Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Gabrielle Wittkop

A A A

Comme souvent, c’est grâce à un article du Monde littéraire que j’ai fait la découverte d’une autre écrivaine remarquable, bien étrange celle-là, Gabrielle Wittkop. C’était un article signé Benjamin Fau, daté du 15 mai 2009, consacré à l’un de ses romans historiques (Les Rajahs blancs) et intitulé Le Sortilège Wittkop. C’est surtout à cause du sujet que je l’ai acheté (voir Gabrielle Wittkop : Les Rajahs blancs, édit. Gallimard/Les Verticales, 2009). Et non à cause des jugements sur l’écrivaine faits par Benjamin Fau et auxquels je n’avais pas trop fait attention sur le moment (réjouissant cynisme, esthétique de la décadence et de la décomposition, écriture admirable, tout en fulgurations prosaïques, en notations psychologiques boule-versantes d’élégance et de justesse).
Les Rajahs blancs c’est l’histoire de ce James Brooke qui s’est taillé un royaume à sa mesure dans le nord de Bornéo, un royaume qu’il a transmis à son neveu Charles, et que la dynastie des Brooke a réussi à conserver pendant plus d’un siècle. J’avais trouvé cette histoire dans un bouquin de souvenirs publié en 1899 par un officiel américain qui a résidé sur la côte malaise pendant une longue période de neuf années (voir Rounsevelle Wildman: Tales of the Malayan Coast, from Penang to the Philippines, édit. Books for Librairies Press, Freeport, N.Y., 1969). Il nous raconte l’épopée des Brooke dans le chapitre intitulé : the White Rajah of Borneo, the Founding of Sarawak. J’en parle dans ma note sur Haggard et Kipling au tome 2 de mon Voyage car je trouvais qu’elle rappelait une des plus belles histoires de Kipling, The Man who would be King (l’Homme qui voulait être Roi), qu’on trouve dans le volume intitulé The Phantom Rickshaw and other Eerie Stories (autres contes étranges). « Ce n’est pas seulement une histoire fantastique (très bien transposée au cinéma) », écrivais-je, « c’est aussi une histoire qui met en évidence cet esprit d’aventure qui caractérisait les Anglais de cette époque (et qu’en bon Français j’envie bien sûr) à qui rien ne semblait impossible. Parce qu’ils étaient les Maîtres du Monde (des vrais, pas des Messier), la grande puissance maritime, l’Empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais (pour que Dieu puisse toujours avoir un œil sur leurs agissements, disait un Français envieux, encore un). » « Partout où un homme sait ce que c’est la manœuvre, il peut devenir roi » dit Daniel Dravot dans l’Homme qui voulait être Roi. Le royaume dont il rêvait était situé quelque part au nord-est de l’Afghanistan. « C’est un pays montagneux et les femmes y sont très belles. » « On ira là-bas et on dira au premier roi qu’on rencontrera: est-ce que vous voulez vaincre vos ennemis? Et on lui apprendra à faire manœuvrer ses hommes. Parce que c’est ce qu’on connaît le mieux. Ensuite on renversera ce roi, on montera sur son trône et on fondera une dynastie. » Or c’est exactement ce que fait James Brooke : il offre au vieux Rajah qui gouverne Sarawak sous l’égide du Sultan de Bornéo de mater la rébellion d’une tribu de Dyaks de l’intérieur, collectionneurs de têtes coupées, si à son retour il le nomme son successeur au trône. Je ne vais pas raconter à nouveau toute l’histoire puisqu’on la trouve dans mon Voyage.
Gabrielle Wittkop l’a un peu romancée mais suit la réalité d’assez près. Je l’ai vérifié après coup en achetant la relation qu’en fait l’historien anglais Steven Runciman (voir Steven Run-ciman : The White Rajahs, a History of Sarawak from 1841 to 1946, édit. Cambridge University Press, 1960). Je connaissais déjà Runciman grâce à son excellente histoire de la chute de Constantinople (Steven Runciman : The Fall of Constantinople, 1453, édit. Cam-bridge University Press, 1965) et celle du massacre des Français, alors que toutes les cloches de Palerme sonnent les Vêpres, le 30 mars 1282 (Steven Runciman : The Sicilian Vespers – A History of the Mediterranean World in the later Thirteenth Century, édit. Cambridge University Press, 1958). Gabrielle Wittkop suit même la réalité historique d’un peu trop près car à la fin on se perd dans les méandres des intrigues des Malais, des Dyaks, des Chinois, des membres de la famille Brooke sans compter celles des différentes factions du gouvernement anglais et du Raj. Or à l’époque de ce témoin américain dont j’ai parlé, James Brooke était déjà devenu un véritable mythe. Voir l’histoire que je raconte dans mon Voyage lorsque Sarawak avait été submergée par une insurrection subite de la population chinoise qui massacre tous les Européens et brûle toute la ville et où, comme je le relate, « Brooke s’échappe en pyjama et se trouve tout seul dans une barque à ramer dans la mer. Il débarque sans armes et pratiquement nu dans une embouchure gardée par un de ses plus vieux et plus courageux ennemis et se met à sa merci. Celui-ci l’écoute, puis lui remet dans la main un kriss nu et baise ses pieds. Le lendemain soir il était de nouveau sur son trône et dix mille guerriers sauvages massacraient tous les Chinois qu’ils pouvaient débusquer ». Belle légende, non ? Chez Gabrielle Wittkop James, ensanglanté, traverse la rivière à la nage, « lorsqu’il entendit brasser l’eau derrière lui. Celui qui nageait à sa poursuite n’était pas un homme. » Quand il arrive enfin à prendre pied sur l’autre rive il court comme un fou jusqu’à la lisière de la jungle. Là il s’arrête, « les jambes molles, les bronches en feu. La lune sortait des nuées et, se retournant, James aperçut l’autre, immobile, frustré, à demi sorti de l’eau, gris et comme minéral, chaque bosse de son cuir jetant une petite ombre. Dans l’œil d’agate la pupille était si fermée qu’on ne la voyait pas. » Pas mal non plus ! De toute façon si Gabrielle Wittkop s’en tient à la vérité historique (son mari était historien après tout) cela ne l’empêche pas de forcer le trait pour certains personnages historiques comme le vieux chef Dyak Linggir qui porte toujours un petit panier à sa ceinture où il enfermera, proclame-t-il, la tête réduite du Rajah blanc ou l’autre chef Dyak, le jeune et magnifique Rentap, qui résistera jusqu’à la fin à James Brooke et qui, me semble-t-il, aurait bien pu servir de modèle au Karin de Conrad (voir Karain, a Memory, publié en 1898 dans Tales of Unrest et repris plus tard, en 1958, par l’éditeur Hannover House, N. Y. dans Tales of the East and West). Autre caricature, celle de ABC, la bigote baronne Angela Burdett-Coutts, qui, grâce à son immense fortune, va financer Sarawak mais en imposant l’installation d’une mission pour évangéliser ces barbares coupeurs de têtes. D’autres personnages sont probablement inventés comme la pittoresque Chronique, la vicomtesse Winsley, vieille fille et affreuse mauvaise langue « qui avait le don de percevoir toute chose à travers les enveloppes, à travers les vêtements, à travers les fronts, à travers les murs, avant de distiller, enrichir et répandre le fruit de ses observations ». Il faut ajouter qu’elle avait l’esprit un peu mal tourné. ABC, en visite chez elle, découvre une gravure dans le boudoir de la Chronique, s’en approche, croyant voir Psyché, et constate en rougissant qu’il s’agit d’une estampe typiquement française représentant une jeune personne chevauchant un bidet, meuble qu’elle ne connaissait pas, et portant cette inscription :
« Belles, de qui l’unique affaire
Est d’aimer et surtout de plaire,
Prenez exemple sur Catin,
Tenez propre votre jardin.
»
Et c’est aussi la Chronique qui répandait le bruit que ce n’est pas au poumon (« au poumon… si l’on peut dire… », dit-elle) que James avait été blessé lorsqu’il commandait une troupe d’éclaireurs indigènes dans la guerre birmane, mais au « nerf sacré ». Personne ne sait ce que c’est, le nerf sacré, mais on se doute qu’il pourrait y avoir là un problème et que cela pourrait être la raison de l’étrange et durable célibat de James Brooke. J’ai trouvé dans une note très discrète de l’historien Runciman qu’un témoin de l’époque prétend effectivement que la blessure aurait pu se trouver dans une partie plus intime du corps (« in a more intimate part of the body ») et que cela expliquerait pourquoi James ne s’est jamais marié. Bizarrement Gabrielle Wittkop n’exploite guère cet aspect des choses. Cela aurait pu être intéressant pourtant : un homme qui compense son impuissance sexuelle par la guerre et la conquête du pouvoir. Mais elle tente, contrairement à l’historien, à analyser la personnalité de James. Elle parle plusieurs fois d’une « âme double ». Un homme cultivé, libéral, humaniste. Et pourtant un homme d’action, un combattant, un despote oriental. Juste, fidèle à sa parole mais capable de cruauté. Emporté, pas diplomate, mauvais gestionnaire. Il a pourtant créé un Etat policé, organisé, mo-derne, multiethnique, respectueux des populations locales. Un Etat qui va durer plus de cent ans.
Mais assez rapidement je me suis désintéressé de l’histoire, que je connaissais de toute façon, pour admirer la formulation lapidaire des caractères et l’inimitable style de l’écrivaine. Comme lorsqu’elle annonce l’entrée en scène de la reine Victoria : « Dépassant le délirant parfum des reines-claudes et la fragrance de jeune aisselle qu’exhalent les prés, l’été annonçait sa propre fin. Déjà les saules abandonnaient leurs feuilles gladiolées comme des plumes sur les petites pagodes de Windsor Park. Une lumière verte entrait avec le chant des merles par les fenêtres de la salle d’audience, poudrant d’un reflet indécis la grande tapisserie d’Esther, flottant sous le plafond où Catherine de Bragance voguait vers le Temple des Vertus, ourlant d’un fil clair les sculptures de la grande table devant laquelle Victoria était assise… ». Et pour introduire une conférence faite à Londres par James Brooke : « La saveur de l’air avait changé. L’esprit surtout avait changé et le monde de Jane Austen s’ouvrait sur celui de Thackeray. La lumière elle-même était différente depuis que l’accent des lampes à gaz tombait crayeux sur le graphite des ombres. Pourtant ce soir-là, la lueur des globes baignait toute la salle d’une laiteuse absinthe où même les tornélies jaillissant des potiches étaient privées de ce reflet soyeux qui si souvent court le long de leurs palmes. Les calorifères envoyaient leur brûlante haleine à travers les grilles de cuivre jaune découpées en marguerites, les odeurs étaient décentes mais complexes, tandis que, réunie dans les salons d’Hanovre Square Mansion, une assistance nombreuse mais choisie écoutait James Brooke prononcer sa conférence sur la civilisation dayak… ».
Alors j’ai été tenté de découvrir d’autres ouvrages de Gabrielle Wittkop. Et j’ai choisi son roman vénitien – parce que j’aime Venise – et cet autre roman au titre intrigant de Marchande d’enfants (voir Gabrielle Wittkop : Sérénissime assassinat, édit. Verticales/Le Seuil, 2001 et Gabrielle Wittkop : La marchande d’enfants, édit. Verticales/Le Seuil, 2003). Sérénissime assassinat est une espèce de roman policier : le Vénitien Alvise Lanzi est à nouveau veuf. Pour la quatrième fois en trente ans. C’est beaucoup. Et c’est suspect. Chaque fois les symptômes sont un peu différents. Mais c’est que, peut-être, le poison employé n’est pas toujours le même ? Mais ce qui fait l’originalité de ce roman c’est plus que jamais le style de Gabrielle Wittkop. Pas seulement le style : toute la composition qui est comme un tableau. Un tableau vénitien bien sûr. Mais un tableau un peu plus sombre que ceux des peintres vénitiens qu’elle invoque dans son introduction : « Pietro Longhi, Francesco Guardi, Tiepolo le Jeune ont prêté le somptueux décor » à cette histoire. Venise est aussi la ville des miroirs, dit-elle encore. D’où cette « écriture comme faite de miroirs brisés dont chaque fragment offre un nouveau regard sur l’écorce des choses ». Et c’est encore vrai. On ne peut que se répéter : cette écriture est superbe. Toute en nuances, en allusions, faisant appel comme celle de Stendhal à l’intelligence du lecteur. Alors d’où vient ma réticence ? Trop sombre, trop glauque Venise. Trop de rats y courent, trop de geôles obscures, trop de masques criminels, trop de puits où l’on se noie (des enfants hydrocéphales), trop de masques criminels, trop de chairs putrescentes, trop d’hémorragies, trop de vomissures, trop de miasmes. Une esthétique du noir. Et pourtant un véritable chef d'oeuvre. Un diamant. Un diamant noir.
Alors j’ai entamé la lecture de la Marchande d’enfants. Et ça a été le choc. Terrible. Je n’ai rencontré qu’une fois un bordel d’enfants dans mes lectures. C’était dans le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell, (troisième tome) quand Mountolive, l’Ambassadeur, fier de sa parfaite connaissance de l’arabe, est pris pour un marchand syrien par un vieux cheik vénérable rencontré dans un café et que lui-même prend pour un saint homme et que le cheik (« Effendi, je comprends pourquoi vous êtes ici. Ce que vous cherchez vous sera révélé par moi ») l’emmène dans une maison obscure, le fait entrer dans une chambre, ferme la porte derrière lui… et tout à coup toute une troupe de petites filles hâves et fardées, vêtues de robes blanches crasseuses, s’engouffre dans la pièce ; bientôt la bougie qu’elles portaient s’éteint, elles s’accrochent à lui dans le noir, sentant la chèvre sauvage, chuchotant des obscénités, fouillant son corps avec leurs petites mains ; et lui, paralysé par l’horreur, pense aux images de son enfance, à Gulliver ligoté par le peuple de Lilliput ; et finalement arrive à leur échapper, se retrouve dans la rue, dépouillé de tout, retourne au Caire, et, complètement horrifié, a envie de quitter l’Egypte pour toujours (voir Lawrence Durrell : Mountolive, édit. Buchet-Chastel/Corréa, 1959). Mais chez Gabrielle Wittkop c’est différent. C’est le marquis de Sade dans le bordel d’enfants. Tellement plein de sang, d’incroyables tourments infligés à des enfants innocents enlevés à leurs parents, d’horribles assassinats, que, plusieurs fois, j’ai été sur le point d’interrompre ma lecture. Impossible à supporter. Et je me suis demandé comment on pouvait imaginer de telles horreurs. Imaginer, et puis les écrire.
Et puis je me suis dit que Gabrielle Wittkop n’avait pas tout inventé. Elle est historienne. Elle s’est documentée. Cela se passe pendant les plus noires années de la Révolution. Et puis j’ai dans ma bibliothèque le livre de l’abbé Bossard sur Gilles de Rais avec les confessions complètes et explicites – en latin – de celui-ci (voir Abbé Eugène Bossard : Gilles de Rais, Maréchal de France (1404 – 1440), d’après les documents inédits réunis par René de Maulde, édit. H. Champion, Paris, 1886) et je sais que ces horreurs ont existé et existent encore (il y a à peine quelques jours j’ai lu le témoignage, dans le Monde, d’une fille victime de la soldatesque congolaise : « avant de me violer ils ont violé ma petite sœur de 2 ans »). Or, au fond, dans tout ce que j’ai écrit, que ce soit dans mon Voyage ou mon Bloc-notes, c’est toujours la nature humaine qui a été au cœur de mes réflexions et de ma recherche. Comprendre ce qui est universel dans cette nature, comment elle a évolué, et aussi comment elle se distingue de celle des autres êtres vivants ce cette planète. Aujourd’hui l’homme s’est tellement élevé au-dessus de ses compagnons dans l’évolution (on est justement en train de célébrer l’anniversaire de cet acte absolument extraordinaire qui est le débarquement de l’homme sur la lune !) que l’on croit que ses côtés sombres sont des restes de son animalité. Or ce n’est absolument pas le cas : ils lui sont propres eux aussi. Déjà cet esprit religieux que d’aucuns considèrent comme un élément positif mais que personnellement je vois plutôt négativement : s’opposant à la science, et surtout à la raison, responsable, aujourd’hui comme hier, de beaucoup de fanatisme, de haines et d’horreurs sanguinaires. Cet esprit religieux nous est propre, disent les anthropologues, probablement depuis l’origine, avant même la diffusion de l’espèce dans le monde (en même temps que cette capacité d’abstraction, évidente déjà dans les peintures rupestres du monde entier, apparue peut-être avec le langage, et qui a permis l’écriture et donc la communication étendue, la mémoire collective, et  tout le développement de notre intelligence). La violence, le goût du sang, le plaisir pris à égorger son semblable, toutes ces tueries de masse, tous ces génocides, voilà encore un aspect de cette nature humaine. J’ai réétudié tout ce qui s’est passé chez nous, Europe civilisée, dans ma note intitulée les trente honteuses, entre 1914 et 1945, de la grande tuerie de 14-18 à la Shoah, mais les guerres et les tueries de masse ont accompagné l’homme pendant toute son histoire (génocide des Indiens d’Amérique, j’y viendrai encore, génocide des Arméniens, génocide des Cambodgiens, guerres et massacres contemporains en Yougoslavie et en Afrique). Or les grands carnassiers tuent pour manger, non pour le plaisir. Nulle part dans le monde animal on ne trouve cette folie meurtrière propre à l’homme (sinon, peut-être, par exception, un loup devenu fou et qui tue et blesse plus de moutons que nécessaire, ou ces chiens, ses congénères, dressés par l’homme, et qui, en meute, s’attaquent à une femme ou un enfant !). Mais l’aspect le plus sinistre de l’homme, l’aspect qui me fait le plus peur, c’est sa tendance à la cruauté. C’est quelque chose qui me poursuit depuis fort longtemps, depuis l’époque de mon adolescence quand j’ai lu un livre sur les tortures inventées à différentes époques, par différentes « civilisations ». Je me rappelle, cela commençait par les Assyriens, le pal, les fourmis, l’écorchement. Or toutes ces tortures je les ai retrouvées plus tard. Ailleurs. Le pal chez les Ottomans comme chez les Zoulous qui l’ont appliqué à Piet Retief, le chef boer, et ses 69 compagnons. Les fourmis même chez les Rajahs blancs de Sarawak. L’écorchement chez Burton à propos du roi du Dahomey, en Chine (dans un film qui ne fait que rapporter un fait avéré) où un officier japonais l’applique à un résistant chinois distillateur de sorgho, et tout dernièrement encore où j’ai appris en lisant une étude sur Tristan et Yseult et l’histoire du châtiment du crime d’adultère que deux frères convaincus d’avoir fauté avec deux brus de Philippe le Bel furent écorchés vifs, en France, en 1314 ! D’ailleurs la cruauté n’a-t-elle pas marqué tout le système des châtiments dans l’ancien temps ? La roue, l’écartèlement, le bûcher ? Combien de sorcières, combien d’hérétiques, ont été brûlés vifs, avec ou sans la coopération de l’Eglise ? Et puis la cruauté a très généralement accompagné les massacres collectifs. Elle a accompagné la Shoah. Mais aussi le génocide cambodgien (voir le fameux sac en plastique mis sur la tête de la victime et plus ou moins serré pour ralentir la mort et augmenter la torture : Loup Durand nous en parle dans Jaraï). Et dans la longue marche génocidaire des Arméniens ces hommes qui se plaignent de ne plus pouvoir avancer, chaussures en lambeaux, sur les cailloux pointus des chemins, et auxquels on cloue des semelles en bois aux pieds (encore une histoire vue au cinéma mais racontée par un survivant) ! Mais la pire cruauté – et c’est là que l’on revient à la Marchande d’enfants –  c’est celle qui s’attaque à des innocents, à des enfants, incapables d’imaginer, incapables de comprendre, l’horreur qui leur tombe dessus. J’ai dit tout à l’heure que la cruauté de l’homme me faisait peur. Oui, elle me fait d’autant plus peur que je me demande si elle n’est pas justement rendue possible par cette qualité humaine que je chéris et que j’admire par-dessus tout : l’imagination !
Lorsque j’ai écrit ceci je ne connaissais pas encore cette eau forte de Goya intitulée Le sommeil de la Raison, titre repris par Gabrielle Wittkop pour l’un de ses recueils de nouvelles, ni cette phrase : « Le sommeil de la raison engendre les monstres » qui est gravée dans la pierre sur laquelle dort un homme alors que des créatures cauchemardesques s’agitent autour de lui, ni ce commentaire du grand peintre espagnol : « la fantaisie, sans la raison, produit des monstruosités ; unies, elles enfantent les vrais artistes et créent des merveilles ». Un commentaire trouvé sur le site des Editions Verticales et qui exprime un peu la même idée. Encore que l’imagination est bien plus que cela. Elle est à la source de toute création humaine, pas seulement artistique. Elle est le rêve. La projection vers l’avenir. La béquille de l’intelligence. Plus : son stimulant indispensable. C’est elle aussi qui permet de se mettre à la place de l’autre. Donc de le comprendre. Donc l’aimer ? Oui, mais aussi le vaincre comme Cortès vainc les Aztèques (Comprendre, prendre et détruire est le titre du chapitre où Tzvetan Todorov en décrit le mécanisme dans l’ouvrage qu’il avait publié au Seuil en 1982 sous le titre : La Conquête de l’Amérique – La question de l’autre). Ou le faire souffrir. Imaginer sa souffrance. Et en jouir.
Gabrielle Wittkop reste une énigme pour moi. Je suis stupéfié par son style. C’est vraiment une grande dame de la littérature contemporaine francophone. Mais je voudrais comprendre. Cette fascination pour l’aspect nocturne de la nature humaine. Alors je navigue sur le net. Un site lui est consacré par son ami et lecteur passionné Nikola Delescluse (à qui elle a dédié Sérénissime Assassinat et qui est à l’origine de la réédition récente de certaines de ses oeuvres) : gabrielle-wittkop.fr. Mon frère Pierre a déniché dans les archives du Monde les articles que lui a consacrés Josyane Savigneau en janvier 2001 lors de la parution de Sérénissime Assassinat et en décembre 2002 lors de la mort (mort choisie, semble-t-il) de l’écrivaine. Que nous apprend sa biographie ? Mère morte à 6 ans (elle est gommée, dit-elle quelque part). Père libre-penseur qui la nourrit de littérature et de culture dès l’enfance. Rencontre au cours des années 40 d’un Allemand déserteur et homosexuel qu’elle épouse après la guerre. Ce qui ne l’empêche pas d’être tondue, nous apprend un autre site (le webzine e-torpedo.net). A partir de ce moment elle vit en Allemagne, collabore à la Frankfurter et écrit une monographie en allemand sur E.T.A. Hoffmann (pas étonnant qu’elle s’intéresse à celui qui a écrit L’Elixir du Diable !). Son mari est historien. Leur union est intellectuelle. Elle-même est homosexuelle mais en même temps misogyne ! Bisexuelle aussi à l’occasion. Josyane Savigneau trouve qu’elle cherche à scandaliser mais qu’en réalité « elle n’est pas si inquiétante, et finalement assez convenable ». « Pour le soufre, il vaut mieux la retrouver dans ses livres… ». Tout ceci ne m’explique rien. Ce n’est pas parce qu’elle a été tondue ou parce qu’elle a vécu une sexualité à part qu’elle a été amenée à ne décrire que des monstres. Peut-être la rencontre très jeune avec la mort ? La mort de sa mère ? Son premier roman publié en 1972 et qui a fait sensation à l’époque s’appelait Le Nécrophile. Son héros, antiquaire à Paris, lit-on sur le site de Verticales, « aime posséder les cadavres arrachés à leur sépulture ». Il raconte ses amours nécrophiles dans un journal intime avec « une minutieuse ferveur érotique ». Et puis « remonte à l'origine de cette jouissance des corps au sexe glacé, à la chair bleue, au parfum de bombyx, où s'épanche sa profonde solitude ». Irma Vep qui a consacré un très bel article à Gabrielle Wittkop daté de décembre 2008 sur le site de la Maison d’Edition Le Vampire actif, cite un extrait d’une interview que l’écrivaine a accordée à Félicie Dubois en 2001 : «  J’ai toujours été fascinée par la mort. J’ai eu le privilège d’avoir une enfance solitaire et lorsque, au cours de mes promenades, je tombais sur un squelette d’oiseau ou un cadavre de chat, je me demandais toujours “ qu’est-ce que la mort ? ” Nous ne savons pas ce qu’est la mort, nous savons ce qu’elle n’est pas. » Tout ceci explique peut-être sa fascination pour la mort, mais qu’en est-il des monstres ? Sur les sites on parle de Sade, de Lautréamont, de Baudelaire, de Poe. Bernard Wallet, l’éditeur de Verticales, commentant La Marchande d’enfants, craint que les « horreurs dites continûment ne fassent écran et ne soient prises pour tout autre chose que ce qu'elles sont : de la littérature, rien que de la littérature. » Moi, je regrette, mais je ne puis séparer aussi complètement le fond de la forme. Et je ne puis m’empêcher de m’interroger sur le but que poursuivait Gabrielle Wittkop quand elle a écrit ce livre. Montrer l’aspect le plus noir de la nature humaine ? « Sa constance à déterrer l’inavouable des désirs enfouis relève de l’empathie implacable ainsi que d’une grande curiosité des tourments humains » dit Franca Maï sur le site de torpedo (en décembre 2004). Et Irma Vep, dans son très beau texte de décembre 2008, affirme : « Ce n’est pas parce que Gabrielle Wittkop pose un regard sans concession, empreint de misanthropie et de misogynie sur l’Homme, qu’elle le condamne pour autant. Elle n'oublie jamais qu'elle appartient au genre humain. » Voire. J’ai scruté aussi ses interviews, celle qu’elle a accordée en janvier 2001 à son ami Nikola (non, pas Sarko, Nikola Delescluse, cité plus haut, et qui anime aussi, entre autres, une émission, Paludes, à Radio Campus Lille). Celle aussi, très intéressante qu’elle a accordée, elle la misogyne, à l’écrivaine Félicie Dubois qui l’interroge pour le compte de la revue féministe Lunes. A la question : « Faites-vous confiance à l’humanité ? » elle répond : « Non, absolument pas. Le singe nu est en train de scier la branche sur laquelle il est assis. Ça ne va pas durer longtemps. Moi, je m’en moque. Mais continuez à faire des enfants ! ». Mais je crois que Gabrielle Wittkop est trop fière, trop hautaine, trop solitaire, pour se révéler dans des interviews. S’il me reste une chance de percer son mystère à jour je pense que cela ne pourrait se faire qu’en lisant ce qu’il y a de plus personnel dans ce qu’elle a écrit. La Mort de C. d’abord, parce que c’est le livre auquel elle tient le plus, le livre dont la lecture la fait encore pleurer aujourd’hui, car c’est celui de la mort à Bombay de son ami le plus cher, un homosexuel encore, un homme qui l’a toujours encouragé à écrire, un homme qui courait au-devant de son destin, Christophe C. Et puis ce qui dans ses écrits ressemble le plus à un journal intime : Chaque jour est un arbre qui tombe. Je cours chez mon libraire pour les commander…