Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Ishiguro et l'androïde qui avait de l'empathie

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(Voir : Kazuo Ishiguro : Klara and the Sun, Faber and Faber Ltd, Londres, 2021

J’avoue que je ne connaissais pas grand-chose de cet Anglais au nom japonais. Je ne me souvenais même pas qu’il avait eu le Nobel de littérature. Et je ne savais pas que c’était lui l’auteur du bouquin à la base de ce film que nous avons aimé tous les deux, Annie et moi, et trouvé si anglais : The Remains of the Day (Les Vestiges du jour). Alors qu’il avait été réalisé par un Américain, James Ivory (New-Yorkais si précieux, il est vrai), avec une scénariste au nom indien, Ruth Prawer Jhabvala (née de parents polonais en Allemagne, éduquée en Angleterre, mariée à un Indien et vivant en Inde). Et voilà qu’en plus l’auteur du roman est un Anglais né au Japon de parents japonais ! La mondialisation de la culture est bien avancée ! Ou alors c’est la culture anglaise qui a une telle force qu’elle s’impose à tous ces nomades modernes ?
Alors je suis content de m’apercevoir que, malgré tout, cet Anglais au nom japonais a quand même conservé quelques restes de sa culture d’origine. Il y a du manga là-dedans. Et on ne serait absolument pas étonné si on apprenait demain que les enfants japonais peuvent disposer maintenant de compagnons robotisés. N’ont-ils pas déjà des artificial pets, des animaux de compagnie robotisés ?
Car Klara est un AF, un Artificial Friend (une AA en français, une Amie Artificielle), en fait un robot très perfectionné (encore que dans le magasin où on le vend arrivent déjà des robots d’une nouvelle génération, plus perfectionnés encore), un androïde en fait, même si on ne décrit jamais son aspect extérieur, mais les gens s’adressent à Klara comme si c’était un humain (tout en montrant qu’ils savent qu’elle n’en est pas un). On peut donc supposer qu’elle a un aspect humain.
Ce qui m’a tout de suite interloqué – et c’est pour cela que je parle d’empathie dans le titre de cette note – c’est que Klara est conçue de telle manière à non seulement servir de compagnon à un enfant ou un jeune adolescent, mais à veiller sur lui, jour et nuit, à l’observer, à l’étudier, à le distraire et, il faut bien utiliser ce mot, à l’aimer. Oui, c’est bien le mot qui convient. Klara va même jusqu’à se sacrifier un peu pour réaliser une action qu’elle croit nécessaire pour sauver son amie Josie qui est malade et tout près de mourir. Et certains critiques disent que c’est un roman sur l’amour et sur la solitude (la critique du journal The Independant l'appelle : a meditation on love and loneliness). Or – ceux qui ont un peu de culture de science-fiction le savent – il y a le fameux critère de Turing qui permet de faire la différence entre un androïde et un humain : et ce critère c’est l’empathie (voir sur mon Bloc-notes 2009 : Turing et les Androïdes). Pour ceux qui ne connaissent rien à tout ça, et je les plains, je rappelle que c’est ce pauvre Turing qui a aidé à sauver l’Angleterre au début de la guerre en brisant le secret du système de codage Enigma des Allemands grâce à une machine encore plus puissante de son invention. Un homme qu’on a récompensé en le persécutant pour son homosexualité, en lui faisant subir une castration chimique et en le poussant au suicide (qu’il a réalisé en mordant comme Blanche-Neige dans une pomme empoisonnée. Car ce mathématicien était un poète. Comme beaucoup de matheux. Comme moi par exemple…). C’est avec Dick que les androïdes font leur entrée fracassante dans la science-fiction. Avec son : Do Androïds dream of electric sheep ? (porté à l’écran sous le nom de Blade Runner). Les fabricants sortent des modèles de plus en plus perfectionnés. Certains s’échappent et vont vivre une vie indépendante. Il faut les éliminer. C’est le rôle des Blade Runners. Oui, mais comment les reconnaître ? Comment éviter une bavure ? Avec le test de Turing. L’empathie. D’ailleurs Dick l’exprime d’une façon un peu différente dans son introduction à l'une de ses nouvelles intitulée : Human is… quand il se demande ce que c’était d’être humain : « ça tient à la bonté », dit-il, « c’est la bonté qui, à mes yeux, nous distingue des cailloux, bâtons et autres bouts de métal... ». Mais à mon humble avis il ne le croit pas lui-même. Au contraire. Je pense que Dick se fout de nous. C’est un rat ! avait dit son brillant biographe et admirateur, Emmanuel Carrère. Quant à Turing, comment a-t-il pu affirmer une telle énormité, après tout ce qu’on lui a fait ? Mystère.
Mais revenons à notre histoire. La mère de Josie achète Klara qui a des aptitudes particulièrement développées dans l’observation. Josie est malade. Dangereusement malade d’une maladie mystérieuse dont sa sœur est déjà morte plus tôt. Or on vit dans une civilisation plus évoluée que la nôtre mais qui n’a rien d’utopique. Le père de Josie a perdu son job : on dit qu’il a été substitué. Par quoi ? On ne sait pas. Probablement un robot. Alors il vit dans une communauté un peu raciste, un peu fasciste. Car le monde est devenu un monde dangereux. Les enfants de la classe supérieure sont « lifted » (en anglais). On ne sait pas trop comment. Par une éducation spéciale (de « tuteurs ») reçue sur des « oblongs » (des smartphones ? des tablettes ?) ? Ou par un traitement génétique ? Qui expliquerait la maladie de Josie ? Son ami et voisin Rick, très doué pourtant (il développe des oiseaux volants, des drones), n’a pas eu la chance de pouvoir être lifté. Et n’a pratiquement aucune chance de pouvoir entrer dans une Université. Ou même au Collège (il semble bien qu’on est en Amérique). Parce que sa mère n’a pas les moyens ? Ou parce qu’elle ne veut pas rester seule ? Lui et Josie semblent pourtant s’aimer beaucoup. Ils ont un plan pour eux, pour leur avenir. La mère de Josie, elle, a aussi un plan. On le découvre progressivement : elle veut qu’en cas de décès de Josie, Klara devienne son sosie sur le plan physique comme sur le plan mental. Et continuer ainsi Josie après sa disparition. La ressusciter, en somme. Le père de Josie désapprouve complètement ce projet. Il pose des questions idiotes du genre : « Est-ce que vous croyez au cœur humain ? Pas l’organe, non, au sens poétique. Croyez-vous que cela existe ? Ce quelque chose qui rend chacun de nous spécial et individuel ? ». L’artiste et moderne démiurge qui est en charge du « projet » se moque. « Que voulez-vous, ma chère », dit-il à la mère de Josie, « il y a des gens de l’ancien monde qui n’arrivent toujours pas à se faire au nouveau ! ».
Alors certaines critiques que l’on peut trouver sur le net, comme celui du Guardian par exemple, parlent de deux types d’amour. Celui de la mère, un amour égoïste, sur-protectif et anxieux, et l’autre, pur, entier et sans aucune arrière-pensée, complètement dévoué à l’autre : c’est celui de Klara ! Un androïde qui ferait preuve d’un amour supérieur à celui d’un humain ! Turing foutu ! Arrêtez, arrêtez, avant de me reprocher de m’occuper d’enfantillages et de me quitter. Restons sérieux, un moment encore. Et posons-nous la question : c’est quoi l’amour ? L’amour sans sexe. L’amour d’une mère pour son enfant. Beaucoup de philosophes ont essayé de l’analyser. Encore récemment Elisabeth Badinter a émis des doutes sur l’évidence de l’instinct maternel. Alors que je croyais me souvenir que Chamfort qui voyait l’égoïsme partout avait fait une exception pour l’amour maternel, la citation de lui que l’on trouve sur le net me semble bien ambiguë : « C’est à l’amour maternel que la Nature a confié la conservation de tous êtres. Et pour assurer aux mères leur récompense, elle l’a mise dans les plaisirs, et même dans les peines attachées à ce délicieux sentiment ». Disons qu’en général l’amour maternel est plutôt désintéressé, souvent passionné, quelquefois égoïste. Un égoïsme pouvant même devenir carrément monstrueux (vous n’avez qu’à lire Georges Simenon. Chez lui presque toutes les mères sont monstrueuses. Comme l’était probablement la sienne). L’amour maternel est donc forcément chose bien complexe. D’ailleurs dans le roman il y a une autre mère, celle de Rick (là aussi le père est absent. Inconnu. Ignoré) : Rick n’a pas été « élevé ». Parce qu’elle n’avait pas les moyens ou parce qu’elle ne voulait pas se priver de son fils ? Et puis, soudain, elle veut que son fils rentre quand même au collège et, pour cela, s’humilie gravement auprès d’un ancien amant qui pourrait l’y faire rentrer. Donc d’abord égoïste, puis altruiste.
Peut-on imaginer qu’un androïde puisse, un jour, éprouver un tel amour ? Il ne s’agit pas là d’une question idiote. Nous sommes en pleine période de développement des intelligences artificielles. Les algorithmes conditionnent déjà notre vie. Depuis longtemps. Ils règnent sur Google pour répondre à nos questionnements. Et sur Facebook pour essayer de contrôler, un tant soit peu, les dizaines de milliards de messages quotidiens du réseau. Je reviens donc à ma question et j’y réponds : éprouver ? Non. Je ne crois pas. Eprouver, c’est justement ce qui séparera toujours l’homme de la machine. Et c’est probablement ce que voulait dire Turing. Mais peut-on imaginer qu’un androïde puisse être programmé de telle manière à agir comme si c’était par amour ? Oui, pourquoi pas ? Et cet amour virtuel serait forcément plus pur que l’autre, puisque totalement désintéressé, puisque la machine n’éprouve rien et qu’aucun grain égoïste ne puisse s’y mêler. Mais l’androïde du roman, Klara, pousse cet amour pour Josie très loin. Elle va jusqu’à se sacrifier, sacrifier, du moins, une partie de son intégrité pour Josie.
Mais là il faut dire que l’auteur ne respecte pas les règles. Ainsi sa Klara éprouve des sentiments, la peur par exemple, quand elle aperçoit un taureau et observe (car elle est une championne de l’observation) sa violence. Ou plutôt sa capacité de violence. Et puis elle adore le soleil. Là je crois que l’auteur s’amuse un peu. Pourquoi pas ? Il en a le droit. Tous ces robots dépendent du soleil. Qui les nourrit puisqu’il recharge leurs batteries. Alors Klara prend le soleil pour un Dieu. Son Dieu. Sun, dans le texte anglais, est toujours écrit avec une majuscule. Et quand on parle de lui on utilise le pronom he. Alors qu’il me semblait qu’en anglais sun était féminin comme en allemand die Sonne. C’est donc un Dieu masculin comme le Dieu si masculin des religions monothéistes. Mais là où l’auteur exagère, je trouve, c’est quand Klara adore son Dieu, lui demande d’intervenir pour sauver Josie, et réalise une action qui doit amadouer son Dieu. Et qu’effectivement Josie est sauvée. On est où là, me suis-je demandé, on est dans un conte de fées ? D’ailleurs je ne suis pas le seul à trouver que la fin est ratée. Et j’ai trouvé sur le net une critique qui va dans le même sens. Celle d’un journal belge, L’Echo. L’auteur semble dépassé par son sujet, dit la critique. L’épilogue cède à la candeur de Klara, l’escamote prestement et, comme s’il ne savait qu’en faire, abandonne ses personnages. Il retire la prise. Conclusion : même des prix Nobel peuvent faire des erreurs !
Il y a pourtant encore une remarque qui le sauve, le prix Nobel. Je trouve. C’est quand Klara, qui a perdu son boulot (Josie est devenue grande, Josie est guérie, Josie est liftée, Josie est au Collège), demeure, abandonnée, en fin de vie, sur un terrain vague et que son ancien « Manager », la femme qui dirigeait le magasin où elle était en vente, la découvre et entame une conversation avec Klara. Car Klara a de la mémoire. Comme tous les robots. Et quand Klara raconte qu’on voulait faire d’elle la continuatrice de Josie après sa mort, elle dit ceci : Je suis certaine que j’aurais réussi, je m’étais tellement imprégnée de la nature de Josie, pas seulement sa façon d’être physique, mais même de sa nature mentale, que j’aurais vraiment été capable de donner le change. Mais le problème serait venu d’ailleurs, dit-elle. C’est que tous ceux qui ont aimé Josie, sa mère, son père, son ami Rick, auraient été incapables de m’aimer, moi.