Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Découverte de Kent Anderson

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C’est un article paru dans le Monde littéraire en avril cette année qui m’a incité à m’intéresser à cet homme. Superbe article signé par Macha Séry qui l’a interviewé au moment de la sortie en France d’un troisième livre de lui, un livre de souvenirs épars, intitulé Pas de saison pour l’enfer. Ce qui m’a intéressé chez lui ? D’abord ce que l’on y dit de son expérience : membre des Forces spéciales au Vietnam, devenu, pour survivre, un vrai tueur. Ce qu’on reste une fois la guerre finie. Un homme dangereux qui doit se méfier de lui-même (ce qui m’a rappelé ce que racontait l’ami d’Edward Abbey, Doug Peacock dans son livre autobiographique, Une guerre dans la tête : voir sur mon site Voyage : Edward Abbey et Doug Peacock). Un genre d’hommes de guerre nouveau qu’ont créé les dernières guerres des Américains (dans les îles de la Guerre du Pacifique, au Vietnam, en Irak et en Afghanistan). « Pas de convention de Genève. Pas de quartier, ni de prisonniers. Mais pas de viol ni de torture non plus », dit-il à Macha Séry. Ce n’est pas que la guerre du Vietnam m’intéresse encore, que ce soit celle des Français ou celle des Américains, non, moi c’est toujours la condition humaine qui me passionne, c’est l’effet que cette guerre a eu sur les hommes qui l’ont faite. Autre expérience intéressante : après trois ans de chômage, fou, drogué, alcoolique, il a trouvé un job de flic. Flic municipal à Portland dans l’Etat d’Oregon, puis à Oakland en Californie, flic dans des quartiers pauvres, « ghettos peuplés de camés, de prostituées, de trafiquants en tout genre et de criminels », dit Macha Séry. Et lui, tout en se désintoxiquant de sa violence, joue au justicier et compatit avec les déshérités.
Et puis ce qui m’a intéressé c’est ce qui est dit à propos de son style. Sympathy for the Devil, son premier livre, « est un précipité de folie, un condensé d’ironie macabre et d’atroce lucidité », dit Macha Séry. Night Dogs, le roman qu’il a tiré de sa vie de flic est aussi magistral, dit encore Macha Séry, et elle cite ce qu’en dit l’écrivain James Crumley dans la préface à ce livre : « l’écriture est aussi puissante que le matériau. Les personnages sont peints de manière aussi éclatante que les plus beaux graffitis, les dialogues sont aussi percutants qu’une brique qu’on lance dans une vitrine, et la prose aussi précise et aiguisée qu’un cutter qui tranche une gorge ».
C’est à cause de ce qu’on disait de son style que j’ai essayé de trouver ses bouquins dans leur langue originale. Mais, hélas, Sympathy foir the Devil semblait être épuisé en anglais (du moins d’après mon libraire) et je n’ai trouvé que Night Dogs dans cette langue (voir : Kent Anderson : Night Dogs, avec une préface de John Crumley, édit. Bantam Books, New-York, Toronto, etc. 1999. Le livre a paru en français en Livre de poche/Policier sous le titre : Chiens de la Nuit). Et j’ai finalement acheté Sympathy for the Devil en français (voir : Kent Anderson : Sympathy for the Devil, également préfacé par John Crumley, édit. Gallimard, Folio Policier, 1993. La première édition anglaise du livre est de 1987). Personnellement j’ai commencé par lire Night Dogs mais je vais d’abord vous parler de Sympathy for the Devil. Parce que ce bouquin-là, il faut que vous le lisiez à tout prix. D’abord parce qu’on y découvre un sacré écrivain. Et, ensuite, parce que c’est probablement la première fois qu’il vous fait comprendre, comprendre vraiment, pourquoi les gens qui en reviennent sont plus ou moins timbrés. Ce n’est pas, comme je l’ai dit ailleurs, à propos du Béret vert Doug Peacock, à cause de l’espèce de terreur que l’on ressent dans ces nouvelles formes de guerre dans la jungle (comme la guerre contre les Japs dans les îles du Pacifique), les surprises atroces des pièges, les guerriers sortis de nulle part, la mort qui tombe, n’importe où et n’importe quand. Non, nous explique Kent Anderson, c’est parce que celui qui survit est celui qui agresse, jamais celui qui avance avec prudence, celui qui prend ses précautions. C’est le tueur qui survit, pas le prudent. Donc il faut devenir un tueur. Or quand on est devenu tueur on reste dangereux pour ses semblables même quand on revient dans la vie civile. Macha Séry avait titré son article : Kent Anderson Grenade regoupillée. C’est admirablement trouvé, je trouve : Kent Anderson, vétéran du Vietnam, était une grenade dégoupillée en en sortant.
L’éditeur de la traduction française du livre qui était assez con pour le sortir dans Folio Policier (alors que c’est certainement l’un des deux ou trois plus importants bouquins jamais écrits sur l’expérience des soldats américains au Vietnam) a quand même été assez futé pour conserver le titre anglais, Sympathy for the Devil, parce que c’est un titre des Stones et que la musique des Stones est souvent présente dans cette histoire. Dès le début du livre, Hanson, l’avatar de Kent Anderson, en entrant dans le foyer de sa Section spéciale, entend la forte pulsation de Under my thumb, avant que les Stones s’accordent une pause et entament Mother’s little Helper. Et puis Hanson se prépare à partir en mission de « comptage des morts » au-delà de la frontière laotienne, en compagnie de son ami, le géant Quinn, et trois membres d’une tribu de « Montagnards », en buvant de la bière et en fredonnant : « Remember this / A kiss is just a kiss / A sigh is just a sigh ». Et après avoir encore avalé une gélule de speed pour augmenter perception et lucidité en territoire ennemi (il ne faut pas s’étonner ensuite qu’ils sont tous revenus drogués après la guerre) et s’être carré ses vingt kilos de paquetage sur le dos, il entend encore, au moment de franchir la porte, Mike Jagger entamer Paint it Black. Qu’est-ce que le comptage des morts ? Une fois que l’armée a pilonné un secteur ennemi on veut savoir si le pilonnage était efficace. Donc on envoie des membres de la section spéciale sur place pour compter les morts ! Et dans le cas de la section de Hanson, le secteur à surveiller est de l’autre côté de la frontière, au Laos. Dans l’énorme paquetage il y a tout pour survivre, armes, radio, explosifs (à placer en cercle de protection pendant la nuit sur place), et même un système de suspension en cas d’évacuation par hélicoptère laissant les mains libres pour continuer à arroser l’ennemi. D’une manière générale on est d’ailleurs épaté par toute la technologie mise en place par l’armée américaine, les avions qu’on guide et avec lesquels on communique (Night Hawk is over you) et leur incroyable précision de tirs et les hélicoptères pour évacuer blessés et morts. Les sections spéciales travaillent avec des ethnies minoritaires, les « Montagnards » qui sont des Rhades ou les Nungs, de race chinoise, qui tous haïssent les Vietnamiens autant que ceux-ci les méprisent. On se demande ce que tous ces « minoritaires » sont devenus après la guerre. Quand les Américains vont « de l’autre côté » ils ne portent aucun signe distinctif, et leurs armes sont celles de l’ennemi. Dans toutes ces scènes du début du roman on a l’impression que Hanson et ses deux copains Quinn et Silver aiment ce qu’ils font. On méprise la mort, on fait les blasés, on donne des coups de pied aux cadavres ennemis, on les dépouille (les armes, les insignes, les casques se vendent au marché noir), on fait peur aux trouffions ordinaires (rien que ce regard fixe qui tue), on jouit de sa réputation, on joue aux cinglés. Et on joue avec la mort. Et c’est exactement ce qui ressort de l’interview que Kent Anderson a donnée en avril 2013 à Alain Léautier de Marianne (trouvé sur le net) : « Tuer procurait un incroyable sentiment de puissance et certains m’en ont voulu de l’avoir écrit sans tourner autour du pot. Mais le minimum pour un écrivain est d’être honnête, jusqu’au bout. Par ailleurs, franchement, les gars que j’y ai croisés valaient largement les profs que je fréquentais au college. Mais certains étaient des monstres, des tueurs, et j’en suis devenu l’un d’eux ». Et, plus loin : « …Dans ma tête j’étais mort et j’en tirais un profond sentiment de liberté. Les choses sont simples à la guerre. Les contradictions infinies, les arguments sophistiqués, les points de vue multiples et nuancés sur l’existence s’effacent et c’est paradoxalement une situation satisfaisante. Il faut survivre. Un point et c’est tout ».
Et puis, après les scènes violentes du début du roman, il y a un retour en arrière. La conscription, les sous-offs totalement primaires, le langage ordurier, les brimades ridicules, leur mépris pour un gars qui a fait des études (je pense que le traducteur n’a pas bien compris le système éducatif américain, parlant de Hanson comme d’un qui a fait des études au « lycée », alors qu’il a été au « college » et que le college américain est de niveau universitaire) et finalement la décision prise par Hanson de s’engager pour une année supplémentaire et entrer chez les Bérets Verts. Dans l’interview d’Alain Léautier il dit : « C’est par orgueil, esprit de défi que je me suis dit : OK, j’y vais, je vais devenir Béret Vert, et le meilleur d’entre eux… Moi je voulais l’élite, les exploits sans savoir ce qui m’attendait car c’est toujours pire que le pire qu’on puisse imaginer ». Tout ceci pour dire que Hanson n’est pas une victime. Il n’a évidemment pas choisi de faire son service militaire. Celui-ci était obligatoire. Mais il a choisi son itinéraire. Et alors l’Armée l’a formé pendant 18 mois, formé pour la guerre dans la jungle, formé pour devenir un tueur.
Il y a une scène qui est racontée dans son autre livre, Night Dogs, une scène de retour en arrière, une scène de cauchemar dont il rêve la nuit. Lui et un autre nouveau sont choisis avec quatre anciens pour une expérience particulièrement traumatisante. On va leur apprendre comment extraire une balle d’un camarade blessé et de le soigner quand tout secours immédiat est impossible. Et pour cela on va utiliser des chiens. Hanson et ses camarades sont introduits dans un grand hall dissimulé dans une ferme où on leur montre des chiens de toutes les races enfermés dans des cages. A chacun est assigné un chien avec lequel ils font connaissance. Dans la nuit on leur tire une balle, puis au petit matin on introduit les élèves des sections spéciales dans le hall en leur demandant d’exercer. Les pauvres bêtes souffrent, essayent de lécher leurs blessures, regardent les hommes qui leur ont fait subir cela avec colère et incompréhension. Hanson immobilise son berger allemand, le pique pour l’endormir, lui extrait la balle et les éclats d’os, recoud la blessure et, ensuite, durant plusieurs jours de suite, continue à soigner son chien comme les autres jusqu’à ce qu’il soit de nouveau capable de se tenir debout. Bien évidemment certains des hommes, surtout les deux nouveaux, sympathisent avec les chiens qu’ils ont soignés. Les anciens le leur reprochent. Vous ne survivrez pas là-bas si vous faites du sentimentalisme. D’ailleurs ce ne sont que des chiens ! Et, maintenant, ils vont être gazés !
Mais c’est justement quand Kent Anderson raconte cette histoire-là qu’on comprend que Hanson n’est pas le froid tueur qu’il semble nous présenter. Cet homme est bien plus complexe que cela. D’ailleurs, avant d’être incorporé il était plutôt ce que les Américains appellent « un radical » (nous dirions de gauche ou gauchiste ou simplement rebelle). Au Vietnam il reçoit le Village Voice (journal radical de Greenwich Village), a toujours sur lui un recueil de poèmes de Yeats, et émet de temps en temps une réflexion du genre absurde qui sent l’intellectuel et qui épatent ses camarades avant de les faire éclater de rire et de le traiter de cinglé. Le Yeats accompagne encore le sergent Hanson devenu policier du North Precinct de Portland, Oregon dans Night Dogs, au grand amusement de ses collègues :
« I will arise and go now, and go to Innisfree
And a small cabin will build there, of clay
Of clay and wattles made :
Nine bean-rows will I have there,
A hive for the honey bee
And live alone in the bee-loud glade »
A Alain Léautier il confie : « A l’époque j’avais les cheveux longs et je me destinais à une carrière d’enseignant en littérature ». A la fin de la scène des chiens on le voit sortir à l’extérieur où se sont massés des gauchistes, opposants à la guerre ou défenseurs des animaux, remet tout son argent à une fille choisie au milieu de la foule et lui demande d’acheter le chien auquel son ami, un géant sentimental, s’est particulièrement attaché pour éviter qu’il ne soit gazé comme les autres. Et cet amour des chiens (ou est-ce le remords ?) on le ressent encore souvent dans cet autre très beau roman, celui de son expérience policière dans un secteur pourri de Portland, Night Dogs, où sa section, le North Precinct, se livre une fois par mois à la chasse aux chiens errants, devenus souvent dangereux pour les hommes auxquels il leur arrive de s’attaquer. « Ce n’est pas leur faute. Ils ne sont pas responsables », dit-il à se collègues. Qui le regardent, effarés ou amusés. Et dès la première scène de Night Dogs, il adopte un chien aveugle. Encore une fois une scène d’ouverture superbe, qui montre bien combien il est arrivé à maîtriser son écriture : un homme appelle la police : mon voisin ne donne plus de nouvelles depuis un bon moment, sa maison semble bouclée… Hanson et son partenaire arrivent, forcent la porte, des mouches bleues partout, une puanteur épouvantable, un vieux mort sur son grabat, le ventre tout gonflé, une lettre pour sa fille épinglée au mur, le gendre qui arrive, désintérêt de la fille, lui va tout mettre en vente, tous les travaux, les outils, les machines (c’était un ingénieur, un inventeur), ses livres aussi. Dehors il y a déjà un maraudeur qui rôde, Hanson l’interpelle, fraîchement sorti de prison. Et puis il y a le chien. Qui se traîne dans la maison, il est aveugle, n’a pas eu à boire depuis plusieurs jours, Hanson lui donne à boire. Le mort a laissé un mot : SVP, que celui qui me trouve s’occupe de mon chien. Il s’appelle Truman. Emmenez-le à la fourrière, lui demande le gendre. Hanson l’emmène. Et puis décide de le garder. Truman va devenir son seul confident. Ils auront de longues conversations ensemble.
Hanson s’avère également être un défenseur des Noirs. A l’Armée, encore conscrit, il a de bonnes relations avec son compagnon de chambrée noir et quand un groupe de Noirs entre en cherchant la bagarre, celui-ci les arrête et, montrant Hanson, dit : il est régulier. Policier dans un quartier de Portland où ils sont majoritaires il les respecte, les protège contre certains racistes blancs et pratique la justice à sa manière. Et eux le savent et le respectent à leur tour. 
Le roman Sympathy for the Devil finit comme il a commencé, avec une scène éclatante (vraiment éclatante). Une scène qui tourne au fantastique. Une scène d’apocalypse. Hanson, ses amis Quinn et Silver, ainsi que trois Montagnards, se trouvent en territoire ennemi, au-delà de la frontière, en comptage des morts, lorsqu’un colonel avide de promo et complètement dédaigneux des Bérets Verts, franchit la frontière lui aussi, en secret, sans avertir personne. Et, au moment de retourner chez eux, voilà que Hanson et sa section voient arriver tout un bataillon de soldats habillés en Nord-Vietnamiens mais qui les canardent avec des armes américaines.  Ils essayent de se faire reconnaître, communiquent par radio avec leur commandement qui, n’étant pas informé, ne peut que leur répondre qu’il n’y a aucun régiment américain de leur côté. Les Montagnards et ses compagnons sont tués les uns après les autres. Hanson arrive à s’en sortir. Sa vengeance sera terrible. Il utilise, pendant la nuit, tous les moyens à sa disposition, ses explosifs, ses armes, et surtout, les moyens aériens qu’il appelle à sa rescousse et fait bombarder le colonel et sa troupe. Et, au fond, personne ne peut le lui reprocher puisque cet imbécile n’avait prévenu personne de son action. On croit deviner qu’on va passer cette affaire sous silence (elle sera classifiée top secret). Dans Night Dogs, un policier des stupéfiants qui le déteste cherche à percer le mystère mais ne semble guère y arriver. Bien sûr tout ceci paraît plutôt invraisemblable et je crois avoir vu sur le net qu’un autre Béret Vert lui dit qu’il n’y croit pas. Mais quelle importance ? La scène est superbe et elle est symbolique.
Ceci étant je ne crois pas que Kent Anderson va jusqu’à épouser la thèse exprimée par son ami, l’écrivain James Crumley. Celui-ci écrit : « L’ennemi, ce n’était ni le Viet-cong ni le Nord-Vietnam, mais la bureaucratie militaire en tant qu’institution hypocrite et résolument lâche ». C’est vrai que Kent Anderson montre la course aux grades des officiers supérieurs, les trafics des sous-offs et officiers responsables des approvisionnements, les discours hypocrites des politiciens (le « Prez ») et plaint les pauvres trouffions inconscients qui vont à un casse-pipe certain, mais il ne juge pas. Il laisse le lecteur juger par lui-même. Et s’il a une opinion sur l’utilité de cette guerre il n’en dit rien. Curieusement il ne dit pas grand-chose des ennemis eux-mêmes, si ce n’est qu’il les admire en tant que guerriers. Peut-être ça et là une allusion aux méthodes d’extermination de masse (une fois qu’un territoire est considéré comme ennemi on bombarde tout et on tue tout, hommes, femmes, enfants, buffles…), aux détecteurs de mouvements (les Oreilles de la Jungle de Pierre Boulle) qui ne donnent plus signe de vie après les bombardements (ce qui fait croire à l’Etat-major que le bombardement a été efficace mais qui, en réalité, montre simplement que les détecteurs ont été démolis !) et aux affreux défoliants qui détruisent tout, la vie animale comme la végétale (et qui ont aussi profondément choqué le planteur qu’était resté Pierre Boulle).
Au cours d’une de leurs incursions en territoire ennemi Hanson tombe avec son groupe sur une de ces zones où « l’horreur orange » a sévi. « Feuilles et brousse visqueuses, noircies par la putréfaction ». « Un nuage de poussière d’un noir orangé gluait à leur peau en sueur, s’infiltrait dans leurs yeux, leurs oreilles et leurs narines. Rien ne donnait plus signe de vie ». C’est que « deux  gigantesques sulfateurs de récoltes » étaient passés quelques jours plus tôt. Sans qu’ils soient prévenus. Je ne résiste pas à l’envie de citer tout le passage : « Leur ombre double avait survolé, fulgurante, le sol de la jungle. Puis, sans bruit, des traînées argent d’Agent Orange étaient apparues derrière les avions, s’en évadant par torsades comme du fil d’araignée. Elles avaient paru rester un moment en suspension dans l’air, puis s’étaient dissipées en une fine brume.
Au cours des jours qui avaient suivi, la jungle en dessous s’était mise à se craqueler et à se crevasser, sèche et cassante ; les branches enflaient, se déchiraient et tombaient d’elles-mêmes, s’entassant bout à bout sur le sol du sous-bois agonissant et les troncs d’arbres éclatés. C’était comme une croissance incontrôlée, comme une usine ou une chaîne de montage qui aurait tout d’un coup décidé d’elle-même d’accélérer la cadence. Le triple dais de jungle à qui il avait fallu des siècles pour s’édifier, se brisa et croula en morceaux, comme subitement livré à un lent feu de forêt, un feu sans flammes. Les cellules des arbres et des plantes croissaient jusqu’au point de rupture, éclataient et mouraient, comme les ghettos des villes américaines, les banlieues tueuses, les autoroutes urbaines et les échangeurs géants, comme si la folle passion des USA pour la croissance s’était soudain concentrée tout entière dans cette brume huileuse qui tuméfiait la jungle comme une tumeur cancéreuse, la faisant exploser et mourir.
Noyés dans cette brume, les petits daims aboyeurs couraient en tous sens, remplis de panique et de confusion. L’un des derniers tigres toussa, s’allongea sur le ventre dans l’herbe agonisante et capitula. Des rats gris de la jungle se mirent à ronger leurs propres flancs et à dévorer leurs petits. Et, tout en bas, dans le lichen vieux de plusieurs siècles du sous-sol de la jungle, les scolopendres se raidissaient, s’arquaient et se piquaient eux-mêmes à mort ».
(Un coup de chapeau, au passage, au traducteur, Frank Reichert.)
Je me suis d’ailleurs demandé qui était ce James Crumley (il est mort en 2002) qui a préfacé les deux romans de Kent Anderson : c’était manifestement un grand ami d’Anderson, quelqu’un qui l’a encouragé dans son travail d’écrivain, qui était un écrivain lui-même et qui semble avoir eu des idées bien arrêtés sur la guerre du Vietnam comme celle-ci : notre « défaite ignominieuse » est due au fait que « nous n’avions pas de but clair, une volonté de fer et le courage nécessaire ce qu’avaient les Vietnamiens ». Crumley avait lui aussi été marqué par le Vietnam, son premier livre, One to count cadence (titre français : Un pour compter la cadence) met en scène l’amitié pendant la guerre d’un sergent dur-à cuire et d’un gauchiste, et puis il devient progressivement un écrivain de polars bien apprécié en France (Le dernier baiser, La danse de l’ours), régulièrement invité au Festival des écrivains voyageurs, mais comme par hasard, ses deux policiers fétiches sont tous les deux des vétérans complètement paumés (Milo Milodragovitch et Sughrue) !
Kent Anderson n’émet jamais des jugements péremptoires (il est trop fin pour cela) et je ne crois pas qu’il aurait exprimé les choses de la même manière que Crumley. Mais il est certain que les images télévisuelles de la chute de Saigon, en 1975, les hélicoptères qui vrombissent au-dessus de l’Ambassade américaine, emmenant avec eux les derniers des Américains, en laissant sur place tous ceux qui les ont aidés et soutenus (comme nous nos Harkis), ces images on les a encore tous dans la tête, et les Américains plus encore, et bien plus encore, ceux qu’ils appellent les Vets, les Vétérans, les Anciens de cette guerre de merde. Pour eux ce sont les images de la honte. Honte d’autant plus grande qu’ils étaient incroyablement imbus d’eux-mêmes, de leur puissance ; ils étaient les Maîtres du Monde. Je me souviendrai toute ma vie la scène, quand on a reçu chez nous à Bougival, l’Américain Bearer, représentant la Société Bliss, leader mondial du laminage à froid, de Salem, Ohio, et qu’Annie lui demande : mais qu’est-ce que vous allez faire là-bas, l’expérience des Français ne vous a pas servie de leçon, et lui, condescendant, sourire narquois aux lèvres, mais c’est ridicule de comparer, vous n’avez aucune idée de ce qu’est la puissance militaire américaine ! Alors, bien sûr, ils cherchent l’explication. Après. C’est naturel en somme ! Mais il n’est pas certain qu’ils l’ont trouvée l’explication. En tout cas pas la bonne. Et je me souviens encore. Au moment où le fils Bush décide de s’attaquer à l’Irak. L’ami Cliff, l’ingénieur de notre filiale de Boston, un type sympa comme tout, bordélique, original, votant démocrate, quand Clemens, notre Directeur allemand, l’a au téléphone et lui demande, en rigolant : alors vous y allez ? et lui, répond, sérieux, furibard : oui, vous les Européens, vous faites ce que vous voulez, mais nous, oui, on y va, et comment ! Clemens n’en revenait pas.
Non, Kent Anderson est plus subtil que cela. Il montre simplement ce qui va mal dans son Amérique. Et c’est pour cela que son deuxième roman, Night Dogs, est si important lui aussi. Les dialogues y sont d’ailleurs beaucoup plus violents et plus crus encore que dans Sympathy for the Devil. Il y a du Suck my Dick, et surtout du Motherfucker à toutes les pages. A se demander si notre Nique ta mère est bien d’origine arabe ou si là aussi il faut en chercher l’origine en Amérique ! On savait depuis longtemps que l’Amérique nous avait donné l’exemple, sciemment ou non, des banlieues pourries où les gangs de jeunes se tirent dessus, où la seule façon de survivre c’est le commerce de la drogue, des écoles où l’on n’apprend plus rien, où les élèves rebelles empêchent les autres de travailler, où les élèves battent les profs, de ces mondes d’exclus, de plus en plus nombreux, où ne fleurit nulle part le moindre espoir. Des mondes que la société cherche encore à contrôler par l’unique moyen qui reste à sa disposition, la police. Nous sommes une force d’occupation, dit quelque part le policier Hanson. Et Crumley, dans sa préface à Night Dogs, définit bien le rôle de Hanson. « Lorsqu’il parcourt les rues du North District, Hanson se voit comme la dernière ligne de défense, de l’étroite ligne bleue qui empêche les criminels et les fous de détruire les quartiers voisins de la middle-class. Hanson semble aussi être l’un des rares à vouloir prendre soin des habitants de ces rues ; il est autant leur protecteur que leur flic. Et il applique plutôt la justice que la loi. Dans ces rues Hanson est le roi-philosophe qui nettoie les écuries pleines de sang avec ses mains nues ». Et s’il réussit dans sa tâche c’est que, d’abord, il a su se faire respecter par les Noirs. Et que par ailleurs, il utilise son expérience de Béret Vert, son fameux « look », ce look qui apprend à celui qui est en face qu’il est toujours prêt à tuer. Et qu’il est toujours prêt à jouer sa vie.
Au passage, Kent Anderson décrit aussi un autre des maux américains, leur passion irrationnelle pour les armes. Lui-même les a aimées au Vietnam, il les connaît à fond, les manie et les aime probablement encore mais en fait une belle satire quand il nous emmène dans une de ces grands-messes des armes et des tirs, le « Master Blaster M. G. Meet » dont l’un de ses collègues, Zucko, est un membre actif qui parle allemand quand il s’agit d’armes : Willkommen en meinen Bunker, Zum Front, et ne lit qu’un seul journal, le Shotgun News (dans le temps il en lisait deux : le Shotgun News et The National Rifleman). Des familles entières rassemblées avec femmes et enfants, des quantités incroyables d’armes, de toutes origines (américaines, russes, suédoises, etc.) de tous les calibres, jusqu’au 50, armes de poing, armes automatiques, mitrailleuses sur trépieds. Et puis sur ordre du « range master » tout le monde tire en même temps, on se soûle au bruit, c’est l’orgasme général, puis c’est le halte au tir, et les enfants vont chercher les douilles et, plus tard, tout à la fin, toutes les cibles, cartons, bouteilles, tonneaux, trouées. Au fond, cherche à raisonner Hanson après la « fête », ce ne sont que des collectionneurs, des gens qui cherchent un amusement le dimanche, qui veulent faire partie de quelque chose, d’un groupe, comme le Club Audubon des amateurs d’oiseaux en bois, ou celui des souvenirs de la guerre civile, ou le Club des voitures Corvair… Et, pourtant, se dit-il encore, on voit là des figures qu’on ne verrait dans aucun autre club d’amateurs : « des solitaires qui ne sourient jamais et ne parlent que rarement, portent treillis et bottes et cachent leurs yeux derrière des lunettes d’aviateurs ».  Ouais. Mais ce ne sont peut-être pas les plus dangereux (c’est moi qui me le demande). Que faut-il penser de tous ces chefs de famille blancs super-armés ? Ne sont-ce pas eux qui vont tirer sur le chien du voisin qui chie sur leur terrain ou sur ce Noir pas catholique qui rôde dans le voisinage ?
Night Dogs est encore plus que Sympathy for the Devil une radiographie des maux de l’Amérique, de certains maux du moins. Mais les deux livres sont surtout d’une écriture superbe. Impossibles à lâcher, une fois entamés. Kent Anderson en a bavé pour les écrire, il le raconte quelque part. Des années de dur travail. Jusqu’à ce qu’il devienne lui-même, comme d’autres, comme James Crumley d’ailleurs, ou comme cet autre écrivain  que j’aime énormément, Thomas Savage (the Power of the Dog), un Professeur de creative writing et même Prof de littérature à l’Université de l'Idaho ! Le Vietnam n’a pas seulement fait de Kent Anderson un tueur mais aussi un authentique écrivain. C’est aussi l’opinion d’Annie. Alors !