Un Aleppin chez Louis XIV
(à propos de : Hanna Dyâb : D’Alep à Paris – Les pérégrinations d’un jeune Syrien au temps de Louis XIV, récit traduit et annoté par Paule Fahmé-Thiéry, Bernard Heyberger et Jérôme Lentin, introduction Bernard Heyberger, éditions Sindbad-Actes Sud, 2015)
Il y a un mois je suis contacté par l’historien Bernard Heyberger. Alsacien, dialectophone, il avait découvert ma note sur la mort du dialecte (voir mon Bloc-notes 2018 : Mort d’une langue (l’alsacien)) et constaté que, par ailleurs, je m’étais beaucoup intéressé aux Mille et une Nuits. Ce qui l’a incité à me signaler qu’il avait participé à la traduction d’un manuscrit assez extraordinaire, découvert dans les archives du Vatican, et dont l’auteur était le fameux Hanna qui avait rencontré Antoine Galland à Paris et qui lui avait raconté deux des contes les plus célèbres des Nuits : Aladdin et la lampe merveilleuse et Ali Baba et les quarante voleurs.
Il faut dire que Bernard Heyberger est, entre autres, un historien spécialisé dans l’histoire des Chrétiens d’Orient, qu’il est également arabisant et a été Professeur à diverses Universités et Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. C’est Jérôme Lentin, linguiste et professeur aux Langues’O, qui semble avoir découvert le manuscrit en question lors de certaines recherches menées au Vatican (Bibliothèque apostolique vaticane). Et pour la traduction Heyberger et Lentin se sont encore adjoints Paule Fahmé-Thierry, chercheuse et traductrice, particulièrement familiarisée avec la langue aleppine. Car, comme l’explique Heyberger, le texte de Hanna est, comme c’est souvent le cas, rédigé dans ce qu’il appelle un « moyen arabe », intermédiaire, écrit Heyberger, entre « la langue standard ou littéraire essentiellement écrite et apprise à l’école, et la langue orale, dialectale », ici aleppine.
Vous pensez bien que j’ai tout de suite sauté sur l’occasion. Depuis mes études des Mille et une Nuits (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 2, Les Mille et une Nuits – Textes et traducteurs) j’avais été fasciné par ce mystère des Contes « orphelins » (comme le rappelle Heyberger qui en connaît l’histoire), des Contes dont on n’a jamais trouvé d’autres sources (à part des faux fabriqués d’ailleurs par d’autres Syriens). Fasciné aussi par le premier de ces Contes : Aladdin. Parce que c’est un chef d’œuvre. Parce que cette histoire est remarquable de psychologie et nous fait penser à des histoires contemporaines (de nos cités par exemple), l’histoire de ce jeune chenapan qui ne respecte ni père ni mère, qui trouve soudain un adulte qui le manipule et l’envoie là où il aurait pu se perdre, mais qui, finalement surmonte ses difficultés et, à partir de là, développe des ressources qu’il ne soupçonnait pas d’avoir et se métamorphose en un homme. Un homme véritable qui sait se maîtriser. J’en parlerai encore. Tant pis pour vous !
La lecture du récit de Hanna ne m’a rien apporté de vraiment nouveau en ce qui concerne les contes. L’Aleppin indique simplement avoir rencontré Galland (il l’appelle « le vieil homme »), l’avoir aidé à comprendre certains termes arabes et lui avoir raconté des contes. Il a écrit son récit en 1764, plus de 50 ans après être rentré à Alep, alors qu’il est âgé de 75 ans et, visiblement, ne se rend absolument pas compte que les Contes des Mille et une Nuits de Galland, parmi lesquels 10 Contes l’ont pour source unique, lui, Hanna, sont devenus un best-seller européen, sinon mondial !
Il n’empêche que j’ai trouvé ce récit absolument fascinant. C’est d’abord Hanna lui-même. Une personnalité bien attachante. Il devait pourtant être bien jeune quand il arrive à Paris. 20 ou 21 ans ? Etonnant. Il a un caractère indépendant. Son père est mort et ses deux frères aînés cherchent à le dominer. Alors il se fait novice dans un monastère du Mont Liban. Mais il n’y reste pas. Cherche à voyager. Trouve un voyageur français, Paul Lucas, qui, couvert par le Roi de France, cherche des monnaies et, aussi, des pierres précieuses pour lui-même, et qui a besoin d’un interprète. C’est avec lui que Hanna va partir malgré l’interdiction de son frère aîné, mais, prudent, pas sans avoir cherché des renseignements sur le Français. Et lorsque, plus tard, à Paris, il veut rentrer chez lui, il part tout seul, bien que Lucas lui demande de l’attendre, espérant pouvoir partir en voyage à nouveau.
Et puis Hanna est quelqu’un d’intelligent. Il faut l’être pour pouvoir expliquer, dans son récit de voyage, le mode de fonctionnement d’une horloge astronomique de Lyon ou celle de la machine de Marly qui alimente les eaux des jardins de Versailles. Et ce qu’il raconte des gens de la Cour, leurs sentiments de supériorité, mais aussi leur superficialité, des conséquences de l’abolition de l’Edit de Nantes, de la façon cruelle de tuer les criminels, fait encore honneur à son intelligence. Il est également un très bon observateur. Ce qu’il découvre en regardant par la fenêtre la procession de la Fête-Dieu à Paris est tellement incroyable que certains ont cru qu’il l’avait inventé : le tissu qui protégeait le Saint Sacrement, visiblement d’origine orientale, obtenu on ne sait comment, est orné de la profession de foi musulmane : il n’y a de Dieu qu’Allah ! Il y a là un côté comique qui semble échapper à tous ceux à qui il l’apprend. L’Evêque, je comprends encore, mais Galland ! « L’Apres disné le Maronite Hanna, me dit que trois jours auparavant, c’est a dire le 30 du mois de Mai, jour du s. sacrement en voiant passer de la chambre ou il estoit vis a vis le pont de s. Michel, la procession de Nostre dame, il avoit observé que le dessus du Dais estait couvert d’un satin rouge, qui devoit avoir este tiré d’une enseigne prise sur les Turcs, ou sur quelque vaisseau de Barbarie, en tems de guerre, qui apparemment avoit esté porté a Nostre Dame, ou la profession de foi entiere des Mahometans en grands caracteres blancs, c’est-à-dire : La ela ella llah Mohammed rasoul Illah ou Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, Mahomet est son prophète ».
Il a le don des langues, parle et écrit couramment le français et l’arabe, connaît le turc, plus ou moins l’italien (langue dominante, à l’époque, en Méditerranée orientale, m’apprend Bernard Heyberger) et même le provençal (est-ce à cause de la présence de nombreux commerçants marseillais à Alep ?). Il n’y a que le grec qu’il ignore et quand pour la première fois il rencontre un Grec qui ne parle aucune autre langue il se rend compte d’une communication impossible. Et il le ressent comme un échec !
Ensuite Hanna est un excellent conteur. Il adore conter. Les incidents de son voyage qui sont nombreux et souvent dramatiques. Ce n’était pas sans risques que l’on voyageait à l’époque. Rien que la navigation qui est encore bien dangereuse. Pas seulement à cause des vents capricieux, mais aussi parce qu’il y a des bateaux corsaires français et anglais. Hanna commence son voyage en compagnie de Lucas à Tripoli, se rend de là à Saida où ils embarquent pour Larnaca sur l’île de Chypre, puis visitent Nicosie, quittent à nouveau Chypre dans un navire français de commerce qui les amène à Alexandrie, après avoir fait escale à Paphos (pour charger de la résine) et à Limassol (pour le vin). Mais je ne vais pas vous raconter tout son voyage (il y a encore Le Caire, puis l’autre Tripoli, celui de Lybie, qu’il appelle Tripoli d’Occident ou Tripoli de Barbarie ! Et puis toutes les villes côtières de Tunisie, Gênes et Livourne en Italie, enfin Marseille et la remontée vers Paris), simplement ce qui m’a frappé : d’abord l’importance du commerce dans toute cette Méditerranée orientale, le réseau sans pareille des ordres catholiques et des Maronites (il en trouve partout), le nombre incroyable de commerçants français installés à demeure dans toute la région (quand Hanna et Lucas sont à Alexandrie ils montent le Nil dans le delta jusqu’à Rosette où ils sont reçus à dîner et à coucher dans un magnifique domaine d’un Français qui vit là). Et puis, surtout, on se rend compte de la puissance du Roi de France à l’époque puisqu’on trouve des consuls de France dans pratiquement toutes les villes qu’ils traversent et que Hanna raconte que lorsque le consul de France de Gênes n’est pas content de l’accueil que lui a fait la ville, les canonnières de la marine française bombardent simplement la ville aussitôt.
Le Hanna conteur possède aussi toute une collection de légendes de l’hagiographie chrétienne, de miracles aussi et de guérisons miraculeuses. Il est certainement très religieux, sans être mystique ni dévot. Ce n’est pas un érudit. Sa famille est une famille de commerçants qui semblent avoir travaillé pour un commerçant de Marseille. Mais il est raisonnablement instruit et a du bon sens. Et une sacrée mémoire. J’ai échangé avec Bernard Heyberger à ce sujet parce que j’ai moi-même pas mal réfléchi là-dessus et cité beaucoup d’exemples, à la fin de ma note sur les Contes de fées, de conteurs, en fait de générations de conteurs, en Turquie et en Tunisie (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 2, Les Contes merveilleux et populaires d’Europe). Et j’en ai conclu que dans une culture de l’oralité, ce ne sont pas seulement les Conteurs, mais aussi tous ceux qui participent à cette culture, qui ont une capacité mémorielle que nous, dans notre culture de l’écrit, avons perdu. Bernard Heyberger est d’accord. Il ajoute simplement : culture orale « et narrative ». Et dans son introduction au récit de Hanna il décrit les « soirées de musique, de chants et de contes » qui se tenaient dans des jardins de la ville d’Alep, les nombreux cafés aussi, où des conteurs racontent leurs contes avec toute une gestuelle (comme en Tunisie, les conteurs de la Geste hilalienne), puis s’interrompent brusquement, remettant la suite au lendemain, pour tenir en haleine leur public. Cela me fait penser à ce qu’en disait Jean Joseph François Poujoulat (je l’ai déjà cité plusieurs fois) lui qui a publié et introduit la traduction française par von Hammer-Purgstall du Roman d’Antar : « Il faut avoir pris place à une assemblée de Bédouins au milieu de leur camp, à l’heure où le soleil a disparu derrière les collines de sable et où la fraîcheur descend du ciel splendidement étoilé... Leur âme est tout entière au héros... Est-il victime d’une perfidie ? Que Dieu confonde les traîtres ! disent-ils. Lorsque le héros triomphe : Louanges à Dieu, le seigneur des Armées ! Mais tout devient silencieux, quand le conteur peint une beauté : le portrait se termine toujours par ces mots : Dieu soit loué qui a créé de belles femmes ! Et cette exclamation est répétée par les auditeurs, émus d’enthousiasme et d’admiration ». Et pourtant les confréries chrétiennes, nous dit Heyberger, condamnent l’assistance aux soirées et la fréquentation des cafés. Comme les islamistes aujourd’hui et comme Mahomet qui aurait condamné, nous dit-on, la lecture de contes frivoles. Mais qui s’en soucie ?
Moi, ce qui m’intéressait le plus dans l’histoire de Hanna c’est justement de mieux comprendre son rôle dans la transmission d’un certain nombre de contes à Antoine Galland pour sa publication des Mille et une Nuits. Alors quand j’apprends, par une note de bas de page, que Galland avait inclus dans son Journal de l’époque (1708 – 1709) les résumés des contes que lui avait racontés Hanna, je me suis mis à rechercher cet ouvrage qui ne se trouvait pas dans ma Bibliothèque. Je ne dispose en fait que de son Journal de Voyage en Turquie où il accompagnait un nouvel Ambassadeur de France (Journal d’Antoine Galland pendant son séjour à Constantinople (1672-1673), publié et annoté par Charles Scheffer, édit. Ernest Leroux, Paris, 1881, en deux volumes). C’est ma fille qui a réussi à me dénicher le premier volume du Journal parisien de Galland, moi-même ayant quelques problèmes avec Amazon pour une sombre histoire de mots de passe. Le voici : Le Journal d’Antoine Galland (1646 – 1715) – La période parisienne – Volume 1 (1708 – 1709), édité par Frédéric Baudin et Richard Wallier,, avec la collaboration de Michèle Asolati, Aboubakr Chraïbi et Etienne Famerie, éditions Peeters, Leuven/Paris/Walpole (Mass), 2011.
Mais c’est tout de suite la désillusion : le résumé d’Aladin (Galland l’écrit Aladdin) ne s’y trouve pas. Hanna l’avait mis par écrit (en arabe) et le lui avait remis.
Histoire d’Aladdin, ou la Lampe merveilleuse.
Mais je vais vous en parler quand même. Je vous avais prévenus. Pourquoi ? Parce que c’est une histoire qui paraît éternelle (du moins son début) et que c’est si bien écrit ! Aladdin est le fils unique d’un pauvre tailleur et un bon-à-rien. « Sitôt qu’il fut un peu grand, ses parents ne le purent retenir à la maison ; il sortait dès le matin et il passait ses journées à jouer dans les rues et les places publiques, avec de petits vagabonds… ». Quand il a l’âge, son père essaye de le prendre dans sa boutique « mais ni par douceur, ni par crainte d’aucun châtiment, il ne fut possible au père de fixer l’esprit volage de son fils : il ne put le contraindre à se contenir et à demeurer assidu et attaché au travail… ». Le père en est bien chagriné, tombe malade et meurt. Alors « Aladdin, qui n’était plus retenu par la crainte d’un père et qui se souciait si peu de sa mère qu’il avait même la hardiesse de la menacer, à la moindre remontrance qu’elle lui faisait, s’abandonna alors à un plein libertinage ». Et il continue ainsi « sans aucune réflexion à ce qu’il pourrait devenir un jour ». C’est alors que paraît le magicien, le faux oncle, le séducteur, le manipulateur. Introduit dans la maison d’Aladdin, où il réussit à charmer également la mère et, informé par celle-ci du mauvais comportement de son fils, le magicien qui voit bien que le garçon n’a guère envie de travailler de ses mains, lui propose de devenir commerçant (un métier de fainéant ? Je pose la question) : « si vous avez de la répugnance pour apprendre un métier…, je vous lèverai une boutique garnie de riches étoffes et de toiles fines… ». Cela fait tilt chez le gamin : « Cette offre flatta fort Aladdin, à qui le travail manuel déplaisait d’autant plus qu’il avait assez de connaissance pour s’être aperçu que les boutiques de ces sortes de marchandises étaient propres et fréquentées et que les marchands étaient bien habillés et fort considérés… ».
Bernard Heyberger, dans sa longue préface très bien documentée au récit de Hanna, écrit qu’on pourrait presque se demander si « Hanna n’est pas Aladdin » (et que, donc, ce conte aurait été inventé par Hanna) : les deux ont perdu leurs pères quand ils étaient jeunes ; si Hanna n’avait rien d’un bon-à-rien, il était épris de liberté (surtout se libérer de l’emprise de ses aînés. Il écrit quelque part : je veux suivre ma voie !) ; c’est au moment d’une crise, comme Aladdin, qu’il rencontre « une sorte de tuteur étranger », Lucas ; « à la sortie d’Alep, le voyageur français fit descendre quelqu’un dans un caveau recouvert d’un rocher d’où il sortit… une lampe ! », comme Aladdin (quant à Lucas il a « le goût des pierres précieuses ») ; et, une fois de retour à Alep, sa famille l’établit dans une boutique de draps sous la conduite d’un « oncle » qui lui apprend le métier (comme ce que propose à Aladdin son faux oncle !).
Ce que je trouve aussi remarquable dans ce conte c’est le véritable retournement qui s’opère chez Aladdin, une fois le succès obtenu. Remarquez, déjà, dans le souterrain, sa réaction est plutôt remarquable. L’apparition du premier Génie, lorsqu’il frotte, par hasard, l’anneau que lui avait donné le magicien, ne l’effraie pas, il a la présence d’esprit de lui demander de le faire sortir à l’air libre. Puis, lorsque sa mère, dans sa manie de vouloir tout faire briquer, fait paraître l’autre Génie, encore bien plus effrayant, celui de la lampe, il n’en a pas plus peur, et il comprend très vite tout ce qu’il peut obtenir en l’utilisant à bon escient (et avec beaucoup de culot quand même !). Mais c’est surtout son attitude ultérieure que je trouve admirable (à croire qu’il ne faut jamais désespérer des mauvais sujets !). « Une fois dans la position de prince-consort il sait se maîtriser et n’utiliser les génies qu’avec modération », ai-je écrit dans mon analyse du conte (dans ma note sur les Mille et une Nuits au tome 2 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque). « Et quand sa femme à la cervelle d’oiseau risque de lui faire tout perdre en donnant la vielle lampe au rétameur et en accueillant le frère du magicien », ai-je écrit encore, « il montre qu’il a acquis toute sa maturité et agit en conséquence ».
Les autres contes de Hanna Dyâb.
Une fois le Journal parisien de Galland reçu je me suis reporté aux pages qui se rapportaient aux contacts avec Hanna et qui étaient indiquées dans le récit de son Voyage d’Alep à Paris dans la note de bas de page mentionnée ci-dessus (page 334). Et j’ai commencé à déchiffrer les résumés de Galland qu’il avait écrits à la va-vite sous la dictée de Hanna, on suppose. Et puis voilà que je découvre que le biographe d’Antoine Galland, Abdel Halim avait déjà fait ce travail dans ce livre qui se trouvait dans ma bibliothèque : Mohamed Abdel-Halim : Antoine Galland, sa vie et son oeuvre, thèse de doctorat, édit. A. G. Nizet, Paris, 1964. Ma Bibliothèque est riche, bien plus riche que je ne le sais moi-même. Au fond je n’aurais pas eu besoin d’acheter le Journal de Galland…
Abdel Halim a placé ces résumés en appendice. On y trouve 13 résumés (un quatorzième a une autre origine) dont l’un, numéroté II et intitulé Aventures du Khalife Haroun Al-Rachid, comprend deux contes dont les titres, chez Galland, sont : Histoire de l’aveugle Baba-Abdallah et Histoire de Sidi Nouman. Ces deux contes ont été regroupés par Galland sous le titre général de : Les aventures du calife Haroun-Al-Raschid avec un troisième conte, Histoire de Cogia Hassan Alhabbal dont le résumé est intitulé Le Cordier de pauvre devenu riche et porte le N° X chez Abdel Halim. On trouve un autre résumé qui comprend deux contes, l’un appelé Histoire-cadre du recueil des dix Vizirs, non repris par Galland, et l’autre Les finesses de Morgiane ou les quarante voleurs exterminés par l’adresse d’une esclave et qui est le fameux conte connu chez Galland sous le nom de Histoire d’Ali Baba et de quarante voleurs exterminés par une esclave.
Cela fait donc 16 contes avec celui d’Aladdin que Hanna a fournis à Galland. Qui en a conservés 10. Dix sur cinquante, c’est pas mal, non ? Vingt pourcents des contes des Mille et une Nuits sont dus à Hanna Dyâb ! Et en volume cette participation est encore plus importante : 360 pages dans mon édition Garnier sur un total de 1240 pages, soit 30 %.
Que penser de ces histoires ? L’Histoire de l’aveugle Baba-Abdallah rappelle les fameux contes des trois calenders devenus borgnes par leur propre faute, parce qu’ils étaient incapables de se maîtriser. C’est le cas de l’aveugle en question. Les Contes ont très souvent une morale. Evidente ou cachée. Et j’ai l’impression que garder la mesure en toutes choses, que ce soit en matière de sexe ou d’argent est une des grandes sagesses que nous propose l’Orient (sans y atteindre plus que nous d’ailleurs). Dans l’Histoire de Sidi Nouman on retrouve des éléments qu’on a rencontrés ailleurs, une femme vicieuse et magicienne, un homme changé en chien, qui est délivré par une autre femme, magicienne vertueuse celle-là, et l’homme qui fouette la mauvaise femme changée en chienne à son tour. L’Histoire de Cogia Hassan Alhabbal est extrêmement plaisante. On y parle d’économie, de capitalisme, de riches et de pauvres. On nous présente d’abord deux amis, Saadi et Saad, l’un très riche et qui croit que l’argent fait le bonheur, l’autre moins riche qui croit en la vertu et qui estime qu’il suffit d’avoir assez d’argent pour bien vivre pour être heureux. Saadi pense que les pauvres restent pauvres « parce qu’ils étaient nés dans la pauvreté, ou que, nés avec des richesses, ils les avaient perdues, ou par débauche, ou par quelqu’une des fatalités imprévues… ». Et donc s’ils obtenaient suffisamment d’argent soit en économisant par eux-mêmes, soit que quelqu’un leur donne une certaine somme, ils deviendraient riches à leur tour. Saad n’y croit pas. Et il croit que c’est souvent grâce à un hasard qu’on devient riche. C’est en se promenant que les deux amis rencontrent Hassan Alhabbal, un cordier, un homme qui travaille de ses mains, et ils l’interrogent. Pourquoi n’arrive-t-il pas à faire des économies, demande Saadi. Et pourquoi, avec ces économies, « n’avez-vous pas acheté une bonne provision de chanvre pour faire plus de travail, tant par vous-même que par des gens à gage que vous auriez pris, pour vous aider et pour vous mettre insensiblement plus au large ? ». C’est le capitalisme expliqué à un ouvrier. Gagner de l’argent en exploitant l’autre. Car, dans ces Contes, les artisans, qui travaillent de leurs mains, comme par hasard, sont pauvres et les commerçants riches ! Hassan qui lui explique qu’avec ce qu’il gagne il arrive tout juste à se nourrir, lui, sa femme et ses cinq enfants. Alors Saadi lui donne une bourse de pièces d’or que Hassan met dans son turban qu’un milan lui vole. Un peu plus tard Saadi à qui il a raconté son histoire, et qui n’y croit pas vraiment, lui donne à nouveau une bourse que, cette fois-ci le pauvre cordier cache au fond d’un grand récipient plein de son. Cette fois-ci c’est sa femme, la malheureuse (les femmes, dans les Contes ont souvent des initiatives bien malvenues), qui échange le récipient de son contre un récipient de terre. A la troisième rencontre Saadi n’y croit plus aux explications de Hassan Alhabbal. Un pauvre menteur et malhonnête qui mérite de le rester, pauvre. C’est alors Saad qui, lui, croit aux explications du cordier, et qui, en plus, croit au hasard, donne à Hassan un morceau de plomb qu’il a ramassé sur la route. Et c’est ce plomb qui va faire le bonheur du cordier. Un pêcheur qui veut aller à la pêche très tôt le lendemain matin s’aperçoit qu’il n’a plus de plomb pour ses filets, envoie sa femme chez ses voisins demander s’ils en ont ; Hassan lui donne son morceau ; la femme lui promet que la première pêche du lendemain sera pour lui ; le premier filet levé ne donne qu’un seul poisson, mais énorme ; la femme de Hassan le prépare, trouve un diamant dans son ventre qu’elle prend pour du verre ; un voisin juif, assourdi par les enfants de Hassan qui se disputent le diamant, frappe à la porte, voit ce que c’est c’est et fait une offre ; mais Hassan qui sait comment sont les juifs, fixe un prix très haut que le juif accepte finalement. Et à partir de là Hassan n’a plus qu’à entreprendre ce que Saadi lui avait conseillé, fait bientôt travailler tous les cordiers de la ville pour lui et devient de loin le plus riche de toute leur confrérie. Quelle est la moralité de cette histoire, me demanderez-vous ? Je crois qu’il ne suffit pas de rencontrer le hasard. Il faut encore avoir une certaine intelligence. Celle d’être capable de négocier avec un qui est plus malin que vous (un juif dans l’esprit du temps !) et celle de savoir saisir une chance qui passe. Et aussi, hélas, être ainsi fait qu’on soit capable de devenir un méchant capitaliste…
Suit alors chez Antoine Galland l’Histoire d’Ali Baba et de quarante voleurs exterminés par une esclave. Bizarrement j’ai trouvé que cette histoire était moins bien écrite que les autres. Comme si Galland l’avait un peu bâclée. Alors je l’ai comparée au résumé. Rien à dire : Galland suit assez directement le fil de l’histoire telle que Hanna la lui a racontée. C’est d’ailleurs le cas de toutes les autres. Simplement, ici, il n’embellit rien. Et, à mon avis, fait même quelques erreurs. Alors que le frère d’Ali Baba, jaloux de ce qui arrive à celui-ci et particulièrement avide, se fait prendre par les voleurs dans la fameuse grotte aux trésors, est tué et son corps coupé en quatre, sa famille le fait recoudre et doit cacher ce qui lui est arrivé. Or Galland parle de cercueil dans lequel on l’enferme, ce qui ne correspond certainement pas aux usages musulmans. Et puis c’est uniquement de l’huile bouillante que la servante Morgiane verse dans les tonneaux dans lesquels sont cachés les voleurs alors que dans le résumé on parle de poix bien plus mortelle encore ! Mais, bon, broutilles tout cela…
L’Histoire d’Ali Cogia, marchand de Bagdad qui suit dans les Mille et une Nuits de Galland fait en réalité partie du cycle de Haroun Al-Rachid. Un marchand partant pour un voyage lointain pour La Mecque, l’Egypte et l’Inde, confie un vase d’olives scellé dans lequel il a caché ses économies à un voisin auquel il fait toute confiance. Il y reste sept ans. Au retour il retrouve son vase mais ses pièces d’or se sont envolées. Le voisin avait voulu goûter aux olives, évidemment foutues, et trouvé le trésor. Devant le cadi il nie tout. Je ne savais même pas qu’il y avait des olives, alors des pièces d’or, vous pensez ! Le cadi lui donne raison. L’affaire fait grand bruit à Bagdad. Au point que lors de ses virées nocturnes le calife voit des enfants jouer au cadi et aux marchands et entend l’enfant-cadi demander à voir le vase et les olives et trouve qu’elles sont nouvelles et condamne en conséquence le voisin de mensonge et de vol. Le lendemain le calife convoque tout le monde chez lui, des experts en olives aussi et leur demande de dire si elles sont vieilles de sept ans. Bien sûr que non : le voisin les avait remplacées avec des olives de l’année. Il est pendu après avoir rendu l’argent et le calife fait honte au cadi alors que même un enfant avait plus de jugeotte que lui. Charmant !
Vient alors l’Histoire du Cheval enchanté. C’est encore une histoire intéressante, surtout parce qu’elle permet de mesurer tout le travail réalisé par Antoine Galland sur la base d’un résumé sec et nu. Le conte, dans mon édition des Classiques Garnier, compte 36 pages. Le résumé du conte repris du Journal de Galland par Abdel-Halim dans ses annexes à la biographie de Galland, au format, il est vrai, un peu plus grand, tient sur deux pages ! Et pourtant, ce qui est absolument remarquable : tout y est, dans ce résumé. Sauf, bien évidemment, les dialogues. Qui sont longs et bien développés par Galland. Et les descriptions absolument somptueuses des palais, des jardins, des repas, des vêtements, des princesses, etc. Un véritable enchantement, cette histoire de cheval enchanté. Cela se passe à la Cour du roi de Perse, lors de la fête de la nouvelle année, la Now Rouz. Un Indien vient montrer au Roi un Cheval magique qui vole. Il fait une démonstration, demande comme prix pour le Cheval la fille du Roi. Son fils est outré par le culot de l’Indien. Le Roi, pour le calmer, lui dit de faire un essai. Enervé, le Prince monte sur le Cheval, manipule une cheville sans rien demander, le cheval s’élève dans les airs et le Prince ne sait comment revenir en arrière. A un moment il trouve et manipule une autre cheville, le cheval descend, atterrit sur une terrasse : c’est le Palais d’été de la Princesse de Bengale. Qu’il rencontre, les deux tombent amoureux, le Prince l’enlève, monte sur le cheval et cette fois-ci ils arrivent de nouveau en Perse. En attendant de voir son père il laisse la Princesse dans un Palais en-dehors de la ville, revoit son père ; celui-ci libère l’Indien qu’il avait enfermé ; l’Indien se précipite au Palais où se trouve la Princesse, lui dit qu’il vient la chercher et l’enlève sur son cheval magique. Descend dans une forêt au Cachemire, veut violer la Princesse, des chasseurs surviennent, parmi eux le Roi du Cachemire qui fait tuer l’Indien et veut épouser lui aussi la belle Princesse. Celle-ci fait la folle, le Roi cherche des médecins pour la guérir, aucun n’y arrive jusqu’à ce qu’arrive dans la ville le Prince de la Perse déguisé en derviche qui la cherchait partout. Il se déguise en médecin, se fait connaître par la Princesse, dit au Roi qu’il va arriver à la guérir, demande où est le cheval magique, fait sortir la Princesse sur la grande place, la monte sur le cheval, fait un tas de hokus pokus, puis monte derrière la Princesse et s’envole avec elle. Et, en passant au-dessus du Roi du Cachemire, a cette parole sublime qui nous ramène à nouveau à notre époque : « Sultan de Cachemire, quand tu voudras épouser des princesses qui implorent ta protection, apprends auparavant à avoir leur consentement ». Oui, vous avez bien lu : c’est bien ce qu’Antoine Galland a écrit : leur consentement !
Les deux derniers contes de Hanna repris par Galland sont moins bien. D’abord l’Histoire du Prince Ahmed et de la Fée Pari-Banou. Déjà le titre : il n’y a pas de fées en Orient. Mais des Génies femelles, oui, pourquoi pas ? Le conte mélange deux histoires, celle d’un Roi qui envoie ses trois fils voyager au loin parce qu’ils sont tous amoureux fous de leur cousine et qui promet la belle à celui qui rapportera l’objet le plus extraordinaire. Ensuite celle d’une fille de Génie, donc Génie elle-même, tombée amoureuse du plus jeune des trois, le Prince Ahmed. Qui oublie la cousine et préfère la Génie. Mais cela se termine mal : chaque fois qu’il revient voir son père, habillé de plus en plus richement et apportant des cadeaux de plus en plus superbes il éveille des jalousies à la Cour, les vizirs vont le calomnier et le Roi les croire. Alors la Génie leur envoie son frère qui abat tout le monde, même le Roi. C’est pas bien…
L’Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette fait d’abord penser à Cendrillon, une histoire que l’on retrouve partout, même au Japon (voir : Simone Mauclaire : Un «Cendrillon» japonais du Xème siècle, l’Ochikubo-Monogatari, édit. Maisonneuve et Larose, Paris, 1984). Mais ce n’est pas ça. Cela commence par un bavardage amusant entre les trois sœurs, l’une disant qu’elle aimerait bien épouser le Boulanger du Roi pour manger les pâtisseries qu’il prépare au Palais, la deuxième préférerait le cuisinier du Roi, alors que la plus jeune dit qu’après tout elle aimerait aussi bien épouser le Roi lui-même. Or le Roi de Perse, aimant lui aussi, comme le Calife de Bagdad, se promener la nuit incognito dans les rues de sa capitale, entend les filles, les convoque le lendemain, épouse la cadette qu’il trouve jolie et marie les deux autres avec son boulanger et son cuisinier. Qui, évidemment, ne sont pas contentes et détestent de plus en plus leur cadette. Se font ses sage-femmes quand elle accouche et chaque fois substituent aux nouveau-nés, d’abord un chien, puis un chat, enfin un morceau de bois et exposent les bébés dans un panier sur un canal qui passe dans le jardin du Roi. Le Jardinier en chef les adopte, les cajole, les instruit et leur laisse à sa mort une belle demeure dans les bois. Les trois enfants, deux garçons et une fille, y grandissent. Avant que le Roi les retrouve le conte introduit encore une histoire merveilleuse de quête d’objets miraculeux où les Princes échouent et la Princesse réussit (un conteur féministe ?). Finalement quand toute la Cour va chasser et tombe sur les deux Princes qui chassent aussi, tout le mystère se dénoue, les Princes et la Princesse rentrent au Palais du Roi, leur mère mise à l’écart retrouve elle aussi ses enfants et sa dignité, un Oiseau qui parle fait la leçon au Roi : vous vous étonnez d’une chose merveilleuse que vous voyez de vos yeux, alors que « vous avez cru si facilement que votre épouse avait accouché d’un chien, d’un chat et d’un morceau de bois ! ». Donc tout est bien qui finit bien. Mais non, il y a pourtant un grand défaut : les deux méchantes sœurs ne sont pas punies, tout le monde semble les avoir oubliées. C’est pas bien…
Les contes oubliés de Hanna.
Tout ceci m’a donné envie de jeter un coup d’œil sur les résumés des contes de Hanna que Galland n’a pas trouvés dignes d’être re-contés. Il y a d’abord Qamar Al-Dîn et Badr Al-Bodûr, l’histoire d’un cousin et d’une cousine, élevés ensemble et qui s’aiment. Mais le cousin se rend à Ispahan ; là-bas il y a Morgiane, la favorite du Sultan qui joue aux échecs – et bat – tout nouvel arrivant, lui prend alors ses biens et le fait mettre en prison. C’est ce qui se passe aussi pour le cousin. Mais sa cousine l’apprend, se rend elle aussi à Ispahan, bat aux échecs d’abord Morgiane, puis le Sultan lui-même, fait libérer tous les prisonniers, son cousin aussi, le ramène chez elle et l’épouse. Il y a comme cela, de temps en temps, dans les Mille et une Nuits, des femmes qui sont supérieures aux hommes. Pourquoi pas, puisqu’on est dans un monde magique ? Dans la Ville d’Or tout change déjà. Un Roi a trois fils, ils partent, l’un après l’autre, parcourir le monde. Et arrivent l’un après l’autre, dans une ville où la fille du Roi pose à tous les nouveaux arrivants une question à laquelle ils ont à répondre sur leur vie : où se trouve la Ville d’Or ? Evidemment les deux premiers n’en savent rien et on leur coupe le cou. Vient alors le plus jeune. Et comme vous le pensez il est plus astucieux que ses aînés. Je ne sais pas pourquoi c’est toujours comme ça dans les Mille et une Nuits. Je suppose que cela plairait beaucoup à mon jeune frère Pierre – parce que nous aussi, nous sommes trois frères – je vais lui proposer de lire les Nuits. En fait le plus jeune ne sait pas non plus où se trouve la Ville d’Or mais il demande un délai et il l’obtient. Part à cheval, dort dans un désert et sauve une nichée de jeunes oiseaux Rocs d’un méchant serpent. Arrive le grand oiseau Roc, qui le remercie, lui propose de rendre service, il sait où est la Ville d’Or et l’y emmène sur son dos. Il découvre une ville déserte, trouve un Palais et voilà qu’arrivent la nuit la princesse avec une magicienne, des suivantes et un grand Noir. Avec lequel elle couche. Quelle horreur ! Alors le jeune Prince tue le Noir, découpe sa tête, dépouille la Princesse de tous ses bijoux et revient grâce à l’oiseau Roc dans la Ville où règne le Roi, père de la Princesse. Et tout se termine bien : ses frères sont ramenés à la vie, la méchante Princesse est tuée et les trois frères reviennent chez leur père. L’histoire suivante est encore une histoire de trois fils de Roi : Le Sultan de Samarqand et ses trois fils. Une histoire bien trop confuse pour que je vous la raconte. On y trouve un Génie mécontent qui a trois filles et, une fois de plus, c’est le plus jeune des frères qui gagne la partie. L’Histoire-cadre du Recueil des dix Vizirs est, comme il est dit dans le titre, une histoire-cadre comme l’est d’ailleurs l’histoire de Shéhérazade et du Roi Shariar et comme le sont bien d’autres récits cadres orientaux tels que je les ai cités dans ma note sur les Mille et une Nuits au tome 2 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque (Contes du Perroquet, Contes du Vampire, Le Livre de Sindibad ou Livre des 7 Vizirs devenu en Italie le Livre des sept Sages de Rome). Dans tous ces Contes le héros raconte une histoire après l’autre pour essayer de sauver sa vie (et en général il y arrive parce qu’en Orient, à l’époque, du moins – aujourd’hui je crains que vous auriez beau raconter des histoires à l’Emir qui règne sur un Etat islamiste, il vous coupera le cou quand même – une bonne histoire valait une vie). Ici un favori du Roi est accusé par les dix vizirs d’avoir voulu séduire la Reine. Alors il raconte des histoires jusqu’à ce qu’il soit sauvé un peu miraculeusement. L’Histoire des sept vizirs est un peu semblable sauf que c’est là la Reine qui accuse le favori parce qu’il a résisté à ses avances. Les deux dernières histoires racontées par Hanna à Galland me paraissent bien confuses. C’est d’abord La Bourse, le Cornet de Derviche, les Figues et les Cornes et ensuite l’Histoire de Hassan, fils du Vendeur de Ptisanne. Moi je ne sais même pas ce que c’est la ptisanne. J’apprends par le conte qu’il faut de la réglisse pour en fabriquer. Les héros des deux histoires sont des fils de commerçants qui sont morts, les deux trouvent des articles magiques dans les réserves de leurs pères et les deux se rendent au Caire. Je me demande d’ailleurs si la deuxième histoire n’est pas extraite du Roman des Baïbars. En tout cas je comprends que Galland ne s’en soit pas servi. Du moins de ces deux dernières histoires.
Et pourtant, je vous assure, quelle jouissance d’avoir plongé à nouveau dans mes chers Mille et une Nuits et savouré la délicieuse langue française d’Antoine Galland. Quel émerveillement, quel apaisement surtout. Surtout quand vous venez de regarder LCI, les Nord-Coréens arrivant sur le front ukrainien, eux qui ont la bombe et une armée de plus d’un million d’hommes, Poutine plus puissant que jamais, Israël, tout en faisant la guerre au Hezbollah et à l’Iran, continuant à écraser et affamer (bientôt 13 mois) les pauvres Gazaouis qui restent, les images des inondations sans fin en France (chaque année cela va empirer), les images d’un Parlement français rempli d’une troupe d’irresponsables irrationnels et l’annonce que dans huit jours la plus grande « démocratie » du monde va élire comme chef suprême Ubu-Roi en personne, je veux dire Trump ! Je vous le répète : venez me rejoindre, écoutez l’ami Galland raconter ces histoires qu’il raconte si bien et profitez du calme, de la quiétude, de la paix… Dans mon édition des Nuits des Classiques Garnier se trouve une ancienne introduction du poète et Académicien du début du XIXème siècle, Charles Nodier. Il y cite son prédécesseur à l’Académie, La Harpe, grand critique littéraire du XVIIIème siècle, qui, dit-il, « relisait les Mille et une Nuits tous les ans et ne les relisait jamais sans y prendre un plaisir nouveau ». Il a bien raison ce Jean-François de la Harpe. Je vais en faire de même.
Mais avant cela il faut que je revienne une dernière fois à mon Aleppin. Et vous conter son retour au pays. Il était arrivé à Paris en mars 1709. Et commence bientôt à se languir de sa famille. Un Prince lui propose de l’accompagner en voyage, mais cela ne se fera pas. Paul Lucas ne veut pas le lâcher. Alors Hanna décide de partir tout seul. En juillet 1709. A Marseille il a de nombreuses connaissances grâce aux relations commerciales entre cette ville et Alep. Le Consul de France lui obtient un retour gratuit sur un bateau faisant voile pour Smyrne. Un bateau qui échappe heureusement à l’attaque d’un corsaire. Arrivé au port de Smyrne « je vis les musulmans en fonction aux douanes et mon cœur frémit », écrit-il. « Je fus pris d’une grande anxiété, comme si j’étais tombé en captivité. Je regrettai alors ce que j’avais fait : comment avais-je pu quitter les pays chrétiens pour revenir à la captivité des musulmans ? ». Mais ses regrets ne durent pas. Avec un compagnon de voyage français à qui il a rendu service il se rend chez le Consul de France, puis au couvent des Jésuites, enfin à celui des Capucins et partout son compagnon leur emprunte de l’argent, sous prétexte d’être un envoyé de l’Ambassadeur de France à Istanbul. C’est aussi ce compagnon qui convainc Hanna de venir avec lui à Istanbul. Ce qu’ils font en bateau. A Istanbul ils sont reçus par l’Ambassadeur, Hanna y retrouve des Aleppins, puis a encore beaucoup d’autres aventures (à un moment donné il se fait passer pour un Franc et doit jouer au médecin) qu’il raconte toujours avec beaucoup d’art. Finalement il arrive à rentrer à Alep par la voie de terre et y est reçu avec joie par ses frères et toute sa famille. Tout de suite on lui « ouvre une boutique de drap » et le met « sous la responsabilité de son oncle maternel… durant un moment, le temps que j’apprenne comment vendre du drap ». Et puis on le fiance. Il se marie et a des fils. Et des descendants puisqu’au bas d’un des folios du manuscrit on peut lire : « Ce récit de voyage de mon grand-père est entré en possession de Jibrâ’îl fils de Didkûz Dyâb, de la communauté maronite, le 19 avril de l’année 1840 de l’ère chrétienne ». Le manuscrit lui-même se termine ainsi : « Achevé le troisième jour du mois de mars de l’année 1764 de l’ère chrétienne ». Qu’est-ce qui a incité Hanna à écrire ce récit et pourquoi s’y est-il mis aussi tard, presqu’à la fin de sa vie ? Cela on ne le saura jamais. Les cinq premiers folios du manuscrit (il y en a 174) manquent. Et sont certainement perdus pour toujours. Voici donc encore un autre mystère. Après celui du Conte d’Aladdin et la lampe merveilleuse !