Franzen, Alzheimer et les Corrections
Il y a quelque temps je découvre dans un catalogue que m’envoie l’un de mes libraires de Londres, Peter Ellis, une brochure de Jonathan Franzen intitulée : My Father’s Brain. Je le commande aussitôt, et ceci pour trois raisons. D’abord parce qu'on y parle d'Alzheimer et que c'est une maladie qui me fascine littéralement, qui me panique même car je trouve que c’est la plus terrible des maladies (c’est à cause d’elle surtout que je suis un défenseur acharné du suicide assisté), ensuite parce que Franzen est l’auteur de ce qui est, à mon avis du moins, le meilleur roman américain de ces quinze dernières années, Les Corrections, un roman social comme savent le faire encore les Américains, et les Anglo-Saxons en général, et que nous ne savons plus faire, roman hautement satirique, foisonnant, et en même temps très littéraire, enfin parce que je soupçonnais dès le début qu’il y a dans ce roman de nombreux éléments autobiographiques et que ce texte le confirme puisqu’on y apprend que son père est mort de la maladie d’Alzheimer et que dans Les Corrections, Alfred, le père de la famille dont on suit le destin, est lui-même frappé d’une maladie comparable, la maladie de Parkinson mais qui conduit elle aussi, du moins dans le cas d’Alfred, à une démence précoce.
Surprise : la brochure que m’envoie Peter Ellis est imprimée sur papier Rivoli, à tirage limité (200), signée par l’auteur (une signature pleine de volutes qui semble indiquer un ego assez conséquent) et relié dans un curieux carton bleu ondulé (Jonathan Franzen : My Father’s Brain, édit. Belmont Press, Londres, 2001). Plus tard je me suis aperçu que ce texte était déjà inclus dans une collection d’articles de Franzen que j’avais achetée antérieurement, puis mise de côté, puis oubliée : Jonathan Franzen : How to be alone – Essays, édit. Farrar, Strauss & Giroux, New-York, 2002). Une collection qui contient d’ailleurs d’autres essais de Franzen tout à fait intéressants, j’y reviendrai.
Le texte de Franzen est assez curieux : il mêle de longues considérations scientifiques sur Alzheimer avec la description de l’évolution de la maladie chez son propre père. Pourtant, malgré la manière plutôt distanciée du récit on sent qu’il a de la tendresse et de l’admiration pour son père. Ce qu’il admire surtout c’est la façon dont son père, pendant la première phase de la maladie, arrive à freiner la chute brutale dans la démence par la seule force de sa volonté. Jusqu’à ce qu’à un certain moment il ne soit plus capable de se contrôler et qu’alors il se laisse aller complètement et n’ait plus qu’une envie c’est d’en finir. Quand on a lu les Corrections on se rend vite compte que les parents réels de Franzen ont fourni de nombreux éléments autobiographiques à la création des parents du roman, Alfred et Enid Lambert. Couple mal assorti qui se déchire, lui un bloc, peu communicatif, intraverti, autoritaire, elle, se plaignant beaucoup, de son mari surtout, imprégné de l’esprit petite ville de province du Middle-West, près de ses sous. Dans le Cerveau de mon père Franzen raconte qu’il reçoit le rapport de dissection de ce fameux cerveau dans une carte de « Valentine’s Day », parce que ainsi sa mère a épargné 34 cents de « postage » et quand son père est décédé elle insiste que l’on écrive : décédé après une longue maladie, insistant sur « longue », dit Franzen, pour exprimer tout ce qu’elle a souffert pendant ce temps-là. D’ailleurs, ajoute Franzen, elle s’est plainte pendant toute sa vie. Et pourtant là aussi on sent qu’il a une certaine tendresse pour elle. Après tout ce n’est pas sa faute si son mariage était malheureux. Et la souffrance de devoir vivre à côté d’un homme qui devient de plus en plus dément est réelle. Dans le roman il en fait une satire ubuesque, mais il n’est jamais vraiment méchant pour les parents Lambert. Ce qui n’est pas le cas pour le personnage très caricatural du fils aîné, Gary, financier à Philadelphie, snob, rapace, soumis à sa bourgeoise de femme, ayant honte de ses parents, et on est soulagé de constater que Franzen ne semble pas s’être inspiré de sa propre fratrie pour la description des enfants Lambert puisqu’il dit à un moment donné combien il a été heureux de voir que dans ces circonstances (la maladie et le décès de son père) « il a pu compter sur ses frères ».
Mais il faut que je dise un mot du roman lui-même. Et que j’explique pourquoi je le considère comme le plus important événement littéraire américain de ces dernières années (le roman a paru en 2001, juste avant le nine-eleven). Je vais laisser de côté l’aspect purement littéraire, cela nous entraînerait trop loin. Je vais également passer sur son aspect roman de mœurs, opposant le mode de vie d’une petite ville du Midwest et de l’ancienne génération (les parents Franzen habitent à St Louis, ceux du roman dans une ville fictive appelée St. Jude, située un peu plus au sud, en Arkansas je crois) à ceux des villes de l’Est américain et de la jeune génération. Non, ce qui m’a surtout intéressé dans ce livre c’est la critique du nouveau règne de l’argent, de la folie de la Bourse et des stock options, et surtout de ce qui est vraiment nouveau dans le capitalisme américain, le capitalisme financier qui tue d’ailleurs, in fine, ce qui constituait une caractéristique essentielle de la culture américaine, l’esprit d’entreprise. J’en ai parlé dans mon Voyage, à propos du capitalisme financier, justement. Je rappelais ce que disait Michel Albert à propos des deux capitalismes, le rhénan et l’anglo-saxon et je disais qu’Albert était peut-être un peu injuste avec le capitalisme anglo-saxon, que s’il est vrai que l’esprit d’entreprise a toujours été plus prisé aux Etats-Unis que chez nous en Europe, toute l’industrie américaine n’avait pas été aussi radicale que cela. L’évolution était plutôt récente, ai-je ajouté. Et je citais le roman de Franzen, y trouvant une description passionnante de la façon dont avait évolué le capitalisme au coeur de l’Amérique profonde. Voici ce que j’écrivais :
Alfred, le père de la famille qui est au centre du roman de Franzen, a travaillé pendant toute sa vie pour une compagnie locale de Chemins de Fer, la Midland Pacific. Sa relation avec son employeur semble être plutôt du type rhénan. Les cadres dirigeants, tous originaires de l’Arkansas et du Missouri, et même l’avocat de la Compagnie, ont convaincu les actionnaires qu’étant donnée leur situation de monopole, ils devaient garder une certaine activité sur leurs lignes secondaires, pas rentables, desservant les régions rurales de l’Arkansas du Sud et de l’Ouest et du Centre du Nebraska. Alors arrivent deux frères originaires du Tennessee qui représentent une autre forme de capitalisme, des prédateurs, qui ont transformé leur affaire familiale d’emballage de viande en groupe financier détenant une chaîne d’hôtels, une banque à Atlanta, une compagnie pétrolière et une autre compagnie ferroviaire, la Arkansas Southern Railroad. Leur stratégie est simple: faire de l’argent. La Midpac semble une cible possible. Quand ils commencent à négocier avec le PDG de Midland, ils l’appellent «papa» et lui demandent: «c’est quoi la Midpac, papa, c’est une affaire ou une entreprise de bienfaisance?» Ils arrivent à circonvenir les syndicats, les menacent de fermeture, leur extorquent un accord qui leur rapporte une économie de 20% sur les salaires (là c’est de la caricature, c’est évident!) et lancent leur OPA. Qui réussit. Aussitôt ils licencient les cadres, les remplacent par des hommes à eux, ferment tout ce qui n’est pas rentable, démontent l’équipement des voies pour récupérer tout ce qui est cuivre, gardent les rails et leurs droits de passage pour faire passer plus tard des câbles à fibres optiques, fusionnent la Midland avec la compagnie de l’Arkansas, déménagent le siège à Little Rock et dénoncent leur accord avec l’assurance maladie des salariés. L’un des cadres, resté en place, en relatant tous ces faits à Alfred qui, lui, a préféré démissionner six semaines avant la date légale de son départ à la retraite plutôt que de collaborer avec les nouveaux propriétaires, fait une remarque qui m’a frappé. «Les frères ne peuvent supporter que nous reconnaissions quelque autre principe que la recherche impitoyable du profit», dit-il. «Ils punissent ceux qui sont financièrement impies. Au fond c’est un baptisme à l’envers». Voilà, Franzen et moi nous nous rejoignons là-dessus: nous sommes en présence d’un nouvel intégrisme, l’intégrisme financier!
Et puis, bien des années plus tard, on apprend que les deux frères qui ont perdu de l’argent dans une affaire de mines d’or au Canada, ont vendu leur paquet de contrôle sur Midland, que la société s’appelle maintenant Orfic Midland, est sortie complètement du transport ferroviaire, a vendu ses grandes lignes, s’est concentrée sur la construction et la gestion de prisons, s’occupe aussi de café pour connaisseurs et de services financiers, en un mot, est devenue «l’une de ces mégafirmes ternes et indistinctes» qui caractérisent le capitalisme moderne. Les actionnaires sont anonymes. Et les gestionnaires et les analystes financiers (Gary, l’un des fils d’Alfred, qui vit dans un quartier chic de Philadelphia, est justement l’un d’eux) sont irresponsables. C’est ce capitalisme-là, un capitalisme du troisième type, dont Peyrelevade nous explique le fonctionnement (voir Jean Peyrevelade : Le capitalisme total, édit. Seuil, 2005). Et d’abord son avènement.
Que peut-on y ajouter aujourd’hui ? Rien de plus. Simplement que c’est ce même intégrisme financier, avec cette fin (l’argent à tout prix) qui justifie tous les moyens, qui nous a apporté la grande crise mondiale de septembre 2008.
Quand on lit certains des essais de Franzen rassemblés dans How to be alone, on se rend compte qu’il ne critique pas seulement l’aspect financier de la société américaine mais qu’il partage aussi la vue pessimiste de Philip Roth sur l’érosion de l’élite culturelle, du moins celle qui lit encore. Il avait publié un article à ce sujet dans la revue Harper’s en 1996, intitulé Perchance to Dream, qui avait fait beaucoup de bruit à l’époque (on l’a traité de snob élitiste). Dans l’introduction à How to be alone, il reconnaît qu’à l’époque il était un homme en colère. Mais peut-être un peu trop exalté, ne comprenant pas pourquoi les Américains préféraient regarder la télé plutôt que lire Henry James, persuadé que l’économie américaine était en train d’exterminer tout ce qu’il trouvait d’admirable dans la civilisation, violant et massacrant du même coup notre planète, en un mot il voyait venir l’Apocalypse (c’est un peu mon cas également). Depuis il s’est un peu assagi et a adouci et raccourci son article du Harper’s pour l’inclure dans la présente collection d’essais avec le titre significatif de Why bother ? (Pourquoi s’en faire ?). Il faut dire qu’entre-temps il a eu un clash avec la fameuse Oprah Winfrey, grande Manitou de la littérature (plutôt populaire) à la télé américaine (la chaîne ABC) qui avait sélectionné ses Corrections en 2001 pour son Book Club et qui l’a dé-sélectionné lorsqu’elle a appris qu’il refusait le bandeau : sélectionné pour le Book-Club d’Oprah Winfrey ! Jonathan Franzen semble d’ailleurs pas mal rétro et avoir un problème avec la télé, l’ordinateur et le web. Il m’a beaucoup amusé lorsqu’il raconte dans Scavenging comment il a découvert, dans un musée, le Mercer Museum de Doylestone en Pennsylvanie, son propre téléphone, ce qu’il appelle un « rotary telephone », avec un disque à trous que l’on tourne avec les doigts, enfermé dans une cage en verre avec une pancarte : « obsolete technology » ! Cela m’a amusé parce que j’ai le même, que j’y tiens beaucoup et que j’ai les mêmes problèmes que lui quand je tombe sur une « answering machine » et qu’il faut « appuyer sur 1 ou 2 ou étoile ou astérisque », ou « attendre pour un operator » qui va vous traiter comme un débile !
Dans la préface datée de 2002 à sa collection d’essais il dit avoir mis de l’eau dans son vin même s’il reste encore bien des sujets qui éveillent sa colère : « la soif nationale pour le pétrole » qui a déjà produit « deux présidences Bush et une sale guerre du Golfe », le fait que les Américains semblent aujourd’hui moins enclins à poser des questions à leur gouvernement qu’en 1991, que la presse paraît de plus en plus monolithique, que le Congrès refuse toujours de voter des lois imposant des standards restreignant la consommation d’essence des gros 4x4 et que le Président de Ford défend ces mêmes 4x4 à la télé sur un ton patriotique, clamant que « les Américains ne devront jamais accepter des limitations » de quelque sorte que ce soit. Mais le problème principal, dit-il, pour l’écrivain et le lecteur que je suis, c’est de savoir comment préserver son individualité et sa complexité au milieu de cette bruyante et distrayante culture de masse dans laquelle nous sommes immergés. Le problème c’est comment conserver sa solitude. How to be alone.
PS : Le jour même où je clos cette note je lis sur Le Monde (26 avril 2011) que 50% des 11-13 ans ont leur compte Facebook où ils affichent leurs photos, racontent leurs histoires intimes et reçoivent la visite de centaines, bientôt de milliers d’ « amis » ! Et les parents sont incapables de s’y opposer ! Nos petits-enfants sont déjà massifiés. Ils ne seront plus jamais seuls, plus jamais des individus pensants. Puisque je vous dis que l’Apocalypse est en marche…