Robert Lalonde, écrivain québécois
La pluie tombe depuis deux jours et empêche Annie de sortir dans le jardin, ce qui reste sa principale distraction. Même si je ne suis pas certain que tout ce qu’elle y entreprend est bien utile. Comme arroser ses fleurs alors que la pluie menace ou arracher ce qu’elle appelle des « mauvaises herbes » dans notre pré qui n’est pourtant pas un gazon anglais. Alors je cherche à la faire lire. Et je parcours ma bibliothèque pour trouver quelque chose qui pourrait la captiver jusqu’au bout. D’ailleurs moi aussi je n’ai plus rien à lire. Il faut dire que ma librairie devient de plus en plus minable. Dès que je découvre quelque part, dans le Monde littéraire par exemple, un bouquin qui me paraît intéressant, ils ne l’ont pas, il faut commander…
Alors voilà que mon regard s’arrête sur un écrivain canadien, Robert Lalonde. Vous connaissez ? Je me souviens qu’un jour, il y a bien longtemps, alors que le propriétaire de ma librairie semblait être encore un peu intéressé par son activité (alors qu’aujourd’hui les libraires ferment, disant qu’on ne lit plus, alors que la plupart n’ont plus la passion de leur métier !), il avait fait une petite exposition d’écrivains canadiens avec l’éditeur qui porte ce joli nom qui fait penser au grand Wild, Boréal ! Et voilà que je constate qu’il y en a quatre des livres de Lalonde dans ma bibliothèque. Lesquels ai-je lus ? Je ne sais plus. D’ailleurs je m’aperçois de plus en plus souvent que je ne me souviens plus de ce que j’ai lu. Des contenus des livres de ma bibliothèque. Ce qui m’inquiète profondément et me fais penser à ma grand-mère. Elle avait pourtant toute sa tête. Oh oui. Mais à la fin elle lisait toujours le même livre. Et le redécouvrant à chaque fois. Avec émerveillement. Me disant : oh tu peux pas savoir, mon petit Changelé, comme c’est beau, ce qu’il écrit là ! Alors je regarde mes quatre Lalonde. Il y en a un que j’ai sûrement choisi à cause du titre : Où vont les sizerains flammés en été ? Et finalement en prends un autre dont j’aime bien le titre, là encore, parce qu’il me paraît bien québécois : Le Vacarmeur. J’aime bien quand la langue française se fait colonisée ou colonisatrice, exotique en tout cas. Ou au moins extra-hexagonale. Alors que les Français, eux, ne s’intéressent absolument pas à tout ce qui se passe à l’extérieur de leur hexagone ! Et je commence à le lire. Et j’ai bien l’impression de ne l’avoir jamais lu. Mais sait-on jamais ? Se rend-on bien compte quand on est en train de perdre la tête ? En tout cas je vois que ce n’est pas un roman mais une réflexion sur la création, sur l’écriture. Ce n’est pas mon problème. Le mal de la page blanche, je n’en souffre pas. N’étant pas écrivain. J’aurais peut-être pu le devenir. Mais c’est bien trop tard, maintenant. Et puis je me méfie toujours un peu des écrivains. Ne sont-ils pas tous un peu exhibitionnistes ? Ou au moins vaniteux ? Pas peur du ridicule ! Mais ne le suis-je pas également, avec mes trois sites ? J’ai beau dire que j’écris pour moi-même. Je suis bien content, quand même, quand un internaute me découvre. Et que la Bibliothèque des Dominicains de Colmar s’intéresse à la collection de mes livres plus encore à cause de ce que j’écris sur mes livres qu’à cause des livres eux-mêmes. Passons.
Alors je commence à le lire. Et découvre d’abord qu’il vit au bord d’un lac (dans lequel il se baigne tout l’été. Peut-on vraiment se baigner dans un lac au Canada ? Quelle est la température de l’eau ? Il ne le dit pas. Cela ne l’intéresse pas). Au bord d’une forêt. Et a pour compagnon un chien avec lequel il cause. Et qu’il a des yeux pour voir. Les oiseaux, les chevreuils, et toutes les bêtes. Les arbres aussi bien sûr. Et qu’il aime lire. Il n’arrête pas de citer des écrivains. En français et en anglais. Beaucoup de ceux que j’aime comme Giono et Nabokov et Claude Simon. Mais aussi de bien d’autres, comme Anne Dillard, Henry Miller, Karen Blixen. Ou d’autres que je ne connais guère, comme Flannery O’Connor. Ou un autre que je n’aime pas, Marcel Proust.
Je commence par cette citation de Nabokov qu’il a probablement trouvée dans un livre de souvenirs de jeunesse : « la vigoureuse réalité de l’enfance fait du présent un fantôme ». Je la reprends, bien que je ne sois pas entièrement convaincu de la vérité de cette affirmation - le présent est la vraie réalité, il ne peut devenir fantôme - mais parce que, moi aussi, je crois à l’importance de l’enfance pour la vie ultérieure de l’homme. Les influences subies, surtout. J’y pense souvent. Mais c’est peut-être à cause de l’âge…
Lalonde reprend une autre citation de l’écrivaine qu’il semble chérir entre toutes, Flannery O’Connor : « En réalité quiconque survit à son enfance dispose d’une assez ample information sur la vie pour tout le reste de ses jours ». Et puis Gorki qui écrit : « J’ai l’impression d’avoir été, dans mon enfance, comme une ruche où des gens divers, simples et obscurs, apportaient, telles des abeilles, le miel de leur expérience et de leurs idées sur la vie. Chacun d’eux, à sa manière, enrichissait généreusement mon âme. Souvent ce miel était impur et amer, mais qu’importe, toute connaissance est un précieux butin... ». Alors je pense tout-à-coup au poète de chez moi, Claude Vigée, qui n’a jamais abandonné son dialecte alsacien natal, même en exil en Amérique, ni comme immigré israélien, parce que, disait-il : « En Amérique, où j’ai résidé sans discontinuer pendant dix-sept ans, je n’ai jamais cessé, à côté du français et de l’anglais, de parler le dialecte alsacien ; je l’ai enseigné à mes proches, afin de pouvoir le manier à Boston sans trop d’artifices… Pourquoi ? Je n’ai pas été mû par l’enthousiasme folklorique, assez déplacé au Nouveau-Monde… J’ai voulu… sauver en moi le poète naissant. Il fallait, au cours de pérégrinations dissolvantes pour une personnalité encore fragile, maintenir mes attaches premières avec le monde sensible, telles que l’enfance les créa, autrefois, en Alsace… Préserver l’accès à ma réalité primordiale, aux choses sacro-saintes du commencement, par le truchement de ce dialecte savoureux qui s’en sépare à peine, et que j’avais pu emporter en esprit au-delà de l’Océan, alors que tout le reste cédait et s’écroulait… ». Et voilà une preuve de plus : tout commence avec l’enfance. Du moins pour le poète. Claude Vigée poète est né dans la forêt sablonneuse de Bischwiller et dans les marais du Ried du bord du Rhin. On retrouve ces paysages pour toujours dans sa poésie, la francophone comme la dialectophone.
Et cette enfance semble avoir été importante pour Robert Lalonde lui-même. Puisqu’un autre de ses romans que je trouve (retrouve ?) dans ma bibliothèque, publié non chez Boréal mais au Seuil (en 1999) et qui porte le titre Le vaste monde, a comme sous-titre : Scènes d’enfance.
Il y parle à la première personne en y évoquant très probablement sa propre enfance. Son camarade plus âgé qui l’entraîne dans des mauvais coups, ses tentatives pour voler (avec son manteau en se jetant d’un toit), l’éveil de la sexualité, ce membre qui devient dur, qu’on peut manipuler et qui vous donne du plaisir pour le restant de votre vie (ou presque), la demie-sœur de l’ami aussi qui ne porte pas de culotte (c’est pas très catholique, tout ça), le début de l’esprit de l’aventure, celui du grand Nord qu’éveillent les lettres reçues, soi-disant, d’un oncle père blanc (ou plutôt oblat de Marie-Immaculée) dans le grand Wild (celui que nous autres, de ma génération, avons découvert grâce à Curwood et Jack London dans la Bibliothèque verte), mais il découvre bientôt que les lettres sont un faux : c’est sa grande sœur qui les copie dans un livre, les Lettres du Grand Nord du père Hubert-Paul de LaDurantaye, effectivement oblat de Marie-Immaculée, missionnaire chez les sauvages de la Terre de Baffin ! Mais cela ne change rien pour l’enfant qu’il est : maintenant c’est le livre du missionnaire qu’il va lire. Une autre fois c’est la découverte du grand Sud (c’est probablement la raison pour laquelle son bouquin est intitulé Le Vaste Monde). C’est grâce au cordonnier, un métis né à Trinidad et qui est passé par La Nouvelle Orléans. Où il s’est initié au Jazz et au Blues. Et joue de l’harmonica. Et ce sera une autre découverte pour l’enfant. La musique. Avec ce drôle d’instrument qu’on joue avec les babines (cela me rappelle qu’en alsacien cela s’appelle Mülmüsik, musique de la bouche). « J’approchai encore et découvris avec stupeur les frétillements de ses grosses lèvres qui se promenaient langoureusement sur les trous de l’instrument, dans une sorte d’aller-retour souple et mouillé, imitant le plus concupiscent baiser que même les plus audacieuses de mes rêveries sensuelles ne me laissaient pas encore entrevoir ». Alors il demande un tel harmonica en cadeau pour Noël et s’initie à cet art merveilleux avec son cordonnier métis. Et à force de persévérance, devient lui-même un maître. Et n'arrête plus d'en jouer, au point qu’on finit par l’appeler ruine-babines ! Il y a aussi la découverte de la mort. Le cadavre du boulanger suicidé au bord de la rivière. Et, en même temps la découverte du malheur. Le malheur infligé par les uns aux autres. Ici, par la femme et les filles du boulanger.
Il y a aussi, bien sûr, le père et la mère. Le père bricoleur, fabricant de barques. Quant à la mère elle est complètement noyée dans les superstitions. Comme ses voisines d’ailleurs. Comme un certain Québec ? Dans les superstitions et, aussi, les proverbes. Souvent merveilleux. Comme celui-ci qui doit être véridique et non inventé puisqu’on le trouve dans l’autre livre, plus sérieux, le Vacarmeur. Ce proverbe, je l’adore : « Il est trop tard de fermer l’écurie quand le cheval s’est sauvé ». A cause du cheval. Symbole de la force de vie qu’on ne peut de toute façon pas brider. Et ce cheval-là, il s’échapperait peut-être même d’une écurie fermée !
Pour en revenir au Vacarmeur justement, on y trouve beaucoup de citations. Souvent sans queue ni tête. Certaines de ces citations viennent d’auteurs que j’aime. Comme Claude Simon qui aurait écrit : suivant que l’on écrit « le pont franchit la rivière » ou « la rivière passe sous le pont », le lecteur n’a pas la même image. Or Claude Simon sait de quoi il parle. Parce qu’il est aussi excellent photographe et a exposé ses photos à Paris. Et parce que son écriture est merveilleusement photographique ou même, par moments, cinématographique. Et que cela me fait encore penser à autre chose : la grande différence qui existe entre le livre et le cinéma. L’écriture c’est la liberté pour celui qui lit : elle fait travailler son imagination. Et chacun voit ce qu’il veut. Alors que dans le cinéma l’image est définitive, ne laisse aucune liberté à celui qui regarde, bride son imagination.
Il cite encore un autre écrivain que j’ai beaucoup aimé. Jean Giono. Une citation de Giono qui croupit dans sa prison, après la guerre, dans un fort, emprisonné pour de mauvaises raisons, peut-être parce qu’il était pacifiste avant la guerre, ou parce qu’il n’est pas parisien. « J’accepte la misère physique et morale parce que, ce matin, il y a ce ciel angélique de Fra Angelico, ces moutons roses sur l’azur, si délicat qu’il touche le cœur à l’endroit des larmes ». Il y a aussi Karen Blixen dans sa collection de citations, elle qui nous parle de lions, de ce qu’elle éprouve en face d’un lion, et ceci : « je me souviens de chacun des lions que j’ai rencontrés ». Et on pense, bien sûr, à ce couple de lions qui venait régulièrement se reposer, au couchant du soleil, sur la colline dans laquelle elle avait enterré son amant, le pilote. Et puis Lalonde revient à nouveau à Giono qui aurait écrit, je ne sais pas où : « Qui n’a pas été glacé d’une terreur nouvelle en voyant, enfin, le mouvement des vrilles du liseron, d’un germe de haricot, d’un lierre ? Voilà des monstres avec lesquels on vit, qu’on ne soupçonne pas. C’est un appareil du même ordre que l’homme a affaire avec lui-même… ». Oui, je vois. J’ai moi-même plein de liserons et de lierres dans mon jardin et j’avoue moi aussi : il y a des jours où ils me font peur !
Mais je vais terminer avec une dernière citation. Je ne sais vraiment pas où Lalonde est allé la dénicher. Elle est, paraît-il, de La Fontaine : « Si un luth jouait tout seul, il me ferait fuir, moi qui aime extrêmement la musique ». C’est la meilleure définition de l’homme, dit Lalonde. Pourtant ni Lalonde ni La Fontaine ne pouvaient prévoir ce qui nous tombe dessus ces jours-ci : l’IA, l’Intelligence artificielle. Annie vient de me demander de lui expliquer et je lui ai dit mes craintes et lui ai décrit le monde virtuel dans lequel nous sommes en train de tomber. Et voilà que mon ami Luc Baranger m’adresse une musique avec un texte qu’a écrit sa fille, à sa gloire et dont il peut être fier (j’aimerais bien que ma fille m’adresse un hommage pareil : « he is the man who showed me the world »). Et puis il ajoute : ma fille a demandé à l’IA de mettre son texte en musique. Et tout de suite le robot fait. Même en plusieurs versions : « 3 avec une voix féminine et 1 avec celle d'un homme, dans des styles différents ». Je ne me réjouis pas d’une telle prouesse technologique, dit Luc. Moi elle me fait peur. Carrément. Bien plus que les lions de Karen Blixen et les monstres du jardin de Giono…