Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Michel Zink, Tristan et le philtre

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(A propos de Michel Zink : Tristan et Iseut, un remède à l’amour, Stock, 2022)

On va me traiter de fou, d’inconscient : comment peut-on parler de romans oubliés du Moyen-Âge, d’amour et de potions magiques alors qu’un fou furieux est en train de ravager un pays européen et nous menace de l’arme nucléaire ? Justement. D’abord pour oublier un moment cette triste actualité. Pour montrer que notre culture n’est pas morte. Et aussi parce que j’ai beaucoup étudié ce couple mythique lorsque j’ai parcouru les romans d’un autre Moyen-Âge, le persan, de ce que j’avais appelé l’âge d’or arabo-persan, et découvert avec étonnement son pendant : le couple Wîs et Râmîn (voir : Gorgâni : Le Roman de Wîs et Râmîn, trad. Henri Massé, édit. Les Belles Lettres, Paris, 1959). Et que j’admire les deux Zink, père et fils, tellement alsaciens, puisque Georges, Normalien, Professeur à la Sorbonne, agrégé d’allemand, docteur honoris causa de l’Université de Francfort et, aussi, poète dialectal, a été un grand spécialiste du Moyen-Âge littéraire germanique, et que Michel, Normalien lui aussi, agrégé puis docteur en lettres classiques, Professeur au Collège de France, Académicien, est l’un de nos plus grands spécialistes de la littérature du Moyen-Âge français, de langue d’oc comme de langue d’oïl.
J’avais déjà lu l’un des ouvrages de Michel Zink, Les Troubadours, une histoire poétique (Perrin, 2013) et apprécié son humour et son esprit peu conventionnel. Et constaté que les amours chantées par les troubadours n’étaient pas si éthérées que cela… J’avais d’ailleurs également lu certaines des œuvres de Georges Zink et, surtout, traduit en français plusieurs de ses poèmes en dialecte alsacien.
L’histoire d’amour de Tristan et d’Iseut n’est pas une histoire simple. Ce n’est pas Roméo et Juliette. Encore que cette histoire-là n’était pas simple non plus et s’est terminée tragiquement. Mais au moins elle était pure. L’histoire de Tristan et Iseut est tragique pour d’autres raisons. Iseut a accepté d’épouser Marc : en couchant avec Tristan il y a rupture des liens du mariage et tromperie. Tristan est le neveu protégé depuis son enfance par Marc : tromperie encore et même un peu d’inceste. Marc est Roi : il y a donc félonie. C’est déjà pas mal, tout ça. Et Michel Zink va nous raconter tout ce que cette situation entraîne : ruses sans fin, et bien des souffrances. Mais ce n’est pas cela qui l’intéresse en premier lieu. Non, c’est le philtre qui le fascine ! Ce philtre qui avait été préparé par la mère d’Iseut pour être bu par Marc et qui est bu sur le navire qui les amène à la Cour du Roi par Iseut et Tristan.
Pourquoi ? Parce qu’il change fondamentalement la nature de leur amour, dit Michel Zink. Qui en fait quelque chose d’unique, dit-il. Les troubadours d’oc qui connaissent cette histoire bien qu’elle soit du Nord, le disent. Ce fameux breuvage, dit Michel Zink, « a un sens particulier que les poètes médiévaux perçoivent et qui les révulse. Il est une contrainte exercée sur l’amour. Il prend la place de l’amour ».
Il gêne aussi ce grand romancier du Nord qui est Chrétien de Troyes, constate Michel Zink. « L’œuvre entière de Chrétien de Troyes est habitée par la présence de Tristan et Iseut. Il est obsédé par leur histoire et elle le gêne ». D’abord la belle affaire d’aimer si c’est sous l’effet d’une drogue ! Et de rester fidèle quand on ne peut faire autrement ! Quel mérite a Tristan ? Quel mérité Iseut ? Dans un poème de Chrétien de Troyes cité par Michel Zink, le poète dit qu’il aime mieux sa belle que Tristan son Iseut, puisqu’il l’aime du seul élan de son cœur à la vue de ses yeux :

Jamais je n’ai bu du breuvage
dont Tristan fut empoisonné,
A moi seul doit être attribué mon penchant,
car rien ne m’a jamais contraint à cet amour,
sinon que j’en ai cru mes yeux :
c’est par eux que je me suis engagé dans cette voie
que jamais je ne quitterai ni n’ai cessé de suivre.

Chrétien de Troyes, nous dit encore Michel Zink, acclimate en France du Nord la poésie des troubadours de langue d’oc et « leurs subtilités amoureuses ». Le fin amour, la perfection de l’amour, est soumission absolue à la dame. C’est aussi l’amour malheureux accepté, la souffrance acceptée. « L’amour dépossède l’amant de lui-même ». Il se place librement sous son joug. Ou sous le joug de la dame. Même si la dame ne répond guère à son amour. Tristan aussi est dépossédé de lui-même puisqu’il est placé sous l’influence du philtre, mais il ne choisit ni l’objet de son amour, ni sa souffrance.
Il est vrai que le Chrétien que nous dépeint Michel Zink est un moraliste. Même s’il est parrainé par une dame qui ne l’est guère, la Comtesse Marie de Champagne, fille d’Aliénor d’Aquitaine. Et que c’est elle qui lui impose d’écrire un roman, le Chevalier de la Charrette, qui décrit les amours adultères de la reine Guenièvre et de Lancelot du Lac ! Alors que Chrétien, visiblement, n’a guère de sympathie pour ce genre d’amours extra-conjugales. Quand, dans un autre roman, Cligès, il a à décrire une histoire qui pourrait faire penser à celle de Tristan et Iseut, Cligès qui tombe amoureux de la belle Fénice, fille de l’Empereur d’Allemagne, que doit épouser Alis, oncle de Cligès, Fénice qui est tout de suite tombée amoureuse de Cligès, dit toute son horreur de la façon dont Tristan et Iseut ont vécu leur amour. Voici comment (version de Michel Zink) :

J’aimerais mieux qu’on me démembre
plutôt qu’à notre sujet à tous deux soit rappelé
l’amour d’Iseut et de Tristan,
dont on cite de tels écarts de conduite
que j’ai honte de les raconter.

Et puis elle parle d’une autre chose à laquelle on ne pense jamais :

Je ne pourrais me résoudre
à la vie que mena Iseut.
L’amour en elle fut trop avili,
car deux hommes avaient la rente de son corps
tandis que son cœur était tout entier à un seul.
Jamais mon corps ne se prostituera,
jamais ils ne seront deux à se le partager.
Celui qui a le cœur, qu’il ait aussi le corps !

Quelle sévérité ! dit Michel Zink. Et quelle crudité ! Et quelle condamnation d’Iseut. Et d’Iseut seule. Et c’est là qu’on se rend compte encore d’autre chose (et c’est encore Michel Zink qui le fait remarquer) : il y a asymétrie entre Tristan et Iseut. Elle seule fait l’amour avec deux partenaires ! Ce qui justifie à nouveau la jalousie. La jalousie sexuelle. C’est dans un fragment retrouvé de la version de Thomas que ce sentiment est exprimé de manière explicite.
Là il faut que je fasse une courte parenthèse pour rappeler quelles sont les diverses versions de ce roman. Les deux romans français sont ceux de Thomas, très fragmentaire, et de Béroul (et datent de 1170 et 1180). L’allemand, beaucoup plus complet, d’Eilhart d’Oberg suit Béroul. Le scandinave de Frère Robert et l’allemand de Gottfried de Strasbourg suivent plutôt Thomas. Le Gottfried date de 1230 et a été continué par Ulrich de Türheim et Heinrich de Freiberg.
C’est dans le long monologue de Tristan qui précède sa décision d’épouser Iseut aux blanches mains et qui fait partie du fragment sauvé du manuscrit de Thomas que l’on trouve ces vers (version Michel Zink) :

Elle doit si bien trouver son plaisir avec le roi
qu’elle ne peut qu’oublier son amour pour moi,
en son mari trouver tant de plaisir
qu’elle ne peut qu’oublier son ami.
Que vaut désormais pour elle mon amour
à côté du plaisir que lui procure son mari ?

Son mari la fait jouir. Voilà ce que pense Tristan. Et c’est pour cela qu’il décide de se marier à son tour. Et voir s’il est capable, lui, de jouir avec une autre qu’il n’aime pas. Mais lui est incapable de faire l’amour avec une autre. La pauvre Iseut aux blanches mains en est bien marrie. Un jour, en traversant une rivière à cheval, elle dit à son frère : « cette eau est montée plus haut sur mes cuisses que la main de Tristan est jamais allée ». Si je vous raconte tout cela après Michel Zink c’est surtout pour vous montrer que ces poètes du Nord comme les troubadours du Sud ne se limitaient pas à conter des amours pures. On parlait aussi sexe. Crûment.
Mais tout ceci n’a rien à voir avec le philtre. Ce sont, tout simplement, les difficultés liées aux amours adultères. Et, plus particulièrement, lorsque le triangle amoureux est fait d’une femme et de deux hommes. Il faut bien que la femme continue à coucher avec les deux. Tout le monde ne peut pas trouver la solution magique de la belle Fénice du roman Cligès de Chrétien : elle a une suivante magicienne qui fait boire tous les soirs à son mari Alis une potion enivrante qui le fait rêver qu’il fait l’amour avec sa femme et éteint son désir au petit matin !
Alors revenons au philtre. Les amants eux-mêmes sont conscients du malheur que représente le philtre. Du moins chez Béroul. Lorsqu’ils rencontrent l’ermite Ogrin qui voudrait qu’ils renoncent à leur amour et se réconcilient avec Marc, Tristan lui dit :

Elle m’aime par l’effet du poison.
Je ne peux me séparer d’elle
ni elle de moi, je ne vous mens pas.

Et Iseut (toujours d’après Michel Zink) :

Il ne m’aime pas, et je ne l’aime pas non plus,
sinon à cause d’une décoction dont j’ai bu
et il en a bu : ce fut un malheur.

Il y a encore une différence importante entre les deux versions, nous dit Michel Zink : dans la version Thomas (et celles qui la suivent) l’effet du philtre dure jusqu’à leur mort, dans celle de Béroul et celle d’Eilberg elle a une durée limitée, trois ou cinq ans. Mais dans ce cas l’amour dû au philtre se change en amour véritable. Un amour qui se soucie de l’autre. Mais c’est peut-être aussi le cas de l’amour selon Thomas. Moi, en tout cas j’avais noté que chez Gottfried qui suit en principe Thomas le philtre n’avait guère d’importance. Il n’est plus jamais mentionné après l’incident initial sur le bateau. Et Michel Zink qui reconnaît d’ailleurs que Gottfried est un « poète cultivé, délicat, musical et limpide, ennemi de l’emphase et de l’obscurité » (je vous l’avais dit : c’est le meilleur ! et pas parce qu’il est Alsacien, je ne suis pas chauvin, vous le savez !), Michel Zink (Alsacien lui aussi, tiens, quel hasard !) montre une autre différence de taille entre Gottfried et Béroul. Dans la façon dont ils vivent leur séjour dans la forêt. Cette forêt devenue leur refuge après la fuite d’Iseut. Chez Béroul et Eilhart ils y vivent traqués, « tourmentés », ils ont peur des gens de la Cour qui les pourchassent, Tristan apprend à son chien à chasser sans aboyer, la forêt est « oppressante », « angoissante » et l’ermite Ogrin y vit et leur fait la morale. Alors que Gottfried « fait de la forêt un séjour enchanteur où l’amour s’épanouit en harmonie avec les beautés de la nature, sans en endurer les rudesses grâce à la grotte d’amour où les amants trouvent un refuge somptueux », écrit Michel Zink.

J’avais étudié en détail les différentes versions de Tristan et Iseut lorsque je me suis plongé dans la littérature de ce que j’avais appelé l’âge d’or arabo-persan. J’avais découvert le roman de Gorgâni, Wîs et Râmîn, et cherchais, bien sûr, à comparer les deux thèmes. Voir, sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 2, L’Âge d’or arabo-persan. Chez Gorgâni il n’y a pas de philtre. La seule magie utilisée est un talisman fabriqué par la nourrice de Wîs qui rend le roi Maubad impuissant. Quant aux deux amoureux ils ne peuvent vivre qu’enlacés l’un à l’autre comme le coudrier et le chèvrefeuille du lai de Marie de France. C’est un amour-passion sans philtre. Et comme, plus tard, Maubad va se tuer à la chasse, Râmin qui est son jeune frère, va lui succéder et les deux amants vont vivre heureux ensemble jusqu’à leur mort. Du sexe il y en a aussi mais décrit dans un style particulièrement précieux : « Comme Wîs résistait au champ-clos de la joie, Râmîn introduisit la clef de son désir dans la serrure du plaisir ; et c’est ainsi qu’il devint plus épris encore de la charmeuse parce que son lien portait le sceau divin ; la belle perle de grand prix, il la perça ; et de son abstinence il libéra la vierge ; lorsqu’il brandit sa flèche hors de l’endroit blessé, toutes deux, flèche et cible, étaient ensanglantées. Pour la charmante Wîs blessée par cette flèche, la fatigue comblait le désir de son cœur ; tous deux ayant comblé le désir de leur coeur, leur amour à tous deux s’en trouva renforcé ».
Mais c’est à cause du roman de Gorgâni et, aussi, à cause de Gottfried qui faisait peu de cas du philtre que je n’avais guère attaché d’importance à la potion d’amour. J’avais tendance à le prendre pour un symbole comme la flèche d’Eros. Je trouvais aussi que le philtre déresponsabilise. Alors que Gottfried, disais-je, traite ses personnages comme responsables, qu’il va même les approuver d’une certaine façon (voir : Gottfried’s von Strassburg Tristan, édit. F. A. Brockhaus, Leipzig, 1869). Et que la passion de Wîs et Râmin est aussi absolue que celle de Tristan et d’Iseut. Combien de fois, ai-je écrit, Gorgâni ne décrit-il pas les amants enlacés, tellement forts qu’entre leurs poitrines aucune goutte de pluie ne pourrait passer. De même qu’Iseut passe sa nuit dans la forêt à dormir sur Tristan.
Mais voilà. Michel Zink a raison. Les choses ne sont pas aussi simples que je le croyais. Le philtre a un rôle à jouer dans cette histoire.
Mais cela ne fait rien. Quelle belle histoire quand même !