L'Homme et la Femme "souillée".
Le mouvement metoo a déclenché une véritable révolution dans la façon de considérer les viols et les agressions sexuelles contre les femmes. Ce qui est certainement une très bonne chose même si on a quelques fois un peu exagéré. Pas mal même. J’en ai parlé à propos de Polanski sur mon Bloc-notes 2020 : Polanski et les sorcières. En tout cas c’est bien grâce à ce mouvement qu’on a parlé, enfin, des féminicides et des violences exercées par les hommes contre les femmes. Et de la pédophilie. Et cela aussi c’est bien. Car elle était bien trop facilement acceptée dans le temps. Et aujourd’hui les paroles se libèrent !
Mais c’est d’un autre problème que je voudrais parler ici. En puisant dans la littérature mondiale. Peut-être avec un peu de légèreté, un peu d’humour. Même si, dans beaucoup de cas on est tout simplement effaré et on n’a plus envie de rire. Je veux parler de la domination des hommes sur la sexualité des femmes, le droit qu’ils croient avoir sur leur sexualité. J’y ai pensé en lisant l’histoire rapportée dans le Ramayana (voir ma note : Ananda Devi, Draupadi et la marche sur le feu), le discours insultant que tient Rama après la délivrance de Sita de son emprisonnement par le démon Râvana. « Ta vue m’est importune au plus haut degré… Il n’y a plus rien de commun entre toi et moi. En effet, est-il un homme de cœur, né dans une noble maison, qui d’une âme où le doute fit son trait, voulût reprendre son épouse, après qu’elle aurait habité sous le toit d’un autre homme ? » (traduction Hippolyte Fauche). Dans le Mahâbhârata qui rapporte également cette scène de l’histoire de Rama et Sita, le discours est encore plus blessant : « …comment quelqu’un qui connaît le dharma comme moi pourrait-il garder même un instant une femme qui a été touchée par les mains d’un autre ? Que tu te sois bien ou mal conduite, je ne peux aujourd’hui jouir de toi, pas plus qu’une oblation léchée par un chien ne peut encore être une oblation » (traduction Madeleine Biardeau). Et dans le Uttara Kanda que certains érudits traditionnalistes indiens considèrent comme étant une suite du Ramayana écrite par le même auteur, Valmiki, ce que dénient tous les experts occidentaux, on raconte qu’une fois passée par le feu pour démontrer son innocence, Sita est encore accusée par le peuple d’avoir été « salie » par le démon, que Rama l’expulse dans la forêt et quand elle revient avec ses deux enfants nés de Rama, il lui demande une autre épreuve pour démontrer une fois de plus son innocence. Ce qu’elle refuse et choisit de mourir.
L’histoire de Rama et Sita que Valmiki a écrite vers 300 après J.-C., mais qui est bien plus ancienne, m’a fait penser aux épopées grecques. A l’enlèvement d’Hélène par Pâris. Il y a d’ailleurs un autre parallèle entre l’Iliade et le Ramayana : dans les deux cas l’enlèvement a pour conséquence une longue et terrible guerre. Dix ans chez les Grecs. La plus terrible guerre de l’Antiquité. Mais la guerre menée par Rama contre les démons fut terrible, elle aussi. Rama semble d’ailleurs le reprocher à Sita qui n’est pourtant nullement responsable (alors que Hélène, elle, était consentante à son rapt, il me semble) : « Ce que doit faire un homme pour laver son offense, je l’ai fait, par cela même que je t’ai reconquise : j’ai donc sauvé mon honneur. Mais sache bien cette chose : les fatigues que j’ai supportées dans la guerre avec mes amis, c’est par ressentiment, noble Dame, et non pour toi, que je les ai subies ! Tu fus reconquise des mains de l’ennemi par moi dans ma colère ; mais ce fut entièrement, noble Dame, pour me sauver du blâme encouru et laver la tache imprimée sur mon illustre famille » (traduction Hippolyte Fauche). Mais il y a une grande différence : Ménélas reprend Hélène après la victoire des Grecs sur Troie et retrouve, semble-t-il, sa vie tranquille de couple à Sparte dont il est le roi. Le Roi des cocus aussi pour l’Histoire et dont se moque l’auteur de la Belle Hélène ! J’ai raconté dans ma note de mon Bloc-notes 2020 : Retour à Homère, la scène rapportée dans le Chant IV de l’Odyssée quand Télémaque, le fils d’Ulysse (le même que Fénelon a mis en scène dans Les Aventures de Télémaque), rencontre Ménélas et Hélène à Lacédémone, que Hélène raconte qu’elle avait reconnu Ulysse quand celui-ci s’était introduit dans la ville de Troie, déguisé en mendiant, qu’elle lui avait promis de ne pas le trahir, ni lui ni les Grecs cachés dans le Cheval de Troie et qu’elle avait alors reconnu sa faute : « je pleurais la folie qu’Aphrodite avait mise en mon cœur pour m’entraîner là-bas, loin du pays natal, et me faire quitter ma fille, mes devoirs d’épouse et un mari dont la mine ou l’esprit ne le cède à personne ! » (traduction Victor Bérard). Le mari n’est pas complètement dupe. Et raconte la suite : alors qu’ils étaient tous assis à l’intérieur du cheval, Hélène survient, en fait trois fois le tour, tape sur son flanc et appelle les guerriers grecs par leur nom. Et c’est encore Ulysse qui les empêche de répondre à la femme perfide ! Il n’empêche. Il lui pardonne. Il faut croire que chez les Grecs les hommes sont plus tolérants. Et sont moins obsédés par la « pureté » de leurs femmes. Même s’ils admirent la vertu de Pénélope.
Alors s’agit-il d’une règle générale ? Quid des romans grecs ? Je croyais me souvenir que dans certains de ces romans la femme était « souillée » mais toujours aimée quand même. Mais il faut croire que je me suis trompé. Daphné et Chloé est une jolie histoire d’amour entre jeunes bergers. Quand je l’ai lue pour la première fois j’ai trouvé bien étonnant que l’on puisse écrire un roman aussi naïf en des temps aussi troublés (IIème ou IIIème siècle après J.C.). Et, en plus, mon édition est celle d’une très jolie traduction par l’érudit Amyot. Voir : Longus : Daphné et Chloé, traduit par Amyot, édit. J. Tallandier, 1890). Mais l’histoire est peut-être moins naïve qu’ironique. En tout cas on n’y trouve, bien évidemment, ni enlèvement ni tromperie.
Je comptais un peu plus sur Leucippe et Clitophone, sachant que leur auteur, Achille Tatius, qui vivait probablement à la fin du IIème siècle à Alexandrie, passait pour être un écrivain érotique (tout en étant astronome et poète) (voir : Achille Tatius : Les Amours de Leucippe et Clitophone, en deux tomes, traduction du Perron de Castéra, édit. A l’enseigne du Pot cassé, Paris, 1930). Eh bien, non. Leucippe est aimée, désirée, enlevée tant de fois, mais arrive toujours à s’en tirer. Vierge jusqu’au bout ! Jusqu’à son mariage final à Ephèse. Et après l’épreuve de la flûte. Une flûte qui n’est pas utilisée de la manière dont vous l’imaginez peut-être, mais celle qui se prétend vierge est enfermée dans une grotte qui se trouve près du Temple de Diane, et lorsque la fille est ce qu’elle dit, la flûte fait entendre un chant divin, la porte de la grotte s’ouvre et la fille sort en triomphe, alors que, si ce n’est pas le cas, le chant de la flûte est abominable et la porte ne s’ouvre que lorsque la fille n’est plus. Ce qui m’amuse c’est que Leucippe a déjà failli passer une première fois un test de virginité. Clitophone avait essayé de venir la trouver dans sa chambre, mais la mère de Leucippe avait entendu du bruit et, pleine de colère, accusait sa fille d’avoir fauté. Alors celle-ci lui propose de donner la preuve de son innocence (Tome 1, page 93). « Je me soumets aux examens les plus rigoureux », s’écrie-t-elle, « et je consens que vous épuisiez sur moi tous les traits de votre indignation, s’il se trouve que la fleur de ma sagesse ait reçu la moindre flétrissure ». « Eh, quoi », lui répond sa mère qui ne la croit pas, « notre disgrâce n’est-elle pas assez grande ? Faut-il encore que nous cherchions des témoins qui la divulguent ? ». Or voilà que ce matin je lis dans mon quotidien (Le Quotidien, le bien nommé, du 10/04/2024) qu’il y a des gynécologues luxembourgeois qui fournissent des certificats de virginité ! Ici au Luxembourg, membre de l’Union européenne, en ce XXIème siècle ! Et même un certificat de virginité anale ! Je ne savais même pas qu’il existait un hymen de ce type !
Clitophone est resté moins innocent. Mais c’est vrai qu’il pouvait difficilement faire autrement : c’était pour remercier la veuve amoureuse qui devait lui permettre de récupérer sa Leucippe qu’il avait bien été obligé de coucher avec elle !
Il y a un autre passage qui m’a frappé dans ce roman. C’est cette affirmation (Tome 1, page 72) : « Les Byzantins ont une loi qui porte que, quand un homme enlève une fille et lui fait violence, la seule peine qu’on puisse lui imposer, c’est de le contraindre à se marier avec elle ». Or voilà une loi qui existe encore dans certains pays musulmans ! Je me souviens même d’une nouvelle sicilienne de Pirandello, le Châle noir (j’en ai parlé au Tome 1 de mon Voyage, Littérature méditerranéenne), où un frère oblige sa sœur à épouser son métayer qui l’avait violée !
Est-ce chez Chariton que je vais trouver la femme « souillée » ? L’auteur de Chairéas et Callirhoé (c’est le plus ancien des romans grecs, entre le 1er siècle avant J.C. et le 1er siècle après) ? Voir : Chariton : Le Roman de Chairéas et Callirhoé, traduction Georges Molinié, édition bilingue, Les Belles Lettres, Paris, 1979. A lire le résumé on pourrait le croire. Callirhoé, mariée à Chairéas, enlevée par des pirates, vendue en Asie, où elle épouse Dionysios, riche citoyen de Milet, d’où elle passe dans le harem d’Artaxerxès, puis transportée à Arados où elle est enfin retrouvée par son époux qui la ramène à Syracuse. Difficile d’éviter la « souillure », me semble-t-il ! C’est compter sans l’astuce du romancier. Arrivée chez Dionysios, Callirhoé s’aperçoit qu’elle est enceinte de deux mois. Alors, sur la suggestion de sa servante elle accepte de l’épouser. Et lui faire croire qu’elle est enceinte de lui. Et pour cela il faut bien qu’elle couche plus d’une fois avec lui. Mais, lorsqu’elle retrouve Chairéas, elle se jette dans ses bras et ils font tout de suite l’amour, avec beaucoup de fougue et sans se poser beaucoup de questions, semble-t-il. Il est vrai qu’il est plus facile à une femme qui a déjà été épouse de duper son homme qu’une vierge. C’est peut-être pour cela que les hommes tiennent tellement à cette virginité !
Le Xénophon d’Ephèse (IIème siècle) qui n’a rien à voir avec le Xénophon de l’Anabase de nos cours de grec, a écrit un roman intitulé Récits éphésiens relatifs à Anthéia et Habrocomès ou, par abréviation, les Ephésiaques. Voir : Les Amours d’Abrocome et d’Anthia, histoire éphésienne, traduite de Xénophon (d’Ephèse) par M. J.***, avec des notes sur la géographie, les mœurs et différents usages des Anciens, 1769. Encore un couple marié et aussitôt séparé. Mais qui se jure fidélité quoi qu’il arrive. Et ils y arrivent ! Au point que le traducteur anonyme de notre XVIIIème siècle s’étonne et observe très plaisamment : « ces deux époux préfèrent les supplices et la mort à l’infidélité, espèce de vertu grecque qui ne ferait pas fortune dans le siècle où nous sommes » (je l’ai déjà cité lorsque je parle de ces romans grecs dans mon Voyage littéraire en compagnie de Corto Maltese et Hugo Pratt au tome 5 de mon Voyage).
Je vais donc passer au dernier de ces cinq romans grecs arrivés jusqu’à nous : les Ethiopiques ou Théagène et Chariclée d’Héliodore qui se disait phénicien d’Emèse (IIIème ou IVème siècle). Il manque dans ma bibliothèque (oui, elle n’est pas parfaite !). Mais Alfred Croiset, dans le dernier tome de la grande Histoire de la Littérature grecque des deux frères Maurice et Alfred Croiset, en donne un excellent résumé (voir : Alfred Croiset : Histoire de la littérature grecque, Tome cinquième : Période alexandrine, Fontemoing et Cie, Paris). Une jeune princesse d’Ethiopie, abandonnée dès sa naissance par sa mère, est transportée à Delphes, élevée sous le nom de Calliclée, s’éprend du beau thessalien Théagène et se fiance avec lui. L’Oracle leur commandant de quitter Delphes, ils s’embarquent, font naufrage, sont enlevés par des brigands du Delta du Nil, puis amenés à Memphis. Arsacé, femme du Satrape qui y règne, s’éprend d’une violente passion pour Théagène, mais ils arrivent à s’échapper, arrivent, prisonniers, en Ethiopie où ils doivent être immolés au soleil. Mais c’est justement là que règne la reine qui est la mère de Calliclée, ils sont reconnus, délivrés et mariés. Or les deux fiancés ont su se conserver purs jusque-là ! C’est encore raté !
Un dernier mot à propos des romans grecs avant de passer à autre chose : les cinq romans ont ceci en commun c’est qu’ils célèbrent l’amour. Et l’amour entre homme et femme. Ce qui modifie un peu l’image d’une Grèce consacrée aux relations homosexuelles avec de beaux jeunes hommes. J’ai dans ma bibliothèque les Actes d’un colloque qui s’est tenu à Normale Sup en décembre 1987 (voir : Marie-Françoise Baslez et alia : Le Monde du Roman grec, Presses de l’Ecole Normale supérieure, Paris, 1992). Et j’ai été étonné de constater que les participants ont étudié un tas de thèmes comme la géographie, l’histoire, les mythes, les styles, etc. mais pas celui de l’éros qui est pourtant bien le thème commun de tous ces romans, bucolique pour celui de Longus, plein d’aventures pour les quatre autres. C’est par contre une évidence pour l’Italien Massimo Fusillo qui l’a superbement mis en valeur dans son livre intitulé en français Naissance du Roman (voir : Massimo Fusillo : Naissance du Roman, traduction Marielle Abrioux, Seuil, 1991. L’original italien date de 1989 et est intitulé : Il Romanzo greco. Polifonia ed Eros. Le Roman grec. Polyphonie et Eros). « La principale nouveauté du roman grec est d’avoir donné à l’amour une position absolument centrale… Il est représenté directement, dans sa réalité quotidienne… et devient pour la première fois l’expérience déterminante de l’existence humaine, et donc le thème privilégié sur lequel est construite toute l’œuvre narrative », écrit-il. Fusillo voit bien évidemment dans le roman grec l’ancêtre du roman moderne, mais plus encore : les Grecs ont également transmis au roman moderne le thème central de celui-ci, l’éros. Même si, dit-il, dans le mythe de Tristan, « l’amour-passion a des connotations plus mystiques et morbides ». Mais il y a encore autre chose qui caractérise ces romans grecs – et c’est là qu’on revient à mon thème du début – le thème de l’amour est accompagné de deux notions nouvelles : la chasteté et la virginité ! Fusillo le reconnaît d’ailleurs.
Comme on sait, les Ethiopiques ont servi de modèle au roman posthume foisonnant de Cervantès : Les Travaux de Sigismonde et de Persilès. Cela aussi, j’en ai déjà parlé dans ma note sur Corto et Pratt au tome 5 de ce Voyage. Voir : Michel Cervantes : Persilès et Sigismonde ou les Pèlerins du Nord, deux tomes, traduction H. Bouchon Dubournial, nouvelle édition, revue et corrigée, édit. Méquignon-Marvis, Paris, 1822. Dans ce roman les deux amoureux sont les héritiers de deux royaumes du Nord empêchés de s’unir et qui vont se rendre à Rome pour accomplir un vœu qui leur permettra de devenir mari et femme. Ils se promettent fidélité et chasteté, eux aussi, et voyagent sous le couvert d’être frère et sœur. Après avoir vécu beaucoup d’aventures comme dans les romans grecs ils approchent de Rome et là il se passe quelque chose d’étrange. D’abord, bizarrement, alors que la vue de Rome devrait les exciter à l’approche du bonheur suprême, ils prennent des détours, vont même faire la sieste dans un bois. « Chastes amants qui avez longtemps attendu l’heure de l’hymen avec la douce confiance qu’elle sonnerait enfin », écrit l’auteur (traduction Bouchon Dubournial). Comme s’il s’étonnait lui-même de ce retard. Mais c’est que « le jour était trop avancé pour qu’on pût espérer d’arriver à Rome avant la nuit », dit-il ensuite, pour les excuser. Sur le net on peut trouver le texte d’une universitaire, Isabelle Rouane Soupault, intitulé Stratégies parodiques dans l’écriture de Cervantès et paru dans les Cahiers d’études romanes, qui trouve qu’il y a pas mal de parodie et même de satire dans ce roman (comme il y en avait déjà dans son Don Quichotte). Et, pour commencer, dit-elle, Cervantès donne de Rome une image contradictoire, ville sainte d’un côté, ville de débauche de l’autre. D’ailleurs Roma est l’anagramme d’Amor, dit l’Universitaire. C’est astucieux, je n’y avais pas pensé. Et elle cite deux poèmes qui célèbrent Rome dans le roman (mais que je n’ai pas trouvés dans la traduction de Bouchon Dubournial qui, il est vrai, était Professeur à l’Académie royale et militaire espagnole) :
« …Grande, puissante et très sainte cité de Rome
en arrivant devant toi, je m’incline en dévot pèlerin… »
et : « Trois rues seulement pour s’y amuser
ses habitants, hommes et femmes, tous s’y prostituent
voici en somme la Rome triomphante »
(Traduction Isabelle Rouane Soupault)
Et, effectivement, Persilès va bientôt découvrir les vices de la sainte cité et la plus splendide de toutes ses courtisanes, la belle Hippolyte de Ferrara, qui en est tombée follement amoureuse. Elle va utiliser la ruse pour l’attirer chez elle et, dans une chambre fermée se précipiter violemment sur lui. Trois fois. Et trois fois le valeureux Persilès va lui résister et, finalement, lui échapper. Il faut lire la description que fait Cervantès de la scène pour y déceler son délicieux humour : « La décence ne permet pas de peindre ici les transports et les excès auxquels s’abandonna l’effrontée courtisane pour tâcher d’enflammer l’objet de sa passion. Périandre (c’est le nom d’emprunt de Persilès) sentit bientôt qu’il fallait fuir ou être vaincu… Trois fois il se dégagea des bras de la nouvelle Putiphar pour venir rouvrir la porte ; trois fois elle s’élança sur lui et le rengagea de nouveau dans la lutte. Le manteau du pèlerin, dès le premier assaut, était resté sur le champ de bataille ; au troisième la veste de Périandre fut déboutonnée… Sans manteau, sans ceinture, sans chapeau, sans bourdon, il vola de chambre en chambre, et enfin il se trouva dans la rue… » (traduction Bouchon Dubournilal). Persilès ayant ainsi échappé à la tentation il se trouve devant un autre obstacle de taille. Voici que Sigismonde, après avoir, il est vrai, frôlé la mort pour avoir été empoisonnée par la toujours enragée Hippolyte, commence à vouloir renoncer à l’hymen. Est-ce parce qu’elle commence à trop s’habituer à sa vie de chasteté ? « Songe que depuis trois ans », dit-elle à Persilès, « unis par le seul lien de l’amitié fraternelle, qui cependant n’a pas été pour nous sans bien des douceurs, nous avons su imposer à l’amour un silence absolu. Quoi qu’on en dise, il n’est donc pas impossible de maîtriser l’amour quand l’honneur et le devoir l’exigent ; et ce que nous avons pu, pourquoi ne le pourrions-nous pas encore ? » (traduction Bouchon Dubournial). Eh, oui, Sigismonde pense au couvent, à un autre hymen, celui avec Dieu ! Voilà ce que c’est de rester chaste aussi longtemps, aussi contre-nature ! Mais tout va s’arranger. Ne vous inquiétez pas. L’hymen terrestre se fera. Et on aura même droit pour conclure à une formule qui nous est familière puisque c’était celle de nos Contes de fées : ils vécurent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants ! Ici le roman se termine ainsi : « Un règne paisible, les bénédictions constantes de leurs fidèles sujets, celles d’un grand nombre d’enfants, de petits-enfants et d’arrière-petits-enfants, une longue vie sans infirmités, et enfin la mort des justes, furent la récompense de leur héroïsme, de leur exemplaire chasteté, et de la résignation religieuse avec laquelle ils avaient supporté dans leur jeunesse les tribulations dont il avait plu au ciel de les favoriser… » (traduction Bouchon Dubournila).
Et moi, une fois de plus, je n’ai pas trouvé de femme « souillée ». Alors tournons-nous vers l’Asie.
Et d’abord examinons ce grand poème admiré par tous nos intellectuels quand l’Indochine était encore française, le Kim-Vân-Kiều de Nguyên-Du. Voir : Nguyên-Du : Kim-Vân-Kiều, traduction du vietnamien (annamite) en français par Nguyen-Van-Vinh, Editions Alexandre de Rhodes, Hanoi, 1942. Voir aussi un fac-simile de l’édition Alexandre de Rhodes de 1942, avec un nouvel avant-propos de Hûru Nhuân, publié par les Editions Vân Hoc en 1994 et que j’ai déniché à Saigon lors d’une visite du Vietnam. Et aussi : Tran-Cuu-Chan : Etude critique du Kim-Vân-Kiều, Poème national du Viet-Nam, Nguyen-Van-Cua, Saïgon, 1948.
Nguyên-Du (1765 – 1820) appartenait à une famille aristocrate illustre. Les Rois Lê qui avaient régné sur l’Annam depuis le XVème siècle avaient été chassés du pouvoir en 1789. Et en 1802 une ancienne famille ducale avait pris le pouvoir. Tran-Cuu-Chan, éphémère Ministre de l’Education du Gouvernement provisoire du Vietnam du Sud, dans son étude qui est une thèse de doctorat, pensait que l’auteur du poème avait trouvé un certain parallèle entre les trahisons politiques et celles vécues par l’héroïne de son poème. Il est vrai que celle-ci en a vu de terribles : elle sauve son père de la ruine en se vendant à un homme riche, mais celui-ci est un gredin et la revend à un lupanar. A partir de ce moment elle a de nombreuses aventures, prend pour amants d’autres hommes, est à nouveau trompée, passe à un autre lupanar, devient servante, cherche à se suicider, termine chez les bonzes, et, tout à la fin, retrouve son ancien fiancé qui est toujours amoureux d’elle. Mais elle a honte et ne veut plus que rester son amie. Voilà donc une fille « souillée » par excellence. Qu’en pense son ancien fiancé ?
Mais j’ai tort de me moquer. Car le poème est beau et les sentiments de ses héros aussi. Il y a tant de vers qu’il faudrait citer ! Le fiancé qui s’appelle Kim-Trong était un condisciple du frère de la belle Kiều. C’est la raison pour laquelle les deux amoureux se sont rencontrés. Mais c’est alors que Kim avait dû partir chez lui, appelé par son père, que le malheur avait frappé la famille de Kiều, la calomnie, les huissiers, l’emprisonnement de son père et de son frère et que Kiêu s’était sacrifiée par piété filiale. Et qu’elle avait vécu quinze ans loin de sa famille et de son fiancé qui l’ont pourtant cherchée longtemps. Quand ils la retrouvent grâce à un hasard heureux, elle commence à se jeter aux pieds de sa mère, lui raconte ses malheurs et sa « vie de boue ». Et c’est sa jeune sœur qui s’était mariée entre-temps avec Kim qui propose de lui céder sa place. Mais Kiều refuse aussitôt :
Ma personne a subi des outrages trop nombreux.
En parlant je rougis de honte.
Alors c’est Kim lui-même qui insiste : Un engagement sérieux a été pris entre nous
en présence de la terre insondable et du ciel très haut.
Que nous importe donc si les choses ont changé d’aspect et si les étoiles ont changé de place.
Puisque nous avons juré d’être ensemble à la vie et à la mort, respectons donc nos serments.
Alors Kiều : Ma vie est finie, aucun projet n’est plus de mise
Je sais que vous m’aimez.
Mais comment sans avoir honte pour moi-même regarder en votre compagnie la flamme qui éclaire la chambre nuptiale ?
De ce jour, je tiendrai fermée la porte de ma chambre automnale.
Kim n’est pas d’accord : Vous avez accompli votre devoir de piété filiale à la place de votre devoir de fidélité en amour.
La pureté de votre corps reste donc intacte.
Puisque le ciel nous donne encore à vivre ce jour,
admirons les fleurs quand au bout des allées du jardin la brume se dissipe et contemplons la lune lorsque au ciel les nuages s’écartent ;
Il se trouve que la fleur fanée brille d’un plus vif éclat,
et que la lune, vers son déclin, est plus belle que lors des pleines lunes de jadis.
Alors, finalement Kiều accepte, les deux amoureux se marient et échangent les saluts rituels. Ils se retrouvent même dans la chambre nuptiale et boivent dans la coupe de l’union en écaille de tortue. Ils songent avec regret aux sentiments de jadis : Ils reportaient leur pensée vers l’époque lointaine où le lotus était encore à l’état de bourgeon et le fil de soie était tout rose.
Dans la nuit silencieuse, les rideaux aux cordons dénoués pendaient.
Sous la douce clarté de la veilleuse les formes étaient mieux soulignées et les joues roses gagnaient en fraîcheur.
Les amants longtemps séparés se retrouvaient.
La fleur de jadis, en présence de l’abeille qui l’avait toujours convoitée ! Cette rencontre ne pouvait avoir lieu sans éveiller quand même quelque idée d’amour constant !
Et Kiều dit : J’ai pensé que vous aviez été bon envers l’objet de votre amour passé pour en garder encore le souvenir.
Aussi ai-je déféré à votre désir pour accomplir un tout petit peu mon devoir d’obéissance.
Ont-ils fait l’amour ? Quand même ? On ne sait. Le poète se fait obscur. A dessein. Mais ce qui est certain c’est qu’à partir de ce moment leur mariage devient platonique. Si vous vous préoccupez d’avoir une famille pour l’avenir,
ma jeune sœur est là et point n’est besoin de recourir à moi.
L’amour restera, mais se transformera en amitié.
Nous n’avons pas besoin de faire lit commun pour être les époux devant l’Eternel que nous n’avons jamais cessé d’être,
conclut Kim. Et Kiều le remercie pour la nuit passée : Tout l’honneur de ma vie tient à cette nuit.
Et le poème finit en décrivant leur vie : S’ils ne vécurent ensemble en époux, ils vécurent en amis fidèles.
Tantôt ils burent ensemble les tasses d’alcool, tantôt ils jouèrent de longues parties d’échecs.
Tantôt ils regardèrent s’ouvrir les fleurs, tantôt ils jouirent ensemble du spectacle du lever de la lune.
Un mot pour finir. G.-A. Bernard, ancien Inspecteur Général de l’Instruction Publique en Indochine qui a écrit la préface à la thèse de doctorat de Tran-Cuu-Chan, regrette qu’on ne dispose pas d’une transposition française en vers de ce poème (il y en a une, celle faite en 1926 par René Crayssac, mais celui-ci n’est pas poète, dit Bernard). Car il est dommage, dit-il, qu’ainsi nous échappe la merveilleuse « harmonie rythmique du style ». Il se souvient des lectures que lui a faites un ami journaliste vietnamien dans sa belle « maison de Hanoi au bord du Grand Lac » et pendant lesquelles celui-ci lui « lisait ou plutôt chantait les belles strophes du poème », pendant des heures et sans se lasser, pour « en faire ensuite la traduction » et « en faire apprécier toutes les beautés ». Ce n’est pas pour rien, dit-il encore, que tous les Vietnamiens l’ont lu, avec intérêt, avec passion, souvent en connaissent les vers. Et ceci dans toutes les classes sociales, du « coolie traîneur de pousse-pousse de Hanoi » jusqu’aux mandarins et aux lettrés !
La source de l’histoire de Kiều est chinoise. Mais je ne l’ai pas trouvée. D’ailleurs il paraît que l’original était plutôt médiocre.
Alors je me suis tourné vers un autre pays asiatique, la Corée. Et vers cette histoire classique universellement connue et appréciée par tous les Coréens dont j’ai, dans ma bibliothèque, une version écrite en anglais par Chai Hong Sim qui a été Professeur à l’Université Hangkuk d’Etudes étrangères de Séoul et qui vit aux Etats-Unis aujourd’hui (voir : Chai Hong Sim : Fragrance of Spring – The Story of Choon Hyang, Po Chin Chai, Séoul, 1992. La première édition date de 1970. En français : Parfums du Printemps – L’histoire de Choon Hyang). Je ne suis pas trop convaincu par l’écriture du Professeur, mais je retiens l’histoire. Encore une belle histoire d’une femme courageuse. Et encore une histoire de chasteté. Choon Hyang est la fille belle et cultivée d’une ancienne kisaeng (Chai Hong Sim l'écrit gisang). Qu’est-ce qu’une kisaeng (aussi écrit gisaeng) ? Une sorte de geisha, sauf qu’en Corée elles sont de basse classe, contrôlées par l’Etat (auquel il semble qu’elles appartiennent), pratiquement traitées comme des esclaves (les filles de gisangs sont automatiquement gisangs elles aussi). Mais en même temps elles sont formées pour être capables de chanter, jouer d’un instrument, danser et réciter, et même créer, des poèmes. J’ai découvert, en lisant cette histoire, que la Corée possède une forme de poésie courte, analogue au haïku, mais aux vers nettement plus longs, le sijo, et qu’il y a plusieurs kisaengs qui ont été des auteures de sijos célèbres. Je dispose d’une Histoire de Littérature coréenne qui en cite. Voir : Kichung Kim : An introduction to classical Korean Literature – from Hyangga to P’ansori, M. E. Sharpe, Armonk (N.-Y.) et Londres, 1996. Je vais tout de suite vous en citer deux. Les deux ont été créés par des kisaengs. La première est Hongnang, qui a vécu au XVIème siècle dans le lointain Nord-Est de la presqu’île coréenne (je l’écris sur six lignes).
I chose a wild willow branch
and plucked it to send it to you.
I want you to plant it
by the window where you sleep.
When new leaves open in the night rains,
think it is I that have come to you.
Que je transpose en français ainsi : J’ai choisi une branche de saule sauvage
que je cueille et que je vous envoie.
Je veux que vous la plantiez tout près de la fenêtre
auprès de laquelle vous dormez la nuit.
Quand de nouvelles feuilles s’ouvriront alors sous la pluie
pensez que c’est moi qui suis venue jusqu’à vous.
Et voici le deuxième, de la kisqaeng Ch’on Kum : Night covers the mountain village ;
a dog barks in the distance.
I open the brushwood gate
and see only the moon in a cold sky.
That dog ! What is he doing, barking
at the sleeping moon in the silent hills ?
En français : La nuit recouvre le village dans la montagne ;
on entend au loin l’aboiement d’un chien.
Je vais ouvrir la porte faite de branchages
mais ne vois que la lune dans un ciel glacé.
Ah, ce chien ! qu’a-t-il donc à aboyer
contre cette lune qui dort et le silence des collines ?
Mais il est temps que je vous raconte l’histoire de cette Choon Hyang (que Kichung Kim écrit : Ch’unhyang). Elle était la fille d’une ancienne kisqaeng, très belle, très intelligente, très pure. Le nouvel administrateur a un fils, très solitaire, très sobre, très travailleur. Lors d’une promenade il aperçoit à travers les branches d’un pin une fille qui s’amuse sur une balançoire. Quand elle le voit elle se fâche et s’en va. Mais lui a le coup de foudre immédiat. Après de nombreuses nuits sans sommeil il se rend à la maison de la fille et la demande, lui l’aristocrate, en mariage, à sa mère, l’ancienne kisaeng. Qui, après avoir hésité, l’accepte. Et Choon Hyang aussi. Ils se marient aussitôt. En secret. Car le père du jeune homme ne l’admettrait pas. A partir de ce jour le jeune homme qui s’appelle Mong Yong découche régulièrement et les deux tourtereaux passent toutes leurs nuits ensemble. Normal, puisqu’ils sont mariés. Puis, première catastrophe : l’Administrateur est nommé à Séoul. Et le fils qui n’ose toujours pas avouer son mariage, est obligé de suivre. Et passer à Séoul son examen d’Administrateur, à son tour. Alors, le cœur gros, il demande à Choon Hyang de l’attendre. Trois printemps tout au plus. Et elle le promet. Deux ans plus tard nouvelle catastrophe : un nouvel Administrateur, mauvais, arrive. Il n’est pas content des kisaengs qu’on lui présente. Un fonctionnaire local, jaloux, lui parle de Choon Hyang. Il l’a fait venir aussitôt, lui demande de jouer le rôle de kisaeng et celle-ci refuse. Le ton monte, le maître la fait battre cruellement, elle refuse toujours, alors il la fait emprisonner et Choon Hyang souffre le martyre, le froid, le dénuement, les mauvais traitements. Mais elle est épouse et ne peut en aucun cas jouer le rôle d’une kisaeng (qui, vous l’aurez deviné, ne fait pas que chanter, réciter des poèmes et verser du vin !). Mong Yong n’est au courant de rien, met deux ans à réussir ses examens (parce qu’il pense trop à sa femme), finalement est diplômé, devient envoyé spécial du Roi pour dénoncer et punir les mauvais administrateurs, arrive dans la région, découvre à la fois ce qu’on a fait à sa femme et la corruption du Gouverneur. Il fait justice, délivre Choon Hyang mais il semble bien qu’il soit trop tard. « Je suis bien fatiguée et bien usée », dit-elle, « pas sûre de vivre suffisamment longtemps pour partager avec vous les jours heureux à venir ». « Ne pleurez pas trop si je meurs, vous êtes un grand homme maintenant, souriez-moi… ». « J’ai froid, tenez-moi fort… ». Après avoir longtemps contemplé la face de son mari, sans ciller des yeux, et avoir souri d’un doux et heureux sourire, Choon Hyang refermait lentement ses lourdes paupières…
Voilà donc encore une fois l’histoire d’une femme fidèle. Où allons-nous nous tourner maintenant ? L’Asie encore ? Pas la peine d’aller au Japon, je crois. Il me semble que, du temps de Dame Murasaki Shikibu et de Dame Séi Shônagon du moins, la sexualité des femmes était plutôt libre. Je me souviens de la réflexion de cette dernière qui classait parmi les choses détestables, celle-ci : « un chien qui, lorsqu’un homme vient vous voir en cachette, l’aperçoit et aboie contre lui. On voudrait tuer ce chien ! ». Et la Chine, pas la peine non plus. La sexualité n’avait rien de honteux. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que la place de la femme y était bien considérée. La polygamie, les fillettes vendues aux lieux de plaisir, l’horrible coutume des pieds bandés…
Alors l’Iran, les pays arabes, les pays musulmans ? Ah non. Là on ne plaisante plus. Pas de pardon pour la « femme souillée ». La mort, tout simplement. Je me souviens d’une histoire terrible contée dans les Mille et une Nuits. Haroun-al-Rachid fait une sortie nocturne avec son grand-vizir pour voir comment va son peuple. Ils descendent le Tigre quand un pêcheur prend dans ses filets les restes d’une femme coupée en morceaux. Le Grand-Vizir se fait engueuler copieusement, fait son enquête et découvre la vérité. Qui est racontée dans l’Histoire des trois pommes. Un homme qui aimait tellement sa femme que lorsqu’elle lui fait connaître son irrésistible envie de pommes, va les chercher partout, jusqu’au Yémen, les lui ramène, alors que l’envie lui en est passée. Puis plus tard, un horrible Noir (les Noirs sont toujours horribles dans les histoires arabes) vient dans son échoppe, lui vend une de ses pommes, lui raconte que c’est son amante qui avait reçu trois pommes que lui avait rapportées son mari du Yémen et qui la lui avait donnée. Rentrant à la maison, il voit qu’une pomme manque effectivement, sa femme ne sait que répondre. Il la tue, la coupe en morceaux et la jette enveloppée dans un sac dans le Tigre. Plus tard il apprend que c’est un de ses enfants qui avait pris la pomme et l’avait vendue à un Noir à qui il avait raconté toute l’histoire. L’homme avait aimé sa femme. Mais il était trop tard. L’histoire a une morale. Mais ce n’est pas celle que l’on voudrait entendre. Pas de regret pour la pauvre femme. Pas de : n’accuse pas sans preuves ! Non. Simplement : réfléchis quand tu te décides de tuer. La mort est définitive. Pas de retour en arrière. Remarquez : ce n’est pas faux. Mais quand même !
Il y a aussi cette terrible histoire que raconte le grand Taha Hussein, « l’enfant aveugle devenu guide d’une Nation », comme a titré le Journal de Genève après son décès. C’est dans l’Appel du Karouan (voir : Taha Hussein : L’Appel du Karaouan, préface de Raymond Francis, édit. Denoël, Paris). Une fille de la campagne a fauté. Avec son patron à la ville, un ingénieur. Sa mère et son oncle la ramènent au village avec sa soeur. L’oncle, figure souvent terrible en terre d’Islam. Tantôt il viole sa nièce, tantôt il l’exécute, pour crime d’honneur (quelquefois il fait les deux, voir le roman du Turc Livaneli, Délivrance). Là on s’arrête soudain en plein désert. L’oncle fait descendre la malheureuse de son chameau et l’égorge. D’un coup. Voici la scène : « On voit le corps frappé se débattre, le sang jaillir avec violence comme l’eau d’une source. Enfin le corps s’immobilise. Nous demeurons paralysés. Notre oncle, debout, démoniaque, est en proie à la même hébétude ». Et puis vient l’appel du Karaouan, cet oiseau de nuit : « Ton cri parvient, ton cri se rapproche, ton cri traverse l’espace comme une lumière et nous découvre soudain l’épouvante. Tes cris se succèdent comme des flèches lumineuses, rapides, dans la nuit ». Une scène décrite par un aveugle, avais-je rappelé dans mon Voyage, Tome 1, Littérature méditerranéenne.
Je pourrais vous en raconter encore bien d’autres de ces histoires tragiques de ces femmes qui souffrent de l’Islam ou plutôt de ces traditions sombres dont on n’arrive pas à sortir. Comme celle de ce roman tunisien où Atra, veuve de Mekki, son cousin et leader syndical, tué dans les émeutes, aura une nuit d’amour, une seule, sur une terrasse, baignée des sons d’une chanson lancinante, au loin, avant de finir dans le désespoir et la mort (voir : Béchir Khraïef : La Terre des Passions brûlées, édit. Jean-Claude Lattès, Paris, 1986).
Mais je préfère revenir encore une fois au thème de la virginité et de l’hymen. Et surtout à une histoire magnifiquement contée par un écrivain irakien dont on ne sait pas grand-chose, qui semble avoir disparu et qui a pourtant fourni le premier de cette si courte série de romans arabes que nous a donnés Jean-Claude Lattès, en tant qu’éditeur. Voir : Fouad al-Takarli : Les Voix de l’Aube, traduction Martine Faideau et Rachida Turki, avec la collaboration de l’auteur, Jean-Claude Lattès, 1985. Voici ce que j’en disais dans mon Voyage, Tome 2, Ferdousi : Tout se joue en vase clos à l'intérieur d'une de ces vastes maisons arabes entourant complètement une cour intérieure. Une fille arrive de la Province. Le fils aîné en tombe éperdument amoureux et l'épouse. Lors de la nuit de noces, il découvre qu'elle n'est plus vierge. Malheureux, choqué, il s'enfuit. Un ressort dramatique entièrement lié aux mœurs islamiques. Mais un drame traité avec beaucoup de modernité. Dans le style d'abord. Chaque épisode est raconté par un protagoniste différent, la fille, le garçon, mais aussi par d'autres témoins, le jeune frère surtout. Dans l'accent mis aussi sur l'impossibilité de communiquer entre les êtres. La fille clame son innocence (violée dans sa jeunesse), n'y comprend rien, souffre puis se durcit. Chez le garçon, au contraire, l'amour, la tendresse prennent progressivement le dessus sur la rancœur, mais lorsqu'il veut revenir, il est trop tard. Il meurt dans les émeutes qui renversent Kacem, et la fille ne saura jamais rien de son repentir.
Laissons cela. Et venons chez nous, pour finir. Chez nous en Occident.
Je ne crois pas nécessaire de revenir à Tristan et Iseut. J’en ai déjà abondamment parlé, du roman, de ses différentes versions et aussi de son double persan, Wîs et Râmîn (voir : Gorgâni : Le Roman de Wîs et Râmîn, trad. Henri Massé, édit. Les Belles Lettres, Paris, 1959). Il n’y a qu’un aspect que je voudrais relever : je l’ai compris en lisant l’étude que Michel Zink a consacrée à cette œuvre (Michel Zink : Tristan et Iseut, un remède à l’amour, Stock, 2022). Voir mon Bloc-notes 2022 : Michel Zink, Tristan et le philtre. Dans ce couple célèbre, Tristan est seul à être fidèle. Iseut, elle, couche avec les deux : elle est bien obligée de partager son lit avec Marc ! Zink cite un roman peu connu de Chrétien de Troyes, Cligès, où l’aimée de Cligès, la belle Fénice, fille de l’Empereur d’Allemagne, que l’on veut faire épouser son oncle, s’écrie :
Je ne pourrais me résoudre
à la vie que mena Iseut.
L’amour en elle fut trop avili,
car deux hommes avaient la rente de son corps
tandis que son cœur était tout entier à un seul.
…
Jamais mon corps ne se prostituera,
jamais ils ne seront deux à se le partager.
Celui qui a le cœur, qu’il ait aussi le corps !
Vous y aviez pensé à cela ? Je sais que Chrétien de Troyes était un moraliste, mais n’a-t-il pas raison ? N’est-ce pas de la prostitution en quelque sorte ? Et, pourtant, Tristan semble s’en contenter. Eh, non, j’avais oublié. Pas tellement content, le Tristan, puisqu’il se décide à en épouser une autre, l’Iseut aux blanches mains. Et de râler, si l’on en croit ces vers de Thomas dénichés par Michel Zink :
Elle doit si bien trouver son plaisir avec le roi
qu’elle ne peut qu’oublier son amour pour moi,
en son mari trouver tant de plaisir
qu’elle ne peut qu’oublier son ami.
Que vaut désormais pour elle mon amour
à côté du plaisir que lui procure son mari ?
Mais Tristan, lui, est plus amoureux qu’Iseut, plus fidèle en tout cas. Iseut aux blanches mains s’en plaint. Comme je l’ai raconté, un jour, en traversant une rivière à cheval, elle dit à son frère : « cette eau est montée plus haut sur mes cuisses que la main de Tristan est jamais allée ».
Et c’est le même problème pour le Chevalier des Grieux et sa Manon, un roman que j’aime par-dessus tout, comme j’admire mon cher abbé défroqué, l’Abbé Prévost, presqu’autant que Diderot ! (Voir : Aventures du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, par M. de ***, Auteur des Mémoires d’un homme de qualité, édit. Chez les Frères Constant, à l’enseigne de L’Inconstance, Londres, 1734). Pour moi l’histoire du Chevalier et de Manon est un grand roman d’amour. Même s’il y a un certain déséquilibre entre les deux partenaires sur le plan de la passion. Quand il raconte sa vie à l’auteur, le Chevalier constate : « Marion était passionnée pour le plaisir. Je l’étais pour elle » (page 67). Quand les deux futurs amoureux se rencontrent à Amiens où le Chevalier suit des leçons de philosophie et où Marion arrive en compagnie d’un serviteur pour y être enfermée dans un couvent, c’est le coup de foudre immédiat. Mais on peut déjà se demander si dans ce commencement de l’amour de Marion il n’y a pas surtout l’espoir d’être enlevée et libérée de la vie qu’on lui destinait et qui devait la priver définitivement de tout plaisir ! Ils prennent la route de Paris et, arrivés à Saint Denis, c’est l’ivresse des premiers ébats sexuels. Le Chevalier le raconte dans ce merveilleux style du XVIIIème (et de l’Abbé Prévost) que j’adore : « Nous fraudames les droits de l’Eglise et nous nous trouvames Epoux sans y avoir fait réflexion » (page 25). Mais revenons au soi-disant déséquilibre. C’est trois fois que Marion trompe ou tente de tromper son amant (comme Pierre qui trahit le Christ trois fois au Golgotha). Mais c’est toujours pour la bonne cause. L’argent. La première fois c’était leur logeur à Paris, M. G., un Fermier général. Quand le Chevalier lui demandera plus tard comment elle était venue à le trahir, elle lui dit que « l’ayant vue à sa fenêtre, il était devenu passionné pour elle ; qu’il avait fait sa déclaration en Fermier Général, c’est-à-dire, en lui marquant dans une lettre que le payement serait proportionné aux faveurs… » (page 61). C’est pourtant Marion qui revient vers des Grieux. Deux ans plus tard. En sacrifiant le Fermier Général. C’est donc qu’elle aime ! Le deuxième barbon auquel elle fait appel par l’entremise de son scélérat de frère est un homme dangereux, M. de M. G. Elle le fait tout en demandant pardon au Chevalier et en l’assurant qu’il reste « l’idole de son cœur », mais que « dans l’état où nous sommes (au point de vue finances) c’est une sotte vertu que la fidélité ». Finalement le Chevalier accepte d’aider sa Manon à duper le barbon, mais celui-ci est puissant et capable de faire agir le Lieutenant Général de Police en personne. Manon est arrêtée et placée à l’Hôpital général (celui des prostituées) et le Chevalier à Saint Lazare. La troisième trahison de Manon survient bien plus tard. Le Chevalier a réussi à fuir Saint Lazare et à délivrer Manon. Cette fois-ci Manon, toujours poussée par son frère, va s’attaquer au fils de M. de M.G., soi-disant pour se venger du père. Le Chevalier pense coopérer à la duperie mais est dupé lui-même. C’est un peu par hasard qu’il découvre que Marion avait prévu de passer la nuit avec ce nouvel amant. C’est clair se dit-il. Elle avait bien l’intention d’aller jusqu’au bout. « Elle ne pouvait espérer que G. M. (le fils) la laissât toute la nuit comme une vestale », pense-t-il (page 218). Mais de toute façon cette fois-ci cela va se terminer d’une manière dramatique. G. M. père et le père du Chevalier s’allient pour séparer, définitivement, pensent-ils, le Chevalier de sa maîtresse qui doit être envoyée avec d’autres drôlesses en Amérique, au « Nouvel Orléans ». Mais le Chevalier la suit, vit avec elle là-bas et, après d’autres aventures (le neveu du Gouverneur la veut pour épouse), Manon meurt, pleine d’amour, dans les bras de son Chevalier.
Quelques mots, pour finir, des deux héros de cette malheureuse histoire. Du Chevalier d’abord. C’est un homme qui est passionnément amoureux de sa Manon, je l’ai déjà dit. Au point qu’aucune infidélité ne peut le détourner de son amante. Mais c’est aussi quelqu’un qui aime l’amour. Dans une des nombreuses conversations qu’il a avec son ami fidèle et pieux, Tiberge, il lui tient ce discours : « de la manière dont nous sommes faits il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir ; je défie qu’on s’en forme une autre idée ; or le cœur n’a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que de tous les plaisirs, les plus doux sont ceux de l’amour. Elles sont ici-bas nos plus belles félicités » (page 135).
Marion aime son Chevalier, c’est certain. Probablement plus à la fin, par reconnaissance pour tout ce qu’il fait pour elle, il n’empêche, dès le début elle lui est attachée, sincèrement. Simplement elle a une autre idée de la fidélité. Quand elle s’apprête à aller passer une nuit avec le fils G. M. elle envoie une messagère au Chevalier, une fille prête à passer cette nuit avec lui. Et plus tard elle lui explique : « la fidélité que je souhaite de vous est celle du cœur » (page 217). Pas du sexe.
Alors je me demande tout-à-coup si la jalousie de l’homme en général – et c’est ainsi que je reviens au début de cette longue réflexion – n’est pas essentiellement différente de celle de la femme. Je me demande si elle ne procède pas d’un sentiment de propriété qui vient de sa volonté de domination. Oui, je crois que pour certains hommes, comme pour l’homme musulman par exemple, mais pas seulement, on l’a vu, la femme est sa propriété. Pas seulement son âme, son esprit, mais aussi son corps. Son sexe. Et même sa virginité…