Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Mon capitaine Moinet

A A A

(les officiers et la République, la fin de la guerre d'Algérie, le drame des harkis)

Au début du mois de juin Annie qui adore, je ne sais pourquoi, parcourir les annonces nécrologiques du Monde, me dit : il y a un Bernard Moinet, ancien officier, qui est mort. Ce ne serait pas ton capitaine Moinet du 9ème Hussards ? Le capitaine Moinet c’était le chef de mon escadron à Rochambeau en Algérie qu’Annie a bien connu elle aussi puisqu’il m’avait dit quand il a su que j’étais marié : faites venir votre épouse. C’est bien. Cela montrera aux pieds noirs comme aux Algériens qu’on y croit à l’Algérie française. Moi je m’en foutais un peu de l’Algérie française mais du moment que cela me permettait de faire venir mon Annie je n’ai pas hésité. Je raconte tout cela dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque à propos de Claude Simon, ses guerres et ma guerre à moi. Annie a déjeuné avec nous au mess des officiers et se souvient de la haute tenue des conversations que l’on y tenait (le capitaine était sorti major de sa promo de St. Cyr, il y avait un autre lieutenant plutôt brillant, St. Cyrien lui aussi, et quatre sous-lieutenants du contingent : deux Centraliens, un Sciences Po préparant l’ENA et un instituteur). Et elle n’avait pas été choquée de l’inscription cavalière traditionnelle qui ornait nos murs : Par St. Georges, à nos chevaux, à nos femmes, à ceux qui les montent ! Mais moi je n’y ai passé que moins de six mois au 9ème Hussards, alors que mon camarade de promo, Guasco, y a passé le reste de son service militaire, 22 mois après les 6 mois de Saumur, et l’a bien mieux connu, le capitaine si fringuant, Bernard Moinet. C’est lui qui m’avait d’ailleurs raconté une fois que Moinet avait témoigné au procès Salan et qu’il a eu des problèmes avec sa hiérarchie militaire. Alors j’étais un peu inquiet, me demandant s’il avait été plus loin, appuyant le putsch des Généraux, ou même devenant membre de l’OAS. Alors j’ai appelé l’ami Guasco.
Il m’a d’abord confirmé que c’était bien le capitaine Moinet qui était mort, qu’il était resté en contact avec lui, qu’il avait effectivement témoigné au procès Salan sans avoir jamais participé à l’OAS et alors que le Ministre de la guerre avait interdit aux officiers d’active de le faire, avait été arrêté après sa sortie du Tribunal et qu’il avait démissionné de l’Armée peu après, qu’il était entré dans la vie civile tout en devenant écrivain prolixe et brillant conférencier. J’ai d’ailleurs eu confirmation de ce que Guasco m’avait dit, en surfant sur le net. Net sur lequel je trouve toute une liste de livres écrits par Moinet, dont L’Opium rouge, Ahmed, connais pas et Journal d’une Agonie.
Et puis, n’y pensant plus, la semaine d’après, me trouvant à Paris, je décide de revoir deux anciens libraires-antiquaires de la rue du Cherche-Midi, dont je suis un vieux client, la Librarie L’Intersigne, dont le propriétaire M. Marchiset, a été à un moment donné Président de l’Association des Libraires-Antiquaires, et avec qui j’ai discuté de l’avenir de cette activité aujourd’hui en péril, et la Librairie Michèle Dhennequin, spécialisée dans les anciennes colonies françaises et dont la propriétaire, Michèle Dhennequin, qui a près de 80 ans, est toujours sur la brèche (aura-t-elle un successeur un jour ?). L’Afrique et l’Afrique du Nord ne m’intéressent plus tellement aujourd’hui, lui ai-je dit, mais je vais quand même jeter un coup d’œil sur vos rayons Asie. Je monte sur son escabeau. Et puis que vois-je ? L’Opium Rouge par Bernard Moinet aux Editions France-Empire, 1982, avec une longue dédicace manuscrite à l’historien Alain Decaux. Ce livre m’intéresse, je vous le prends, dis-je à Michèle Dhennequin, c’était mon capitaine en Algérie. Je crois qu’il s’est beaucoup intéressé au sort des harkis après la guerre d’Algérie. Oui, me dit-elle, j’avais le livre qu’il avait écrit sur ce sujet : Ahmed, connais pas… Mais cela fait un moment que je ne le vois plus. Mais si cela vous intéresse je vais le noter. Et elle écrit une fiche. Je suis de la vieille école, dit-elle encore. Les fiches manuscrites, vous savez, cela marche très bien. Et, effectivement un mois plus tard elle me l’a envoyé : Ahmed, connais pas… Le calvaire des Harkis, 1989, édition Athanor, Paris (dédicacée au Président de l’ADELF).
C’est donc d’abord L’Opium rouge que j’ai lu. Et encore, j’ai dû attendre qu’Annie l’ait fini : elle avait mis la main dessus et ne le lâchait plus. C’est que Bernard Moinet, on en a convenu tous les deux, avait un vrai don d’écrivain. Les marches de nuit dans la jungle, le danger omniprésent, les embuscades et les mines des Viets, tout ceci était rendu avec beaucoup de réalisme. On est pris par la vivacité du récit. Le roman est en grande partie autobiographique. Moinet, à sa sortie de St. Cyr, avait été envoyé dans le nord du Laos, une région qui fait partie du fameux triangle d’or. Il s’y trouvait au milieu de populations thaï, avec des supplétifs thaï, mais aussi d’autres ethnies qu’il décrit souvent avec beaucoup d’empathie, surtout ceux qui tiennent la montagne, à la frontière du Vietnam, les Méo. Les Viets qui semblent déjà contrôler une partie du nord de l’Annam, viennent y chercher les fameux pavots pour pouvoir les vendre et s’approvisionner avec le résultat des ventes en armes et munitions. Moinet cherche à leur rendre la tâche plus difficile en parcourant lui-même le territoire la nuit, organisant lui-même des embuscades, essayant de mettre la population locale de son côté, créant des centres d’auto-défense. Il a certaines réussites comme la prise d’une femme, une commissaire politique, avec le grade de commandant, qui était venue dans la zone transmettre les ordres de l’Etat-Major Viet à une dizaine d’officiers, et qu’il essaye de faire parler. Nièce de l’Empereur Bao Dai, elle avait été à la Cour de Hué, avait fait philo au Lycée de Saigon. Elle avait quitté la Cour parce qu’elle était dégoûtée de la vie qu’on y menait, et a choisi le Vietminh pour deux raisons : les communistes étaient pour la libération de la femme, ce qu’elle souhaitait ardemment, et ils étaient les seuls dans le monde qui pouvaient aider les Vietnamiens à obtenir leur indépendance. Si Moinet avait un peu mieux écouté cette Keo Ou Don, nièce de Bao Dai, il aurait peut-être mieux compris aussi bien les Vietnamiens que plus tard les Algériens. Compris qu’à la base toutes ces populations ou au moins leurs élites, voulaient d’abord être maîtres de leur destin. Et que c’est à cause de cela qu’elles se sont mises dans les bras du communisme. Un communisme qui, plus tard, au Vietnam du moins, allait les tenir de sa main dictatoriale jusqu’à aujourd’hui (et qui en Algérie allait avoir d’autres conséquences : la formation des élites dans les pays communistes pendant la guerre, les coopérants complètement inefficaces et nocifs après la guerre et une économie planifiée imposée à un pays qui, dans un système plus libéral, aurait pu vivre un véritable boom économique).
Mais Moinet ne voyait que le communisme. Il en était fasciné. Quand il décrit l’assaut de leur campement pendant plusieurs jours et nuits, vague après vague, je me suis rappelé ce qu’il nous racontait au mess des officiers à Rochambeau sur les hauts-plateaux de l’Oranais. Ils montaient vague après vague à Dien Bien Phu, les vivants passant sur les morts. Et je crois me souvenir qu’il a employé le mot efficacité. Un mot qui nous scandalisait au contraire. Mais dans la jungle du Nord-Laos il découvrait, il est vrai, d’autres signes de cette efficacité. La formidable organisation militaire, la propagande, les commissaires politiques, les punitions pour toute faute, tout échec, tout recul, les journaux que les hommes devaient tenir et l’incroyable système des auto-confessions dont on trouvait trace dans les paquetages des morts et des blessés.
L’Opium rouge commence également à mettre en évidence l’incompréhension qui règne entre l’Armée et la société civile de Métropole. Quand Keo Ou Don lui révèle que l’Union des Femmes françaises les soutient, leur envoie de l’argent et qu’avec cet argent ils achètent des armes, il est terriblement choqué. Quelle trahison ! se dit-il. Et on le comprend. Il n’empêche que je crois qu’à la base les officiers de sa classe étaient trop coupés de la société réelle. C’était en tout cas mon impression quand je l’entendais parler à Rochambeau. Il leur a été impossible de comprendre que des Français s’opposent à la guerre d’Algérie et soient pour l’Indépendance. Je crois, mais je puis me tromper, que cette incompréhension vient de plus loin. De la IIIème République, de l’affaire Dreyfus, de la méfiance constante des militaires depuis la fin du deuxième Empire, depuis la Commune, devant tout ce qui est organisé, syndicats, démocratie, ouvriers, de gauche. On l’a vu avec Pétain. Ses lois antisémites, sa mise en ordre de tous les corps constitués, sa persécution des communistes, des francs-maçons, le retour aux valeurs du catholicisme et de la famille, etc. La défaite de 40 devenait une punition divine. Il fallait purifier la France après tous les péchés qu’elle avait commis. L’Américain Ernest May qui a réalisé une énorme étude extrêmement fouillée de la honteuse et incompréhensible défaite de 40 décrit la mentalité des hauts gradés français de l’époque (voir Ernest R. May : Strange Victory – Hitler’s Conquest of France, édit. Hill and Wang, New-York, 2000) : la plupart des officiers étaient d’abord loyaux envers l’Armée, dit May. Beaucoup d’entre eux ne s’étaient jamais réconciliés avec la République parlementaire qui était née après la guerre de 1870-71. Ils auraient préféré une monarchie et une Eglise catholique dominante. Ils étaient restés anti-Dreyfusards. Ils pensaient que même si Dreyfus était innocent il aurait mieux valu le laisser au bagne que de faire tomber l’opprobre sur l’Armée. Les journalistes et politiciens qui avaient soulevé l’affaire ont agi contre les intérêts de la France, pensaient-ils. Leur héros était Foch qui s’était toujours opposé aux politiciens même à Clémenceau. Et Weygand était considéré comme l’héritier de Foch. Gamelin, lui, était l’héritier de Joffre (le vrai vainqueur de la guerre de 14 et Gamelin était alors son adjoint). Joffre était le seul à se proclamer républicain et athée et regretter publiquement la condamnation de Dreyfus. En privé Gamelin était aussi monarchiste que Weygand et aussi catholique que lui mais en public il n’affichait jamais ses opinions et cherchait à établir les meilleures relations possibles avec les politiciens. Ce qui lui valait l’inimitié de tous les officiers de la clique Weygand-Pétain. Et quand Reynaud décide à la dernière minute, le 20 mai 1940, de remplacer Gamelin par Weygand rappelé du Liban, tout l’establishment militaire français s’en réjouit… Pas pour longtemps !
Toute cette histoire de désamour ente les élites de l’Armée et la République est bien plus complexe que cela. L’historien américain Robert O. Paxton, grand spécialiste du fascisme (et du fascisme français), avait soutenu une thèse en histoire en 1963, publiée aux Etats-Unis en 1966 et en 2004 seulement en France ! Voir : Robert O. Paxton : L’Armée de Vichy – Le corps des officiers français 1940 – 1944, édit. Tallandier, Paris 2004. Il y démontre que pratiquement la totalité des officiers français sont restés fidèles à Pétain même si ceux stationnés en Afrique du Nord ont participé plus tard aux Forces françaises libres (et en ont même constitué l’ossature) une fois que les forces alliées y avaient débarqué (deux des quatre maréchaux de France, Juin et de Lattre, sont des officiers de l’armée de Vichy, dit Paxton). Dans son introduction Paxton évoque toute l’histoire compliquée des relations des chefs de l’armée avec le pouvoir. De l’identification des milieux des officiers avec ceux de la bourgeoisie conservatrice, de l’auto-reproduction de ces officiers (officiers fils d’officiers), de l’anti-militarisme de la gauche républicaine, des controverses de l’introduction du service militaire généralisé, etc. 
J’arrête là. J’y reviendrai quand je parlerai de l’autre livre de Moinet et de l’Algérie. Je crois en tout cas que si certains officiers supérieurs de l’Armée n’étaient aussi coupés de la société française ils ne se seraient jamais lancés ni dans le putsch des généraux ni dans l’OAS, sachant que le contingent ne les suivrait pas dans la première de ces aventures et l’opinion française majoritaire dans aucune des deux.
La fin du roman est moins bien réussie. D’abord il est moins bon écrivain quand il veut se lancer dans l’érotique (l’indigène amoureuse de l’officier). Ensuite le fait d’armes raté qu’il raconte (la descente d’un rapide sur des radeaux avec pour but d’aller dynamiter un barrage en terre vietminh), s’il était avéré, ne serait guère à son avantage : initiative prise à l’insu du commandement suprême, beaucoup trop risquée et qui entraîne un bien trop grand nombre de morts et de prisonniers (et dont il est bien évidemment responsable). Enfin l’histoire qu’il introduit encore à la fin, le sacrifice de l’indigène amoureuse pour le délivrer du camp de prisonniers, sacrifice inutile puisqu’avant le combat il a changé ses papiers d’identité avec un sous-officier du groupe et que lui-même n’est pas prisonnier, semble plutôt rocambolesque (la fille est bien sûr arrêtée, torturée et tuée). Par contre ce qu’il raconte sur la façon inhumaine dont les Vietminh traitent les prisonniers français est probablement et tristement vrai.
Bernard Moinet n’est pas très tendre non plus avec le commandement suprême. D’ailleurs Dien Bien Phu allait bientôt montrer les erreurs de l’Etat-Major de Saigon. Revenu gravement blessé en France il est choqué par l’incompréhension de ses proches, bourgeois lyonnais (sa fiancée l’a quitté). Il avait écrit ce livre qui relate des événements qui ont pris place entre 1948 et 51 une première fois en 1966 « sous forme de roman », dit-il, puis l’a repris en 1982, « sous forme, cette fois, de récit personnel » en indiquant les vrais noms des personnages (dont le sien) et avec une nouvelle introduction : « Lorsque j’arrivai en Indochine, Mao Tsé-toung était au pouvoir depuis quelques mois. Le Viet Minh, alimenté et équipé par lui, multipliait ses offensives. La majorité de la presse française soutenait passionnément la propagande ennemie. Nous embarquions, presque en cachette, sur les quais les plus reculés du port de Marseille, dont les murs étaient couverts de graffiti et de slogans exigeant l’arrêt des combats et glorifiant les Viets ». Et plus loin : « Nous étions cinq à prendre nos repas ensemble, pendant la traversée. Cinq de la même promotion de Saint Cyr : trois ont été tués, le quatrième est rentré avec une jambe en moins ».
Voilà quelque chose que l’on oublie quand on critique l’Armée : c’est une des rares professions où l’on est payé pour risquer sa vie. Le mois dernier j’ai regardé le défilé du 14 juillet à la télé. L’Armée, nous a-t-on rappelé, depuis son engagement en Afghanistan, a déjà perdu 83 soldats. Le risque de perdre sa vie a beau faire partie du métier il est difficile de l’accepter quand on se rend compte que le sacrifice est inutile. Fallait-il dire à l’Armée dès le départ que l’on ne garderait ni l’Indochine ni l’Algérie ? Impossible. Les hommes politiques au pouvoir ne le savaient pas eux-mêmes. En tout cas au début. Et puis ensuite ils lui ont menti. Ils étaient obligés de mentir. Mais quand c’est de Gaulle lui-même qui lui ment, à l’Armée, et que la fin est une vraie débâcle (c’est le sujet d’un autre livre de Moinet, Journal d’une agonie), que cela se termine dans la désorganisation la plus totale (côté FLN), dans les tueries d’Oran et d’ailleurs, dans l’exode de 800000 pieds noirs et dans le massacre sous les tortures de 100000 harkis (sans compter la façon honteuse dont on a reçu ceux qui ont pu regagner la France), on comprend que la colère et le dégoût deviennent extrêmes. C’est le sujet de l’autre livre : Ahmed, connais pas…

Le régiment du 9ème Hussards était installé dans le triangle Rochambeau - Tenira – Le Tellagh, au sud de Sidi Bel-Abbès, sur les plateaux de l’Oranais. Le deuxième escadron auquel j’étais affecté et que commandait le capitaine Moinet se trouvait à Rochambeau. J’y suis arrivé au milieu du mois d’avril 1960, venant de Saumur, après une courte permission due à la naissance le 27 mars de Francine, et après avoir passé une semaine d’« action psychologique » à Arzew près d’Oran. En réalité je ne suis pas resté longtemps sous ses ordres directs. Il n’y avait plus de commandement de peloton de disponible. J’étais donc en surnombre et quand le régiment a été chargé d’organiser une formation de harkis, j’ai été muté dans une ferme isolée du côté du Telagh au milieu du mois de juin. Et en septembre, hallelujah, comme je l’ai raconté ailleurs, j’ai été muté à la Section Technique de l’Armée (Aubervilliers – Reggane). Mais il ne fallait pas longtemps pour bien le connaître, le capitaine Moinet. Un homme brillant (major de Saint Cyr, puis Saumur et Ecole d’Etat-major, admissible à l’Ecole de Guerre, beaux états de service en Indochine), jovial, dynamique, fervent, profondément convaincu du bien-fondé de sa mission et de sa réussite. Personnellement j’étais bien plus sceptique en ce qui concernait l’avenir de l’Algérie française. Il faut dire que je lisais Le Monde, France-Observateur et L’Express. Et que tous ces journaux défendaient l’indépendance de l’Algérie et parlaient, déjà, de la torture. Alors qu’en Algérie je n’en entendais pas parler, de la torture, j’avais déjà lu le livre d’Alleg qui avait paru dès 1958 (voir Henri Alleg : La Question, édit. Les Editions de Minuit, Paris, 1958). En tout cas mes premières impressions sur place n’ont fait que renforcer mes opinions. Il y avait encore autre chose qui me gênait c’était l’esprit de caste des officiers de cavalerie. Voilà ce que j’écris dans mon Voyage : J'ai rejoint mon régiment alors qu'il était en opération, sous une pluie battante, sur les flancs d'une montagne boueuse. Mais une fois de plus, les officiers étaient les officiers. Bien au sec et au chaud, un brasero au milieu, ils jouaient au bridge et buvaient du whisky avant qu'on leur serve le dîner, dans une immense tente d'état-major. Les hommes de troupe, les gradés et les sous-officiers se débrouillaient comme ils pouvaient dans leurs petites tentes qui prenaient l'eau, et où ils grelottaient de froid. Le capitaine me jaugeait avec un petit sourire. Je ne devais pas correspondre exactement à ce qu'il souhaitait. J'ai toujours eu beaucoup de mal à prendre un air martial et à avoir une tenue boutonnée.
Dans l’autre livre du capitaine Moinet que j’ai pu lire grâce à Michèle Dhennequin (voir : Bernard Moinet : Ahmed, connais pas… Le Calvaire des Harkis, édit. Athanor, Paris, 1989) il commence par évoquer deux attentats horribles qui avaient endeuillé la région, celui de la ferme des Rodriguez, en juin 1956 (tracteur explosé, Rodriguez la gorge tranchée, bras et jambe coupés à la hache, sa femme ventre ouvert et brûlée en même temps que toute la ferme) et puis celui des Garcia, en juillet 1958 (ferme brûlée avec tous les animaux attachés à l’intérieur, chevaux, vaches moutons, chien, ainsi que le père Garcia, attaché à une poutre, et son fils de 13 ans, mutilé, la femme un peu plus loin, corps découpé à la hache, le gardien arabe, les yeux énucléés et le sexe coupé, et même la fille de 15 ans violée et étranglée). Garcia avait proclamé publiquement qu’il ne payerait jamais « l’impôt fellagha » ! Moi j’ignorais ces brillants faits d’armes quand je suis arrivé en 1960. Sinon je n’aurais jamais envisagé l’installation ultérieure d’Annie à Rochambeau. D’ailleurs on m’assurait que tout y était calme, que l’on pouvait circuler sans danger, même si on murmurait que le fermier chez lequel j’avais loué une chambre provisoire pour Annie, le payait très probablement, ce fameux impôt fellagha. Et qu’un officier SAS (Section administrative spécialisée) m’assurait que s’il n’y avait plus d’activité militaire visible dans la région, l’activité politique, même, et surtout, dans les camps de regroupement des douars abandonnés, battait son plein. Personnellement je n’ai participé qu’à deux campagnes avec le deuxième escadron, celle qui était en cours au moment de mon arrivée et, un peu plus tard, une tentative d’encerclement d’un groupe d’une trentaine de « fellouzes » par notre régiment et quelques autres unités (la Légion de Sidi Bel-Abbès), tentative qui a brillamment échoué. En février 1961, dit le capitaine Moinet, il n’y avait plus dans l’Oranais, que 500 fellaghas, ne disposant plus que de deux fusils-mitrailleurs et, en grande partie, réfugiés au sud des hauts-plateaux, dans le Tazenaga, région vallonnée et boisée du Moyen Atlas. L’Armée française avait bien gagné la guerre, même si la situation dans l’Oranais était bien plus favorable que dans le reste du pays. Mais il est vrai que les barrages établis le long des frontières du Maroc et de la Tunisie étaient relativement étanches. Et que, lorsque le FLN a porté la guerre dans les villes, là aussi, du moins à Alger, l’Armée a gagné la partie, même si elle a usé largement de la torture pour arriver à ses fins. On peut donc comprendre sa frustration quand, plus tard, elle devra accepter la victoire du FLN. Mais j’anticipe.
Si, en ce début de l’année 1961, il n’y a plus que 500 fellaghas, dit Moinet, il y a, d’un autre côté, 25000 harkis dans la seule région de l’Oranais. Car ce livre c’est avant tout le livre du drame des harkis. Le héros malheureux en est Ahmed Larabi. La famille Larabi travaillait pour les Rodriguez, tout en ayant leur propre exploitation agricole. Le père Larabi avait été tirailleur algérien et portait fièrement ses décorations jusqu’à ce que le FLN le lui interdise. Ahmed avait été sélectionné en juillet 1958 par l’officier SAS de Rochambeau et le capitaine Moinet pour rejoindre l’Ecole de Cadres de Cherchell. Il s’agissait d’un programme appelé alors Jeunes Bâtisseurs de l’Algérie française. C’est à la suite de cette expérience, raconte Moinet, qu’Ahmed s’est engagé comme harki. Une harka rattachée au 2ème escadron du 9ème Hussards. Les harkis étaient des supplétifs de l’Armée française. Si je reprends cette histoire c’est pour montrer que c’est en grande partie l’Armée, c'est-à-dire la France, qui les a entraînés dans cette aventure. Et que la responsabilité de la France en a été d’autant plus lourde en les abandonnant au moment de l’Indépendance !
Moi je ne me souviens pas de cette harka dont le sort était à ce point lié au 2ème escadron. D’ailleurs je ne savais pas grand-chose sur ces harkis alors même que j’ai été chargé, pendant près de trois mois, de les former (un groupe d’une vingtaine toutes les trois semaines). Il faut dire que je n’avais pas beaucoup de contact direct avec eux. Aucun ne parlait le français. Ils n’avaient pas l’air d’être très évolués. Tout passait par trois brigadiers et un maréchal des logis arabes (en fait deux brigadiers étaient kabyles). D’où venaient-ils ? Certains, pas tous, avaient été fellaghas et faits prisonniers. Et au camp on avait dû leur dire : vous avez le choix, soit croupir dans ce camp, soit vous engager avec nous. Je me souviens seulement d’un grand escogriffe qui avait, paraît-il, descendu un avion français, un T6. Je leur faisais faire des exercices de tirs au fusil (en gueulant : « hèll la culasse » s’ils oubliaient d’ouvrir la culasse pour éjecter la cartouche), de tirs au PM (Pistolet mitrailleur), de lancer de grenades. Le reste je ne sais plus. Probablement comme on amuse tous les pioupious, des démontages et remontages d’armes, des marches cadencées et des Présentez armes ! Ah oui, et une marche de nuit (j’étais assez inconscient à l’époque).
Mais revenons aux Larabi. Le père est quand même forcé de payer la contribution de guerre aux fellaghas. Et le fils aîné va même s’engager avec eux avant de déserter et de venir s’engager dans la même harka que son frère Ahmed. Celui-ci va devenir l’un des chefs de la harka, participant avec elle à de nombreuses opérations, se distingue par de brillants faits d’armes et est décoré à plusieurs reprises.
Et puis on arrive à l’année 1962. Moinet est éloigné, muté à l’Etat-Major du Corps d’Armée. Le deuxième escadron quitte Rochambeau, rejoint Oran. La harka est détachée de l’escadron, déplacée à Magenta. Et puis se déroule cette scène, la première de toutes ces scènes lamentables qui vont suivre : le désarmement de la harka. C’est en février 1962. D’abord l’aspirant qui commande la harka est convoqué au PC du secteur. Un capitaine lui ordonne de désarmer ses harkis. L’aspirant se rebiffe, obtient un sursis, moment de répit. Le lendemain il a la visite d’un général qui l’emmène à nouveau au PC, le neutralise. Pendant ce temps, un groupe de véhicules armés arrive à Magenta. Un adjudant venu du Maroc muni d’un ordre du colonel exige qu’on rassemble la harka sans leurs armes. Il parle arabe, leur tient un long discours. Pendant ce temps-là un sergent et une dizaine d’hommes se glissent dans les baraquements, neutralisent un malade qui s’y trouve et embarquent la totalité des armes et des munitions. En quelques minutes tout est chargé dans un véhicule garé à l’arrière. Le sergent fait un signe à l’adjudant. Celui-ci s’arrête de pérorer et annonce aux harkis : « Maintenant c’est fini. La guerre est finie pour vous. Vous êtes désarmés et libres ». Les harkis se précipitent dans leur cantonnement, délivrent le malade bâillonné et se rendent compte du désastre. Tous sont profondément écoeurés et les cinq gars du contingent qui sont avec eux, dit Moinet, encore plus que les harkis. On les comprend.
Puis des officiers leur font croire que ceux qui choisissent la France pourront être rapatriés avec l’Armée. Ils font le siège de l’Etat-Major pour obtenir leurs papiers. On les fait lanterner. On est en mars, puis avril. La fuite éperdue des harkis qui se doutent bien de ce qui sera leur sort s’ils restent, commence. Ceux de la harka de Rochambeau rejoignent Oran, collent au 9ème Hussards. Puis ordre est donné au régiment d’embarquer. Des officiers arrivent à convaincre le colonel d’emmener les harkis. Finalement ils sont 40. On les habille de treillis et on les cache dans des GMC. Juste avant que le bateau quitte les quais arrive un petit groupe d’officiers de la Sûreté militaire accompagnés d’un délégué FLN. Ils tendent au colonel un télégramme daté du 16 mai 1962 et signé du Ministre d’Etat Louis Joxe : « Toutes initiatives individuelles tendant à installation métropole Français musulmans sont strictement interdites ». Le colonel, imperturbable, déclare : « cela ne nous concerne pas. Nous n’avons plus de supplétifs à notre régiment ». C’est alors que le délégué FLN suggère d’aller voir les GMC du pont supérieur. Ils sont vides. Les officiers ont transféré les harkis dans la cale. Mais personne ne se fait d’illusions. Ce n’est que partie remise. Le départ du bateau est retardé. Et demain il sera visité à fond. Donc on débarque les harkis qui se dispersent.
Ils se dispersent mais seront tous rattrapés. Mis dans un camp. Et le carnage commence. Ceux qui sont massacrés en premier ont bien de la chance. Car après ce seront les tortures les plus horribles qui commenceront. Le capitaine Moinet les décrit en détail. Je n’ai pas le courage de les reprendre ici. Dans ce domaine l’imagination humaine n’a pas de limite. On aimerait bien que tout ceci ne soit qu’invention, que rumeurs, que légendes. Hélas, le livre montre plusieurs photos de cadavres mutilés et on en trouve d’autres, bien plus horribles, sur le net. Et de toute façon, même si seulement la moitié des faits rapportés était vraie, cela resterait encore insupportable. Plus de 100000 « Français musulmans », dit Moinet, ont subi ce sort. Le film Harkis d’Alain Tasma (avec Smaïn) tourné en 2006 et qui vient de repasser sur Arte donne un chiffre compris entre 50000 et 80000.
En ce moment on « célèbre » le cinquantenaire de ces événements. Il serait temps, me semble-t-il, que l’on nous donne une relation objective de ce qui s’est passé à Evian. Pourquoi n’a-t-on pas prévu une passation des pouvoirs plus contrôlée, moins brutale, plus progressive ? Pourquoi n’avoir pas mieux protégé les droits des pieds noirs ? J’ai lu quelque part que même le FLN était surpris du départ massif de la population européenne et qu’il avait escompté que 40% des pieds noirs pourraient rester dans une Algérie indépendante. Il n’y a qu’à voir comment la transition a été organisée en Afrique du Sud avec Mandela et de Clerk ! Moinet décrit en détail ce qui s’est passé à Oran le jour de l’Indépendance. Le déferlement de la violence sur la ville. Qui s’est soldé par la disparition de plus de 2500 personnes, dit-il, dont on n’a jamais retrouvé trace. Et le colonel Katz (surnommé plus tard le Boucher d’Oran) a interdit à toutes les garnisons de la ville d’en sortir. Moinet en a fait un livre : Journal d’une agonie – Oran juillet 1962. Et pourquoi n’avoir pas mieux protégé les harkis ? Ne leur devait-on pas protection, à eux qui avaient choisi la France ? Ne pouvait-on pas prédire ce qui leur arriverait ?
Alors, bien sûr, on ne peut pas tout mettre sur le dos du seul Général de Gaulle. Il y a d’autres éléments qui ont joué et qui contribué au chaos. D’abord l’OAS, une opération absurde, suicidaire. Moinet n’a pas l’air de la condamner explicitement. Il a l’air de comprendre. Et il a tellement la haine de de Gaulle qu’il a même tenu des discours sur la tombe de Bastien-Thiry qu’il a publiés sous le titre : L'X en croix : Allocutions prononcées par le Colonel Bernard Moinet sur la tombe du Colonel Bastien-Thiry. Mais il est évident que l’OAS n’a fait qu’augmenter la haine entre communautés par ses attentats ciblés. Et puis il y a la désunion des chefs du FLN. Bagarres entre chefs de willayas à l’intérieur, concurrence entre l’Armée de l’extérieur et celle des maquis, concurrence entre chefs de l’extérieur. Des combats de chefs qui ont d’ailleurs perduré plus tard. Et qui ont durablement entravé le développement du pays (en plus des autres causes : oligarchie, idéologie communiste, concussion, etc.). Mon frère Pierre qui aime bien rendre visite de temps en temps sur le net à l’ami de Plantu, le dessinateur Diem, du journal Liberté d'Alger, m’a fait parvenir quelques dessins de Diem publiés à l’occasion de ce fameux cinquantenaire. L’un d’eux est bien significatif : on voit les traces d’un bonhomme décrivant un grand cercle dans le sable pour revenir à son point de départ et la légende dit : quel chemin nous avons parcouru depuis l’Indépendance !
Mais revenons à nos harkis. Ahmed Larabi réussit une évasion miraculeuse du camp où il est prisonnier et l’un des derniers survivants. Il est sauvé par une infirmière française qui passait par là et ramené et caché à l’hôpital à Alger. L’infirmière va même chercher son fils dans la famille de sa femme dans le sud aux confins des hauts-plateaux de l’Oranie. Car Ahmed s’était marié avec une fille du Sud (là où commencent l’alpha et les chotts), elle lui avait donné un fils, était à nouveau enceinte en 1962, mais sera violée par une bande de fellaghas, torturée et mise à mort comme femme de harki (on l’apprendra plus tard). Toute cette opération de sauvetage d’Ahmed et de son fils (car l’infirmière arrive à les faire passer en France cachés dans un conteneur médical et ils seront réceptionnés à Marseille par une autre infirmière) paraît un peu romanesque et peu vraisemblable. Mais pourtant celui que Moinet appelle Ahmed Larabi existe puisqu’on trouve une photo de lui dans son livre (et même une photo de sa femme Aïcha). Et puis peu importe. L’important c’est que l’on puisse ainsi continuer de raconter l’histoire de ceux des harkis qui ont réussi malgré tout à rejoindre la métropole mais que la France continue à traiter aussi mal. Le film Harkis mentionné plus haut parle de 90000 harkis réfugiés en France dont la grande majorité ont été maintenus dans des camps et dont certains y sont restés près de 25 ans !
Ahmed Larabi est réceptionné à Toulon en septembre 1962 par une autre infirmière qui l’héberge avec son fils Boualem qui a 5 ans. Il cherche d’abord du travail à Marseille mais se rend compte bien vite qu’il n’y a pas de travail pour les anciens harkis. Le FLN y veille. Et puis, de toute façon, il n’a pas de papiers. L’infirmière le fait entrer en octobre 62 dans le camp de Rivesaltes près de Perpignan d’où on dispatche les harkis vers d’autres camps. En novembre 62 il est envoyé au camp de St. Maurice l’Ardoise près d’Orange. Le camp était prévu pour 300 personnes. Il va bientôt en contenir 5000. Mais le commandant du camp est un bon. Dévoué, entêté, volontaire, malgré le peu d’aide qu’il reçoit des autorités. Mais, dès décembre 1962, un cousin entraîne Ahmed dans le Nord à Tourcoing où des gens dévoués font tout ce qu’ils peuvent pour aider les harkis (toujours des initiatives individuelles, un certain M. Michel). Moinet qui dans le livre s’appelle Venaud, se trouve lui aussi dans le Nord. C’est en juin 1963 seulement qu’il apprend quel a été le sort horrible de sa harka de Rochambeau. C’est à ce moment-là qu’il démissionne de l’Armée.
En 1965 on retrouve Ahmed à Roubaix, en 1970 il est au chômage, rejoint Paris, travaille dans une petite menuiserie, puis, à nouveau chômeur, rejoint St. Etienne en 1973 pour y travailler comme mineur… mais l’intérêt du livre de Bernard Moinet ne réside évidemment pas dans la vie d’Ahmed ni de celle de son fils (qui étudie le droit et devient journaliste), mais dans la description des innombrables difficultés que rencontrent en France les harkis qui ont réussi à s’y réfugier. Et tout particulièrement ceux qui ont pu échapper aux camps.
C’est d’abord la haine du FLN qui les poursuit. Un FLN qui est parfaitement installé en France dans le milieu des immigrés algériens (en tout cas au cours des années qui succèdent directement à celle de l’Indépendance). Et qui est soutenu, du moins d’après Moinet, par le Parti communiste et la CGT. Ce qui se traduit d’abord par la difficulté de trouver du travail, dans le Nord aussi bien qu’à Marseille (la CGT cherche à bloquer les embauches des anciens harkis et même s’ils sont embauchés ils se heurtent souvent encore dans l’atelier même à l’hostilité des autres Algériens). Mais, dans certains cas, cela peut aller plus loin : risque d’élimination physique. Moinet cite de nombreux cas. Ahmed lui-même se heurte à Paris à des individus extrêmement violents. Il s’arme, tue un homme, est arrêté, puis acquitté grâce à un témoignage passionné de Moinet, mais liquidé peu de temps après sa libération par des hommes de main du FLN. La même haine des autorités algériennes à l’encontre des anciens « traitres » les empêche de revenir en Algérie pour revoir leur famille (certains qui l’ont tenté ne sont jamais revenus), de récupérer les enfants qu’ils ont encore, qui sont restés au pays et qui y sont retenus et empêche même leurs enfants nés en France (qui resteront toute leur vie « enfants de harkis ») de retourner visiter le pays de leurs parents et renouer un contact avec leurs familles.
L’autre grande difficulté et aussi la grande déception de ces hommes qui avaient choisi la France ou, du moins, lui ont fait confiance, c’est le désintérêt total des autorités à leur égard. On peut même aller plus loin, c’est du moins l’opinion de Moinet, on ne veut surtout pas qu’ils se fassent remarquer, qu’ils gênent nos relations déjà suffisamment difficiles, avec la nouvelle Algérie et que l’opinion publique soit informée (elle pourrait s’en inquiéter et demander des comptes). Il n’y a d’ailleurs qu’au moment des élections qu’on fait semblant de s’intéresser à eux (avec le temps ils représentent avec leurs familles et leurs relations un nombre de voix pas négligeable : ils sont devenus 350000 à 400000). C’est ainsi que ces gens qui, comme les pieds noirs ne veulent voter ni pour les gaullistes qui les ont trahis ni pour les communistes qui ont soutenu le FLN (ni même pour les socialistes, dit Moinet, parce qu’ils sont trop proches des communistes), commencent à espérer lorsque Giscard se lance dans la campagne présidentielle (mais une fois arrivé au pouvoir il oublie lui aussi ses promesses). Quant à l’Administration elle est pour ces harkis dont beaucoup sont analphabètes une barrière en général infranchissable. Ils doivent s’adresser à un Bureau des Immigrés alors qu’ils estiment être Français (et qu’ils le sont d’ailleurs) et là les vrais Algériens, appuyés par le Consulat et la puissante Association des Algériens en Europe, leur passent devant. Moinet cite de nombreux exemples sur la difficulté pour ces gens arrivés souvent sans aucun papier en France d’obtenir la nationalité française (vous auriez dû faire jouer « l’option », leur dit-on) et même leurs documents militaires. Et bien sûr ils ne peuvent prouver qu’ils étaient propriétaires de terres en Algérie, le droit de propriété des Algériens musulmans étant basé uniquement sur le témoignage oral.
Alors avec le temps, et grâce à l’aide de beaucoup de bénévoles, on arrive à mieux s’organiser : grande grève de la faim en 1974, occupation de la Madeleine (novembre 74), intervention de Moinet au secrétariat de l’Elysée (Giscard), création d’un Mouvement de défense des Français musulmans, remise d’un manifeste en dix points au Ministère de l’Intérieur (séparer le dossier harkis du problème immigrés, créer un groupe de travail interministériel, suppression des centres dit d’hébergement, c. à d. les camps, politique d’habitat, accueil « normal » de l’Administration, forclusion pour le dépôt des dossiers d’indemnisation et recevabilité de la preuve de propriété devant témoins, retour en France des enfants et femmes restés en Algérie, etc.). Promesses, non suivies d’effets. Alors c’est la révolte dans les camps (Bias et Rivesaltes) et un vrai scandale financier éclate à propos du camp de Villeneuve-sur-Lot. Giscard demande que les camps soient définitivement fermés avant la fin de 1976. Or on sait qu’en 1979 par exemple, au camp de La Ciotat, vivaient toujours 35 familles : c’étaient les « harkis du feu ». Et beaucoup de ces camps ont subsisté encore longtemps puisque, comme l’indique le film Harkis, certains d’entre eux y sont restés 25 ans.
C’est qu’en 1986 un certain André Santini dont tous vantent les mérites, Moinet, aussi bien que les pieds noirs et les harkis, est nommé Secrétaire d’Etat aux Rapatriés. En moins d’un an (1986) il obtient ce qui n’a pas été obtenu pendant 25 ans : trente milliards pour les Pieds noirs étalés sur quinze ans ; mesures en faveur des harkis (60000 frs par famille étalés sur trois ans) ; retraites, lois d’amnistie, effacement des dettes, récupération partielle des avoirs français en Algérie.
Le livre de Moinet a, bien sûr, ses faiblesses. Il n’a jamais compris que l’on était à l’ère de la décolonisation. Que la France avait contre elle non seulement les puissances communistes mais également toutes celles du Tiers-Monde (Tito, Nehru, Soekarno, etc.), les Etats arabes et même les Etats-Unis. Mais lui est complètement obnubilé par ses convictions politiques, dont la principale est la menace bolchévique. Même si, à la fin, il commence également à se rendre compte de la menace islamiste. Et même si sa critique du Gouvernement algérien est malheureusement plutôt justifiée (voir ce que j’en dis plus haut).
Mais il a le grand mérite de relater la façon dont ceux des harkis qui ont pu échapper aux camps dits d’hébergement ont vécu leur intégration dans la société française. Quand on lit cela on arrive même à se demander si ces fameux camps n’avaient pas leur utilité. Mais il aurait fallu qu’ils aient plus de moyens et qu’ils n’aient pour seul objectif que l’intégration dans la société par l’éducation et la formation professionnelle. Quand on voit le film Harkis, un film qui est évidemment un peu caricatural, on a l’impression qu’on a surtout voulu les maintenir à l’écart et qu’on les y traite, dans la bonne tradition militaire, comme de grands enfants. En réalité comme dans le film ce sont les enfants de harkis qui portent la révolte. Ces enfants qui sont comme tous les Beurs à cheval sur deux cultures et qui, en partie du moins, sont même écartelés entre elles, mais qui ont, eux, un handicap supplémentaire : ils ne comprennent pas leurs pères. Leurs pères étaient-ils des traîtres ? Pourquoi ces pères ne parlent-ils pas ? Que s’est-il réellement passé à l’époque en Algérie ?

Voir aussi mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4, S comme Simon Claude (Claude Simon et la guerre, mon service militaire à moi, en Algérie et au Sahara)

Post-scriptum (mars 2021) : Il faut aussi lire l'excellent livre d'Alice Zeniter (La Peur de perdre) dont je parle dans mon Bloc-notes 2017 (Petite-fille de harkis). Elle montre bien les questions que se posent les enfants et petits-enfants. Et, en plus, on s'aperçoit que tous n'étaient pas forcément des harkis. Certains avaient simplement fui parce qu'ils avaient peur. Peur d'être considérés comme amis de la France. Donc traîtres!