Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Les abeilles grises d'Andreï Kourkov

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(à propos de Andreï Kourkov : Les abeilles grises, Liana Levi, 2022)

C’est ma fille qui m’en avait parlé d'abord, me demandant si je connaissais cet écrivain ukrainien. Et puis, voyant son roman posé à côté de la caisse de mon libraire et notant qu’il se passe dans un no man’s land entre armée ukrainienne et séparatistes du Donetsk, je l’achète. Bien entendu. Et ne le regrette pas.
Kourkov est un écrivain ukrainien russophone. Il est né à Saint Pétersbourg (je suppose que ses parents sont russes) mais a été élevé à Kiev et est aujourd’hui passionnément ukrainien et fustige constamment, dans ses interviews, Poutine, ses sbires et son délire.
J’ai aimé son livre dès le début parce qu’il met en scène deux solitaires restés tout seuls dans leur village du Donetsk placé dans ce qu’on appelle la « zone grise », en fait une région de l’entre-deux, entre militaires ukrainiens et séparatistes assistés de Russes qui se tirent dessus à intervalles irréguliers. Mais les boulets passent au-dessus d’eux. En général. Les deux laissés pour compte ne sont pas vraiment vieux, ils approchent de la cinquantaine. Ils ne s’aiment pas spécialement : ils étaient ennemis d’enfance ! Mais il faut bien qu’ils s’entraident plus ou moins. Sergueïtch, le héros principal, est un apiculteur passionné qui a préféré ses abeilles à sa femme qui est partie avec sa fille vivre dans un lieu plus sûr et plus civilisé de l’Ukraine. Ses sympathies vont plutôt à l’Ukraine. Un soldat vient lui rendre visite de temps en temps, un certain Petro. Il lui offre du miel et Petro lui apporte de la nourriture et lui recharge son téléphone portable (car, bien évidemment, ils n’ont plus d’électricité dans le village). Son voisin Pachka fraye plutôt avec les séparatistes et amène même un jour un Russe de Sibérie, un dur, un sniper.
Je ne vais pas vous raconter toute l’histoire. Disons simplement qu’au printemps Sergueïtch charge ses six ruches sur sa remorque et cherche à les installer ailleurs où il y a des fleurs qui permettent à ses abeilles de travailler et pas de bruit de canons pour leur faire peur. Après avoir réussi à passer de nombreux contrôles il décide de s’installer à proximité d’un village du côté de Zaporijie (maintenant qu’on suit la guerre en Ukraine tous les soirs sur LCI on connaît la géographie ukrainienne sur le bout des doigts). Là il sympathise avec la jeune gérante de l’épicerie du coin. Et arrive même à coucher avec. Mais les gens du village ne l’aiment pas. Non seulement parce qu’il les prive des amours de la plus jolie fille du village mais aussi parce qu’il est du Donetsk et qu’on n’aime pas les gens du Donetsk. Alors, un soir, on lui démolit toutes les vitres de sa vieille voiture et on lui demande de partir. Et lui, ne pensant qu’à ses abeilles, se souvient alors d’un Tatar de Crimée qu’il avait rencontré il y a bien longtemps lors d’une rencontre entre apiculteurs de l’Empire soviétique. De toute façon il a envie de l’air doux de la Crimée. Les gens sont gentils en Crimée, pense-t-il. Bien que, maintenant, la Crimée soit russe. Alors il arrive à passer, encore plus difficilement, la frontière avec la Crimée russe, trouve la famille tatare, mais pas son ami qui a été enlevé et a disparu, installe quand même ses ruches et y reste jusqu’à la fin de l’été même si là non plus on ne l’aime guère. Les gens du coin parce qu’il fraye avec les Tatars (les Russes vont les expulser de toute façon, lui dit-on. Donc les gens ne sont pas si gentils, constate-t-il). Et les Russes parce qu’il est quand même Ukrainien, même s’il habite le Donbass (mais la zone grise, je vous le rappelle). Alors, finalement, tristement, il va rentrer dans son village, chez lui, bien content, au fond, de savoir que quelqu’un l’y attend au moins, son ami-ennemi Pachka.
Sergueïtch n’est pas parfait. Après son détour par la Crimée il pourrait très bien rejoindre sa femme. Elle était prête à le recueillir alors que sa fille est devenue adolescente. Il pourrait aussi aller vivre avec la gentille fille du village du côté de Zaporijie : elle lui avait pourtant murmuré à l’oreille quand il est parti : « tu es si tranquille, je n’aurais aucun mal à vivre avec toi ». Mais non, sans bien savoir pourquoi, il choisit de retourner dans son village de la « zone grise ». Avec ses abeilles.
Et pourtant. C’est un homme bien attachant. Très humain. Lorsque de son jardin il voit, au loin, un cadavre couché dans la neige, il s’y rend, malgré les dangers, les mines, les snipers, il voudrait l’enterrer mais le sol est gelé. Alors il le recouvre de glace et de neige. Plus tard on va découvrir que c’est le cadavre d’un humanitaire qui avait même promis d’apporter des bonbons aux enfants d’un village voisin qui est encore habité (et c’est Sergueïtch qui va les leur apporter, les bonbons). Une fois que le soldat Petro lui a chargé son téléphone il lui envoie souvent un SMS pour lui demander : « Vivant ? » et Petro répond : « Vivant ». Quand la femme de son ami tatare lui demande de se rendre à Sébastopol auprès des autorités russes pour leur demander des nouvelles de son mari disparu depuis deux ans, il le fait, malgré sa peur des Russes. Et quand les Russes, excités par sa demande, rapportent le cadavre du Tatar à sa veuve, avec plein de voitures de police à gyrophares, et arrêtent cette fois le fils, sous le prétexte d’avoir trouvé des bougies dans leur logement, volées dans une église, disent-ils, il se rendra encore une fois auprès des Russes, déclarant que ce sont ses bougies à lui, faites de sa cire d’abeille, dont il a fait cadeau aux Tatars. Tout cela pour rien. On garde le jeune Tatar et on lui propose le choix : prison ou armée ! Et quand celle qui est maintenant veuve, lui demande d’emmener sa fille en Ukraine pour qu’elle puisse y faire des études universitaires, c’est encore lui qui va lui faire passer la frontière et qui va téléphoner à sa femme pour qu’elle la prenne à l’arrivée du train et la reçoive chez elle.
Cette tendresse, cette humanité, c’est bien sûr aussi celle de l’auteur, cet Ukrainien qui écrit en russe mais qui n’est pas tendre du tout avec les Russes de Poutine. Surtout ceux déjà très bien implantés en Crimée. Et bien brutaux avec ceux qui ont encore des passeports ukrainiens comme Sergueïtch ou ces Tatars musulmans. Le fils est arrêté sans procès et s’il refuse de s’engager dans l’Armée on lui apprendra le « respect » en prison ! Un soir le chef de la police, en civil, accompagné d’un inconnu, probablement un apiculteur, vient trouver Sergueïtch et va lui enlever une de ses six ruches, soi-disant pour voir si elles n’ont pas de maladie ! Sergueïtch est inquiet. Est-ce un prétexte pour lui enlever toutes ses ruches, se demande-t-il. Et puis un soir on la lui rapporte, sa ruche, mais les abeilles sont bizarres : elles sont grises ! Sergueïtch s’en méfie. Et, un jour, sur la route du retour, avec une grenade que lui avait offert son ami Petro, il la fait sauter. Suit alors une scène amusante : quelques abeilles grises ont échappé à l’explosion, l’une d’elles cherche à entrer dans une des autres ruches : aussitôt trois ou quatre abeilles la repoussent violemment. Tiens donc, dit alors Sergueïtch, vous êtes comme nous, les humains, vous aussi vous ne voulez pas de ceux qui ne sont pas comme vous ! Car, en Crimée, une commerçante du coin lui avait reproché de faire ami-ami avec les Tatars. Bientôt les Russes, dit-elle, vont les expulser d’ici. Pourquoi ? demande Sergueïtch, ils sont implantés ici, ils ont leurs terres. Pas du tout, lui dit la commerçante, cette terre est russe et chrétienne, depuis la nuit des temps, Poutine l’a dit quand il est venu ici. Et la parole de Poutine est sacrée. Poutine ne ment pas !
Il y a aussi beaucoup d’humour dans ce roman. Un humour un peu pince-sans-rire. Humour absurde. Il faut dire que toute cette gué-guerre est un peu absurde. Petro apprend à Sergueïtch qu’il y a un sniper qui leur tire dessus, a déjà tué six de ses camarades. Sergueïtch découvre l’endroit où le sniper se niche, dans leur village, au bout du jardin de l’église. Il l’indique à Petro, les Ukrainiens piègent l’endroit et le sniper s’envole en mille morceaux. Alors les séparatistes arrivent avec leur commandant russe et obligent Sergueïtch à les aider à ramasser les morceaux… A un moment donné j’ai pensé au film No Man’s Land du Bosniaque Danis Tanovic qui se passe dans une autre guerre civile entre Slaves, dans un autre no man’s land où se retrouvent un Bosniaque et un Serbe qui en ont marre de la guerre, des Casques bleus aussi, bien ridiculisés, et un homme blessé et couché sur des mines sauteuses, particulièrement vicieuses, que des démineurs essayent de dégager et qui, finalement, renoncent, s’en vont, condamnant le blessé à sauter avec ses mines sauteuses…
Et puis il y a aussi de la poésie dans le roman d’Andreï Kourkov. Dans la description de la nature. Et dans celle de ses abeilles chéries. Et surtout dans les nombreux rêves qui hantent le sommeil du pauvre Sergueïtch. Le hantent ou le sauvent. Car ils semblent souvent le mettre en garde contre les dangers qui le guettent…

Post-scriptum (juin 2022) : dans son village Sergueï habite rue Lénine et Pachka rue Chevtchenko. Une nuit où il ne peut dormir l'apiculteur se lève, prend quelques outils et va démonter puis remonter toutes les plaques des deux rues, changeant sa rue en rue Chevtchenko et celle de Pachka en rue Lénine. Je préfère quand même, dit-il le lendemain matin, habiter dans la rue d'un poète que dans celle de Lénine. Si vous voulez savoir qui était ce Chevtchenko, voyez ma note intitulée : Taras Chevtchenko, poète ukrainien.