Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Sauvage Titaÿna

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La première fois que j’ai entendu parler de cette femme hors du commun c’est par Francis Lacassin dans son livre consacré aux aventuriers fous : L’Aventure en bottes de sept lieues (Editions du Rocher, Monaco, 2007). Il l’avait appelée « l’amazone des nuages ». Il était dithyrambique, la comparant aux grands reporters de l’époque, Albert Londres, Joseph Kessel, Edouard Helsey, Henri Béraud, disant qu’elle les dépassait même par certains côtés. Ainsi Albert Londres n’a jamais pris l’avion alors qu’elle l’a pris dès qu’elle a pu, a même piloté elle-même, et a pris plein d’autres moyens de locomotion : « De 1924 à 1939, Titaÿna parcourt la terre, la mer, le ciel par tous les moyens possibles : du sleeping-car au char à buffles, de l’avion au chameau, de la goélette au cheval, du paquebot Queen Mary au Hindenburg, le plus grand dirigeable au monde ». Celui-là même qui est parti en flammes lors de son dernier atterrissage au New Jersey en mai 1937. Elle est de toutes les guerres, dit encore Lacassin et interviewe Mustafa Kemal, le Bey de Tunis, le Roi du Maroc, le Général Lyautey, Abd-el-Krim, un grand bandit corse et deux autres bandits encore plus grands : Mussolini et Hitler ! Elle est la première à comprendre l’importance de l’image, l’image filmée : elle tourne des films, sur la Chine, le Mexique. Mais elle fait aussi rêver ses lecteurs de Paris-Soir, par l’exotisme et le mystère, dit Lacassin. Et puis, dit encore Lacassin, « son vrai domaine n’est pas l’actualité mais l’intemporalité » quand elle décrit les Toradjas s’occupant de leurs morts, ou qu’elle suit une caravane de morts entre la Perse et l’Irak. Elle est donc aussi ethnologue ?
Tout ceci m’avait beaucoup interloqué à l’époque. Et puis je n’ai plus rien trouvé sur elle. Et je l’ai oubliée.
Et voilà qu’après avoir terminé la lecture de l’Echo du Lac de Kapka Kassabova, je m’intéresse à l’éditeur qui l’avait publié, ce Marchialy que je ne connaissais pas, regarde leurs autres publications et découvre deux livres d’un coup de cette Titaÿna : Une femme chez les chasseurs de têtes (2016) et Les ratés de l’aventure (2020). Je les commande bien sûr. Et, un peu plus tard, je découvre encore une biographie : Benoît Heimermann : Titaÿna, l’aventurière des années folles, Arthaud, 2011. Que je commande aussi.

Une femme chez les Chasseurs de Têtes
Cela commence tout de suite par une scène inoubliable. Titaÿna est chez les Toradjas, population du centre des Célèbes, aujourd’hui Sulawesi (Chez les Toradjas du Centre-Célèbes). Elle suit le chef de village, monte l’échelle de bambous, entre dans la case plongée dans le silence, se couche, entend respirer des femmes, la sueur lui coule sur les tempes, dehors la pluie tropicale, alors elle saisit sa torche, l’allume : « Dans le rond de lumière, à deux mètres de moi, ligoté sur un siège, est un homme mort, en plein état de décomposition ».
« Il m’est impossible de détourner les yeux du cadavre : gonflé, grotesque, sa tête mal soutenue, il tomberait si des lianes ne le retenaient à son siège. Le tassement de son corps, la décomposition des chairs recouvrent par endroits ses liens sur lesquels circulent des fourmis. Ses yeux entrouverts sont mangés de mouches, l’enflure verte de ses mains repose sur ses genoux ».
Alors Titaÿna éteint sa torche, se glisse vers l’ouverture de la case, descend l’échelle de bambous à reculons et va se coucher sous la case, là où on lui avait préparé lit de camp et moustiquaire. Le lendemain elle veut partir, puis se ravise, demande si elle peut prendre une photographie du mort et pénètre à nouveau dans la case-tombeau. La photo prise elle voudrait s’en aller, mais les femmes, amicales, l’invitent à rester. Alors commence cette autre scène citée par Lacassin : « …les Toradjas se sont glissées aux pieds de celui qui fut leur père, frère ou mari, l’une d’elles a saisi la main gonflée, l’autre le pied. D’un morceau de bambou taillé en rasoir elles grattent l’enflure des membres : rite ou caresse ? Un liquide immonde suinte sous leur mouvement puis coule. Une demi-noix de coco le recueille. La guerre a donné aux hommes l’idée de l’horreur, mais qui imaginerait le calme, la tendresse de cette scène familiale ? Avec la piété d’un rite, une femme saisit le récipient et le vide dans la marmite. Alors s’interrompt leur besogne, tandis qu’elles se réunissent autour des braises et commencent à manger ce riz roulé en boulle au creux de leur main ». « Image horrible et rare », écrit Lacassin. « Peu d’hommes, et encore moins de femmes » étaient capables, dit-il, de recueillir une telle image dans cette contrée sauvage. Dans la jungle de Bornéo, écrit-il. Et, pour une fois notre cher Lacassin se trompe. On est bien dans les Célèbes. Chez ces Toradjas qui partagent avec des ethnies malgaches la coutume de garder leurs morts chez eux ou de les sortir de leurs cercueils ou de leurs enveloppes jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les os ou la poussière. Aujourd’hui les Toradjas sont célèbres. Les touristes vont visiter leurs villages. Assister peut-être même à leurs cérémonies funèbres, les massacres de buffles qui célèbrent les morts. Mais plus jamais personne n’a évoqué les scènes décrites par Titaÿna. Ni Gabrielle Wittkop, cette autre écrivaine voyageuse, pourtant tellement attirée par la mort : mais, dans ses Carnets d’Asie (Gallimard 2010), elle ne fait qu’exprimer sa rage contre cette tuerie massive de buffles, elle qui les aime tellement. Ici il s’agit de buffles blancs, tachetés de noir et aux yeux bleus, raconte la Wittkop, une race spéciale, élevée spécialement pour les sacrifices et qu’on abat « d’une manière particulièrement révoltante », écrit-elle. Ni Bruno Philip, l’ancien correspondant du Monde en Asie du Sud-Est, et qui vient, tout récemment encore, de raconter son passage chez les Toradjas (voir : l’Archipel des ombres – Un voyage en Indonésie, Editions des Equateurs, 2021). Lui aussi semble plus frappé par ce que l’on fait aux buffles que ce qui se passe avec les morts. D’un côté il est heureux de voir que les Toradjas, au moins, conservaient leurs vieilles traditions. « Les rituels, en effet, étaient vivants », écrit-il, « plus que jamais. Et les buffles trinquaient ».
Quant à Lacassin il conclut : « Une femme a stupéfié une fois encore un public pourtant préparé aux sensations et révélations que leur annonçait depuis dix ans sa signature ». On est en 1933.

Après les Toradjas elle va visiter les Dayaks du Centre Bornéo. Elle l’avait annoncé : « à Bornéo j’irai au centre nord-est. Parce que c’est blanc sur la carte ». Une fois de plus Titaÿna me fait penser à Gabrielle Wittkop. Les deux femmes ont beaucoup en commun. D’abord un style tout-à-fait insolite, surprenant. Même si celui de la Wittkop est encore plus travaillé : elle, c’est une véritable écrivaine. Ensuite les deux femmes sont attirées par le sombre, le glauque, la décomposition. Titaÿna, arrivant dans l’embouchure du grand fleuve, le Mahakam, découvre la boue, « la vase victorieuse » qui enlace les palétuviers, « la chaleur lourde mouillée, emplie d’odeurs » et « la lumière jaune qui fait cligner des yeux ». « Prisonnière du néant, je m’abandonne à l’hostilité de cette nature qui ne m’est pas hostile. Entre elle et moi s’établit la sourde complaisance d’une attraction sans amour ». Et puis il y a le fleuve lui-même qui relie les deux femmes. Gabrielle Wittkop en avait rêvé. Elle était déjà âgée. C’était son dernier voyage. Et c’était son rêve, de remonter le grand fleuve. Quand elle avait réussi avec ses porteurs à passer les deux premières cascades et qu’elle est arrêtée brusquement par des militaires qui restent inflexibles, n’acceptent aucun paiement, parce qu’il y a des terroristes et qu’on ne passe pas, Gabrielle Wittkop a les larmes aux yeux.
A partir du dernier poste occupé encore par un contrôleur hollandais, Long Iram, Titaÿna s’enfonce vers le haut Mahakam, ce qu’aucune femme n’avait jamais fait avant elle. D’abord pendant trois jours avec une barque à moteurs, puis avec une pirogue et huit hommes, porteurs et rameurs. Dans le pays des coupeurs de têtes, les Dayaks de l’intérieur, Kenyas, Kayans et Bahâous. Est-ce qu’ils coupent encore les têtes, demande-t-elle. Non, plus beaucoup. « D’ailleurs ils ne coupent jamais la tête des femmes et ne se livrent à leur manie qu’entre eux ». De toute façon elle doit faire face à bien d’autres problèmes. Elle part avec « six semaines de provisions dans des boîtes métalliques, des draps de caoutchouc, un lit de camp, un fourneau… ». Mais cela n’empêche pas les bestioles à s’introduire partout, toutes sortes de bestioles. Fourmis rouges, moustiques à malaria, mouches noires venimeuses, guêpes à pattes de sauterelles, blattes. Mais le plus horrible ce sont les sangsues. Les sangsues de forêts. « A Bornéo, les sangsues-de-forêt vivent par milliers sur les arbres, les feuilles, les herbes. On les trouve partout : dans les nattes, le bois, les vêtements. Rien ne les arrête. Filiformes, elles glissent à travers l’étoffe, les œillets des souliers, les bandes molletières. Suivant les régions, elles mesurent, vides, de deux à sept centimètres, pleines, elles deviennent prunes ou pommes. Tout ce qui vit leur est bon… Leur présence découverte, il ne faut pas se laisser aller à les arracher, elles emporteraient la chair et l’infection serait certaine. Il faut, soit attendre leur chute gorgée de sang, soit la provoquer en les arrosant de jus de tabac… ». Titaÿna va très loin vers l’intérieur. Elle fait même une marche d’une journée entière pour rencontrer des tribus de la montagne – et quand on sait l’effort que cela représente dans la chaleur moite de l’équateur – il faut croire qu’elle a une résistance exceptionnelle. A moins que ce ne soit sa volonté qui est exceptionnelle.
Je suis particulièrement frappé par la quantité énorme d’informations ethnologiques qu’elle récolte. Fêtes, danses, masques, statues en bois, croyances, sorciers (dayongs), tabous. Beaucoup d’histoires tournent autour de tabous non respectés. Sur l’inceste par exemple. Ou sur d’autres interdits de se mettre en couple basés sur des règles compliquées de consanguinité. Sur les conséquences du non-respect des tabous. Les actes de magie. Hypnoses, envoûtements, guérisons aussi. Et puis il y a les têtes coupées. Elles sont toujours là. On les nourrit même avec de la graisse de porc. Mais c’est vrai qu’on coupe moins les têtes. Et quand on a besoin de têtes coupées pour des cérémonies, on les emprunte, on les loue…
Et pour finir Titaÿna se moque des missionnaires. La concurrence entre protestants et catholiques. Leur fureur à détruire les statues indigènes. Ils « brisent et brûlent des pièces d’ethnographie qui seraient la fortune de leur pays. Lorsqu’ils ne peuvent arracher une sculpture en bois de fer, ils lui tranchent le sexe, et les villages du moyen-fleuve sont gardés par des dieux émasculés et honteux. Dans les hameaux où j’arrive maintenant, les missionnaires ne sont pas encore venus, mais on a entendu parler d’eux. En les attendant, les indigènes, par ignorance, crainte ou ironie, ont remplacé les sexes de leurs statues par des crucifix. J’ai rapporté une de ces statues ». Il faut la croire…
Et puis elle revient à Long Iram. Fatiguée, anémiée par les sangsues. Mais contente quand même « d’avoir traversé ce pays de mort lente, d’en être revenue », dit-elle. Retrouver « la maison d’un contrôleur hollandais, un marchand malais, une boutique chinoise. L’Europe, quoi. ».

Ses voyages chez les Toradjas et chez les Dayaks datent de 1934. Mais le livre édité par Marchialy contient encore deux autres reportages qui datent de 1929. Le premier est La Caravane des Morts. Elle explique : « Pour le shiite musulman, les morts ressusciteront le jour du jugement dernier, en terre bénie où Dieu plaça autrefois le Paradis terrestre ». Et, comme par hasard le Paradis était situé dans « cette terre fertile entre tous », entre le Tigre et l’Euphrate. Et le cœur du Paradis, pour le shiite, ne peut être situé qu’entre Nedjef et Kerbella, « les deux villes saintes où furent massacrés les partisans d’Ali ». Je ne sais pas si les explications de Titaÿna sont conformes à l’orthodoxie, il n’empêche que les malheureux croyants qui n’ont pas pu durant leur vie se rendre en pèlerinage à ces lieux saints, on leur offrira une compensation : c’est leur corps seul qui « accomplira le voyage qu’ils n’ont pu faire de leur vivant ». « Ainsi se trouveront-ils tout rendus, lorsque les trompettes d’Allah feront sortir les morts de leur tombeau ». Comment cela se passe-t-il ? Les corps sont embaumés, enfermés en position accroupie dans des sacs de toile et chargés sur des chameaux qu’un entrepreneur de pompes funèbres conduira, pendant deux mois, à travers montagnes glacées et plaines brûlantes.
Alors, lorsqu’elle apprend qu’une telle caravane, partie de la ville sainte de Meched, va passer par Ispahan, Titaÿna décide de l’accompagner. Et voilà comment elle découvre la caravane en question : « Au cou des chameaux pendent des cloches de cuivre, superposées à la manière des poupées russes. Chaque cloche donne un son différent et le pas des bêtes fournit le rythme de cet orchestre… La voici, campée aux portes de la ville. Avant que je sois arrivée jusqu’à elle, son odeur m’enveloppe, me pénètre et me met à la bouche un goût de pourriture. Les colis funèbres ont été déchargés, posés sur le sable : agenouillés près d’eux, les chameaux broutent une herbe rare d’un air dégoûté ». Et, lorsqu’elle enjambe les cadavres pour rejoindre le conducteur de la caravane et s’entendre avec lui, elle trouve que « certains sont bien mal embaumés, si j’en crois la tache brune que boit le sable à l’endroit où ils sont posés ». D’ailleurs, bien plus tard, arrivés à la frontière irakienne, le douanier semble lui donner raison : il classe les colis en deux catégories : la « marchandise blanche », cadavres momifiés et desséchés, ne présentant aucun germe de putréfaction, et « marchandise verte », cadavres mal embaumés, interdits d’entrer en Irak, sauf à être placés dans un cercueil.
Le voyage, on s’en doute, ne sera pas de tout repos pour notre aventurière. Dans la montagne sa mule va tomber dans un ravin, elle est sauvée mais se démolit son genou et devra continuer pendant des jours allongée sur une civière. Elle va faire connaissance avec une grande tribu nomade montagnarde, les Backtiérys, dont les chefs, dit-elle sont réputés et « dont la fortune et la puissance sont parmi les plus considérables de Perse ». C’était encore le cas dans l’Iran moderne, et je crois bien qu’un Bahktyâri était l’un des Premiers Ministres de Khomeyni. Et puis son récit devient poétique :
« …un soir, assise près de l’échoppe du tresseur de guivehs, ces inusables savates, monte autour de moi une réminiscence si faible que je la crois tout d’abord irréelle. Une odeur ténue, légère, se lève des cordes et de la poussière. Puis cette odeur sonne. Ou plutôt il me semble « entendre l’odeur ». De faibles sons de cloches se mêlent à elle. Je les respire. Je ferme les yeux. Alors, odeur et ouïe se mêlent, créent le tableau. Je vois. La Caravane des Morts. Je saute sur mes pieds, cours à la sortie du village. Un nuage de poussière en contre-bas de la vallée annonce l’arrivée des Silencieux ».

Le deuxième reportage, daté de 1929 également, et contenu dans le même ouvrage, est intitulé : 10000 kilomètres à bord des avions ivres et relate ses voyages en avion aux Etats-Unis à l’époque de la prohibition. Absolument désopilant. Dès son premier vol, de New-York à Chicago, on embarque une caisse à son nom, remplie d’alcools, puis lors du prochain vol l’avion se pose dans un pré, embarque des caisses, se re-pose dans un autre pré, débarque les caisses. A l’arrivée le pilote lui glisse : « ces damnés bootleggers paient bien, mais ils choisissent diablement mal leurs terrains ». Puis elle se rend à El Paso avec une joyeuse bande de pilotes et tout le monde boit jusqu’à plus soif. Lors du vol retour le pilote n’avait pas dessaoulé ! A son dernier vol le pilote n’arrêtait pas de boire, bouteille sur bouteille. Je ne pilote bien que lorsque je suis saoul, explique-t-il. Parce que, « petite madame », « c’est seulement quand je suis saoul que je n’ai pas envie de mourir ». Titaÿna s’amuse bien. D’ailleurs tout le monde semble bien s’amuser. C’était lors de l’hiver 29-30. Pourtant c’est en octobre 1929 qu’eut lieu le grand crack de Wall Street. Elle n’en parle pas…

Pour finir l’éditeur a encore ajouté un texte inédit qui date des années 1937-38 et qui est intitulé : Mes Mémoires de Reporter. Effarant, impossible à résumer : elle a vraiment sillonné le monde entier. Et témoigné de tous les combats et de tous les soulèvements de l’époque. Et dès son premier reportage : on est en 1924, elle a 27 ans et part interviewer Mustapha Kemal, c’est en avion qu’elle y va. Dans un Spad, par Bucarest, essayant de rejoindre Istanbul par la côte. Et voilà que l’avion prend feu, on est encore au-dessus de la Mer Noire, le pilote descend, essaye de se poser sur une petite plage entrevue, mais une aile accroche, on tombe dans l’eau. Les deux s’en sortent, mais ils sont à 150 km d’Istanbul et il n’y a plus que le désert de la Thrace orientale à traverser. A pied. L’Aventure commence…

Les ratés de l’aventure
Pour commencer, c’est la surprise : la Femme pressée, pendant de l’Homme pressé de Paul Morand, tout-à-coup se pose. Jouit de l’inactivité, semble touchée par l’oisiveté des îles du Pacifique. Que s’est-il passé ? J’avais d’abord cru qu’elle décrivait des séjours tardifs, de la fin des années trente, qui pourraient expliquer sa fatigue, tant physique que mentale après tant de voyages autour du monde. Mais pas du tout : ce qu’elle décrit là s’est passé dans les années 27-28. Benoit Heymermann qui est l’auteur de sa grande biographie parue en 2011 et qui préface ce deuxième livre publié par Marchialy, parle de désillusion, même de désespérance. Elle est désabusée, dit-il. Et il prend le titre au mot : l’aventure conduit dans un cul-de-sac. D’ailleurs voyez tous ces ratés qu’elle décrit ? Le clown-évêque, l’aristocrate tombé, le fou de sexe, fou tout court, le naturaliste anglais venu chercher deux fleurs qui manquent à sa collection et qui va mourir sur place, et tant d’autres.
Mais, moi, je ne suis pas d’accord. Je trouve que ce livre est parsemé de merveilles. Et qu’elle y démontre là qu’elle est une vraie écrivaine. Jamais, peut-être, elle n’a atteint une telle qualité d’écriture. Et, ensuite, même si elle ne cache jamais que le paradis peut facilement devenir un enfer, que les tupapaus menacent, que les pasteurs ont horreur du sexe (du moins en public), qu’il y a des léproseries et qu’effectivement il y a beaucoup de ratés et de fous qui traînent par-là, elle semble bien jouir de cette nature généreuse et de la gentillesse de ses habitants.
Dès le début, quand elle vit dans une case à l'endroit où vécut, paraît-il, Stevenson et qu’elle adopte le paréo. Et voilà que Manu vient vivre près d’elle. Elle a 15 ans. Et, un matin, elle trouve Hino dormant près de Manu. C’est mon compagnon, dit Manu. Que raconter, de plus, dit Titaÿna. « Peut-on dire l’histoire d’un rayon de soleil, d’une cascade, d’un rocher ou celle des nuances de l’eau ? Comme la lumière, comme la pluie, comme le sable, comme la mer, nous sommes là. C’est tout. Hino pêche, Manu chante ; tous deux s’aiment, animaux libres et sains et je suis près d’eux ». Plus tard Manu va se blesser à un corail mauvais. La fièvre la prend. Elle finira par mourir. Plus tard encore Hino aura une nouvelle compagne, Poma. La vie continue. Et Titaÿna les quittera…
Mais ses plus beaux textes sont ceux qu’elle consacre à sa navigation sur la goélette Belle, commandée par « un bonhomme sans âge, fripé par le malheur et les embruns ». Le courant passe bien entre le capitaine et l’aventurière, devenue matelot : « Vêtue d’une chemise et d’un pantalon de toile achetés chez le Chinois, pieds nus dans des sandales, j’ai franchi d’un pas léger la planche qui reliait le bateau au quai », écrit-elle. Les cinq matelots et le cuisinier sont « des prisonniers de droit commun loués sous le contrôle du gouvernement », mais toujours gentils avec le matelot-femme. Et le capitaine l’appelle mon fils ou mon fieu. On fait d’abord route vers Moorea. Encore bien préservée à l’époque. Dans la chaleur de l’après-midi, « la transparence » de l’eau « plisse le long de la coque ». Sur l’ile « l’enchevêtrement de la forêt ». « Entre les branches glissent des corps nus, des pirogues sèchent au soleil sous des feuilles de niau... Le silence, la sauvagerie, la paix nous enveloppent ».
Mais, un peu plus tard, la goélette s’échoue. Il faut la dégager. On demande de l’aide. Voilà que les pirogues arrivent. « J’en compte une quinzaine chargées à couler de garçons en paréos debout sur les balanciers. A terre, sous les cocotiers, des femmes couronnées de fleurs, cheveux dénoués, lancent vers eux des rires et des encouragements. Les pagaies rident à peine la mer et la flottille qui vient vers nous en chantant ressuscite les temps de gloire, quand les Maoris poussaient leurs esquifs vers la bataille ». Mais, dans un premier temps tous les efforts sont vains et ce n’est que le lendemain que la goélette arrive à se dégager. Alors Titaÿna prend la baleinière et, accompagnée de deux matelots, va accoster, s’enfoncer dans la brousse et aller cueillir des fruits sauvages et, plus tard encore, elle ira pêcher, toujours avec la baleinière et ses compagnons, armée d’un harpon, poissons et coquillages. Et le soir elle servira sur une planche en bois un ragoût préparé avec ses produits au capitaine qui l’apprécie.
La prochaine étape sera Huahiné (que nous avons connue dévastée par un typhon). Elle débarque à Faré : « des indigènes somnolent dans l’herbe. Un cotre se balance à quai… ». Et c’est drôle, moi aussi je me souviens du grand calme qui régnait à Faré. Pourtant on était 70 ans plus tard… Puis ce sera Raiatéa et, après Raiatea on se dirige vers Bora-Bora. En emmenant un fonctionnaire de l’administration en mission d’inspection. L’île s’y prépare depuis trois mois, raconte Titaÿna. Alors ils vont assister à des fêtes superbes. Toute une journée, on danse, on chante, on est déchaînés. Et le soir cela continue. Au milieu des feux. « …reins, pieds, seins, visages, mains, fesses, épaules, sexes, bras passent un instant dans la lumière, et sont mangés par la nuit. Les chants sont devenus des cris et les tambours ont perdu leur mesure. Quand une femme tombe, elle continue sa danse, couchée sur le dos, tordant ses bras vers l’amour. Un homme l’emporte alors sous les arbres et les gémissements des étreintes se mêlent à la fureur des brasiers ». Et, quelques nuits plus tard, raconte encore Titaÿna, « j’ai vu les danses couchées ».
« Sur une plage de diamant noir, une centaine de femmes allongées sur le dos dans la lumière de lune semblaient des mortes. Elles étaient nues… Soudain, dans l’ombre des manguiers, un ukulélé grena sa plainte et les cadavres ouvrirent les yeux… Un souffle de vie courut sur les corps étendus… Face à l’ukulélé, un accordéon préluda, des guitares chantèrent… Je vis bouger une hanche, un sein se soulever, un ventre tourner… Un bras se tendit vers la mer, une bouche gémit un appel. Chacune devint la suppliante et la proie d’un partenaire invisible. Au chant des guitares des tambours mêlèrent alors leur cadence, scandant les coups et les étreintes sous lesquels se tordaient les amantes. Cuisses écartées, bras jetés, elles criaient de plaisir et de souffrance… Le mâle qu’elles étaient seules à voir ne leur laissait aucun répit, labourant leur ventre qui sautait, tordant leurs seins qu’elles offraient en hurlant… La chaleur était d’une étuve. Sur le sable, les femmes, dans l’hystérie des accouplements avec des esprits, s’épuisaient d’amour. J’avais assisté à la réalité ou au simulacre de la possession des humaines par des démons ».
A moins que Titaÿna n’ait tout imaginé, il faut croire qu’à son époque, nos religions monothéistes n’avaient pas encore réussi à tuer l’élan vital des Polynésiens. Nous, nous avons séjourné à Bora-Bora aussi, pendant un bon moment, et n’avons rien remarqué de tel. Des églises de toutes les religions et sectes imaginables et, au mariage où nous avons été conviés, toutes les femmes portaient des robes dites missionnaires !
Mais à Tahaa, « la plus douce des îles », d'après Titaÿna, l’ordre religieux règne déjà : elle est reçue par le chef de district accompagné du « pasteur dictateur de la région ». Et, effectivement lors de la fête qu’on organise pour elle et le capitaine, les filles sont habillées de robes missionnaires et dansent la polka !
Je passe rapidement sur les autres escales de la Belle, Maupiti, Makatea, l’île des phosphates, les Tuamotu. Quand la goélette reste à l’ancre pour la nuit, Titaÿna couche à terre car les filles viennent retrouver le capitaine et les hommes du bateau. Puis le capitaine est chargé de ramener tout un groupe de lépreux à Tahiti. Ils prennent place dans un cotre remorqué par la Belle. Le cotre est comme un cercueil de vivants qui « offrent leur pourriture au soleil ». Et quand le vent tourne, la puanteur imprègne tout, même le corned-beef que nous mangeons, dit Titaÿna. Mais plus tard, quand elle tient la barre, « une vibration d’orgue » enveloppe son corps de musique. « Les lépreux chantaient ». « Jugés sur leur détresse ».
Un dernier voyage sur la Belle conduit Titaÿna encore jusqu’aux Marquises, puis de retour à Tahiti, elle fait ses adieux au capitaine devenu son ami. Un jour il lui a dit : « Vois-tu, mon fils, sur mer tu trouveras deux sortes de gens : les culs-terreux qui vont sur l’eau et les marins : tu en es un ».
Je vais passer rapidement sur la suite et la fin qui sont moins intéressantes à mes yeux. Avec un cargo elle se rend aux Fidjis, puis, avec un autre cargo, un américain, elle arrive aux îles Gilbert, retourne aux Fidjis, enfin s’arrête longuement aux Nouvelles Hébrides qui s’appellent Vanuatu aujourd’hui et rencontre les derniers anthropophages, les Big Nambas et les Small Nambas.
Tout au long de ces pérégrinations à travers l’Océanie, Titaÿna nous raconte leurs légendes et leurs mythes, les personnages rencontrés aussi, souvent bien extraordinaires, tellement extraordinaires qu’ils sont peut-être inventés. Le clown-évêque, l’aristo déchu, le fou sexuel, la putain berlinoise, le botaniste perdu, le dentiste qui voulait se faire planteur et ce père des lépreux qui a perdu la foi en tout. Tous ces hommes « qui, comme moi, ont cru à l’Aventure et qui, comme moi, l’ont raté ». Elle y ajoutait le capitaine de la Belle. Mais cela je ne le crois pas. Le capitaine ne l’a pas raté l’Aventure. Il la vit peut-être encore…

La biographie
Mais elle, Titaÿna, elle l’a probablement ratée, l’Aventure. Et c’est bien dommage. En faisant de mauvais choix en 1940, écrivant des articles à partir d’août 40 dans des journaux collaborationnistes, des articles même antisémites, à une époque où la persécution des juifs allait bientôt conduire au plus grand de tous les crimes nazis. Même si elle s’est vite calmée, après trois mois déjà, arrêtant même complètement toute collaboration dès juin 1941, elle a été emprisonnée en 1944 pendant près d’un an sous une fausse accusation d’espionnage, puis s’est enfuie aux Etats-Unis, et y a fini sa vie en Californie (en 1966) sans plus jamais prendre la plume ni l’avion (à part un très court retour en France). La « bête cabrée » était définitivement abattue. A propos des habitants de l’Océanie elle avait écrit qu’ils n’avaient pas de vanité mais de l’orgueil. Elle aussi avait de l’orgueil et cet orgueil l’a achevée.
Benoît Heimermann a fait un énorme travail pour essayer de la comprendre. Il a encore rencontré son frère, Alfred Sauvy, polytechnicien, économiste et démographe célèbre dans les années d’après-guerre (avec lequel Titaÿna avait définitivement rompu). Rencontré une ancienne collaboratrice, sa nièce Anne aussi qui avait continué à correspondre avec sa tante. Lu toute la correspondance qu’il a pu trouver et établi une impressionnante bibliographie (livres, articles, reportages, etc.). Et également reconstitué sa jeunesse : on sait qu’elle était née Elisabeth Sauvy dans une famille d’agriculteurs vignerons du Sud-Ouest. Mais son père était un lettré et très dur et conformiste. La jeune Elisabeth s’est tout de suite rebellée. Mais elle a toujours obtenu l’appui, plus ou moins passif, de sa mère, et a gardé jusqu’à la fin une relation étroite avec la sœur de sa mère et son mari, avec son grand-père maternel aussi, qui était général et l’a aidé pour ses débuts journalistiques. Le plus jeune frère d’Elisabeth, Pierre, avait fait Naval et a fait partie des 1287 marins français tués lors du bombardement par les avions anglais de la flotte française à Mers-el-Kébir, en juillet 1940. Ce fut probablement l’une des raisons qui ont poussé Titaÿna à exprimer d’abord sa haine pour les Anglais, puis de s’engager complètement dans la collaboration. Les gens du tout-Paris qu’elle fréquente et dont la plupart sont plutôt collaborationnistes l’ont certainement influencée eux aussi. Quoi qu’il en soit, ce qui est fait est fait. Et ne peut plus être défait. La sauvage Titaÿna, la fière aventurière y a laissé son âme. Et son nom est aujourd’hui bien oublié. Malgré Lacassin (qui a d’ailleurs oublié de mentionner ses erreurs et sa triste fin). Mais ses textes restent. Et on ne peut que remercier l’éditeur Marchialy de les avoir déterrés, pour que nous puissions encore y trouver notre plaisir. Drôle d’éditeur d’ailleurs : sur la dernière page d’une Femme chez les Chasseurs de têtes, on peut lire ceci : « Ce livre est le deuxième ouvrage édité par la famille Marchialy. Il a été élaboré avec patience et obstination dans les chais familiaux de la maison Marchialy, au milieu des effluves de Cognac de contrebande ».
Bizarre, bizarre. On dirait une histoire de Titaÿna…