Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Meeting Mrs Dalloway

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(à propos de Virginia Woolf : Mrs Dalloway, préface de Bernard Brugière, traduction et notes de Marie-Claire Pasquier, Gallimard, 2023)

Arrivés à Cannes en ce début de janvier, voilà que notre amie May, alors que nous lui disons qu’on manque un peu de lecture, nous passe ce livre, dans une très belle édition (édition collector), dont on lui a peut-être fait cadeau (cadeau de Noël ?). La traduction est parfaite, la traductrice est d’ailleurs professeure émérite de l’Université de Paris X – Nanterre, et la longue préface, très érudite d’un autre professeur émérite, de l’Université de Paris III – Sorbonne nouvelle.
J’ai toujours un peu culpabilisé de ne pas avoir lu plus de l’œuvre de cette écrivaine majeure, féministe, et qui était une figure importante du fameux groupe littéraire et artistique de Bloomsbury dont l’un des fondateurs était son mari Leonard Woolf. C’est d’ailleurs le couple Woolf qui a créé cette maison d’édition célèbre (ils avaient commencé à acheter une presse d’imprimerie), la Hogarth Press, que l’on retrouve assez régulièrement dans les catalogues des libraires-antiquaires de Londres (l’un des derniers catalogues que je reçois encore est celui de Peter Ellis). Il faut dire que la période d’après-guerre (années 20 à 30) était une période particulièrement active sur le plan littéraire en Angleterre et que les deux Woolf ont fréquenté T. S. Elliot (ses poèmes sont publiés par la Hogarth Press), Bernard Shaw, James Joyce, Katherine Mansfield, H. G. Wells, Arnold Bennett, E. M. Forster, ainsi que le grand critique d’art Roger Fry. Leonard Woolf était également, ce que je ne savais pas, un membre actif du Parti Travailliste nouvellement créé.
C’est d’abord Annie qui a commencé à lire Mrs Dalloway. Près de 80 pages, puis a abandonné. Alors je l’ai repris moi. Et commencé à rire car j’ai tout de suite compris ce qui ne plaisait pas à Annie : trop intellectuel, trop sophistiqué, trop artificiel, a-t-elle dû penser. Mais moi j’ai continué et je ne l’ai pas regretté. Apprécié ce que Virginia Woolf a tenté de réaliser en cherchant uniquement à suivre la pensée vagabonde de l’héroïne qui déambule dans Londres, régulièrement interrompue par des impressions, des visions, des bruits. Comme par la contemplation d’une devanture de magasin, les sons venant de la rue, le passage d’une voiture officielle (est-ce le Premier Ministre ou le Prince de Galles ?), la rencontre de passants. Et là encore, l’auteure va souvent suivre les pensées de ceux-là.
Il n’y a pas d’action, dit Annie. Et c’est vrai que c’est justement ce que Virginia Woolf veut démontrer : que l’on peut écrire un roman moderne sans raconter une histoire. Simplement la journée d’une femme. En suivant ce qui se passe dans sa tête. Bernard Brugière a d’ailleurs raison de citer d’autres romans qui se limitent à raconter une simple journée. Le plus célèbre : les 24 heures de la vie d’une femme de Stephan Zweig. Et c’est aussi le cas, dit-il, d’Ulysse de Joyce.
Et pourtant je ne suis pas d’accord. Mrs Dalloway raconte bien une histoire. Et pas seulement l’histoire d’une journée. Virginia Woolf y arrive, d’abord en ne se limitant pas au seul personnage de Mrs Dalloway, aussi nommée par son prénom, Clarissa, ensuite par l’introduction de souvenirs dans la pensée des protagonistes. Des souvenirs justement liés à ce prénom puisqu’ils retombent toujours à la même époque et au même endroit. L’endroit ? Un domaine à la campagne, du nom de Bourton, propriété d’un certain Parry. L’époque ? Un été du début des années 1890. Un moment où se trouvaient ensemble aussi bien Clarissa que deux autres personnages que l’on retrouve justement bien des années plus tard, lors de la journée mémorable de Mrs Dalloway. D’abord celle qui avait été sa meilleure amie, Sally Setton, séduisante et un peu folle (elle avait des sorties inconvenantes et était sortie nue de la salle de bains pour chercher une éponge oubliée dans sa chambre !) et qui revient assister à la soirée de Mrs Dalloway en femme mariée à un industriel du Nord, un fils de mineur qui s’était fait tout seul, et mère de cinq fils tous étudiants à Eton. Ensuite un homme qui était amoureux d’elle, Peter Walsh, mais trop fou lui aussi, toujours en ébullition, qu’elle rejette, tout en le regrettant, et qui revient lui aussi, justement ce fameux jour de Mrs Dalloway, après cinq années passées aux Indes, ayant échoué aussi bien sur le plan matériel que sur le plan sentimental et qui est toujours aussi amoureux de sa Clarissa. Il y avait encore un autre personnage qui était arrivé à Bourton ce fameux été, un certain Richard Dalloway. Celui qu’elle allait épouser. Un personnage bien falot pourtant. Mais qui lui assure une certaine stabilité.
Car ce grand roman est aussi un roman psychologique et une sacrée satire de la haute société, la upper class des hobereaux et l’aristocratie. Du patriotisme exacerbé de l’après-guerre. Les drapeaux, les soldats, la monarchie. Tout le monde s’arrête quand une grande voiture noire passe lentement dans la rue. Qui est-ce ? Le premier ministre, le Prince de Galles ou peut-être même la reine ? Alors qu’en même temps on suit le chemin de croix de Septimus, rescapé de la grande guerre justement et sujet depuis peu à de terribles hallucinations, ainsi que sa jeune épouse italienne qui en est éperdument amoureuse. Ces deux-là on les suit également, leurs pensées, leurs émotions et leurs visions (pour Septimus la réapparition de son ami mort sur la Somme), alors qu’ils n’ont aucun lien avec la famille de Mrs Dalloway. Simplement parce qu’elle les a croisés dans ses pérégrinations. Et que le grand ponte, médecin psychiatre célèbre, arrive en retard à la soirée de Mrs Dalloway, parce que Septimus s’est suicidé. A cause du médecin justement. Mais le médecin n’en a cure. Cela ne le gêne aucunement. Juste un peu à cause du retard. Virginia Woolf a de l’humour. Un humour un peu noir, dans ce cas. Ces grands aliénistes n’ont qu’un souci : protéger la société contre les malades mentaux. Et c’est justement à un moment où Septimus a une lueur de lucidité, est gentille avec sa femme, l’aide à décorer le chapeau qu’elle confectionne, qu’un médecin arrive à forcer la porte avec l’intention d’emmener le malade mental dangereux qu’il est à ses yeux, que Septimus se jette par la fenêtre et que son corps est déchiqueté sur les pointes de la grille en fer forgé comme l’était son ami par les baïonnettes prussiennes.
Et puis il y a tous ces gens qui sont très sérieux, très conservateurs, qui ont un poste dans les hautes sphères, à la Cour peut-être, on ne sait pas très bien ce qu’ils font, ni à quoi ils servent. Il y a d’abord l’austère Hugh Whitbread, toujours impeccable de tenue et de politesse, qui avait un poste mystérieux à la Cour (quand Sally demande à Peter Walsh qui « n’avait pas perdu sa langue acérée », ce qu’il y fait, celui-ci répond : « il cire les bottes du roi ou bien il compte les bouteilles à Windsor ») mais qui est l’un des rares à être capable d’écrire une lettre au Times, d’une forme tellement appropriée qu’elle sera tout naturellement publiée par le journal. Ce qui arrange justement la vieille Lady Bruton (une femme du XVIIIème siècle, dit Peter) qui tient absolument à écrire au Times sur un sujet qui lui tient à cœur (je ne sais plus quoi, et cela n’a pas d’importance) et qui sollicite son aide pour la rédaction de la lettre. Et pourtant quand il séjournait lui aussi à Bourton ce fameux été du début des années 90, il avait embrassé Sally sur la bouche dans le noir. Et Clarissa avait eu beaucoup de difficulté à empêcher Sally de l’accuser devant tout le monde. Aujourd’hui on appellerait cela une agression sexuelle !
Ensuite il y a celui qui était devenu le mari de Clarissa, Richard Dalloway. Peter ne comprend pas pourquoi elle lui avait préféré cet homme. Un chasseur. Cela sentait les chiens chez lui. Rien dans la tête. Une certaine gentillesse peut-être. Il a dû lui apporter une certaine stabilité peut-être, se dit-il. Et c’est alors que Peter ainsi que Sally essayent de comprendre Clarissa. Ce qu’elle est devenue. Leurs personnalités, à Peter et Sally sont peut-être plus faciles à cerner. Encore que la personnalité de Peter semble bien complexe. Elle me fait penser – c’est bizarre – au mystérieux personnage du chef d’œuvre de Knut Hamsun, Mystères. Un personnage émotif, exubérant, amoureux maladroit, dramatiquement maladroit, au point de paraître presque masochiste, incapable de vivre dans une société et qui finit par se suicider. Ce que ne fera pas Peter Walsh. Au contraire, malgré son mépris pour ces personnages, il va probablement finir par demander leur aide à Richard ou à Hugh (je pense que je peux donner son nom à quelqu’un, dit Hugh à Lady Bruton). Est-ce que la personnalité de Sally est plus facile à cerner ? Oui, probablement. Encore qu’aussi bien Clarissa que Peter se demandent comment cette fille si vivante, si anticonformiste (qui disait des choses qu’une fille ne devrait pas dire), si exubérante, a pu épouser un type chauve avec des fleurs à la boutonnière et aller s’enterrer dans une ville industrielle du nord. Et pourtant elle semble parfaitement heureuse et dit immédiatement aussi bien à Clarissa qu’à Peter lorsqu’elle les retrouve : j’ai cinq grands gaillards. Et ils sont tous à Eton. Fière d’avoir créé quelque chose. Cinq garçons. J’ai connu une fille qui avait eu une aventure scabreuse, très jeune (une naissance cachée et l’enfant abandonné dans un orphelinat) et qui a épousé un ingénieur, un copain de promo, est allé s’enterrer dans un trou de province et a eu quatre garçons. Et en a été très fière. Comme ma mère à moi qui a été fière de ses trois garçons… (Mais je trouve quand même que là notre Virginia Woolf qui n’a jamais voulu en avoir ni avoir de relation sexuelle avec son mari, exagère quand même un peu : cinq d’un coup ! Et tous à Eton avec ça ! Peut-être que la féministe qu’elle est se moque de cette fierté de mère d’avoir engendré des mâles…). Et puis Sally a quand même fait une mésalliance : son mari est fils de mineur. C’est là que l’on retrouve un peu la Sally de sa jeunesse. Aujourd’hui son mari est industriel, ses amis aussi, ce sont des hommes qui agissent, qui font ! Pas comme ceux de la haute de Londres.
Alors on en vient à Clarissa Dalloway elle-même. Qui est-elle vraiment. Ses amis se le demandent. Oui, disent-ils, elle a toujours été un peu conformiste. Mais de là à avoir pris pour mari un homme sans épaisseur, fréquenter toute cette haute société tellement suffisante et vide, se passionner à organiser des réceptions parfaites pour tous ces gens-là. Pourquoi fait-elle cela, se demande Sally. Est-ce que cela la satisfait vraiment ? Le fait-elle pour son mari ? Pour le soutenir ? Pourtant la hautaine Lady Bruton pense qu’avec une autre femme Richard Dalloway aurait pu devenir Ministre ! Et le lecteur que je suis, moi qui ai suivi Mrs Dalloway au cours d’une bonne partie de la journée dans ses pérégrinations dans Londres (merveilleuse promenade d’ailleurs, véritable cours de géographie londonienne) et, surtout, dans ses pensées, présent continuellement dans sa tête, qu’en pensé-je, de cette dame ? Eh bien je crois qu’elle est, au fond, pas si secrète que cela, qu’elle est même plutôt heureuse. Pourquoi ? Parce qu’elle n’arrête pas d’observer pendant sa promenade. Les passants, leurs tenues, la mendiante couchée qui chante, le couple Septimus et sa petite Italienne, qui semblent si malheureux, les devantures, les voitures qui encombrent les rues. Elle ne regarde pas seulement, elle entend aussi, le bruit de la circulation, les cris des vendeurs de journaux et les horloges qui sonnent, Big Ben, bien sûr, mais pas seulement, les cloches aussi et d’autres horloges. Et surtout elle admire les fleurs, celles des parcs, ces fleurs qui la ramènent à sa jeunesse, à Bourton. Oui, je crois qu’elle n’est pas si malheureuse que cela. On ne l’est pas quand on sait encore se servir de sa vue. Et d’en jouir. Même si elle a ses moments où elle souffre. De la distance qui la sépare de sa grande fille qu’une éducatrice cherche à encore éloigner d’elle, à lui inculquer une ferveur religieuse stupide, une éducatrice pauvre qui la hait. Et puis il y a des moments où elle semble aussi bien lasse de ses efforts de parfaite hôtesse, avec ses insipides : « Quelle joie de vous voir ! », des moments où elle est consciente du vide de cette vie. Et c’est justement à la fin de la soirée que cela la prend, qu’elle reste cachée dans un coin alors qu’elle devrait rejoindre ses amis Sally et Peter, qu’elle a même des idées de suicide !
Et là il faut revenir à l’auteure, à Virginia Woolf elle-même. On sait qu’elle souffrait de dépression depuis sa jeunesse, qu’elle a eu des malheurs qui l’ont frappée très jeune (sa mère est morte alors que Virginia avait 13 ans et deux ans plus tard c'est sa demi-sœur Stella qui meurt), qu’elle a fait deux tentatives de suicide (la première à 22 ans), a des hallucinations (est-ce de la schizophrénie ?) et se suicide enfin pour de bon à 59 ans en se jetant dans une rivière. Bernard Brugière nous apprend qu’à l’origine elle voulait faire de son héroïne une femme souffrant de dépression, une femme ayant des hallucinations, mais qu’ayant introduit le personnage de Septimus elle s’est servie de celui-ci pour décrire un malade mental et même lui faire vivre une vision qu’elle a elle-même eue : des oiseaux qui chantaient en grec ! Je pense qu’elle a bien fait. Une Clarissa déprimée et malade mentale aurait été un personnage complètement raté. Alors que Septimus lui permet non seulement de faire un portrait saisissant d’un homme subitement sujet à des hallucinations, mais aussi de rappeler l’horreur de la grande guerre et de critiquer les aliénistes inhumains de son époque.
Il y a encore bien d’autres personnages qui apparaissent par moments dans ce roman comme la vieille tante Parry par exemple qui, chaque fois qu’on parle de l’Inde, évoque ses souvenirs de la guerre en Birmanie. On en parle d’ailleurs souvent de l’Inde, comme il est normal, dans un roman anglais de l’époque. Quand on sait l’importance qu’avait le Raj pour l’Empire britannique, importance économique, importance humaine pour toute cette jeunesse éduquée qui y trouvait des débouchés fantastiques et importance symbolique de la puissance anglaise. Car, au fond, le fait qu’une poignée d’Anglais ait réussi à conquérir ce vaste pays qu’on appelait un « sous-continent », est presqu’aussi incroyable que l’Amérique indienne conquise par une poignée d’Espagnols. Et puis le roman se passe aussi à un moment où le Raj commence à craquer. Le massacre d’Amitsar a déjà eu lieu, le soulèvement pacifique du Mahatma Ghandi aussi, ainsi que son emprisonnement. Ce qui permet à l’inénarrable Lady Bruton de déclarer, très en colère, à son ami Hugh : j’espère bien que le Premier Ministre ne cèdera pas !
Voilà. On voit que ce roman est bien plus riche que ne le pense Annie (et j’espère qu’elle va s’y remettre). Même en adoptant une nouvelle façon de décrire ses personnages, en ne faisant que suivre, la plupart du temps, leurs pensées virevoltantes, Virginia Woolf a démontré que, malgré tout, une histoire en ressort, ainsi que des personnages bien vivants et même, peut-être justement à cause de la technique utilisée par l’auteure, bien complexes…

Post-scriptum : Après avoir fini de lire Mrs Dalloway je suis allé rendre visite à l’excellente librairie de Cannes, Autour d'un livre, pour essayer de trouver le livre en anglais. Voulant me rendre compte du style de notre Virginia. Ils ne l’avaient pas, mais m’ont proposé A Room of one’s own. Je l’ai acheté et découvert qu’il contenait en plus un autre de ses écrits féministes : Three Guineas. Voir : Virginia Woolf : A Room of one’s own and Three Guineas, Vintage Classics, Londres. Three Guineas, dont je ne connaissais pas l’existence, a été publié 9 ans après A Room of one’s own, en 1938, peu de temps avant la deuxième guerre mondiale. C’est un livre beaucoup plus polémiste que le premier et qui compare le système patriarcal anglais au fascisme de Mussolini et Hitler !
Son premier livre, écrit en 1929, fustigeait déjà la situation de sujétion dans laquelle les hommes avaient, depuis presque les origines, maintenu les femmes. Sujétion intellectuelle entre autres, empêchant les femmes de devenir des écrivaines. Parce qu’on les obligeait à se marier jeunes, à rester à s’occuper de leur foyer, et, surtout, à les empêcher de s’éduquer. Et si quelque Lady commençait à faire de la poésie elle était considérée comme extravagante et n’était jamais publiée. Or je savais qu’elle avait mentionné ma chère Aphra Behn, cette poétesse, dramaturge, écrivaine, traductrice, anti-esclavagiste et intellectuelle du XVIIème siècle que j’ai longuement évoquée au Tome 5 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, voir : Découverte d’Aphra Behn. Et qu’elle avait écrit : « Toutes les femmes devraient apporter des fleurs sur la tombe d’Aphra Behn, car c’est grâce à elle qu’elles ont acquis le droit d’exprimer ce qu’elles ressentent… » (sa tombe est, étonnamment, dans Westminster Abbey). Alors j’ai, bien sûr, cherché le passage en question. Et j’ai été un peu déçu. Car ce qui frappe Virginia Woolf chez Aphra Behn, c’est essentiellement le fait qu’elle ait réussi à gagner sa vie grâce à son travail. C’est ainsi qu’elle ajoute : « C’est elle – tout amoureuse qu’elle était, avec sa part d’ombre – qui me permet aujourd’hui de vous dire, sans que cela paraisse du tout irréaliste : gagnez cinq cents (livres) grâce à votre esprit ! ». « Mrs Behn », écrit-elle, « était une femme de la classe moyenne avec toutes les qualités plébéiennes, humour, vitalité et courage ; une femme forcée par la mort de son mari et quelques aventures malheureuses de gagner sa vie avec son intelligence. Elle était obligée de travailler sur un plan d’égalité avec les hommes. Elle a ainsi réussi, en travaillant très fort, à gagner suffisamment pour vivre. L’importance de ce fait dépasse de loin celle de son œuvre car c’est là que commence la liberté de l’esprit ou, plutôt la possibilité qu’avec le temps l’esprit sera libre d’écrire ce qu’on aime… ». Il me semble évident que Virginia Woolf ne connaissait guère toute l’œuvre d’Aphra Behn. Tout au plus fait-elle allusion quelque part, il me semble, à ses pièces de théâtre. Car si elle l’avait vraiment connue, elle en aurait parlé autrement. Parce que cette femme avait bien d’autres qualités que d’être capable de gagner de l’argent. Elle avait du génie ! Tout simplement. Et si vous ne me croyez pas, reportez-vous à ma note. C’est d’ailleurs bien dommage que notre Virginia qui avait vécu pas mal d’amours lesbiennes (avec Vita Sackville-West entre autres), n’ait pas connu les poèmes saphiques de notre Aphra. Comme celui-ci, intitulé : To the fair Clarinda, who made Love to me, imagin’d more than a Woman, un poème qui, hypocritement, excuse cette forme d’amour, cherchant à prouver qu’elle ne peut être un crime :
« That we might love, and yet be innocent:
For sure no crime with thee we can commit;
Or if we should -- thy form excuses it. »
Traduction française d’après La Pléiade:
« Nous pouvons donc aimer en gardant l’innocence :
Car avec toi, c’est sûr, le crime est impossible ;
Et s’il l’était, tes formes en seraient l’excuse. »

Post-scriptum-2 (Février 2024) : retour à l’original en anglais de Mrs Dalloway.
Revenu à Luxembourg j’ai trouvé le livre dans sa langue originale dans ma Bibliothèque : Virginia Woolf : Mrs Dalloway, Harcourt Brace Jovanovitch, Publishers, San Diego, New-York, Londres, 1990. Et je l’ai recommencé à le lire. Et c’était comme si je lisais un autre livre. Tout de suite frappé par son style. Cette langue merveilleuse, ces colliers d’adjectifs, ces verbes qui suggèrent tout un monde. C’était tout de suite une évidence : quelle écrivaine merveilleuse !
« For it was the middle of June. The war was over… And everywhere, though it was so early, there was a beating, a stirring of galloping ponies, tapping of cricket bats… ». J’aime bien aussi ses répétitions. Comme quand on ressasse une pensée, une idée, une blessure. C’est comme lorsqu’elle est blessée de ne pas être invitée avec son mari chez la grande Lady Bruton et qu’elle répète plusieurs fois l’offense : « Millicent Bruton, whose lunch parties were said to be extraordinarily amusing, had not asked her ». Et un peu plus tard, cette fois-ci carrément perturbée : « she thought, feeling herself suddenly shriveled… out of her body and brain… since Lady Bruton, whose lunch parties were said to be exrtraordinarily amusing, had not asked her ».  
Je me rends compte aussi que c’est dès la première page que Clarissa Dalloway évoque le Bourton de sa jeunesse, dès la deuxième page l’ami Peter Walsh et dès la troisième son amour de la vie. Et je comprends aussi mieux quelles ont été les véritables relations entre les trois, que si elle n’a pas épousé Peter c’est qu’il aurait été suffocant à vivre, que dans un couple, si on voulait qu’il dure, dit-elle, il fallait que chacun ait une marge de liberté et qu’elle a été vraiment amoureuse de cette Sally si surprenante et que ceci explique peut-être qu’alors qu’elle fait lit à part, un lit étroit, elle se sente bien dans sa virginité, à lire les mémoires d’un baron qui a vécu la retraite de Russie…
J’ai bien l’intention de relire tout le roman jusqu’au bout, jusqu’à ce moment où Clarissa passe par ce moment de dépression passagère à la fin de sa réception. Peut-être que là aussi je comprendrai un peu mieux… 
Et puis, comme j’ai également découvert dans ma bibliothèque cet autre roman célèbre de Virginia Woolf : To the Lighthouse, Harcourt Brace Jovanovitch, Publishers, San Diego, New-York, Londres, 1990, je vais le lire aussi !