Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Oka Rusmini, castes et femmes à Bali

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(à propos du roman d'Oka Rusmini: Earth Dance, éditions Lontar - Modern Library of Indonesia, Jakarta, 2011)

L’ami Jérôme Bouchaud, écrivain, traducteur et éditeur, installé sur l’île paradisiaque de Langkawi en Malaisie, animateur du site Lettres de Malaisie auquel il m’a autorisé à coopérer à plusieurs reprises (Overbeck, Fauconnier, Salgari, Yvan Goll, l’amok en littérature, les Senai et les rêves), publie une magnifique revue semestrielle, Jentayu (c’est le nom de sa maison d’éditions), chaque fois consacrée à un thème spécifique (woks et marmites, amours et sensualité, villes et violence, dieu et démons, histoire et mémoire, etc.), et qui contient des textes originaires de toute l’Asie orientale, nouvelles, essais, extraits de romans, poèmes, et qui est, en plus, très artistiquement illustrée. Et puis, de temps en temps, il publie un numéro spécial. Comme celui de l’année dernière sur la littérature indonésienne (voir : Jentayu, hors-série N°3 : Indonesia-Indonésie, novembre 2018). 
Si j’ai déjà rencontré les noms de certains des traducteurs présents dans ce numéro spécial, comme Etienne Naveau, Professeur à l’Inalco et grand spécialiste des cultures et littératures indonésiennes, Monique Zaini-Lajoubert dont j’ai souvent découvert des essais ou des traductions, et Elizabeth Inandiak, dont j’ai lu il y a longtemps déjà le célèbre Livre de Centhini ou Les Chants de l’île à dormir debout (Les Editions du Relié, Gordes, 2002), je n’ai trouvé qu’un seul nom parmi les auteurs choisis que je connaissais : Oka Rusmini. La première fois que j’ai rencontré son nom c’était en découvrant une nouvelle tragico-comique qu’avait sélectionnée Johanna Lederer, l’ancienne Présidente de Pasar Malam, l’Association culturelle franco-indonésienne, et qu’elle avait publiée dans un numéro de la revue Le Banian, aujourd’hui disparue (c’était dans le numéro 9 de juin 2010 de la Revue, Pourquoi Bali ?, et la nouvelle était intitulée : Tu sais, j’ai un peu aidé les dieux !). Et puis, plus tard, lors de notre voyage en Indonésie en 2013, la très charmante et cultivée collaboratrice du Gamesh Bookshop d’Ubud m’avait recommandé le premier roman d’Oka Rusmini : Earth Dance, éditions Lontar – Modern Library of Indonesia, Jakarta, 2011 (l’édition originale en indonésien, Tarian Bumi, date de 2000. La traduction anglaise est de Rani Amboyo et Thomas M. Hunter). Elle m’avait aussi recommandé un autre ouvrage balinais, celui d’un journaliste-écrivain local : Gde Aryantha Soethama : Ordeal by fire, traduction Vern Cork, édit. Arti Foundation, 2008. Je parle des deux ouvrages à la fin d’une note sur Bali datant d’août 2013 et publiée sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 6, Insulinde, intitulée : Bali, île bénie ou île salie ? Mais en réalité je n’ai commenté en détail que le second des deux livres, celui de Soethama. Et j’ai eu tort. Je viens de relire le roman d’Oka Rusmini et je trouve qu’il est très riche et qu’il ne se limite pas à la grande problématique des castes qui semble présente dans toute l’œuvre de cette écrivaine.
 
Oka Rusmini est née à Jakarta d’une famille balinaise. Mais ce que la plupart des biographies omettent de signaler c’est que cette famille était de haute caste, brahmanique. Elle le raconte elle-même dans une interview. Et dit le choc qu’elle a eu lors de la cérémonie de passage à l’état de femme après sa première menstruation, lorsqu’on lui a dit, à ce moment-là, qu’elle ne pouvait épouser qu’un homme de la même caste. Ce qui fait qu’elle-même est entrée en rébellion et que, lorsqu’elle a été en âge de se marier, elle a choisi un Javanais pour époux. Alors elle peut encore voir ses deux parents, dit-elle, mais tout contact avec l’ensemble de sa parentèle sur l’île lui est interdit. Tout ceci pour dire qu’elle sait de quoi elle parle quand elle met en scène dans ses nouvelles ou ses romans des mariages inter-castes. Dans la nouvelle publiée dans la revue Jentayu, Sculpteur d’éternité (traduite par Fanny Thoret Hadiyanto), le sculpteur aveugle est de la caste des brahmanes et sa belle-sœur, ambitieuse et mauvaise, est de la caste des sudras, la caste des gens du commun. Dans la nouvelle publiée dans la Revue Le Banian, la mère de la petite fille « qui avait aidé les dieux » en poussant grand-maman dans le puits est de haute caste et elle a épousé un homme du commun, un architecte, un homme qu’elle aime et c’est elle qui est constamment harcelée et persécutée par sa belle-famille, sa belle-mère, ses belles-sœurs. Et dans le roman Earth dance (Tarian Bumi) on a les deux variantes du mariage inter-caste : Sekar, la mère de l’héroïne Telaga, est fille du commun et a tout fait pour réussir, grâce à son exceptionnelle beauté et son art de la danse, à épouser un Brahmane et Telaga, sa fierté, l’accomplissement de son rêve, va quitter l’état de caste brahmanique pour épouser l’homme qu’elle aime, un sudra
Le roman d’Oka Rusmini est d’abord remarquable par sa composition originale. Il commence par mettre en scène la fille de la troisième génération, Telaga, alors qu’elle est encore enfant. Et puis on passe à sa mère, on raconte sa jeunesse et, dans la suite, on va encore plusieurs fois changer d’époque. Et la romancière fait appel constamment aux dialogues, très vivants, entre mères et filles, entre grand-mère et petite-fille, entre épouses et leurs belles-mères, entre amies et même entre Telaga et sa maîtresse de danse. 
Mais ce qui m’a surtout frappé c’est que ce roman, comme peut-être toute l’œuvre de Rusmini, n’est pas seulement la critique de ce carcan social qu’est l’existence des castes mais qu’il est en même temps un violent manifeste féministe. Car ce n’est jamais l’homme qui souffre d’un mariage inter-castes, c’est toujours la femme : c’est elle qui doit rompre avec sa famille d’origine et c’est elle qui doit faire face à l’hostilité de sa nouvelle famille. Les femmes que décrit Rusmini dans son roman sont toutes différentes mais elles ont quelque chose en commun : elles sont fortes. Alors que les hommes sont volages, violents, superficiels ou transparents ! 
Commençons par Sekar. Elle et sa mère souffrent d’ostracisme parce que le père a fait de la politique, communiste peut-être, a disparu lors de la grande purge au moment de la chute de Soekarno. Parti, emprisonné ou tué, on ne sait pas (on sait que la tuerie a été particulièrement sévère à Bali : on estime qu’on y a massacré de 80000 à 100000 personnes, soit près de 5% de toute la population de l’île à l’époque). Alors la jeune Sekar qui est très belle se fixe, très tôt, un objectif : sortir de son état d’infériorité, cultiver sa beauté, réussir à entrer dans le groupe de danse de son village, devenir la meilleure danseuse de joged, et, lorsque, plus tard, un brahmane se montre attiré par sa beauté, cherche à la toucher lors de la danse, lui donne de l’argent, elle accepte et décide de tout faire pour qu’il l’épouse : et c’est ce qui arrive. Et sa mère la soutient. 
Admirable portrait de la mère de Sekar. Quand sa fille a dix ans et va danser, elle va seule au marché et est attaquée, battue, sévèrement blessée (devient aveugle) et violée par trois hommes. Violence et impunité des hommes ! Et elle se trouve enceinte, veut d’abord se faire avorter, puis renonce, accouche de deux jumelles qui vont s’avérer méchantes (la méchanceté du viol est sur elles). Mais elle remplit son rôle de mère quand même. A sa fille elle dit : je n’ai jamais eu ma place en ce bas monde, mais j’aime la vie. Ma vie a eu des hauts et des bas, elle joue à cache-cache avec moi, elle est pleine de surprises, c’est la beauté de la vie, l’art de la vie. Bien plus tard, quand Sekar est déjà mariée, sa mère est trouvée morte noyée dans la rivière et Sekar qui fait maintenant partie de la caste brahmanique n’a même pas le droit de la toucher. Et, en plus, étant donnée la mort suspecte de sa mère on lui refuse la crémation. 
Sekar a une grande amie, sa seule amie, Kerten, qui ne comprend pas l’ambition folle de Sekar. D’ailleurs elle tient tête à tous les garçons, déteste les hommes, et est amoureuse de son amie. Une scène incroyable que l’on ne doit pas souvent rencontrer dans la littérature indonésienne : Sekar se met nue devant son amie, par amusement, et se met à danser la plus gracieuse de toutes les danses balinaises, une danse qui était réservée dans le temps aux jeunes filles impubères, le legong, Kerten est folle de désir, lui demande de se rhabiller et Sekar ne comprend rien. Kerten aime la « Femme », Kerten est lesbienne et trouve que « la terre serait bien froide s’il n’y avait que les hommes ». 
Quand Sekar entre dans sa nouvelle famille de haute caste elle va constater que tout change : l’alimentation, le langage, le temple. Son nom même. Un nom qui va commencer par Jero et qui va bien marquer qu’elle est une ancienne Sudra, qu’elle n’est plus Sudra, mais qu’elle n’est pas non plus Brahmane. Au fond elle est une « entre-deux ». Il n’empêche que sa mère doit s’adresser à elle maintenant avec respect ! Et puis elle découvre que son mari est un vaurien, un obsédé sexuel, et qui va d’ailleurs mourir assassiné dans un bordel. Mais la belle-mère de Sekar va le lui reprocher, lui dire qu’elle n’a pas pu contrôler son fils aimé, le satisfaire. La belle-mère est de haute caste et a épousé un brahmane pauvre et l’a longtemps dominé. Jusqu’à ce qu’il devienne riche à son tour et se rebiffe. Et a beaucoup d’aventures. Plus tard on apprendra qu’il a même eu une relation homosexuelle. La belle-mère est une femme autoritaire qui défend l’état de caste avec beaucoup de rigidité. Et entre en concurrence avec Sekar dans l’éducation de sa petite-fille Telaga. Mais ta grand-mère, dit Sekar à sa fille, n’a jamais eu de difficultés dans sa vie, elle n’a jamais rencontré le mal, tout a été facile pour elle. Rien à côté de ce que j’ai vécu moi. Mais dans ce que sa grand-mère dit à Telaga à propos des hommes, du mariage, on trouve peut-être, paradoxalement, la raison de son choix ultérieur d’épouser l’homme qu’elle aime. Quoi qu’il arrive. Ce qui n’aurait certainement pas fait plaisir à la grand-mère (mais elle avait déjà disparu à ce moment-là). Ne te marie jamais parce que cela te semble nécessaire, parce que le système t’y force ; épouse un homme qui sera capable de te donner paix, amour et affection, dit-elle à sa petite-fille. Alors qu’elle-même est absolument persuadée qu’il faut préserver l’état aristocratique parce que les traditions sont l’héritage des anciens. 
Quand elle a l’âge on donne à Telaga une maîtresse de danse, Kambren. Le contact entre les deux se fait assez rapidement. Telaga est douée pour la danse et Kambren est encore une forte personnalité qui a refusé de devenir une concubine du Roi mais instruit ses concubines. Et puis Telaga rencontre l’homme qu’elle va aimer. Un homme du commun, mais un homme qu’elle a souvent rencontré car il est peintre et semble très proche de son grand-père. On comprendra plus tard pourquoi. Et les deux amoureux vont tenir tête ensemble et résister à tous ceux qui voudront les empêcher de se marier. La plus terrible opposante sera bien sûr la mère de Telaga, Sekar. Marier Telaga à un membre de la haute caste était le terme ultime de sa quête. Et voilà que Telaga brise son rêve. Elle ne le lui pardonnera jamais. 
Le bonheur de Telaga ne dure pas longtemps. Son mari meurt jeune d’une maladie cardiaque. La voilà obligée de cohabiter avec sa belle-mère, une femme dure aussi, durcie par la vie. Harcelée en plus par sa fille, mal mariée, qui a besoin d’argent. Finalement elle pose une condition à Telaga pour accepter de partager sa vie et ses revenus avec elle : qu’elle accomplisse les rites auxquels elle aurait dû se soumettre lorsqu’elle s’est mariée, les rites de sortie du clan de sa famille d’origine, la sortie de l’état brahmanique. Cela s’appelle : patiwangi. Tant qu’elle ne l’aura pas fait, pense sa belle-mère, elle continuera à apporter le malheur à sa nouvelle famille. Et Telaga qui a une fille à son tour, accepte, le cœur gros. Et l’auteure va décrire cette cérémonie, comme pour montrer une dernière fois toute la cruauté de ces traditions de castes. Telaga se présente à l’entrée de la griya, la propriété de son clan, où elle est mal accueillie. Finalement c’est son grand-père qui la reçoit, avec bienveillance, et accepte qu’elle puisse accomplir les rites devant l’autel du clan. Mais à un moment donné de la cérémonie elle doit se coucher par-terre et c’est une femme, une ancêtre, qui doit lui mettre le pied sur la tête. Pour tuer son nom, la personne de haute caste qu’elle était. Telaga voudrait que ce soit sa mère, la supplie à travers la porte. La porte reste fermée. Et finalement c’est la vieille la plus hostile du clan qui va lui écraser la tête de son pied ! 
Le portrait que l’auteure fait de Sekar, la mère de Telaga, peut paraître dur, froid. Mais il est plus complexe que cela. Quand elle était petite elle s’est montrée rusée : après la violence faite à sa mère les gens du marché ont pitié d’elle et lui donnent des cadeaux. Lorsqu’elle comprend que cela peut rapporter elle feint encore plus de chagrin et de douleur. Lorsqu’elle danse le joged, une danse de séduction, et que l’homme de haute caste, celui-là même qu’elle va épouser plus tard, la touche et lui fait encore des cadeaux elle accepte les deux. Elle a une idée fixe : se sortir de son état. Et elle sait comment faire et elle le fait. Mais elle aime profondément sa mère et sa mort est une douleur terrible pour elle. Et elle aime aussi son amie, celle qui aime les femmes. Et elle aime passionnément sa fille. Mais, une fois sa belle-mère disparue, c’est elle qui devient la gardienne de la tradition. Jusqu’à se buter. Je crois que c’est une autre leçon que Rusmini veut donner ici : les femmes sont les seules véritables victimes de ce carcan social que sont les castes, mais ce sont aussi les femmes qui sont les principales responsables de la transmission des traditions qui le supportent.