Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Méditerranée, religion et raison

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(Réflexions à propos du Musée des civilisations de la Méditerranée à Marseille)



C’était en septembre dernier, lors de notre dernier séjour à Cannes, que nous avons fait une excursion à Marseille avec nos amis Rémoville pour visiter le nouveau Musée des civilisations de la Méditerranée (en réalité, je ne m’en suis aperçu que plus tard, le Musée s’appelle Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée). Dès la sortie du parking qui débouche sur la grande esplanade c’est le choc. J’ai rarement vu un aussi bel objet architectural. Ces façades en dentelle de béton (sur trois côtés), quelle merveille. Emerveillement aussi à l’intérieur quand on découvre ces galeries, en pente, qui courent tout autour du bâtiment, où l’on voit comment ces panneaux de dentelle ont été assemblés, où l’on découvre la mer, les îles, les forts, à travers l’ajournement de la dentelle. Emerveillement aussi à l’extérieur, sur la terrasse, que domine la vue de la Bonne Mère de Marseille, les longues et esthétiques passerelles qui rejoignent le fort Saint Jean (rénové et ouvert au public), puis le Vieux Port, et dont on avait suivi la mise en place lors d’une émission de Thalassa. Et pour moi qui n’était probablement pas revenu à Marseille depuis une bonne vingtaine d’années la surprise de tout cet ensemble qui enchâsse le Vieux Port, devenu comme neuf, et beau et propre, en plus. Heureux Marseillais, me suis-je dit. Qui a donc payé tout cela ? M. Gaudin ? Ou nous, les contribuables. Eh bien si c’est nous, c’est de bon cœur.
Alors, qu’en est-il de l’intérieur, du Musée lui-même ? Epoustouflant lui aussi. Du moins à première vue. Par la modernité de sa présentation. Et une modernité pour une fois bien intelligente et passionnante à découvrir. Il n’y a qu’un point qui m’a choqué, autant le dire tout de suite : l’importance donnée dans l’histoire de cette civilisation méditerranéenne aux religions et, comme en écho, l’absence de l’invention de la raison et de la science par la plus formidable, la plus étonnante de toutes les civilisations qui ont éclos sur les bords de cette grande mer intérieure, l’ancienne civilisation grecque.
Dès l’entrée de l’exposition permanente on nous prévient : on va vous faire découvrir quatre salles qui vont illustrer quatre singularités de ces civilisations : l’agriculture méditerranéenne, le culte du dieu unique, la citoyenneté et la démocratie, l’ouverture au monde par l’exploration.


C’est la première salle qui est dédiée à l’agriculture méditerranéenne. Celle-ci est apparue il y a 10 000 ans, lorsque les hommes ont achevé la domestication de certaines espèces animales et variétés végétales, y dit-on. Et, ajoute-t-on, lorsqu’ils ont commencé à croire en l’existence de divinités régissant leur univers agricole. Peut-être. Il n’empêche que l’une a précédé l’autre. La culture du blé est l’un des fondements des civilisations méditerranéennes, nous apprend-on, à côté de celles de la vigne et de l’olivier et de l’élevage de troupeaux transhumants. J’aime bien la méthode utilisée pour faire découvrir tout cela juxtaposant pièces archéologiques authentiques (outils, figurines, etc.) et maquettes. Et écrans présentant des films. Encore que je ne vois pas la relation qui peut exister entre le thème choisi et les difficultés actuelles de la pêche (au port de Sète) que l’on nous présente sur l’un des films !


La deuxième salle est consacrée aux religions. Car, nous dit-on, la deuxième singularité des civilisations méditerranéennes est le monothéisme, ou culte d’un dieu unique. Et on nous le présente à travers l’exemple significatif de Jérusalem. Ville considérée comme un lieu saint par les trois religions monothéistes qui se sont développées, d’abord, dans les pays riverains de la Méditerranée orientale : judaïsme, christianisme et islam. Et, effectivement, Jérusalem apparaît sur un énorme écran qui fait toute la hauteur des murs et on y voit alternativement les gens converger vers les lieux saints de chacune des trois religions. Et puis on va encore aborder, nous dit-on, à travers des objets de culte et une abondante iconographie religieuse, certains des lieux, pratiques et croyances les plus importants de ces trois confessions : la figure des prophètes et messies, les livres saints, la prière, le pèlerinage et les conceptions de l’au-delà.
Qu’il faille parler des religions quand on veut décrire les caractéristiques des civilisations méditerranéennes et européennes, me paraît évident. Mais il me semble qu’il aurait fallu également parler des conflits constants entre ces trois religions qui ont jalonné l’histoire de nos régions méditerranéennes et européennes. Et d’ailleurs pas seulement entre ces trois religions de base mais également entre les trois religions chrétiennes, catholique, protestante et orthodoxe. Avec toutes les violences et haines que ces conflits ont suscitées. Et qui continuent à empoisonner notre existence actuelle. Reprenons l’histoire. Elle commence avec le déferlement des Arabes, nouvellement conquis à la nouvelle religion musulmane, sur toute la rive sud de la Méditerranée, de la Syrie jusqu’au Maroc, et au-delà jusque dans la péninsule ibérique. Un déferlement irrésistible et sauvage qui ne peut s’expliquer que par un enthousiasme fou créé par le fanatisme religieux. Puis réaction en sens inverse des Croisades, tout aussi sanguinaires et qui, en plus, entraînent une haine totale des orthodoxes envers l’Eglise catholique (après le terrible et cruel sac de Byzance), une haine qui existe toujours, qui a été à la base de l’éclatement récent de la Yougoslavie (où la sauvagerie des haines inter-religieuses entre les trois religions, orthodoxe, catholique et musulmane, a atteint des sommets), qui secoue encore aujourd’hui l’Ukraine (unionistes catholiques contre orthodoxes) et qui est à la base de la détestation réciproque entre Pologne et Russie. C’est également avec les Croisades que commencent les premières persécutions des juifs en Allemagne et qui ne vont plus cesser jusqu’à l’époque moderne et finir par le plus épouvantable crime de meurtre collectif et industriel de toute l’histoire européenne. Puis ce sont les Rois très catholiques d’Espagne qui font la guerre contre les intrus maures musulmans, et finissent par expulser complètement aussi bien les musulmans et les juifs si ceux-ci n’acceptent pas de se soumettre à la conversion forcée. C’est l’année même de la découverte de l’Amérique et le début du grand génocide indien d’Amérique Centrale et du Sud perpétré par les Européens catholiques, d’abord par appât du gain et esprit de rapine, mais continuellement soutenus par la volonté réelle ou hypocrite de convertir ces païens à la vraie foi ! Et puis, toujours en Espagne, mais aussi au Portugal (et avant dans le sud de la France) on crée l’Inquisition qui ouvre une nouvelle ère de persécutions (tortures et mort sur le bûcher) par l’autorité religieuse des incroyants et des juifs faussement convertis (aujourd’hui ce sont certains pays musulmans qui condamnent à mort ceux qui osent changer de religion ou clamer leur irréligion). Et puis c’est la terrible guerre de trente ans qui continue encore à vivre dans la mémoire collective des peuples germaniques avec toutes les horreurs perpétrées dans les campagnes et les villes mal protégées ; vols, viols, tortures, meurtres, incendies. Tout ceci pour une question de religion ! Et, en France, les sévices des Dragons contre les hérétiques, la Saint Barthélémy et l’expulsion des huguenots après l’abolition de l’Edit de Nantes ! Faut-il continuer ? Oui, à l’époque contemporaine, le même fanatisme porté par l’islamisme, la terreur, les attentats, les meurtres-suicides. Et, en Israël, ceux qui accaparent la terre des Palestiniens, les théoriciens du grand Israël, sur quoi se basent-ils ? Sur la Torah !
Car qu’y-a-t-il à l’origine de toute cette histoire sanglante des religions dans notre aire de « culture », de « civilisation » européenne et méditerranéenne ? L’irrationnel, des textes « révélés », découverts soi-disant sous un Temple par des prêtres ou écrits sous l’inspiration divine par des Prophètes ou par un Mahomet (le Coran), des Evangiles écrits une centaine d’années après les évènements et qui accordent une nature divine à un Jésus-Christ qui n’en demandait probablement pas tant ! Des Livres qui, au fond, ne sont pas plus saints que ceux de ce Smith qui est à l’origine de la Religion des Mormons !
En 2012 j’ai eu plusieurs échanges de courriels avec un Polytechnicien, Jean-Pierre Castel, qui avait étudié longuement ce qu'il appelait la violence du monothéisme. Il m’avait contacté après avoir découvert mon texte sur la Naissance du Monothéisme sur mon site Voyage. Il avait publié un premier texte en 2010 chez L’Harmattan, intitulé : Le Déni de la violence monothéiste. Et m’avait envoyé le manuscrit d’un livre plus complet pour lequel il cherchait un éditeur. Le manuscrit comptait 350 pages et 3000 notes de bas de page. Son titre : Pourquoi y a-t-il plus de violence dans le monde monothéiste que dans le monde non-monothéiste ? Sa théorie était principalement basée sur la conception de « Dieu jaloux » de l’Ancien Testament. L'érudition qu'il déploie pour conforter sa théorie est impressionnante mais, personnellement, je n’ai pas besoin de lire la totalité de ses textes pour être convaincu du fait que le monothéisme est porteur de violence. D’ailleurs il y a d’autres auteurs qui en ont parlé comme Jean Soler par exemple (voir Jean Soler : La Violence monothéiste, édit. de Fallois, Paris, 2008). Mais mon explication est plus simple. Je constate que c’est une caractéristique générale de l’humanité de former des clans et de s’opposer, souvent par la violence, à d’autres clans. Parce qu’on en a peur ou simplement parce qu’ils sont différents (de couleur, de langue, de coutumes, etc.). Or, dans le cas des religions, le critère qui fait la différence est de nature supérieure, transcendante. Ceux qui ne reconnaissent pas ma propre vérité qui est une vérité révélée par la Divinité, font un sacrilège. Pour moi c’est une notion essentielle cette notion de sacrilège. Elle est suffisante comme explication, il me semble. Elle est toujours à l’œuvre dans les trois religions et, en ce moment, surtout dans la religion musulmane (au moment même où j’écris ces lignes musulmans et chrétiens se coupent mutuellement en morceaux à la machette à Bangui en Centre-Afrique)..
Alors, comme je n’ai rien trouvé dans la salle consacrée aux religions sur ces violences qui ont accompagné notre histoire et qu’on se trouvait là dans le domaine de la foi, de la croyance, et donc de l’irrationnel, j’espérais que dans la 3ème salle que je croyais être consacrée à l’héritage grec, on passerait au rationnel…


Il n’en était rien. La troisième singularité, nous dit-on, c’est la notion de citoyenneté dans les sociétés méditerranéennes et européennes, depuis la démocratie athénienne jusqu’à la défense contemporaine des Droits de l’homme et du citoyen. Une histoire sinueuse, reconnaît-on d’ailleurs. Une histoire effectivement bien sinueuse puisqu’après la République romaine il a fallu attendre bien longtemps pour que l’idée d’un pouvoir du peuple fleurisse à nouveau en Europe. Et les quelques parenthèses dans la longue tradition monarchique européenne, le Thing islandais, l’organisation des Cantons helvétiques et, peut-être celles des Villes libres impériales n’avaient probablement guère de liens avec l’expérience athénienne. Je reconnais volontiers que l’idée démocratique est une caractéristique essentielle de notre civilisation européenne d’aujourd’hui. Et qu’il fallait bien en parler dans le contexte du Musée de Marseille. Et la façon dont on parle des problèmes des droits, non simplement de l’Homme, mais de la femme tout autour de la Méditerranée est bien intéressante : sur un grand écran mural apparaissent en diaporama des femmes de tous les pays de la région, qui viennent ensuite, en grand format, parler de leur vie et de leurs problèmes actuels (Tunisiennes, Egyptiennes, Grecques, Turques, Espagnoles, etc.). L’idée démocratique en Europe, est d’ailleurs liée à une autre idée - ce qui la différencie de la conception américaine - l’idée de solidarité (qui est d’ailleurs contenue dans le mot Fraternité du triptyque révolutionnaire français). Cette Fraternité-là est-elle liée à la Charité chrétienne ? Ce serait là un thème intéressant à creuser. Encore qu’il me semble qu’elle est assez naturelle pour un groupe qui est en opposition avec une autorité, comme par exemple chez les mineurs de Germinal, alors qu’elle ne l’est pas chez les pauvres, paysans ou pêcheurs de Sicile dans les Malavoglia (je cite des exemples littéraires, parce que je connais mal Bourdieu et ses théories sur les groupes, mais je sais que ces romans de Zola et Verga traduisent une réalité).  Mais de toute façon on n’en parle pas, de la solidarité,  au Musée. On est obnubilé par le mot Droit !
Mais revenons à la Grèce antique. C’est Ernest Renan, paraît-il, qui a le premier utilisé le mot Miracle grec à propos du prodigieux essor de la civilisation hellénique. Quels sont les éléments les plus remarquables de cette civilisation ? Difficile à dire. L’art, bien sûr, la perfection de la statuaire (beauté du corps nu des hommes et des femmes), Homère, le théâtre. Je me souviens encore, au Lycée, de l’émerveillement de notre professeur de grec quand il nous faisait découvrir « l'aurore aux doigts de rose » ou « Ulysse aux mille ruses ». Et j’ai dit ailleurs la grande admiration que j’ai pour l’Antigone de Sophocle qui pour moi reste la première promulgation de la dignité humaine et du droit de la défendre contre les lois du tyran. Est-ce la philosophie ? Impossible pour un amateur comme moi de s’en faire une image d’ensemble. J’ai bien sûr, dans ma bibliothèque, une excellente histoire des différentes écoles de philosophie grecque (Léon Robin : La Pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique, édit. La Renaissance du Livre, Paris, 1928), j’ai lu comme tout le monde quelques écrits de Platon, un peu d’Aristote et me suis beaucoup intéressé aux Stoïciens, surtout à cause de Diderot (voir Diderot : Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur les mœurs et les écrits de Sénèque, pour servir d’introduction à la lecture de ce philosophe, édit. à Londres, 1782, un livre qui a également beaucoup intéressé Pirate, mon Berger allemand, puisqu’il a commencé à en manger la page de dos qui était en belle basane fin XVIIIème) et j’ai beaucoup apprécié la citation faite par Diderot de l’autre Stoïcien romain, esclave comme Esope, Zenon : « Les dieux de qui nous tenons la vie, sans notre consentement, seraient des bienfaiteurs injustes et cruels s’ils ne nous avaient laissé maîtres de disposer de leur présent, lorsqu’il nous importunait. ». Ce qui me gêne c’est l’incroyable profusion des écoles et des sectes. On y trouve tout et son contraire. Je trouve d’ailleurs amusant que l’article Philosophie des Grecs de l’Encyclopédie de Diderot, basé en grande partie sur ce que l’on considère comme la première Histoire de la Philosophie, celle du Protestant Jacob Brucker (1744), distingue trois périodes chez les Grecs, la Philosophie fabuleuse, la Philosophie politique et la Philosophie sectaire ! Il n’empêche : quel triomphe quand même de la pensée humaine : on réfléchit sur soi-même (le fameux Connais toi toi-même), on réfléchit sur l’humanité, le monde qui nous entoure, la destinée. On spécule. Et puis le miracle grec c’est aussi la soif de connaître (voyez tous ces fabuleux historiens et géographes) et la naissance de la science. Aujourd’hui encore on commence l’enseignement des maths dans nos lycées avec le théorème de Pythagore (même si cette propriété du triangle rectangle était déjà connue des Egyptiens), puis apparaît le théorème de Thalès, en physique on va parler de la poussée ou du levier d’Archimède, et plus tard on parlera de géométrie euclidienne ou non-euclidienne. Et le rapport entre la circonférence du cercle et son diamètre est représenté par une lettre grecque ! Or l’une des caractéristiques majeures de notre civilisation européenne, devenue civilisation occidentale grâce à nos descendants américains, est d’être technique. Il y a des historiens qui considèrent que le véritable début de cet aspect technique de notre civilisation (qui a entraîné développement industriel et capitalisme) se place aux alentours des années 1830-40, lorsque Angleterre et Amérique ont enterré définitivement leur hache de guerre. Or il me semble évident que notre développement technique n’aurait jamais pu avoir l’ampleur qu’il a eu s’il n’avait pu se baser sur les sciences fondamentales (mathématiques, physique, chimie), ces sciences dont la lointaine origine est à rechercher dans la Grèce antique (et c’est probablement ce qui a manqué – entre autres – à la Chine pour arriver aux mêmes résultats). Voilà donc encore un autre fil rouge qui lie notre civilisation européenne à l’antique civilisation hellénique. Et qui aurait pu être illustré dans ce Musée qui se dit Musée des civilisations européennes et méditerranéennes.
Mais le véritable fil rouge, que dis-je, le câble rouge qui relie l’antique civilisation grecque à la nôtre c’est l’usage de la pensée, du raisonnement, c’est la raison. Car la raison englobe tout le reste, philosophie, science et peut-être même droits de l’homme. C’est-à-dire le fameux droit naturel défini lui aussi par Diderot dans son Encyclopédie et pour lequel il avait pu trouver, soit indirectement par le fameux Brucker soit directement par la lecture des Anciens, les éléments originels de la doctrine de ce droit. Car aussi bien Platon que Aristote, les épicuriens aussi et, bien sûr les stoïciens, et plus tard Cicéron, avaient tous réfléchi sur la nature et les fondements du droit et des lois. Cela aurait été d’autant plus intéressant de consacrer une salle à ce parcours, bien sinueux lui aussi, de la raison depuis la Grèce jusqu’à nous. D’autant plus intéressant que la raison s’est constamment heurtée dans l’histoire de nos peuples à la foi. Ou, plutôt, c’est la foi qui n’a cessé de vouloir violer la raison. On connaît les conflits entre scientifiques et l’Eglise catholique (terre qui tourne autour du soleil, théorie de l’évolution, etc.), on connaît moins ceux qui ont eu lieu en terre d’islam. Au tome 2 de mon Voyage je rendais compte d’un Symposium qui s’était tenu à Bordeaux en 1956 et qui avait pour sujet : Classicisme et Déclin culturel dans l’Histoire de l’Islam. On nous rappelait d’abord le rôle éminent qu’Arabes et Persans ont joué pendant plusieurs siècles dans le domaine des sciences et de la philosophie : algébristes, tels que al-Khwarizmi, le véritable fondateur de l’algèbre, des astronomes (c’est un Persan qui établit le catalogue des étoiles fixes le plus célèbre du Moyen-Age, marquant un progrès considérable sur Ptolémée), des médecins (tels que le génie universel al-Kindî, et c’est au milieu du XIIIème siècle qu’on découvre à Damas ou au Caire le principe de la circulation pulmonaire). Même des Turcs ont participé à cette histoire : c’est le Turc al-Fârâbî qui amena les Musulmans, d’après Avicenne, à comprendre la philosophie grecque et qui, de plus, fonda la théorie de la musique arabe. En Espagne les grands noms ne manquent pas non plus, astronomes: Azarquiel de Cordoue, excellent observateur et théoricien astronomique, médecins (Ibn Sînâ = Avicenne), mathématiciens, etc. Et, au XVème siècle encore, on trouve al-Kâshî, le premier directeur de l’Observatoire de Samarcande, un des grands maîtres du calcul numérique qui a anticipé d’un siècle et demi la théorie des fractions décimales, qu’on ne connaît en Europe qu’en 1585. Alors comment expliquer le déclin soudain de toute cette culture du savoir ? La science n’a pu se développer à peu près librement, dit l’un des participants au Symposium, que tant qu’il y avait de nombreuses sectes et écoles qui se combattaient. A partir du moment où l’orthodoxie s’est imposée, en adoptant l’asharisme comme philosophie officielle (depuis le XIIème siècle jusqu’aux temps modernes), une philosophie qui proclame qu’il n’y a pas de loi naturelle et que le cours des choses que nous observons ne s’effectue pas naturellement mais seulement tant qu’il plaît à Dieu de ne pas y intervenir, la fin de la science est programmée. Et l’un des rares philosophes qui pouvait se comparer à Averroès par la finesse de ses raisonnements, al-Ghazzali, en s’adonnant de plus en plus au mysticisme, a lui aussi contribué à étouffer le désir de savoir. « Quand al-Ghazzali », dit le Professeur Willy Hartner, « arrive à la conclusion que l’intelligence humaine ne doit servir qu’à détruire la confiance que l’homme met en sa propre puissance intellectuelle, il n’y a plus aucun espoir pour la science ! ». Et Ernest Renan, dans son étude sur Averroès, dit ceci : « Le développement intellectuel représenté par les savants arabes fut jusqu’à la fin du XIIème siècle supérieur à celui du monde chrétien. Mais il ne put réussir à passer dans les institutions; la théologie opposa à cet égard une infranchissable barrière… Le jour où le fanatisme fit peur aux souverains, la philosophie disparut et les manuscrits en furent détruits par ordonnance royale… », Renan pense certainement aux différentes destructions de bibliothèques qui ont eu lieu en Espagne : ainsi le vizir orthodoxe du calife de Cordoue Hishâm-II fit brûler indistinctement les livres astronomiques et philosophiques de la bibliothèque de Cordoue et fit emprisonner le plus grand savant de l’époque: al-Saraqustî ; et plus tard, après la chute du califat de Cordoue, alors même que la situation était devenue plus favorable aux sciences sous Yacoub Yûsuf et son fils Yacoub al-Mansour, ce dernier n’allait pas hésiter, afin d’obtenir un avantage temporaire en favorisant pour des raisons politiques les orthodoxes, à bannir le grand Averroès lui-même et brûler tous ses livres, à la seule exception de ses ouvrages médicaux, mathématiques et astronomiques (l’histoire est magnifiquement rendue dans un très beau film de l’Egyptien Chahine).
Conclusion : la raison et la foi ne peuvent coexister. C’était déjà la conclusion à laquelle étaient arrivés Diderot et le curé Meslier au XVIIIème siècle. Je ne sais plus lequel des deux a dit plaisamment : si Dieu (ou les dieux) nous ont donné la raison, c’est pour s’en servir !


La quatrième salle du Musée est intitulée : Au-delà du monde connu. La quatrième et dernière singularité de nos civilisations, nous dit-on, est la fascination des rivages lointains, de la Méditerranée et de l’Orient, qui a poussé les hommes à surmonter les risques du voyage, lors d’expéditions lointaines. Est-ce là un des aspects de notre culture rationnelle ? La passion de découvrir, de savoir ? Oui et non. Car dès l’origine l’intérêt commercial était lié à l’intérêt de la découverte. Ce sont déjà les Phéniciens qui commencent à établir des comptoirs tout le long des rivages de la Méditerranée. Les Grecs aussi d’ailleurs. Avant que les Romains ne mettent la main sur toute cette mer qui devient leur mer intérieure (Mare Nostrum). Et puis l’intérêt commercial devient appétit de conquête. Alexandre, le Macédonien, avait donné l’exemple. Les Romains vont construire un Empire. Et si les premiers voyages le long des côtes africaines des Phéniciens d’abord, puis bien plus tard des Portugais, peuvent encore être considérés comme des voyages de découverte (un aspect des voyages lointains qui ne disparaîtra jamais complètement, grâce surtout aux Français et aux Anglais), on arrivera très rapidement aux conquêtes brutales et à la colonisation. L’esprit de lucre s’installe durablement. Albert t’Serstevens qui était un grand érudit et un rat de bibliothèque, nous raconte qu’il a découvert l’exemplaire du livre de Marco Polo annoté par Christophe Colomb à l’Archivo General de Indias, à Séville. La plupart des notes marginales parlent d’or, d’argent, de perles, d’épices, de gain en somme (les Génois avaient la réputation d’être les plus cupides et les plus avares de tous les marchands italiens). Etiemble fait d’ailleurs la même remarque dans l’Europe chinoise qu’il a probablement prise chez t’Serstevens (il dit que les notes marginales sont au nombre de 366, chiffre donné par t’Serstevens). On voit bien dans quel esprit la traversée de l’Atlantique a été entreprise. Et, une fois arrivé dans le Nouveau Monde, Colomb n’arrête pas d’écrire aux Rois très catholiques qu’on y trouve de l’or en abondance et des peuples nus qui attendent d’être évangélisés (et s’ils ne veulent pas on en fera des esclaves). Une fois de plus la religion participe à la violence même si de temps en temps on trouve un Las Casas qui se souvient qu’il est disciple d’un certain Jésus Christ. Et bientôt toute l’Amérique du Sud et Centrale sera colonisée par l’Espagne et le Portugal (le partage étant décidé par le Saint Père), l’Amérique du Nord par les Français et les Anglais. Qui vont coloniser aussi l’Afrique. Ainsi qu’une partie de l’Asie en compagnie des Portugais, des Espagnols encore (qui établissent une véritable théocratie aux Philippines) et des Hollandais. La plus grande réussite est celle des Anglais qui réussissent à faire parler leur langue par l’Amérique du Nord, l’Inde, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Afrique du Sud, entre autres, et, à l’époque contemporaine, faire adopter l’anglais quasiment comme langue universelle.
On voit qu’il est donc un peu naïf de parler simplement de « fascination pour les rivages lointains ». Il s’agit le plus souvent d’avidité pour la fortune et de pouvoir des nations. C’est là ce qui fait encore l’une des caractéristiques essentielles de notre civilisation européenne devenue civilisation occidentale. Cela paraît d’autant plus évident quand on nous compare à d’autres civilisations. Quand on étudie par exemple les Etats hindouisés d’Indochine et d’Indonésie comme les appelle G. Coedès, on s’aperçoit qu’il n’y a jamais conquête à la manière européenne. On établit des comptoirs. Et puis on se marie avec des princes ou des princesses locales, des dynasties se forment, toujours locales, et qui embrassent, paisiblement, la culture indienne, hindouiste, ou bouddhique, et on crée des monuments gigantesques profondément marqués par l’art indien comme Angkor Vat ou Boroboudour. Et l’Empire chinois qui en aurait pourtant eu les moyens n’a jamais trouvé nécessaire d’aller conquérir d’autres mondes, si ce n’est se défendre contre les Mongols. Et quand ils ont eu quelques envies d’aller ailleurs ils n’ont jamais insisté longtemps comme les Tangs arrêtés par les Vietnamiens ou Kubilaï Khan arrêté par le vent divin (le kamikaze) au moment de vouloir envahir le Japon.
Non, nous seuls, nous avons été les prédateurs dans l’Histoire du Monde. La Méditerranée y est-elle pour quelque chose ?


Pour finir je me demande quel est vraiment le véritable objectif de ce Musée. Peut-on vraiment parler en même temps de civilisation méditerranéenne et de civilisation européenne ? Le Musée ne devrait-il pas plutôt s’appeler simplement Musée de la civilisation méditerranéenne, quitte à étudier dans quelle mesure cette civilisation a influencé la civilisation européenne ? Quel est finalement le principal dénominateur commun ? Je crois qu’on a eu raison de commencer de parler de l’agriculture commune, du blé, de la vigne et surtout l’olivier. Car c’est d’abord le climat qui leur est commun, à tous les pays qui la bordent, le climat et les paysages et les îles et la mer. J’ai beaucoup joui dans ma jeunesse de cette nature, de ses îles et de sa mer. Je l'ai chantée dans mon poème Nostalgies. Je l’ai célébrée dans mon Voyage, dans ma note sur Camus et la Méditerranée, en termes dithyrambiques : La Méditerranée est notre mère nourricière à nous Européens et elle ne ressemble à rien d'autre dans le monde. Un Américain, un Asiatique ne peut rien y comprendre. Nulle part au monde il n'y a de mer pareille. D'abord c'est une mer tempérée, elle a des saisons. C'est une mer intérieure, elle n'a pas de marées. C'est un mariage entre la terre et l'eau. C'est des rochers blancs, des pins, des églises et une mer bleue et scintillante. Le Grand Bleu en donne des images inoubliables. L'eau qui brille à l'infini peut exister dans d'autres parties du monde, encore qu'une mer est rarement aussi étale que celle-là et qu'une lumière est rarement aussi cristalline que celle-là. Mais le sentier que le petit gamin descend dans les rochers blancs avant de prendre son masque et son tube dans une encoignure et de plonger dans l'eau transparente pour aller nourrir sa murène favorite. Et la petite église toute aussi éclatante de blancheur, surmontée d'une croix orthodoxe et plantée sur une île perdue dans la mer. Ce sont là des images qu'on ne trouve qu'en Méditerranée. Et Camus, tiens, où est-il dans ce Musée ? N’y aurait-il pas sa place ? Lui qui répondait aux persiflages sartriens des Temps Modernes : « Des rives d’Afrique où je suis né, la distance aidant, on voit mieux le visage de l’Europe et on sait qu’il n’est pas beau. Depuis 150 ans l’idéologie européenne s’est constituée contre les notions de nature et de beauté qui ont été, au contraire, au centre de la pensée méditerranéenne ».
Alors, et les religions ? Fallait-il en parler ? Oui, bien sûr. Déjà parce que c’est pour une question de religion que le rivage sud a été envahi par les Arabes et qu’il parle arabe jusqu’au Maroc. Que le siège de l’Eglise catholique se trouve en pays méditerranéen et comme par hasard, comme une héritière de l’Empire romain, à Rome même. De même que l’autre capitale romaine, Constantinople, a été le centre de la religion orthodoxe avant que celle-ci en ait été chassée par les Musulmans ottomans. Tiens, mais les Turcs, on n’en parle pas non plus des Turcs en ce Musée. Ils ont pourtant régné sur tout le rivage de la Méditerranée depuis les Balkans jusqu’à Alger. Et j’ai souvent noté qu’il y avait beaucoup de points communs entre Athènes, Istanbul et Beyrouth. Et je me suis demandé si cela ne venait pas de la longue vie commune ottomane. Sans compter Alexandrie. Mais qui n’était déjà plus celle de Lawrence Durrell quand je l’ai connue.
C’est d’ailleurs avec Durell et son Quatuor d’Alexandrie que j’ai débuté mon parcours littéraire des rivages de la Méditerranée, avant d’en faire le tour complet par l’Ouest, après un petit retour sur Beyrouth, jusqu’à le terminer en Grèce par Papadiamandis et Kavvas. Et trouvé que les hommes des deux rives, quand la littérature les prend pour héros, les suit dans leurs travaux, leurs peines, leurs joies et leurs sentiments, avaient quand même pas mal de choses en commun.
Et l’Europe alors ? Qu’elle ait été influencée par la civilisation méditerranéenne est certain. Même religion chrétienne que la rive Nord. Et la Renaissance italienne et plus tard les Lumières et la Révolution française qui ont, qu’on le veuille ou non, des liens évidents avec l’ancienne civilisation gréco-romaine, ont eu des répercussions dans toute l’Europe. Et, aujourd’hui toute l’Europe est démocratique. Et, si les pays du Sud, Espagne, Portugal, Italie et Grèce ont connu la dictature, un pays du Nord, l’Allemagne, en a connu une bien pire encore. D’ailleurs aujourd’hui c’est surtout dans les pays du Nord que l’on trouve encore ces buttes témoins d’une société hiérarchisée formelle, les Rois !
Il n’empêche. Nous avons bien deux Europes, celle du Nord et celle du Sud. On le constate d’autant plus aujourd’hui qu’on a des institutions communes comme l’Union européenne et la zone Euro. Les différences tiennent à beaucoup de facteurs. Les peuples latinisés et aux langues latines du Sud, les peuples germaniques au Nord. Même à l’intérieur des zones germaniques on se rend quelquefois compte d’une différence de mentalité de part et d’autre de l’ancien Limes. La religion ensuite, le protestantisme qui a son origine dans le Nord, est plus rigide, plus dépouillé, alors que le catholicisme est du Sud, est plus proche des anciennes croyances païennes (Saints, Vierge Marie, etc.) et est beaucoup plus tolérant pour le péché grâce à la confession. Le climat ensuite qui a, on le sait depuis l’Esprit des Lois, je crois, une influence directe sur les mœurs et les institutions. Où se situe la France dans tout cela ? Voici ce que j’ai écrit il y a longtemps déjà dans mon texte sur Camus et la Méditerranée : « Moi qui ai vécu beaucoup à l'étranger (44 ans aujourd’hui), qui suis biculturel (parce que Alsacien rendu bilingue par l’Histoire) comme on peut être bisexuel, je considère souvent que la culture française est faite essentiellement de trois éléments : l'élément parisien qui est esprit, jugement superficiel, mépris des autres et qui est certainement l'élément qui fait le plus de mal à notre réputation à l'étranger ; l'élément rationnel qui nous vient de Descartes, qui fait que tout homme politique français commence son discours par premièrement, deuxièmement et troisièmement et qui est comme la langue d'Esope, à la fois la pire des choses et la meilleure ; l'élément méditerranéen qui est sens de l'équilibre, sens de la mesure et sens du bonheur. C'est cet élément-là avant tout qui fait que moi, Alsacien biculturel de naissance et donc foncièrement anormal, je me sens d'abord Français avant de me sentir Allemand. ». Voilà donc une conclusion toute trouvée, il me semble…