouvert, 2017-2021, « S’il te plaît, survis », 2021-2022. Les titres de ces chapitres montrent bien l’escalade de la terreur. Mais l’horreur est dans les détails, l’enfermement sans jugement, totalement arbitraire, les conditions inhumaines de cet enfermement, la torture, les viols non seulement tolérés mais organisés, les massacres, l’entrée dans l’intimité des familles (des Hans sont censés entrer dans les familles pour les « éduquer », y manger, boire, veiller à ce que les Ouïghours boivent de l’alcool et n’observent pas le Ramadan. Ils peuvent même y pénétrer la nuit, et dans les chambres où dorment les femmes). En 2017 on estime qu’il y a un million de personnes enfermées dans les camps (un adulte sur huit). En 2018 on parle de 1.8 millions ! Les condamnations à la prison (toujours aussi arbitraires et en l’absence de tout avocat) dépassent presque toujours les 10 ans. Les Ouïghours sont un peuple inférieur (on confirme les annonces de candidatures réservées aux Hans dont nous parle Gül.Ay), il faut limiter son développement, promouvoir l’immigration de populations hans (en 1949 les Hans représentaient 6% dans la province, en 1982 ils étaient 40% et aujourd’hui les Ouïghours sont probablement minoritaires). Tuer la langue et la religion.
Dans son dernier chapitre Laurence Defranoux écrit : « Aujourd’hui le Parti-Etat chinois contrôle la descendance des Ouïghours, leurs déplacements, leur travail, leur langue, leurs croyances, leurs rituels, leurs revenus, leurs dépenses, leur habitat, leur alimentation, leur habillement, leur coiffure, leurs amours, leur décoration, leurs lectures, l’éducation de leurs enfants, leur santé, leurs loisirs, leur culture, leurs émotions, leurs pensées, leurs gènes. Et sans doute aussi leurs organes, puisque la Chine a développé un des plus grands systèmes de transplantation au monde, basé principalement sur les prisonniers fournis par l’appareil judiciaire et de sécurité de l’Etat… ». Et tout ce qu’elle rapporte est basé sur des témoignages. Témoignages d’Ouïghours rescapés, d’Ouïghours émigrés, de Chinois Hans aussi, effrayés par ce qu’ils ont été amenés à voir de près. Sur des études de nombreuses organisations, sur ce que l’on peut découvrir dans les statistiques publiques et sur les nombreux documents secrets qu’on a réussi à rendre publics. Il faut beaucoup de courage pour ceux qui témoignent car même hors de Chine ils sont encore traqués et menacés de vengeance sur leurs familles du Xinjiang. Beaucoup témoignent anonymement, prennent des faux noms, des pseudonymes pour ceux qui publient (comme celle qui a écrit Fuir). De nombreuses ONG décrivent la répression, des sites donnent une information aussi complète que possible. Et si Laurence Defranoux est un peu injuste avec Michelle Bachelet, qui présidait le Haut Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, prétendant qu’elle n’a pu enquêter correctement sur place, c’est qu’elle semble ignorer que, juste avant de quitter son poste, elle a encore résisté aux nombreuses pressions de la Chine et que son rapport « évoque de possibles « crimes contre l’humanité » au Xinjiang, fait état de « preuves crédibles » de torture et de violences sexuelles à l'égard de la minorité ouïghoure et demande à la communauté internationale à agir ». Xi n’a pas aimé.
Deux choses me frappent tout particulièrement. D’abord c’est bien Xi Jinping qui est celui qui, arrivé au pouvoir en 2012, a organisé la répression la plus dure, personnellement. Or c’est lui qui vient d’être ré-élu, aujourd’hui même, pour une nouvelle période de 5 ans. Et ce sont ses amis qui sont les membres du Comité suprême. Tous adeptes de la ligne dure. Et, pour bien montrer sa détermination et son pouvoir, on a assisté à cette sortie rocambolesque, manu militari, de son prédécesseur, assis à côté de lui, au moment même où les journalistes et les caméras du monde entier sont entrés dans la salle !
Et, ensuite, il y a tous ces moyens de la technologie de pointe qui sont mis en œuvre, pas seulement pour les Ouïghours d’ailleurs : la reconnaissance faciale est partout. Mais pour eux on est allé encore plus loin : tous les Ouïghours, sans exception, ont dû subir un prélèvement ADN, une prise de sang, et un scanner facial. Ils sont obligés d’avoir un smartphone sur eux pour qu’on puisse les suivre à la trace. Et des programmes sophistiqués permettent à tout policier d’accéder, grâce à la reconnaissance faciale, à leurs dossiers. Et par un autre programme on peut à tout moment, se brancher sur leur smartphone et savoir où ils sont allés, quels contacts ils ont pu avoir et quels sites ils ont pu contacter. Là on dépasse même 1984. Même Orwell n’a pas pu prévoir qu’on puisse un jour arriver jusque-là…