Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Le sijo coréen

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C’est en lisant une histoire romantique coréenne légendaire, celle de la belle et fidèle Choon Hyang, re-contée en anglais par le Professeur Chai Hong Sim, que j’ai entendu parler pour la première fois des kisaengs, ces geishas coréennes (voir : Chai Hong Sim : Fragrance of Spring – The Story of Choon Hyang, Po Chin Chai, Séoul, 1992). Et c’est en cherchant la référence de cette histoire dans une Histoire de la Littérature coréenne que j’ai entendu parler pour la première fois de cette forme poétique particulière, le sijo, qui est à la fois considéré comme caractéristique de la poésie coréenne, sa quintessence même, disent certains, et, en même temps, intimement lié à ces courtisanes issues de la classe la plus basse de la société mais éduquées longuement pour le plus grand plaisir de leurs amis aristocrates, les yangbans (voir : Kichung Kim : An introduction to classical Korean Literature – from Hyangga to P’ansori, M. E. Sharpe, Armonk (N.-Y.) et Londres, 1996). Eduquées non seulement pour verser le vin, réciter poésies, chanter, danser, jouer d’un instrument de musique, et plus si nécessaire pour satisfaire leurs clients, mais même capables de créer elles-mêmes des poèmes, ces fameux sijos, au point que certaines d’entre elles sont encore aujourd’hui, plus de quatre siècles plus tard, considérées comme les plus fameuses parmi tous les auteurs de sijos. Au point que lorsque j’ai inclus mon histoire de Choon Hyang dans ma note intitulée L’Homme et la Femme « souillée », je n’ai pas résisté au plaisir d’y incorporer deux de ces sijos, tous les deux attribués à des kisaengs célèbres du XVIème siècle (voir à la fin de cette note).
Il faut dire un mot de l’histoire de l’écriture en Corée. Il se trouve que la Corée comme un peu plus tard le Japon et le Vietnam, en découvrant la culture chinoise, a également adopté l’écriture chinoise. Ils n’en connaissaient pas d’autre. J’ai raconté cette histoire sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, au tome 4, Langue et écriture (Japon, mais aussi Corée et Vietnam). Mais ce qui s’est passé en Corée est quand même assez particulier : un Roi, le Roi Sejong, intelligent et soucieux du bien de son peuple, a inventé dès le milieu du XVème siècle, un système d’écriture alphabétique. Mais les élites ont tout de suite fait bloc : ils n’en ont pas voulu. Ils n’avaient pas investi autant d’années pour s’approprier le système chinois pour y renoncer et laisser le bas peuple leur enlever leurs privilèges. Mais ils ne pouvaient empêcher le système d’exister et les femmes de s’en emparer. On a beaucoup glosé sur ce privilège dont auraient pu se prévaloir les femmes et sur leur rôle dans l’apport à la littérature et à la poésie coréenne. Mais il faut rétablir, hélas, certaines vérités. D’abord peu de femmes de l’aristocratie ont pu obtenir l’indépendance d’écrire et, encore moins, de publier. Seules quelques femmes remarquables ont pu y arriver et celles-ci se sont rarement tournées vers la poésie. Elles sont surtout devenues les auteures remarquables de ce que l’on a appelé une littérature de palais (familles, histoire, etc.). Les femmes qui ont créé des sijos étaient les kisaengs. Il n’empêche, voici les chiffres que donne Kichung Kim dans son Histoire de la Littérature : sur 4000 poèmes sijos classiques qui ont survécu, seuls 92 peuvent être attribués avec certitude à des femmes et, parmi ceux-ci seuls 59 peuvent l’être à des femmes connues. Et parmi ces 59, seuls six sont des femmes de l’aristocratie, les yangbans. Tous les autres sijos sont des sijos de kisaengs. Kichung Kim a pris ces chiffres chez un chercheur coréen récent (Hwang Chaegun : Hanguk kojon yoryu shi yongu – a study of classical Korean poetry by women, Chimmundang, Séoul, 1985). Ce qui, d’une part, montre toute l’importance prise par les kisaengs dans le domaine du sijo, mais met également en évidence la part largement prépondérante occupée par les hommes, et, en particulier les hommes de l’aristocratie, dans cette histoire. Même si, comme on va le voir dans la suite, la plupart des sijos des hommes manquent de sensibilité, et donc de poésie…
L’homme qui était probablement le plus grand connaisseur anglophone actuel du sijo est Richard Rutt, un ancien prêtre anglican. Après avoir fait des études à Cambridge il est parti en Corée comme missionnaire en 1954, y a été nommé archidiacre à Séoul en 1965, puis évêque auxiliaire, enfin évêque de Teijon en 1968 et est resté en Corée jusqu’en 1974. Il y étudie, pendant ces 20 ans, la langue, la culture et l’histoire du pays, prend un nom coréen, publie et devient un spécialiste du sijo et de formes poétiques anciennes coréennes. Ce qui est amusant c’est qu’il se convertit au catholicisme plus tard pour protester contre l’ouverture de l’anglicanisme au sacerdote des femmes ! C’est peut-être pour cela qu’il consacre un grand nombre de ses traductions en anglais (qui sont toujours superbes) à des sijos d’hommes. Mais je suis mauvaise langue.
Sa grande œuvre consacrée aux sijos est celle-ci : Richard Rutt : The Bamboo Grove, University of California Press, Berkeley, 1971. Je ne l’ai pas encore reçue mais dispose d’une pré-étude qui date de 1958 et que l’on peut trouver sur le net : An introduction to the sijo, a form of short Korean Poem, Pyongt’aekkun Anjungni, Church of the Holy Sprit, mai 1958.
Alors, c’est quoi exactement, un sijo ? Un poème de trois vers que certains comparent au haiku. Or le haiku est un véritable poème court : 5 + 7 + 5 = 17 syllabes, que l’on peut prononcer dans un souffle. Alors que les vers du sijo sont beaucoup plus longs, 15 syllabes chaque vers et le 3ème en général encore plus long. On n’y trouve ni l’humour ni la patine des haikus de Bashô. Et ce ne sont pas non plus de véritables instantanés, peut-être quand même, dans certains cas, des impressions. Mais, étant moins concis, ils peuvent aussi être plus chaleureux, plus sensibles que les haikus. Ils expriment presque toujours des sentiments, même intenses, dit Kichung Kim, regret d’être âgé, d’avoir perdu le pouvoir ou l’honneur, loyauté à une cause perdue et l’amour, du moins pour ce qui est des sijos de kisaengs. Mais le mieux c’est de donner quelques exemples. Les ouvrages anglophones présentent les sijos en général sur six lignes. Ils le peuvent car les sijos sont toujours binaires et présentent une pause majeure au milieu du vers. Moi j’ai préféré revenir aux trois lignes. Cela me paraît plus conforme à l’original.
Je vais commencer par un sijo du XIIIème siècle, donc d’une époque où l’écriture alphabétique, appelé hangŭl, n’avait pas encore été inventée par le Roi Sejong. Mais il est certain que les sijos existaient déjà. Dans quel système d’écriture étaient-ils transmis ? Probablement dans l’un de ces systèmes hybrides qui utilisaient les caractères chinois mais en les adaptant à la phonétique des mots coréens et à la syntaxe de la langue. Il y en a eu deux de ces systèmes que j’appellerais « bricolés » : hyangch’al et idu. Quoi qu’il en soit, voici le sijo du Ministre Yi Cho-nyŏn (1268 – 1342) :

Pallid moon and pear blossom, midnight and the milky way –
Even the cuckoo tells my heart the news of Spring.
This feeling is like a sickness : it prevents me from sleeping.
(traduction Richard Rutt)
Que je transpose en français :
Lune pâle et poiriers fleuris, à minuit la voie lactée –
Même le chant du coucou dit à mon cœur : c’est le printemps.
Cette sensation est comme une maladie : elle m’empêche de dormir.

Richard Rutt le fait suivre par un sijo de ce qu’il appelle l’âge d’or et trouve que les deux sijos transmettent un certain sentiment de tristesse. Qu’il compare à la saudade portugaise ! Voici ce sijo de Kim Sang-yong (1561 – 1636) :
The raindrops comme pattering heartlesslessly on the pauwlonia.
My sorrow is great and the sound in the leaves is sad.
After this, would anyone have the heart to plant trees with such broad leaves ?
(traduction Richard Rutt)
Transposition française :
Les gouttes de pluie viennent battre durement le grand pauwlonia.
Mon chagrin est profond et bien triste est le bruit de la pluie sur ses feuilles.
Après cela aura-t-on encore le cœur de planter des arbres aux feuilles si grandes ?

Triste aussi ce sijo, ancien lui aussi, qui provient d’un érudit de la dynastie Koryo, U T’ak (1262 -1342) :
Spring breezes melt the mountain snows, pass by quickly, and then are gone.
How I wish they would hover, briefly, gently, over my head,
melt away the frost of creeping age that greys the hair on my neck.
(traduction Richard Rutt)
En français :
Sur les monts la neige fond sous les brises du printemps qui passent et s’en vont.
J’aimerais bien qu’elles passent aussi, brièvement, gentiment, sur ma tête,
et fondent la glace de l’âge qui teint en gris mes cheveux sur ma nuque.

Beaucoup de ces sijos d’hommes nous parlent de politique, de temps troublés et de la désolation qui suit les batailles. Ou les villes rasées, disparues, comme les sijos qui suivent. Comme ce sijo de Kil Chae (1353 – 1419) qui pleure la défunte cité de Kaesŏng, la belle cité des Wangs :
I ride back to the city that was queen for five centuries.
Hills and streams stay as before, but the men are gone for good.
Was it then nothing but a dream, that shining moon, that age of peace ?
(traduction Richard Rutt)
Dont voici la version française :
Je reviens, chevauchant, à cette ville qui était reine cinq siècles durant.
Les monts et les fleuves sont toujours là, mais les hommes sont partis pour toujours.
N’était-ce donc rien d’autre qu’un rêve, ce clair de lune, ce temps de paix ?

Et cet autre sijo, de Won Ch’ŏn-sŏk, qui, revenant à Manwoltae, la Terrasse de la Pleine Lune, se souvient de l’ancienne capitale :
Fate is full of ups and downs ; here’s autumn hay on Manwoltae.
The herdboys’ pipes are heard where kings ruled for five centuries.
If I come here in the evening, I cannot restrain my tears.
(traduction Richard Rutt)
En français :
Le destin est plein de retournements ; voici qu’on fait les foins l’automne à Manwoltae.
On entend les bergers jouer de la flûte, là où régnaient des rois cinq siècles durant.
Venant ici à la fin du jour, je n’ai pas pu retenir mes larmes.

Yi Hang-bok (1555 – 1618) a été Premier Ministre du Roi Sŏnjo. Son sijo pleure son destin personnel. S’opposant à la destitution d’une reine il a été condamné à l’exil. C’est au moment de passer un col, celui de Ch’ŏllyŏng, dit la légende, qu’il a composé ce poème :
O cloud stopping to rest on the top of Ch’ŏllyŏng pass,
This lone retainer’s bitter tears are like your rain.
Would that you might take them away and rain them on the palace.
(traduction Richard Rutt)
Que je vais essayer de transposer en français :
Oh nuage qui s’arrête pour un moment au sommet du col de Ch’ŏllyŏng,
Ce vassal solitaire pleure des larmes amères qui sont comme tes gouttes de pluie.
Ah, j’aimerais bien que tu les ramènes et que tu les fasses pleuvoir sur le palais.
Il paraît que lorsqu’on a rapporté ce poème au Roi à Séoul, il en a été ému aux larmes.

Comme on le voit il y a bien des sijos qui font philosopher. Alors pourquoi pas ce que j’appellerais un sijo de sagesse. Comme celui-là que l’on doit au Préfet de comté, Yang Sa-ŏn (1517-1584) :
Though they say : « The hills are high », yet they are still below heaven.
By climbing, climbing, climbing more, there is no peak cannot be scaled.
But the man who never tried to climb, he says indeed : « The hills are high ».
(traduction Richard Rutt)
Le voici en français :
Bien que l’on dise : « les montagnes sont hautes », elles sont pourtant en-dessous du ciel.
En grimpant, grimpant, grimpant encore, il n’y a pas de pic qui ne puisse être atteint.
Mais l’homme qui n’a jamais essayé de grimper, dira toujours : « les montagnes sont hautes ».

Voilà pour les sijos des hommes. Il est temps, enfin, de passer aux silos de femmes. Silos de kisaengs. Et comme il se doit parler d’amour. Voici un fameux sijo de la plus célèbre de toutes, Hwang Chin-i, qui a vécu au début du XVIème siècle :
I will break the back of this long, midwinter night,
folding it double, cold beneath my spring quilt,
and I may draw out the night, should my love return.
(La traduction est de David R. McCann. On la trouve dans Peter Lee and alia : Anthology of Korean Literature, University of Hawai Press, Honolulu, 1992).
C’est un sijo qui n’est pas facile à traduire ni même à interpréter. Je préfère m’en tenir à la version française de Michel Miaille donnée (sur trois lignes justement) dans ses Poèmes coréens en 2015 et que Georges Voisset a citée dans son tour d’horizon des genres brefs publié dans le N° 17 de la Revue Pantouns :
Je coupe en deux la longue nuit de novembre,
glisse une moitié sous la couverture printanière ;
quand il viendra, je la déroulerai pouce après pouce pour rendre la nuit plus longue.

Le sijo suivant, toujours de Hwang Chin-i, est plus facile :
Alas, what have I done ? Didn’t I know how I would yearn ?
Had I but bid him stay, how could he have gone ? But stubborn
I sent him away, and now such longing learn.
Cette traduction est également de David R. McCann qu’il a publiée dans Form and Freedom in Korean Poetry, E. J. Brill, Leiden, 1988. Kichung Kim rapporte l’observation que fait David McCann concernant la forme de ce poème. Pour bien le comprendre il faut l’écrire sur trois lignes comme je l’ai fait. On se rend alors compte qu’il y a un rejet, un chevauchement entre le deuxième vers et le troisième. Ce qui en principe ne se fait pas dans le sijo. Si la poétesse a choisi de contrevenir ici à la règle ce n’est pas par maladresse mais pour marquer la peine et le chagrin de la séparation dont elle souffre elle-même.
Voici la transposition en français :
Hélas, qu’ai-je fait ? Ne le savais-je pas que j’allais souffrir ?
Si seulement je lui avais demandé de rester, comment aurait-il pu partir ? Mais, idiote
je lui ai demandé de s’en aller, et maintenant j’apprends à languir.

Pas fameux ! Je pense comme Richard Rutt que Hwang Chin-i en a composé de meilleurs. Comme les deux qui suivent :
The hills have stood from of old, but streams are never ancient waters :
Day and night they flow on – how can they ever endure ?
Famous men are like the rivers : they pass and then cannot return.
(traduction Richard Rutt)
En français :
Les montagnes se dressent là depuis toujours, mais les fleuves ne font jamais de vieilles eaux :
Jour et nuit ils continuent de couler – comment font-ils pour toujours durer ?
Les grands hommes sont comme les fleuves : ils passent et ne peuvent revenir en arrière.

Dans ce dernier sijo Hwang Chin-i se moque d’un homme de Kaesŏng qui prétend ne pas être sensible au charme féminin :
Jade green stream, you should not boast of running quickly through the blue hills.
Once you come to the sea turning around is very hard.
The bright moon shines on these bare hills why not stay and rest awhile ?
(traduction Richard Rutt)
Transposition française :
Fleuve vert jade, vous ne devriez pas vous vanter de courir si vite à travers les monts bleus.
Une fois qu’on est arrivé à la mer il est bien difficile de retourner en arrière.
Voyez la lune qui brille sur ces monts. Pourquoi ne pas rester et vous reposer un peu ?

De Hongnang, une kisaeng de Kyŏngsŏng, dans le coin nord-est de la prequ’île de Corée, on ne possède qu’un seul sijo, mais c’est un vrai bijou :
I chose a wild willow branch and plucked it to send it to you.
I want you to plant it by the window where you sleep.
When new leaves open in the night rains, think it is I that have come to you.
(cette très belle traduction est également de Richard Rutt)
Que je transpose en français ainsi :
J’ai choisi une branche de saule sauvage que je cueille et que je vous envoie.
Je veux que vous la plantiez tout près de la fenêtre auprès de laquelle vous dormez la nuit.
Quand de nouvelles feuilles s’ouvriront alors sous la pluie pensez que c’est moi qui suis venue jusqu’à vous.
Voilà donc un sijo vraiment érotique. L’amant de la kisaeng est rentré chez lui, dort auprès de son épouse, la légale, alors elle, l’illégale, la sauvage comme la branche de saule qu’elle lui envoie, s’introduit chez lui, à la fenêtre de sa chambre à coucher, pour que la nuit il pense à elle, surtout quand il pleut sur une nouvelle feuille de saule, l’humidité étant bien sûr le symbole de la sexualité…

Et voici pour finir un autre très beau sijo, d’une kisaeng encore, une certaine Chŏn Kum, dont on ne semble pas savoir grand-chose :
Night covers the mountain village ; a dog barks in the distance.
I open the brushwood gate and see only the moon in a cold sky.
That dog ! What is he doing, barking at the sleeping moon in the silent hills ?
(traduction Richard Rutt)
En français :
La nuit recouvre le village dans la montagne ; au loin, on entend l’aboiement d’un chien.
Je vais ouvrir la porte faite de branchages mais ne vois que la lune dans un ciel glacé.
Ah, ce chien ! qu’a-t-il donc à aboyer contre cette lune endormie dans le silence des collines ?
C’est un sijo que je trouve bien émouvant. Je vois le village dans la montagne, j’entends aboyer le chien, je sens le froid de la nuit sous la lune. Kichung Kim dit que c’est le sijo de la solitude. Oui, c’est vrai. C’est peut-être la raison pourquoi il m’émeut…