Une Femme à Berlin
Quel document ! Exceptionnel, émouvant. Pas seulement parce qu’il s’agit d’un témoignage historique unique : les derniers jours de l’Allemagne nazie à Berlin et l’arrivée de l’armée russe, ces Russes qui, pendant quinze jours, violent en masse. 100 000 femmes, dit-on. Mais c’est surtout à cause de celle qui en est le témoin et la victime que ce document est tellement exceptionnel. La façon qu’elle a de raconter l’horreur, sa façon de se recroqueviller sur elle-même, de se mettre en quelque sorte en hibernation, de faire une croix sur son avenir – pas seulement sentimental – et même dans une certaine mesure, de vivre ces épreuves comme quelque chose qui est dû, une punition collective imposée à tout un peuple et dont les responsables ne sont pas à chercher chez l’ennemi mais parmi ses propres chefs. C’est le journal d’une femme jeune (la trentaine) cultivée (journaliste qui a voyagé) et qui parle de tout cela, au jour le jour, d’une manière presque détachée, sans rien cacher de ce qu’elle subit, mais en gelant ses sentiments comme elle gèle les réactions de son corps. On est complètement plongé dans un monde de femmes, toutes soudées et solidaires. Face à, d’un côté, des guerriers frustes et frustrés, fiers d’avoir gagné, et libérant leurs pulsions sexuelles, et, d’autre part, à leurs propres hommes, leurs maris, leurs protecteurs naturels qui se cachent, ont peur pour leur vie, et qui, tout à coup, ne comptent plus, ne sont plus rien. D’ailleurs un homme est-il capable de se mettre à la place d’une femme qui subit l’intrusion forcée d’un sexe étranger ?
J’avais déjà entendu parler, comme tout le monde, de ces viols massifs de femmes allemandes par les soldats russes. Il y a quelques années on avait évoqué sur Arte, je crois, ces villages entiers qui avaient choisi de mourir avant même que l’armée ennemie s’y introduise. Paniqués qu’ils étaient par la propagande nazie qui avait présenté les Bolcheviques comme des sauvages sanguinaires et barbares. Une propagande mise au service d’une politique de terre brûlée, de défense à outrance, du fameux Volkssturm, ces vieillards et ces enfants qu’on avait armés de fusils, et de pelles pour creuser des fossés qui arrêteraient les chars !
Et puis j’ai lu ce que Ernst Jünger en disait dans le 4ème carnet de ses mémoires de guerre (voir Ernst Jünger : La cabane dans la vigne – journal IV - 1945 – 48, édit. Christian Bourgois, 1980). Mais Jünger m’énerve parce que j’ai du mal à le cerner. Anti-Hitlérien, mais admiré par Hitler pour ses écrits sur la guerre de 14 (le fameux Orage d’Acier), ému à la vue de la première étoile juive sur une jeune fille à Paris, au point de dire que pour la première fois il a honte de son uniforme, mais l’oubliant aussitôt en fréquentant tous les intellectuels collaborateurs parisiens, dînant aux meilleures tables (sans restrictions) de Paris, lisant Léon Bloy et Rivarol, anti-démocrate et grand admirateur de l’esprit prussien, et méprisant plus Hitler, comme ses congénères, pour sa médiocrité et sa vulgarité et le risque qu’il fait courir à l’Allemagne que pour sa religion nazie et ses crimes (alors qu’il est parfaitement renseigné sur les exterminations massives par balles des Juifs d’Europe de l’Est). Alors je l’ai trouvé bien unilatéral quand il n’arrêtait pas de parler des viols de femmes allemandes par ces barbares russes, surtout que c’était toujours par ouï-dire. Page 44 : à Dömitz les Russes auraient violé les femmes puis elles auraient été abattues, mises en tas et brûlées. Page 113 : viols bestiaux de secrétaires à Berlin (le Commandant russe appelle un médecin militaire qui dit : ne faites donc pas d’histoires. Il n’y voyait qu’un détail anatomique, dit Jünger). Page 115 : un contremaître, communiste précise-t-il (!), de Vienne fuit à la dernière minute, se fait rattraper, et sa fille de 12 ans est violée par six Russes devant toute sa famille puis se suicide dans la nuit (peu vraisemblable). Page 127 : Ehrenbourg (est-ce Ilya ?) aurait exhorté l’Armée Rouge à ne pas épargner l’enfant dans le sein de sa mère et promis aux soldats, pour butin, « l’Allemande ». Page 187 : des réfugiés racontent : on a creusé des tunnels à Berlin pour y cacher les femmes, une femme est arrachée à son mari d’un wagon de chemin et les gens laissent faire. Page 197 : des réfugiés de Poméranie racontent : une mère de 40 ans protège sa fille et se fait violer 5 fois avant de passer l’Elbe, un mari dit que sa femme a été violée trois fois avant qu’il ne la perde…
Tout ceci est peut-être vrai. Pourtant certains des faits rapportés ne paraissent guère vraisemblables et semblent appartenir à un genre de rumeurs que la foule aime à propager dans ce type de situations. C’est du moins ce que je me suis dit à l’époque. Et regretté que jamais Jünger n'ait le moindre mot pour évoquer la responsabilité collective allemande et les exactions commises par l’Armée et les SS de l’autre côté. La jeune femme qui a rédigé son Journal à Berlin ne juge pas et n’oublie jamais qu’elle et ses compagnes payent pour d’autres crimes. On entend certaines femmes, quand elles se racontent leurs malheurs en faisant la queue pour chercher désespérément un peu de nourriture « Merci mon Führer, pour tout cela ! ». On apprend que les Russes respectent en général les femmes qui ont des enfants. Et quand elle voit deux soldats contempler une mère avec ses deux enfants et qu’elle leur demande (elle parle un peu le russe) s’ils aiment les enfants, l’un d’eux, ancien résistant lithuanien, lui raconte que des soldats allemands, dans son pays, ont saisi des petits enfants et ont fait éclater leurs petits crânes contre un mur. Alors, elle demande : on vous l’a dit ou vous l’avez vu ? Je l’ai vu, de mes yeux vu, deux fois. Quand elle traduit cela à la mère, celle-ci s’exclame : mon mari ? jamais ! Alors on demande à ce qu’il décrive l’uniforme. C’étaient des SS. Oui, se dit-elle alors, mais on paye aussi pour ceux-là.
J’ai d’abord acheté la version allemande du livre (voir : Eine Frau in Berlin, édit. Eichborn, Francfort, 2003), ayant mal interprété un article du Monde (daté du 10/09/2010) qui parlait de son adaptation théâtrale largement édulcorée. En réalité la version française de ce livre – je l’ai acheté plus tard pour le faire lire à Annie – est tout à fait fidèle à l’original : voir Une femme à Berlin – Journal - 20 avril – 22 juin 1945, édit. Gallimard, 2006). L’auteure – on la comprend – a voulu rester anonyme. D’autant plus que la première édition de son Journal publié en 1959 sur l’insistance d’un ami, Kurt Marek, exilé aux Etats-Unis, par une petite maison d’édition suisse, avait été vilipendée par la critique allemande (immorale). Kurt Marek, écrivain (sous le pseudonyme Ceram), le raconte dans la postface au livre.
La journaliste du Monde qui a écrit l’article du 10 septembre 2010 nous apprend que le nom de l’auteure est maintenant connu : elle s’appelait Marta Hillers, était journaliste, avait beaucoup voyagé en Europe, connaissait plusieurs langues dont un peu le russe. Elle avait 34 ans en 45. Elle raconte qu’elle aurait pu quitter l’Allemagne avant la guerre. Certains de ses amis le lui avaient conseillé. Mais, dit-elle, « mes racines sont ici ». C’est mon pays, ma langue, mes amis. Et puis, de toute façon, une fois la guerre démarrée elle s’est trouvée piégée à Berlin, trouvant du travail auprès d’une petite maison d’éditions.
Le Journal de celle que nous pouvons maintenant appeler Marta Hillers commence le 20 avril. Tout le monde à Berlin vit dans les caves fortifiées des immeubles. Et les habitants d’un même immeuble forment une communauté. Surtout des femmes et des enfants. Quelques vieillards échappés au Volkssturm, plus tard quelques déserteurs, et des hommes qui ont échappé à tout parce qu’ils ont des fonctions, des commerçants, des directeurs d’usines et même encore certains nazis, de ceux qui n’ont toujours pas perdu la foi en leur Führer et sont intimement persuadés qu’il tient toujours en réserve la fameuse arme miracle (la Vergeltungswaffe) qui va renverser l’issue de la guerre !
C’est le 27 avril qu’arrivent les premiers Russes. Elle les aperçoit dans la rue depuis son appartement : « dos larges, vestes de cuir, bottes de cuir jusqu’aux genoux ». Et les canons anti-aériens : « quatre tubes – quatre girafes de fer ; longs cous menaçants, hauts comme des tours ». Se doutent-ils qu’il y a tout un monde souterrain « qui se dissimule dans la peur » ? « Une vie tapie dans les profondeurs, éclatée en minuscules cellules qui ignorent tout les unes des autres », dit-elle (l’écrivain Hans Magnus Enzensberger qui présente le livre dans son édition française, dit qu’il y a encore, à ce moment-là, 4 millions d’habitants à Berlin).
Et c’est aussi dès le 27 avril qu’ont lieu les premiers viols. Marta, un peu imprudente, sort dans la rue, voit un jeune gars astiquer sa moto, d’autres s’essayent à rouler sur des vélos volés, des chevaux font leur crottin, tout paraît paisible. Et puis elle sent une menace. Un Russe soûl la suit, elle se réfugie dans la cave, il la suit, voit une jeune fille allongée, demande son âge, Marta qui a déjà réussi à placer quelques mots en russe lui répond kaputt (la jeune fille est blessée), elle emmène alors le Russe à l’extérieur et se réfugie auprès de deux jeunes qui soignent les chevaux et son Russe se volatilise.
Finalement c’est sa connaissance de la langue russe qui va lui être fatale. Chaque fois qu’une femme est attaquée dans la cave on vient la chercher. C’est d’abord la grosse épouse du fabricant d’eaux de vie (ils aiment les grosses, dit-elle, c’était comme cela chez les peuples primitifs ; quand elles sont grosses et plantureuses leurs corps sont plus différents encore du corps des hommes, et puis elles étaient vénérées pour leur fertilité !). Elle réussit à la sauver. Puis c’est le boulanger qui vient l’implorer : ils sont trois Russes à vouloir l’entraîner. Alors elle se rappelle avoir vu un soldat à épaulettes dans la rue. Elle y court, lui demande avec son meilleur russe de bien vouloir intervenir. Il la suit à contrecœur. Et là premier étonnement : les hommes et l’officier parlent d’égal à égal. On est loin de la discipline prussienne. C’est une armée de camarades. L’officier parle d’un oukase stalinien (Staline aurait interdit ce genre de choses, mais cela se passe quand même dit l’officier à Marta après). Les soldats se rebiffent, l’un d’eux dit que sa sœur a été violée par les Allemands. L’officier les emmène vers la sortie. Marta sort pour vérifier s’ils sont bien partis… et c’est là qu’ils la prennent. Tour à tour. Sur les marches de l’escalier. Et ceux de la cave ont claqué la porte de fer. Plus tard elle participe à une délégation de femmes et d’hommes qui courageusement sort, cherche un officier, un commandant, lui soumet leur plainte. Celui-ci rigole, « allons, allons, cela ne vous a certainement pas fait grand mal. Mes hommes sont sains ! » Et il rejoint d’autres officiers qui rigolent.
Un peu plus tard elle est dans l’appartement qu’elle partage avec une veuve de guerre. Se lave, se met au lit. Et voilà que 4 Russes armés de mitrailleuses entrent par effraction. La veuve arrive à s’échapper, soi-disant pour chercher du secours mais ne revient jamais. Marta, seule, en chemise de nuit dans son lit, cherche à les amadouer en parlant russe, arrive à un moment donné à sortir de l’appartement, mais est suivie par un type qui l’empoigne par derrière. « Enormes pattes, odeur de schnaps ». Elle implore : « un seul s’il vous plaît, un seul, chassez les autres » (tout le monde a entendu parler – propagande nazie – de viols de masse). Il la porte sur un lit. C’est un géant blond, elle n’offre plus de résistance, ne sent plus rien. Le géant est Petka, un Sibérien, il est amoureux d’elle, dit-il, et pendant les jours suivants il va la poursuivre de son « amour ».
Le lendemain matin – on est le 28 – elle rencontre les femmes de la cave, la veuve aussi, elle a frappé partout, personne n’a voulu venir au secours de Marta. D’ailleurs la veuve a elle-même été prise par derrière, dans l’escalier, dans l’obscurité, elle ne sait même pas par qui. Un enfant, imberbe, inexpérimenté, murmure-t-elle.
L’après-midi c’est l’expérience la plus avilissante de toutes : deux types entrent dans l’appartement en cassant tout. L’un d’eux la pousse dans une pièce, un homme âgé, poils gris, odeur de schnaps et de canassons, dents jaunes, cassées, salive sur elle, puis la chose faite (chaque fois tous les sous-vêtements sont déchirés), lui jette quelques billets de banque russes sur la table. Marta est pétrifiée, vertiges, nausées, vomissements. Puis c’est la colère : puisqu’on est dans un monde de loups je vais me chercher un loup chef de bande. Et c’est ce qu’elle fait, s’attife, se promène, cherche un étoilé, en trouve un, un grand, cheveux noirs bouclés, bien nourri, il est lieutenant, Ukrainien, Anatol. Il viendra la voir le soir avec ses adjoints et des victuailles. Et la protègera au cours des jours suivants des autres loups.
Plus tard elle se posera des questions. Cette fois-ci elle n’est plus violée, elle a choisi, même si c’est pour ne plus être violée. Et, en plus, cet homme qu’elle a choisi, va lui apporter de la nourriture, à elle, à la veuve et un nouveau sous-locataire de la veuve, un homme échappé au Volkssturm. Or on est toujours en guerre, au début sous les bombes et les tirs d’artillerie, et puis une fois tout le périmètre de Berlin pris, il reste la faim : 4 millions de Berlinois vivent dans les caves et n’ont rien à manger ! La quête pour la nourriture est aussi vitale que la fuite devant les mâles en furie. L’officier qu’elle a choisi pour partager son lit répond à ces deux besoins primaires : il la nourrit, il la protège des autres hommes. Est-elle une prostituée, se demande-t-elle. Mais qui est-elle pour mépriser une prostituée ?
Pendant ce temps la guerre continue. Les avions russes au-dessus de leurs têtes, près de l’école des rangées d’orgues de Staline qui portent le tendre nom de Katioucha. « Les Katiouchas hurlent à la mort comme des loups. Elles ne ressemblent à rien, sinon à des grilles faites de minces tubes verticaux. Mais elles hurlent, glapissent, poussent leurs cris stridents à nous percer les tympans… et crachent leurs langues de feu en gerbes successives » (toutes les citations sont tirées de la version française, traduction de Françoise Wuilmart).
Quand Anatol vient rendre visite à l’appartement avec tout un groupe d’adjoints, elle se rend vite compte que la notion de hiérarchie dans l’armée soviétique n’a rien de prussien. Elle commence même à se demander si le fait d’appartenir au chef la rend taboue pour les autres. Tous plaisantent et boivent ensemble comme s’ils étaient sur un parfait pied d’égalité. Il est vrai, se dit-elle, que tous sont issus de la même classe sociale, des paysans, « des hommes simples, élevés à la dure, des enfants du peuple ». Et elle se rend compte qu’au fond ils sont un peu mal à l’aise avec elle, la sentant d’un niveau culturel supérieur.
Le lendemain, dimanche 29, justement arrive un instituteur, adjudant, marxiste orthodoxe, gêné devant Marta parce qu’il est contre « ces choses-là ». Conversation politique. Cela lui fait du bien. Enfin un homme qui la traite d’égal à égal sans voir la femelle soumise à ses désirs. Et un homme moins primaire que les autres.
Marta se pose de nouveau des questions. Sa connaissance du russe était-ce une bonne chose ou une mauvaise ? Une bonne parce que là où les autres n’entendent que des sons gutturaux et inhumains, Marta entend « la langue mélodieuse, richement structurée d’un Pouchkine, d’un Tolstoï ». Et puis elle arrive à faire la différence entre ceux qui sont mauvais et ceux qui sont supportables. Mais c’est une mauvaise chose parce que les autres peuvent leur rester étrangers, les considérer comme l’ennemi, comme des bêtes sauvages, des non-humains. « Moi j’en suis incapable », dit-elle. « Je sais que ce sont des hommes comme nous ; peut-être sont-ils encore à un stade d’évolution inférieur parce que le peuple est plus jeune, plus proche de ses origines que nous ». Nos anciens Teutons, pense-t-elle, quand ils ont envahi Rome, ont dû faire la même chose avec les belles Romaines parfumées et vaincues.
Et puis le lendemain ils sont trois intellectuels à discuter : l’instituteur Andréi, un Géorgien érudit et un jeune lieutenant blessé et sardonique. A discuter des causes de la guerre, du fascisme, de l’évolution de leur pays, de la dégénérescence de l’Occident. Le lieutenant, plus tard, cherchera à coucher avec elle, puis crachera par terre, son mépris. Car les hommes souillent les femmes et, après, ils méprisent les femmes souillées… Eternelle histoire de l’humanité.
Les viols vont encore continuer pendant les jours qui suivent. Le 1er mai il y a fête. Anatol fait un discours devant les hommes réunis. En camarade. Il parle de l’oukase de Staline en faisant un clin d’œil. Et les hommes ont des sourires narquois. Le même jour le lieutenant mauvais rend visite à l’appartement avec un major, blessé lui aussi, leur apprend qu’Anatol est parti et cherche à placer son major. C’est un officier d’active, cultivé, poli, sentimental, parle de sa vie, assis à côté de son lit une partie de la nuit, puis, avec les yeux tristes : « Cela fait si longtemps que je n’ai plus eu de femme ». Marta éclate en sanglots. Elle pleure sur elle-même. Son corps ne peut plus rien refuser. Son corps est mort. Le lendemain, 2 mai, elle dort enfin seule dans son lit et apprend la capitulation de Berlin. Et le 3 mai une affiche est collée sur les murs interdisant en russe et en allemand aux soldats à pénétrer dans les demeures privées et à fréquenter la population locale. Mais tout ne va pas s’arrêter du jour au lendemain.
Une femme médecin a installé un hôpital dans un bunker pour les patients soi-disant contagieux (typhus) : en réalité elle y cache des jeunes filles. Le 4 mai une vieille se fait encore violer dans l’escalier. Et la veuve, elle-même, est la proie d’un Polonais fou. Qui lui dit quelque chose qui l’a fait rire aux larmes : « Les femmes ukrainiennes », dit-il, « sont comme ça » et il fait un grand cercle avec les pouces et indexes des deux mains, « et toi comme ça » et il fait le cercle avec le pouce et l’indexe d’une seule main. Cette histoire va faire le tour de toute la gent féminine du quartier. Car, au fur et à mesure que les femmes se rencontrent en public, dans les queues pour puiser de l’eau ou chercher du pain, plus tard dans les fabriques où les Russes les obligent à travailler (démontage des machines pour les transférer en Russie, on ne perd pas de temps) ou dans les décombres où on les oblige à déblayer, elles communiquent, parlent de ce qu’elles ont subi (combien de fois ?), se sentent formidablement solidaires, une moitié de genre humain, complètement séparée de l’autre moitié, d’un côté les mâles qui les forcent, de l’autre les mâles, passifs, des caves. A un moment elle se demande d’ailleurs si cela ne changera pas définitivement le regard que les femmes vont jeter sur les hommes, surtout celles qui se sont fait violer sans que leur mari ou leur compagnon ne bouge. Et elle pense qu’au contraire, l’épouse du mari bavarois, un libraire nazi, qui a insulté violemment, rouge de colère, le Russe qui avait essayé d’entreprendre sa femme, à un point tel que le Russe batte en retraite, que cette femme ne l’oubliera jamais, elle non plus.
Et puis, en ces jours où l’on semble plus tranquille, où la paix semble commencer à s’installer, on apprend que d’autres drames, plus graves encore, se sont déroulés. Le 6 mai, le Directeur de l’usine d’eaux de vie qui était resté à son usine avec sa secrétaire et maîtresse, une rousse plantureuse, revient avec elle dans l’appartement de sa femme. La rousse a été découverte par une bande de soldats et puis « ils ont fait la queue… l’un attendait que l’autre ait fini » Il y en avait au moins vingt ! La fille est blême, la bouche enflée, les seins bleuis et couverts de morsures. Quant au reste on lui laisse un tube de vaseline… Le 10 mai Marta fait une longue excursion avec la veuve à travers les décombres de Berlin, arrive chez une amie qui a recueilli deux étudiantes de Breslau. « Je l’ai senti tout de suite », dit Marta, « ici c’est la souffrance qui règne ». Les deux ont été violées, plusieurs fois. L’aînée, 20 ans, a des douleurs en permanence, ne sait quoi faire, pleure sans arrêt. Ses parents ont quitté la Silésie, ont disparu, peut-être morts. L’autre, 19 ans, a la rage, la haine pour les hommes, tous les hommes, ne peut accepter la blessure morale, pense sa vie détruite. Une autre histoire encore plus tragique est racontée à Marta par une femme dans une file d’attente. Un couple mixte, lui avocat, elle juive, ont réussi à tenir ensemble pendant toute la guerre – et on sait combien les nazis menaient la vie dure à ces couples-là, voir le Journal de Victor Klemperer – et voilà que la fin de la guerre approche, ils espèrent, passent leurs nuits à écouter la radio, se réjouissent. Et puis les Russes arrivent, pénètrent dans la cave, il y a une bousculade, on tire, une balle ricoche sur un mur et touche le mari dans la hanche, sa femme se précipite devant les Russes, « sauvez mon mari…par pitié… Je suis juive… » Les Russes la tirent dehors et la violent pendant que son mari perd tout son sang et meurt. « Ce genre d’histoires », écrit Marta, « ne peut pas avoir été imaginé, inventé de toutes pièces, elle témoigne de l’implacable cruauté de la vie, des caprices aveugles et sanguinaires du sort ».
Le 16 juin apparaît soudain son ami Gerd, en civil, bronzé, plus blond que jamais. Gerd est son compagnon. Ils vivaient ensemble déjà avant la guerre mais une fois la guerre déclenchée décident de ne pas se marier pour ne pas faire d’enfants. Il revient du front de l’est, a pu s’enfuir dans la débandade générale. Très vite c’est l’incompréhension. Il n’y a plus d’intimité. Les femmes ne parlent plus que de « cela ». Marta lui donne à lire son Journal. La veuve ne trouve rien de mieux que de raconter l’histoire de « femme ukrainienne comme ça ». Gerd est choqué. « Vous êtes devenues aussi impudiques que des chiennes… Vous avez perdu tout sens des normes et des convenances ». Et puis il part. Marta termine son Journal le 22 juin avec ces phrases : « Je me demande si Gerd pense encore à moi. Peut-être nous retrouverons-nous un jour ».
Brigitte Salino qui signe la critique de la représentation théâtrale d’Une Femme à Berlin dans le Monde, dit que Marta Hillers est partie vivre en Suisse après la guerre et s’y est mariée. S’est-elle mariée avec Gerd ? A-t-elle encore trouvé le bonheur ? On le lui souhaite de tout cœur. A elle qui, après les premiers viols, rêve qu’un « être blanc et lumineux sort de son corps » et qui écrit : c’est mon moi qui « abandonne ce pauvre corps souillé, profané ». Et un peu plus tard : « Je n’ai jamais été aussi loin de moi-même, ni aussi aliénée à moi-même. Comme si tout sentiment était mort au-dedans. Seul reste l’instinct de survie ». Et quand la veuve lui demande si elle n’a pas peur de tomber enceinte, elle lui répond qu’elle a « l’intime conviction » que cela ne peut pas lui arriver parce qu’elle s’est comme « barricadée » à l’intérieur. A la fin de ses épreuves elle se sent à bout, meurtrie et se souvient que dans sa vie antérieure, « l’amour n’avait jamais été une corvée, c’était un plaisir… C’était bon, tel que c’était ». Et quand elle réfléchit à son avenir, à celui de l’Allemagne aussi et qu’elle passe en revue tout ce qui ne l’intéresse pas, tout ce à quoi elle ne croit plus, citant pêle-mêle, religion, drapeau rouge, progrès, vie à la campagne, possessions, art, amour aussi, elle dit à propos de l’amour : « Foulé aux pieds. Et même s’il se relevait, je serais constamment inquiète, incapable d’y trouver refuge, je n’oserais plus tabler sur la durée ».
Dans sa postface, Kurt Marek explique ce que Gerd n’a pas voulu comprendre (ou n’a pas été capable de comprendre) : la grande vertu libératrice des confessions. « Il est des choses que l’on ne peut oublier qu’en les exprimant », dit-il. Cela me paraît évident. C’est ce que font les femmes en en parlant entre elles. Le fait même qu’elles sont nombreuses à avoir dû subir les mêmes avanies, allège déjà le fardeau, le rend plus léger, moins monstrueux. Et c’est également, bien sûr, l’objet du Journal. Qui sait si ce n’est pas avant tout pour Gerd qu’elle l’a rédigé ? Ou pour elle-même ? Ce qui est en tout cas certain c’est qu’elle n’avait pas eu l’intention de le publier. Et Marek a eu besoin de 5 années avant qu’elle en accepte l’idée. Et elle a d’ailleurs probablement été blessée par l’accueil que l’Allemagne a fait à sa « confession » (j’utilise ce mot comme Marek à cause des Confessions de Rousseau). Et alors elle en a interdit toute nouvelle publication – en Allemagne – de son vivant.
Parlons-en de l’Allemagne. Et des Allemands. L’écrivain Hans Magnus Enzensberger qui écrit la préface à l’édition française dit que l’auteure « observe froidement le comportement de ses compatriotes avant et après la débâcle » Et c’est vrai. Elle parle du Nazi qui croit encore jusqu’à la dernière minute que Hitler va les sauver, des anciens membres du Parti qui doivent se signaler à l’administration provisoire dès le mois de juin (mais je ne me laisserais jamais aller à la délation, dit-elle). Et puis elle parle du retournement : cette prière du matin et du soir qu’elle récite tous les jours et que l’on pouvait lire pendant la guerre sur toutes les affiches murales : « c’est au Führer que nous devons tout cela ! ». Elle s’en amuse : je crois que l’on appelle cela un « renversement dialectique », dit-elle. Et elle note que le retournement paraît général. Une femme parlant de Hitler : il n’y a pas de potence assez grande pour le pendre celui-là. Une autre : les nôtres ont sans doute fait la même chose là-bas. Une Hambourgeoise fait une observation qui me paraît très vraie. Après avoir appris que Hitler est mort dans son bunker, elle dit que c’est très bien ainsi et que s’il avait été liquidé le 20 juillet 1944, il aurait probablement gardé son auréole. J’en suis intimement persuadé et je pense que ceux qui ont préparé l’attentat devaient le savoir eux aussi. S’ils avaient réussi la majorité des Allemands ne les auraient même pas approuvés, tellement ils étaient fascinés par cet homme et tellement l’assassinat du chef (le régicide) était étranger à la mentalité allemande. Marta, elle, n’a pas de doute. Nos chefs étaient des fous et des criminels et nous avons accepté de nous laisser mener par eux. Marek, dans sa postface, s’étonne que « le livre ne contient aucune trace de haine ». Dans un entretien qu’il a eu avec Marta Hillers en 1947, elle lui dit : « Aucune victime n’a le droit de porter sa souffrance comme une couronne d’épines. Moi, en tout cas, j’avais le sentiment que ce qui m’arrivait là réglait un compte ». « Parler de justice au beau milieu d’une situation tout bonnement inhumaine » ajoute Marek, « voilà qui me semble la qualité la plus remarquable de ce document ».
Elle a réussi à sortir de ce maelström et refaire surface, ajoute-t-il pour finir, « parce qu’elle ne s’est jamais abandonnée elle-même tout en étant contrainte de s’abandonner aux autres ».