Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Ahmet Altan, Madame Hayat et Erdogan

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(Voir : Ahmet Altan : Madame Hayat, Actes Sud, 2021)

Quelle histoire merveilleuse ! Entièrement imaginée en prison. Par un grand journaliste, écrivain, poète et fin lettré, emprisonné par Erdogan pendant près de cinq ans et à nouveau inculpé alors que c’est la Cour de Cassation qui l’avait fait libérer. Erdogan ne cesse jamais de poursuivre ses ennemis. Ou ceux qu’il soupçonne d’être ses ennemis. Au moment où je commence à écrire cette note il veut expulser les Ambassadeurs de 10 grands pays dont la France, l’Allemagne et les Etats-Unis rien que parce qu’ils lui ont demandé de libérer un opposant ! Un autocrate de plus en plus ivre de pouvoir !
L’histoire ? Un étudiant féru de littérature tombe amoureux fou d’une femme mûre et, presqu’en même temps, d’une fille de son âge, qui est belle et aime la littérature autant que lui. Mais c’est la femme mûre qui est la grande figure de ce roman. Madame Hayat. Une figure divine. L’étudiant l’appelle sa Cléopâtre. Elle l’appelle son Marc-Antoine. Elle est un peu mystérieuse, on sent qu’elle a beaucoup vécu, ne se fait aucune illusion sur le genre humain, mais jouit de chaque moment, de chaque bonheur, chaque plaisir, un bon mézé, un double raki, et l’amour avec son jeune amant. Elle ne lit jamais des romans mais est passionnée par les documentaires qui parlent du monde matériel, des bêtes et des plantes aussi, des atomes de l’infini petit et des astres du cosmos, toutes choses qui l’amusent comme si elles n’étaient faites que pour la distraire. Elle ne se soucie guère de l’avenir, ne vit que dans le présent et oublie le passé. Elle me fait penser à la devise de notre amie May, devise qu’elle a trouvée je ne sais plus où : le passé n’existe plus, le futur on ne le connaît pas, donc vivons le présent car c’est un cadeau, c’est pour cela qu’on le nomme présent. Mais Madame Hayat est aussi capable de partir, d’abandonner son plaisir dans l’instant même. Capable de ne pas s’attacher. Légère, lumineuse. Madame Hayat est une figure telle qu’on peut l’imaginer en prison. Qu’on ne peut l’imaginer qu’en prison, dans la solitude, le vide, l’absence d’espoir.
D’ailleurs écoutons l’auteur en parler lui-même. Le journaliste du Monde Marc Semo l’a interrogé par courriel (voir le Monde du 10 septembre 2021 : Ahmet Altan, libre comme un écrivain). « C’est en marchant dans la cour, pendant des heures, que j’ai créé le personnage de Madame Hayat. Je suis tombé amoureux d’elle ! C’est la femme que j’aime. Quelqu’un qui a conscience de l’absurdité de l’existence, mais ne renonce pas à jouir. Une sorte de sage sensuelle. Sage, parce qu’elle sait que tout ce qu’on juge important n’a aucune importance. Sensuelle parce qu’elle vit par le désir, un désir à fleur de peau. Elle a en même temps la désinvolture qui permet de tout laisser tomber dans l’instant, et la force du désir qui veut jouir de chaque instant jusqu’au bout. J’ai inventé cette femme et elle m’a ému ». Et encore : « C’est une femme. Concrète, réelle. Avec sa sensualité, son ironie, sa manière de s’asseoir, de marcher, de rire, de danser. Elle aime les hommes, et en même temps, se moque de leurs ambitions mondaines au sens de « temporelles », « séculières ». Vous ne l’impressionnerez pas avec votre savoir, votre argent, votre position sociale. Je ne sais pas ce qui l’impressionne. Je ne sais pas grand-chose d’elle, d’ailleurs. J’éprouve une sorte de réticence à percer entièrement son mystère. C’est de l’admiration, comme vous voyez ».
Ahmet Altan avec sa Madame Hayat surgie de son imagination dans sa prison me fait penser à l’Indonésien Pramoedya Ananta Toer et à la Nyai Ontosoroh apparue soudain dans sa tête alors qu’il était emprisonné pendant 14 ans par Suharto dans un camp de travail dans la jungle de l’île de Buru. Et qu’elle sera le personnage peut-être le plus attachant du Quatuor de Buru qu’il publiera après sa libération. Pendant longtemps celui qu’on appelait Pram n’aura ni papier ni plume pour écrire, mais récitera tous les soirs des histoires pour ses co-détenus. C’est là qu’est né le héros principal du Quatuor, le jeune Minke, devenu journaliste et rebelle aux Hollandais, mais très vite vient s’y ajouter cet autre personnage merveilleux, la concubine Nyai Ontosoroh, femme généreuse et courageuse, indomptable même. Et Pram racontera plus tard : « Elle est arrivée parce que nous en avions besoin » (voir : Pramoedya Ananta Toer et le Quatuor de Buru).
L’étudiant en littérature Fazil a eu des malheurs : son père mort subitement et l’entreprise du père en faillite. Fazil est soudain devenu pauvre. Mais, grâce à sa mère, arrive quand même à continuer ses études à l’Université d’Istanbul (la ville n’est jamais citée mais toutes les descriptions ne peuvent s’appliquer qu’à elle). Merveilleux portraits de deux Professeurs, Madame Nermin pour la littérature et Monsieur Kaan pour l’histoire de la littérature (qui finiront par être emprisonnés eux aussi). Beaux portraits aussi des colocataires de l’immeuble misérable où l’étudiant doit se loger, le Poète, un Directeur de journal d’opposition qui se jettera de son balcon quand on viendra l’arrêter une fois de plus, le travesti qui se prostitue et qui est battu par des voyous, le père ruiné par Erdogan avec sa petite fille de 5 ans dont tout le monde est amoureux, le costaud, garde de corps au grand cœur, et l’homme à l’air faux dont on se méfie et qui est peut-être un indicateur. Portraits de la rue, des petits commerces, de la ruine qui commence, des groupes de nervis islamistes avec leurs bâtons, des dernières librairies qui ferment, qui n’ont plus de clients et qui vont de toute façon être démolies.
Beau portrait aussi de l’autre amoureuse de Fazil, l’étudiante Sila, sérieuse, malheureuse d’être devenue pauvre parce que le régime a enlevé l’entreprise de son père sous un prétexte fallacieux (un de ses associés minoritaires a été accusé de complot). Puis, plus tard encore, affolée parce que son père a de nouveau été arrêté (et elle et Fazil vont passer des jours dans un bistro à guetter la porte dont sortent ceux que la Sécurité libère. Et effectivement, le père est libéré après s’être engagé à ne jamais réclamer son dû !). Mais Sila est aussi courageuse et libre. Elle aime le vent, elle aime la mer. C’est elle qui décide de coucher avec Fazil. Elle qui est aussi passionnée de littérature que lui. Et c’est elle qui va partir définitivement pour le Canada et qui va essayer d’entraîner Fazil avec elle.
Mais le beau Fazil va rester. L'élégant Fazil (tu es élégant, lui avait dit Madame Hayat. Elégant de coeur, s'entend). Fazil garde l’espoir. L’espoir de revoir un jour Madame Hayat ? Ou l’espoir de revoir un jour la liberté en Turquie ? Hayat en turc comme en arabe signifie Vie.

Ahmet Altan, dans l’entretien par courriels avec le journaliste du Monde, fait le parallèle avec d’autres régimes autoritaires du passé de son pays. Son père Çetin Altan, écrivain communiste, avait été jeté en prison 50 ans plus tôt. Et en étudiant l’œuvre de Yashar Kemal j’ai appris que lui aussi a fait de la prison dans les années 70, a même émigré à un moment donné en Suède et qu’en 1995 encore, il avait été à nouveau traduit devant la Cour de Sécurité pour ses critiques de la répression des Kurdes (voir : Kemal, Tchoukourova et poésie épique). Et Altan écrit : « Dans les pays comme le mien, les dirigeants ont toujours peur de la puissance intellectuelle des écrivains. Ils savent qu’ils ne peuvent débattre avec eux, qu’ils n’auront jamais le dernier mot contre eux dans le champ des idées. Alors ils veulent se venger des écrivains, ils veulent prouver leur force par les menottes, la prison, les armes… Dans nos pays les conditions de base, la typologie des dirigeants reste inchangée, et les écrivains, génération après génération, vont en prison. ».
Je me demande pourtant si Altan ne s’illusionne pas lui-même, s’il croit vraiment à ce qu’il dit ou s’il cherche à nous faire croire que tout est comme avant et qu’il y a encore de l’espoir. J’ai fréquenté assez souvent Istanbul dans le passé, vu combien forte était l’idéologie kemalienne chez les intellectuels encore dans les années 70 et 80, combien l’Armée, avec tous ses défauts, se voulait la gardienne de ce kemalisme laïque et lié à l’Occident, constaté combien la population de la Ville était proche de celles des autres villes méditerranéennes et lu leurs écrivains ouverts sur le monde (voir : Quatre écrivains turcs et Istanbul), pour ne pas ressentir que cette fois-ci les choses sont différentes. Cette fois-ci c’est l’Anatolie rétrograde et primaire qui a pris le pouvoir dans l’ancienne Byzance. Et je crains fort qu’elle ne lâchera plus jamais son emprise sur la Ville et sur la Turquie…

Post-scriptum : Inutile de vous dire que ni ce livre ni le précédent d'Ahmet Altan, Je ne reverrai plus le monde, sur son expérience carcérale, ne sont publiés en Turquie. Seules leurs traductions françaises ont paru. Chez Actes Sud.
PS-2 : Aujourd'hui, 26/10/2021, Madame Hayat a obtenu le Prix Fémina Etranger !