Histoires d'O
Au mois d’août dernier, pour l’anniversaire d’Annie, Francine lui avait offert deux livres dont l’un était l’Or de la nuit de l’écrivaine Irène Frain (publié chez Julliard en 2025). Quand je me suis aperçu qu’il relatait la rencontre de Galland avec Hanna Dyâb, ce jeune Aleppin qui lui a fourni 20% de ses Contes des Mille et une Nuits, j’ai tout de suite mis la main dessus. Puisque je venais de parler longuement de cette rencontre et d’analyser les contes de Hanna, aussi bien ceux que Galland avait repris que ceux qu’il a laissé de côté (voir l’étude d’abord publiée sur mon site Bloc-notes : Un Aleppin chez Louis XIV, puis sur mon site Voyage sous le titre Les Mille et une Nuits de Hanna Dyâb). J’ai supposé qu’Irène Frain avait lu comme moi la relation de voyage de l’Aleppin dont on n’a découvert que relativement récemment le manuscrit dans les Archives du Vatican. En tout cas, lorsque je lui ai envoyé un mail pour lui dire tout le plaisir que j’avais pris à son livre elle m’a aussitôt répondu en me félicitant pour mes différentes notes que j’avais publiées sur cette histoire et sur les Nuits en général. Et puis, lorsque j’ai voulu lui répondre nous avons eu à faire face à quelques problèmes sérieux de santé et j’ai eu d’autres priorités.
Ce n’est que maintenant que je reviens au livre d’Irène Frain et que j’en relis certains passages. Il faut dire que l’écrivaine n’évoque la rencontre décisive entre Galland et Hanna qu’après plus de 300 pages. C’est qu’elle s’intéresse beaucoup plus aux milieux de la Cour du Roi, aux petites jalousies, aux complots et aux démêlés des uns et des autres pour obtenir certains postes et avantages. Ce qui concernait même ce cher Antoine Galland qui voulait être nommé bibliothécaire du Roi. On a l’impression que tout dépendait du Roi lui-même. Cela me fait penser à notre bon fabuliste de l’époque, La Fontaine, qui finissait son conte en vers Cendrillon avec cette petite morale si charmante :
« C’est sans doute un grand avantage
D’avoir de l’esprit, du courage,
De la naissance, du bon sens,
Et d’autres semblables talents,
Qu’on reçoit du ciel en partage;
Mais vous aurez beau les avoir,
Pour votre avancement ce seront choses vaines,
Si vous n’avez, pour les faire valoir,
Ou des parrains ou des marraines. »
Or parmi ces marraines bien introduites en cours il y a un personnage qui revient souvent dans le livre d’Irène Frain : une certaine Madame d’O qui se dit d’ailleurs Marquise. Et qui semble avoir l’oreille de Madame de Maintenon elle-même car son père est le Comte de Guilleragues qui avait connu Françoise de Maintenon alors qu’elle s’appelait encore Françoise d’Aubigné et n’était rien d’autre que l’épouse de Scarron. Ce n’est que longtemps après avoir terminé la lecture du livre que je me suis rendu compte que ce Guilleragues qui avait été nommé, toujours grâce à l’entremise de Madame de Maintenon, on peut le supposer, Ambassadeur du Roi de France auprès de la Sublime Porte, était aussi à l’origine d’un autre grand mystère de la littérature francophone (autre que celui des Contes de Hanna que l’on dit orphelins parce qu’on n’en a jamais trouvé d’autre source), les Lettres portugaises.
Je raconte ailleurs, dans la première de mes listes de livres, consacrée à la littérature francophone d’avant 1800, avoir déniché, je ne sais plus où, deux livres, présentés ensemble, dans un étui bordé de maroquin rouge, en demi-maroquin à bandes, rouge pour l’un, bleu pour l’autre, publiés chez l’éditeur Emile-Paul frères, Paris, en 1947 et que le premier avait pour titre : Comte de Guilleragues : Lettres portugaises, traduites en français et l’autre : Claude Aveline : Et tout le reste n’est rien. Or dans l’un des livres étaient glissés deux articles de journaux, l’un du Figaro littéraire, signé de Maurice Rat et daté du 18 août 1951, l’autre du Monde, signé Yves Florenne et daté du 17 juin 1983. Voici ce que l’on y apprend : quand les Lettres de la Religieuse portugaise paraissent, en 1669, traduites soi-disant du portugais, mais anonymes, elles firent un triomphe. On crut immédiatement que celui à qui elles étaient adressées était le comte de Saint-Léger, marquis de Chamilly. En 1810 un érudit trouva un nom sur une lettre : Mariana Alcaforada, religieuse à Béja. Mais dès le XVIIIème siècle on soupçonna qu’il s’agissait d’un faux. Et le plus probable des auteurs sembla être le comte de Guilleragues, ami de Molière, Racine et Boileau, et que le Roi nomma ambassadeur à Constantinople. Maurice Rat n’a aucun doute à ce sujet et estime que seul ce Gascon « à la suprême et souple intelligence », Gabriel-Joseph de Lavergne, comte de Guilleragues, était capable d’en être l’auteur. Ce qui n’est pas du tout l’opinion de Florenne pour qui Guilleragues n’était qu’un « aimable arriviste gascon qui aimait se frotter aux écrivains, sans que, malheureusement aucun déteignît sur lui ». Florenne nous apprend aussi que, depuis lors, on a découvert un manuscrit des Lettres, d’un copiste, étudié par Thérèse et Jean-Pierre Lassalle de l’Université de Toulouse. Et Florenne est bien obligé de reconnaître que ceux-ci « se rangent, quoique partiellement, à cette attribution » (c. à d. à l’attribution Guilleragues). Ce qui ne change pas son opinion (bien évidemment, dit-il « seuls des iconoclastes extra-universitaires peuvent se permettre de passer outre à ce genre de tabous »). Quant à Claude Aveline, visiblement, il croit à la Religieuse. C’est lui qui est à l’origine de cette réédition et qui l’accompagne d’une ode à l’amour. Explication du titre : une phrase de la première Lettre : « Vous ne trouverez jamais tant d’amour… et le reste n’est rien ». La Fontaine aussi l’a dit, rappelle Maurice Rat : « aimez, aimez, tout le reste n’est rien ».
Qui a raison ? L’article de Florenne étant largement postérieur à celui de Rat, on pourrait croire que c’est lui qui a raison et que la religieuse a bien existé et écrit les Lettres. Mais lorsque vous faites un tour sur le net vous constatez que ce n’est pas aussi sûr que cela et que la majorité des experts semblent croire que c’est bien Guilleragues qui en est l’auteur. De toute façon, comme il n’existe plus de manuscrit original, on ne découvrira probablement plus jamais la vérité. Et puis, quelle importance…
Mais revenons à notre Marquise d’O. Un drôle de nom, ne trouvez-vous pas ? Un nom de famille réduit à une simple voyelle, aussi belle soit-elle ? Pour les gens de ma génération ce nom évoque, bien sûr, la fameuse Histoire d’O de Pauline Réage. Un livre qui a fait scandale. Un livre qui se trouve lui aussi, bien évidemment, dans ma bibliothèque, voir : Pauline Réage : Histoire d’O, avec une préface de Jean Paulhan, édité chez Jean-Jacques Pauvert, 1962. Mais en réalité le copyright est de 1954, ce qui correspond effectivement à la date de la première publication. Une publication qui a drôlement choqué à l’époque, on s’en doute. Le net raconte que François Mauriac a écrit que le livre était « à vomir ». Moi je me souviens surtout qu’on a cherché à savoir qui en était l’auteur véritable et que tout le monde était persuadé qu’il s’agissait d’un homme. Qui, en effet, pouvait penser qu’une femme pouvait être assez masochiste pour raconter une telle histoire ? Imaginer tous ces coups de fouet, ces fers rouges, ces anneaux aux lèvres du sexe, cette soumission sexuelle, toutes les ouvertures de son corps offertes, à d’autres hommes qu’à son seul amant ? Et pourtant il s’agissait bien d’une femme, Dominique Aury, la compagne de Jean Paulhan. Elle l’a enfin reconnu à l’âge de 86 ans. C’était d’ailleurs une véritable femme de lettres, ayant été journaliste aux Lettres françaises, collaboratrice de la NRF et membre du comité de lecture chez Gallimard. Son écriture est très belle, classique, et l’histoire contée n’est d’ailleurs pas simplement masochiste mais aussi par moments bien un peu érotique. Personnellement je pense qu’elle a pas mal puisé dans la Justine de Sade (qui se trouve également dans ma bibliothèque, voir : D. A. F. Sade : Justine ou les Malheurs de la Vertu, préface de Georges Bataille, Jean-Jacques Pauvert,1955). Il faudrait comparer et, pour cela, relire les deux. Mais je n’en ai guère envie. J’ai simplement relu la préface de Paulhan et j’y ai trouvé pas mal d’horreurs. Sur l’esclavage. Voir déjà le titre de sa préface : Du bonheur dans l’esclavage. Il y raconte une histoire saugrenue qui serait survenue à la Barbade en 1838 où d’anciens esclaves auraient prié leur ancien maître « de les reprendre à titre d’esclaves ». Et qui ne ferait que confirmer ce qu’il pense, c’est qu’aucun homme ne se réjouirait réellement de « respirer librement ». Et qu’il n’est pas sans grandeur, et non sans joie (« comme il arrive aux amoureux et aux mystiques »), de « s’abandonner à la volonté d’autrui et de se voir, enfin, débarrassé de ses plaisirs, intérêts et complexes personnels ». Et puis sur les femmes bien entendu. « Elles ne cessent pas d’obéir à leur sang ; tout est sexe en elles, et jusqu’à l’esprit. Il faudrait sans cesse les nourrir, sans cesse les laver et les farder, sans cesse les battre ». Je vois nos combattantes de me-too d’aujourd’hui se lever en masse. Il n’en mènerait pas large, ce cher Jean Paulhan ! Mais laissons cela. Le sado-machisme ne m’a jamais beaucoup passionné…
Mais comme je suis aussi un peu germaniste, il y a une autre O à laquelle je pense, celle d’une nouvelle de Kleist : Die Marquise von O, publiée pour la première fois en 1808 (voir : Heinrich von Kleist : Sämtliche Erzählungen und Anekdoten, Philip Reclam junior, Stuttgart,1986). Il s’agit d’une histoire assez abracadabrante, l’histoire d’une veuve qui vit chez ses parents - le père est commandant d’une place forte - alors que la forteresse est prise et incendiée par l’ennemi, la Marquise fuyant le feu est attrapée par une bande de soudards qui veulent la violer, est libérée par un officier ennemi qui la transporte, inconsciente, dans une chambre et puis profite lui-même des chairs qui s’offrent à ses yeux - et voilà que la dame tombe enceinte, sans explication, ses parents la rejettent, après avoir rejeté la demande précipitée en mariage de l’officier ennemi qui revient tout honteux mais sans oser avouer son crime. La Marquise, rejetée par ses parents, finit, toute honte bue, par faire paraître une annonce dans un journal pour demander à son violeur de se faire reconnaître et celui-ci vient finalement se jeter à ses genoux et à ceux du père de la Marquise. Et la Marquise voit alors que c’est celui qui avait été son sauveur et qui lui avait alors paru comme un ange descendu du ciel et qui lui apparaît maintenant comme le Diable en personne. Sur l’insistance de son père, et aussi pour donner un père à son fils, elle épouse le comte mais en a horreur et refuse de partager son lit. Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’elle finit par pardonner. Je ne sais pas s’ils ont vécu heureux ensemble après cela. L’histoire ne le dit pas.
J’apprécie beaucoup Kleist. D’abord pour son écriture, son utilisation plutôt géniale du discours indirect. Il paraît que Kafka, aussi, l’a beaucoup pratiqué et s’en est inspiré pour son écriture à lui, souvent très froide, objective, administrative. Et puis Kleist était un obsédé de l’injustice, ou plutôt de la Justice. Et là encore on revient à Kafka, au Kafka du Procès et du Château. Je crois d’ailleurs que pour Kleist la description de l’injustice faite, de la révolte de la victime de cette injustice et de la poursuite inébranlable de la réparation de l’injustice subie était plus importante que la vraisemblance des faits relatés. C’est le cas de son Michael Kohlhaas qui va finir par mourir condamné pour sa violence mais meurt content car on lui a donné raison ! Et c’est aussi le cas, d’une certaine manière, du Prince de Hombourg qui est condamné à mort parce qu’il a désobéi à un ordre alors qu’il a gagné la bataille, grâce à cette désobéissance (je ne sais si je dois vous avouer que j’ai encore vu la pièce jouée au TNP avec le sublime Gérard Philippe en Prince. Vous allez vous demander : mais quel âge a ce type ? Comment se fait-il qu’il vit encore ?).
Et l’histoire de la Marquise m’a paru bien invraisemblable, elle aussi. Quand j’en ai parlé, à propos de Kafka et des autres écrivains viennois, au tome 4 de mon Voyage, dans la note intitulée Vienne, capitale de la Cacanie, j’ai ajouté, après avoir raconté le viol de la femme inconsciente : je ne sais si vous avez remarqué : les dames des temps jadis tombaient facilement dans les pommes, elles portaient même constamment des sels sur elles pour cela ; on dirait que nos femmes modernes ont complètement oublié d’utiliser ce genre de tactiques. J’ai eu tort de me moquer de cette façon, je le reconnais bien volontiers. Le traumatisme de la marquise était réel et profond. Les soldats qui voulaient la violer – et qui étaient russes (on sait qu’ils sont coutumiers du fait) – étaient sur le point d’y arriver. Quand leur capitaine, qui était Comte, mais Comte russe comme ses soldats, est arrivé pour les en empêcher, le dernier des agresseurs qu’il a frappé sur la tête était déjà en train de l’enlacer. Elle était donc encore lucide quand elle l’a vu la libérer (c’est la vision de « l’ange descendu du ciel ») et ce n’est qu’ensuite qu’elle a perdu conscience. Mais la question demeure : pourquoi, lorsque le comte la viole, ne se réveille-t-elle pas ?
Ici je vais vous parler d’un conte. Ou plutôt la variante catalane d’un conte célèbre, celui de la Belle au bois dormant. Le titre de cette version : Frère de Joie, Soeur de Plaisir (beau titre et beau programme !). Et dans cette version le Prince fait l’amour avec la Belle endormie sans la réveiller. Et celle-ci accouche toujours en dormant. Ah, il est beau le Prince charmant ! Mais il y a une autre version qui est pire encore, c’est celle de Basile contenue dans le Pantaméron. Ici c’est un chasseur qui arrive à entrer dans le château de la Belle, la trouve endormie, entre dans son lit, et ceci à intervalles réguliers, et lui fait deux enfants. Faire l’amour avec une belle princesse dans son sommeil, moi j’appelle cela du viol. Et ce n’est pas tout : le chasseur est marié et son épouse va se venger. Vous ne vous souvenez peut-être pas mais dans la version du Conte par Perrault apparaît à la fin une méchante femme, véritable ogresse, qui veut jeter la Belle et ses deux enfants dans une cuve remplie de crapauds, de couleuvres et de vipères. L’origine de cette histoire d’ogresse est à rechercher dans la variante de Basile, pense Charles Deulin (Les Contes de Perrault avant Perrault, 1879), c’est la femme du chasseur ! Voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 2 : Les contes merveilleux européens.
C’est fou comme un conte peut changer en passant d’une variante à l’autre ! Voilà que l’on passe d’un beau Prince charmant qui délivre une Belle d’un long sommeil par un simple baiser sur la bouche à un violeur invétéré, un libertin qui tient une dormeuse innocente dans un château abandonné à sa merci, à la merci de ses pulsions sexuelles ! Et moi, pendant toute la durée de ce terrible procès où l’on découvrait un autre libertin, plus horrible encore, qui avait pendant de longues années drogué sa femme et l’avait livré aux sexes de plein de libertins sauvages en liberté, je n’ai jamais cessé de penser à ce Conte qui est à la base de la Belle au bois dormant !
Jean Paulhan, dans sa préface à l’Histoire d’O, dit que « les Contes de Fées sont les romans érotiques des enfants ». Peut-être. Mais il oublie que les Contes de Fées ne sont pas imaginés par les enfants mais écrits par les grandes personnes. Qui y font revivre leurs propres rêves criminels. Sinon comment pourrait-on y rencontrer tant d’ogres, de sorcières, de pères incestueux et de Barbes-bleues ? Barbe-bleue, une histoire de féminicide ! Et ce violeur d’une princesse innocente endormie…