Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Retour à Orwell (et à 1984)

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(à propos de la nouvelle traduction française de 1984)

Le 8 juin dernier Le Monde des Livres célébrait la nouvelle traduction – et l’actualité – du dernier roman de George Orwell. C’est un écrivain qui a eu beaucoup d’importance pour moi. J’ai lu presque toute son œuvre. Lorsque j’ai fait le plan de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Orwell devait constituer une tête de chapitre de mon Tome 4. Un chapitre qui devait être une réflexion sur ma position politique personnelle. Réflexion sur le pourquoi, sur l’origine de mes convictions, mon évolution. Or une évidence s’était imposée à moi – et elle l’est encore aujourd’hui – à la base il y a une question d’éthique. « Le socialisme s’inspire d’un sentiment d’équité et de compassion », avait écrit André Lichtenberger à la fin du XIXème siècle. Et il ajoutait : « il n’est pas juste que, parmi les hommes, nés égaux, il y ait quelques privilégiés, sans grand mérite, qui jouissent paisiblement et des foules d’hommes qui souffrent... La vue de l’insolence des puissants... et de l’humiliation des faibles... scandalise des coeurs droits...». C’est exactement ce que j’ai toujours ressenti. Et aussi une révolte contre la morgue des puissants, des possédants, des financiers. Et cette révolte m’était naturelle. Ou venait-elle de mon père ? Il votait comme tous les Alsaciens de son milieu pour le MRP, parti chrétien, ou plutôt catholique. Mais en Alsace le catholicisme politique n’avait rien à voir avec ce que l’on connaît aujourd’hui dans les cercles intégristes français. Il a toujours eu une forte coloration sociale (autour de l’abbé Médard, la CFTC, la JOC, la JEC, etc.). Et mon père avait une droiture morale qui lui donnait cette même sensibilité aux injustices et aux inégalités. Je me répète : au fond de tout cela il y a une question de morale. Et Orwell, dans Burmese Days, me semblait faire preuve des mêmes sentiments. Il ne pouvait accepter cet esprit de suprématie des colons anglais et l’injustice faite aux locaux. Et il le faisait savoir. 
Mais, finalement, ce fameux chapitre Orwell je ne l’ai jamais écrit. Alors que les notes qui traduisaient les mêmes convictions, ou les mêmes admirations, elles ont vu le jour. Jack London socialiste. B. Traven éternel anarchiste. Moi et Rocard et le nouveau capitalisme financier. Mais Orwell, non. Pourquoi ? Peut-être parce qu’avec le temps son image est devenue plus complexe. Il a été le premier – ou plutôt le plus éminent – intellectuel de gauche qui disait ouvertement que le régime communiste stalinien était un autre totalitarisme. A priori cette position me convenait. J’étais avec Camus contre Sartre. Je ne comprenais pas cette obstination de Sartre et de beaucoup d’autres intellectuels français à ne pas vouloir accepter cette évidence. Alors que George Orwell dénonçait l’aberration socialiste soviétique (et son péché originel, la dictature du prolétariat, tout de suite honnie par Rosa Luxemburg) avec génie, d’abord dans Hommage to Catalonia, puis dans Animal Farm, et finalement dans 1984. Mais son image était un peu brouillée. On l’avait accusé d’avoir fait de la délation. Avoir établi une liste d’intellectuels anglais soupçonnés d’être des relais du communisme soviétique. Enfin, quoi qu’il en soit, le chapitre Orwell est resté en plan. Mais il est bien possible que je m’y remette un jour… 

En attendant j’ai relu 1984 dans la nouvelle traduction française de Josée Kamoun. J’avais aperçu la traductrice dans une émission de télé, La grande Librairie de François Busnel. Une émission que je ne regarde pas d’habitude. Trop de franchouillardise, trop d’écrivains sans intérêt, pas d’approfondissement. Mais cette fois-ci il s’agissait d’une émission consacrée, en principe, à Philippe Roth qui venait de mourir. Je n’ai pas appris grand-chose de plus sur cet écrivain que j’ai commencé à apprécier avec les romans de la fin (Everyman, la Tache). C’est surtout Alain Finkielkraut qui n’arrêtait pas de raconter quel grand ami il avait été de l’écrivain ! Par contre j’avais été frappé par la personnalité de Josée Kamoun qui avait été la traductrice attitrée depuis un certain nombre d’années de Philip Roth et qui parlait des nombreux entretiens qu’elle avait eus avec lui, pour mieux comprendre certains passages, ses intentions, sa pensée. Et qui avait admiré la disponibilité de Roth, son intérêt pour la traduction, même si ses connaissances de la langue française étaient limitées (mais il devait savoir qu’il disposait en France d’un nombre de lecteurs passionnés tout à fait exceptionnel). 
Pour 1984 Josée Kamoun a pris une option osée : elle a transposé le texte d’Orwell, écrit entièrement au passé (le preterit anglais), au présent. On est un peu surpris au début. Mais, bien rapidement, on ne peut qu’approuver son choix. Le présent convient bien mieux à ce texte que le passé simple. A cause de son style direct, froid et efficace. 
Ce que j’ai recherché, en retrouvant ce roman, c’est son actualité supposée. L’article du Monde des Livres, écrit par l’écrivain Pierre Ducrozet, est intitulé : Orwell, présent ! Or on sait bien que ce qui a d’abord inspiré Orwell c’est le régime stalinien. Ce sont les Staliniens qu’il accuse dans Homage to Catalonia d’avoir eu une attitude criminelle à l’égard des autres Républicains, et en particulier les Anarchistes. C’est encore le régime des Camarades qu’il ridiculise avec son récit satirique d’Animal Farm et ces cochons qui sont plus égaux que d’autres. Et c’est bien sûr d’abord ce régime-là qui est la première cible de Nineteen Eighty-Four. Il n’y a qu’à penser aux fameux procès de Moscou où les anciens cadres du Parti s’auto-accusent d’être des agents de l’Etranger. Sauf que dans le roman d’Orwell les procès ne sont pas publics. Pas la peine. Mais l’auto-accusation est là. Elle est nécessaire, puisqu’il s’agit de détruire l’esprit de la victime. Mais il est aussi évident qu’Orwell visait plus loin. A qui pensait-il ? A quoi ? Aux successeurs potentiels de Hitler et de Staline ? 
Ils n’ont pas manqué. Les héritiers immédiats d’abord. Walter Ulbricht et sa STASI (plus d’employés que la Gestapo). Le Roumain Nicolae Ceausescu avec ses prisonniers politiques envoyés à couper les joncs – et mourir de la malaria – dans le delta du Danube et, accessoirement, son idée de remplacer les maisons individuelles des paysans dans les villages par des HLM (pour les « socialiser »). Tito et son terrible Goulak à lui, l’île de Goli Otok. Mao et ses folies, les hauts-fourneaux dans les villages, la Révolution culturelle, et son appétit sexuel. 
Et les horreurs des Khmers Rouges ! Je me souviens que ce qui m’avait le plus choqué lors de ma première lecture de Nineteen Eighty-Four (en anglais. J’ai pratiquement toute l’œuvre d’Orwell dans ma bibliothèque, republiée par Martin Secker & Warburg, Londres), ce sont les longues séances de torture. Séances qui semblaient inutiles puisque la victime avait déjà avoué tout ce que l’on voulait. C’est pour aller jusqu’au bout du lavage de cerveau dit à peu près O’Brien, le bourreau, à Winston, la victime. C’est pour être certain qu’il ne reste plus la moindre petite pensée non conforme quelque part dans ton cerveau. Jusqu’au moment où tu ressentiras véritablement de l’amour pour Big Brother. Cela ne servira d’ailleurs à rien : tu seras exécuté quand même. Et c’est ce qui s’est passé chez les Khmers Rouges. Rithy Panh qui a passé quatre années dans leurs camps de la mort s’obstine sans relâche à interroger pour chercher à comprendre Douch le Maître du Centre des Tortures S21 des Khmers rouges. Sans succès, bien sûr. Alors que là aussi on continuait à torturer, alors que tout le monde avait déjà avoué qu’ils avaient été agents de l’Amérique (comme dans 1984 ils devaient tous avouer être agents de l’Eurasie ou de l’autre ennemi de l’Empire, à croire que les chefs des Khmers avaient lu Orwell). Et les tortures étaient de plus en plus épouvantables (femme disséquée à vif ou homme vidé de tout son sang. Et là ce n’était plus du roman, mais du réel !). 
Il y a un autre élément du roman qui m’a fait penser aux Khmers rouges, c’est l’utilisation des enfants pour espionner les adultes, surtout les parents, et les accuser auprès des autorités. C’est ainsi que dans le roman, Parsons, un collègue de Winston, est mis en prison parce que sa fille de 7 ans, écoutant par le trou de serrure, l’a entendu dire du mal de Big Brother dans son sommeil et a immédiatement averti la Police. D’ailleurs l’organisation qui regroupe les plus jeunes enfants s’appelle Les Espions ! Remarquez, on connaissait cela déjà chez les Nazis où les membres de la Hitlerjugend étaient incités à dénoncer leurs parents. Même les plus jeunes, les Pimpfe ! Et chez les jeunesses communistes on enseignait la même chose. Mais chez les Khmers rouges les enfants étaient particulièrement cruels envers les prisonniers adultes. Poussés à cette cruauté par les chefs. Facile : la cruauté est naturelle aux petits d’hommes ! 
Pol Pot n’a évidemment pas été le dernier des héritiers de Hitler et Staline. On a eu les dictatures du Chili et de l’Argentine et leurs terribles tortures. Les africaines. Le plus caricatural : Amin Dada. Mais Mobutu n’était pas mal non plus. On l’a même accusé de cannibalisme. Et il reste toujours Kim Jong-un. Ses camps, sa police, ses tortures restent toujours aussi orwelliens. 
Et puis est arrivée une nouvelle idéologie, un nouvel empire, un nouveau type de dictature : l’islamisme. Un nouveau totalitarisme. Et de nouvelles formes de torture. 

Mais revenons à Orwell. Et, avant de chercher tout ce qui reste d’actuel, ou redevient actuel, dans son roman, voyons d’abord ce qui paraît différent des expériences que nous connaissons. Il y a d’abord le fait qu’on n’est pas certain que son Big Brother existe réellement. C’est plus un symbole, il est là pour toujours, il est immortel, mais en réalité il représente un groupe. Le sommet de l’oligarchie. Ce qui étonne un peu. Hitler et Staline et tous les autocrates que j’ai cités plus haut, comme d’ailleurs ceux que je n’ai pas cités, les Poutine, les Erdogan, les Duterte, les Xi Jinping, les Mugabe, les Kadhafi, les el-Hassad père et fils, les Saddam Hussein, etc. sont ou étaient bien réels. Et leur culte de la personnalité aussi. Et leurs photographies sont partout (cela me gêne toujours un peu quand je vois les photos de nos dirigeants démocratiques affichées elles aussi. Faut-il vraiment que l’image du Président de la République française soit accrochée dans toutes les mairies ? Ou pire encore, ici au Luxembourg, pourquoi l’image du couple grand-ducal doit-elle être présente chez tous les commerçants et dans toutes les entreprises ?). Mais ce qu’Orwell a voulu démontrer, je pense, c’est qu’à la tête de chaque dictature il n’y a pas qu’un homme seul qui exerce le pouvoir. Il a besoin de collaborateurs et ces collaborateurs profitent eux aussi du système. Dans 1984 la société est divisée en groupes. Tout en haut ceux qui pensent, décident et profitent, c’est le « Parti intérieur », puis vient le « Parti extérieur », ce sont les cadres qui coopèrent à l’œuvre selon les directives d’en haut et qui s’occupent des basses manœuvres et, enfin, à côté, la masse des Prolos complètement manipulés, méprisés et incapables de réagir. Mais tout le monde est surveillé, membres du Parti comme ceux qui pourraient devenir des meneurs chez les Prolos, par l’œil de Big Brother et son outil, la Mentopolice. Dans l’original anglais on parle de Thought Police. Je trouve que cette expression, Police de la Pensée, est plus pertinente. Car c’est bien la pensée qu’il faut contrôler. Sous le régime nazi on disait, en rigolant (plus ou moins) : « Mensch, Sie haben sich was gedacht ! » (Eh, l’homme, vous avez pensé quelque chose !). Mais à l’époque on pouvait encore cacher sa pensée. Les télécrans de 1984 scrutent les mouvements de votre corps et enregistrent les paroles que vous prononcez pendant votre sommeil. Les régimes communistes d’après-guerre découvraient le microphone. Dans les années 60 j’ai suivi plusieurs projets d’usines sidérurgiques en Roumanie et je me souviens que l’on racontait que toutes les chambres des deux hôtels de Bucarest qui accueillaient les étrangers, l’Athénée-Palace et le Lido, étaient truffées de micros et que dans les sous-sols il y avait de vastes centres d’écoute. C’est du moins ce que nous disait notre agent local, un Français de la Banque de Suez, qui semblait complètement terrorisé, allumant immédiatement la radio dès qu’il entrait dans une chambre et parlant à voix basse même en se promenant dans la rue. Il était visiblement complètement à bout. Il y a un film qui relate une histoire véritable, celle d’un couple de musiciens, en Allemagne de l’Est, qui est espionné jour et nuit par des agents de la Stasi installés au-dessus de leur appartement et qui enregistrent tout. Même leurs ébats sexuels ! 
En parlant justement de sexe, ce qui surprend dans 1984 c’est la façon dont est réprimée toute vie sexuelle. Surtout pas de plaisir. A limiter strictement pour la procréation. A compenser par le plaisir orgiaque du pas cadencé, des ovations au chef, des drapeaux agités et des séances régulièrement organisées des haines. Haine de l’ennemi extérieur et intérieur. Je pense que là Orwell pensait surtout aux Nazis. En Russie soviétique et dans les autres Etats communistes de l’Est européen le sexe était plutôt libéré, je dirais même libératoire. Une sorte d’exutoire. Il est vrai qu’aujourd’hui, chez les idéologues djihadistes on est revenu à la répression sexuelle. Sauf que, belle hypocrisie, les guerriers peuvent épouser de force les filles et femmes faites prisonnières et, là, satisfaire tous leurs désirs les plus fous !
 
Une belle invention, par contre, d’Orwell, c’est la novlangue (Josée Kamoun traduit : néoparler). Un aspect que l’on retrouve chez les Nazis. Ceux-ci ont d’abord eu pour souci de la purifier de tous les apports étrangers. Purifier la langue comme la race. C’est ainsi que Foto est devenu Lichtbild et Automobil Kraftfahrzeug. Et puis la langue est devenue porteuse de l’idéologie. C’est Victor Klemperer, le survivant juif du IIIème Reich, qui en a réalisé une étude pertinente avec son LTI (Lingua Tertii Imperii), Notitzbuch eines Philologen, parue chez Reclam à Leipzig en 1975. Mais il y a une nette différence entre la novlangue orwellienne et la LTI nazie. Dans le monde de Big Brother il s’agit de réduire la langue, rétrécir son vocabulaire, dans le but d’empêcher les gens d’être encore capables de penser, de supprimer même complètement la pensée. Chez les Nazis, dit Klemperer, il s’agit d’étouffer « la strate de la pensée » et de développer « la strate des instincts ». Par les fêtes, les rassemblements, les discours, l’exacerbation émotionnelle du sentiment national. Et la haine. Haine du juif. Et là on est de nouveau chez Orwell où l’on organise des manifestations collectives de haine. Même une semaine de haine ! Chez les Nazis les Russes sont toujours désignés par l’expression : hordes bolchéviques. Il faut déshumaniser ceux que l’on veut haïr. Parmi les nombreux mots de la langue nazie analysés par Klemperer il y en a un qui m’a frappé : c’est le mot fanatique. Car il subit un retournement de sens comme le mot haine chez Orwell. Non, pas de sens, de signification morale. Les deux mots prennent un sens vertueux. Klemperer s’étend longuement, en philologue qu’il est, sur le sens qu’avait le mot fanatisme chez les philosophes des Lumières (il y consacre un chapitre entier). Pour eux il symbolisait la tromperie des prêtres qui avait pour seul but : fanatiser le peuple et se servir de leur fanatisme pour les exploiter. Chez les Nazis c’est un superlatif ou plutôt une glorieuse fusion de courageux, dévoué, passionné, tenace. Et donc d’une grande vertu. Plus la guerre tournait mal, plus les troupes se battaient de manière « fanatique », observe-t-il. Et dans un de ses derniers discours Goebbels dit que la situation ne peut plus être sauvée que par un « fanatisme sauvage » !
 
Mais ce qui est surtout actuel chez Orwell c’est ce qui n’est pas seulement propre aux régimes autoritaires, mais empoisonne depuis pas mal de temps – et c’est ce qui est le plus inquiétant – nos systèmes démocratiques. Et pour commencer les fake news de Trump. Chez Orwell l’occupation principale du malheureux héros de l’histoire, Winston, consiste à modifier les archives chaque fois que le régime a décidé un changement. Changement d’ennemi, changement de héros, changement de statistique, changement dans les vérités affichées. Alors il faut en même temps changer le passé (articles de presse, communiqués, discours, etc.). Le temps est un ennemi qu’il faut abattre. « L’histoire s’est arrêtée », lit-on dans 1984. « Il n’existe plus qu’un présent sans fin où le Parti a toujours raison ». Mais là encore Orwell n’a pas tout prévu. En ce XXIème siècle nous n’avons plus besoin de changer le passé. Tout le monde s’en fout du passé. L’Histoire est oubliée. Sans qu’on soit obligé d’intervenir. Et nous n’avons plus besoin de Parti dans nos démocraties. N’importe quel groupe peut propager ses fake news par le net. Les Islamistes, ceux qui sont proches des Islamistes (le kiné tunisien d’Annie prétend que la tuerie de Charlie était un complot de la police secrète, la preuve : Hollande était là dans les minutes qui ont suivi et le policier arabe couché dans la rue ne saignait pas), les cathos intégristes (les passeurs des migrants sont payés par DAESH), l’extrême-droite (l’enseignement de l’arabe est rendu obligatoire et mille autres mensonges), l’extrême-gauche, les populistes et les amateurs de l’extra-ordinaire (la comédienne Marion Cotillard, après avoir reçu un Oscar à Hollywood, déclare ne pas croire au nine-eleven), etc. Alors les médias sérieux ont organisé le rétablissement de la vérité. Des sites qui indiquent les sites qui mentent. Mais qui les regarde ? On s’en fout. Et dans les systèmes autoritaires encore moins. Il suffit que Poutine déclare qu’il n’est jamais intervenu dans les élections américaines ou françaises, que ses services n’ont jamais entamé une guerre de l’internet, qu’il n’a jamais empoisonné personne (ce sont les services secrets anglais !), qu’il n’a jamais envoyé de fusée sur un avion de la KLM, et tous les Russes le croient. Ils le croient d’autant plus qu’il n’y a plus de médias indépendants. Et c’est la même chose pour Erdogan. Mais le principal support des fake-news ce sont avant tout les réseaux sociaux. Là encore la réalité dépasse de loin la fiction, même celle de 1984. Comment Orwell aurait-il pu imaginer qu’un réseau comme Facebook mettrait en contact les uns avec les autres plusieurs milliards d’humains ? Ai-je dit humains ? Les fake-news sont devenus un phénomène permanent de notre civilisation. A tel point que le Oxford Dictionary a adopté officiellement le mot post-vérité. C’est le mot qui caractérise, paraît-il, notre « civilisation » actuelle. 

Et puis il y a l’œil de Big Brother. Pierre Ducrozet nous parle du choc créé par Snowden en 2013 quand il nous révèle « l’œil immense que la NASA promène sur les citoyens américains ». Mais pas seulement. Même sur le portable d’Angela Merkel. Mais la NASA c’est rien. Il oublie tous les yeux qui nous surveillent dès que nous nous promenons sur le net. 
Je crois que l’invention la plus géniale d’Orwell ce sont ces télécrans (telescreen dans l’original anglais) qui vous écoutent, vous observent et vous parlent. Et qui sont absolument omniprésents. Même dans les toilettes. Et qui vous réveillent le matin, vous imposent la gymnastique matinale, puis les slogans du jour, la propagande, la musique, tout. Or ces télécrans ne vous sont plus imposés aujourd’hui par une autorité supérieure, ils ne sont plus sur les murs, ils sont dans vos mains. Et ils s’appellent smartphones ! Et ils ne sont plus aux mains des dictateurs. Ils ont inondé nos démocraties. D’ailleurs ils ne sont plus au service exclusif de dictateurs devenus obsolètes. Non, les cookies des sites que vous visitez cueillent tout ce qu’il faut savoir sur vous, vos habitudes, vos goûts, vos vices, et les vendent à ceux qui vont les exploiter pour leur plus grand profit. Big Brother est devenu Big Money. Et ses exécutants s’appellent GAFA ! 
Ce n’est que depuis peu, alors que les autorités européennes ont imposé un certain nombre de règles aux sites, que l’on peut se rendre compte de tout ce qu’on ramasse de données sur vous. Alors ils vous demandent de dire que vous acceptez leurs cookies. Et vous êtes bien obligé de dire oui, sinon vous ne pouvez entrer sur le site ! Même ma banque, alors que j’utilise son site pour faire mes virements, m’apprend qu’elle a des données sur moi et me demande mon accord pour qu’elle puisse continuer à les recueillir ! 
Et on n’est pas au bout de l’évolution. Le nouveau télécran n’est plus le smartphone, mais l’enceinte connectée. Elle communiquera par la voix avec vous. Et tout ce que vous lui direz restera secret, bien sûr. Ce sera gardé là-haut dans les nuages, le cloud. Et analysé, pour sûr. Sinon comment répondre à vos désirs ? Mais les analystes sont des anges, puisqu’ils vivent dans les nuages. Et jamais, au grand jamais, Werner Vogels, vice-président d’Amazon, vous le jure : « on ne va pas se servir d’Alexa (c’est l’intelligence artificielle de leur enceinte) pour vous faire des suggestions d’achat sur Amazon. Echo (c’est l’enceinte) n’a pas été conçu pour vous faire dépenser plus chez Amazon ». « Et tu le crois, mon chéri ? » disait ma très chère tante… 
Autres yeux qui nous observent de plus en plus : les caméras de surveillance qui pullulent dans nos villes. Alors, bien sûr, elles sont censées nous protéger. De la violence, du terrorisme (à Nice, ville la plus vidéo-surveillée de France, cela n’a pas servi à grand-chose). On a toujours une bonne excuse pour nous surveiller de plus en plus. Même les télé-compteurs qui partent d’une bonne idée : ne plus vous déranger avec la visite d’un contrôleur qui vient faire le relevé sur place, vont plus loin, sans que vous le demandiez : détecter vos habitudes de consommation… Et puis le plus effrayant nous vient de Chine : ils disposent de softs de reconnaissance faciale qui leur permettent de reconnaître n’importe quel piéton qui traverse une rue en-dehors des clous. Comment ont-ils fait ? Alors qu’ils sont plus d’un milliard ? Alors là ! Je crois que même ce visionnaire extraordinaire qu’a été George Orwell n’a pas été capable d’imaginer cela. 
Et puis, attendez, ce n’est pas tout : bientôt derrière les caméras qui vous surveillent il y aura des robots à l'artificielle intelligence…
Et les policiers que les robots vont envoyer pour vous arrêter seront des robocops...