Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Lady Chatterley et Lawrence

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Je crois que nous avons tous lu l’Amant de Lady Chatterley dans notre jeunesse et, en bons Français, avons trouvé l’histoire de cette aristocrate vaporeuse et de son apprentissage sexuel avec un garde-chasse rustre (qui lui apprend des mots tels que con, couille et baiser) un peu ridicule. C’est probablement la raison qui fait que le film que Pascale Ferran a tiré de la deuxième version de ce roman (il y en a eu trois) n’a d’abord eu qu’un succès mitigé. Quand nous avons voulu le voir, Annie et moi, à Paris, après avoir lu une critique dithyrambique et lumineuse du film par Jacques Mandelbaum dans le Monde (décembre 2006) qui commençait par ses mots : « Un véritable miracle », il n’était projeté que dans une seule salle, à proximité de St. Germain des Prés, et la salle était loin d’être comble. Ce n’est que plus tard, après avoir été couronné de 5 Césars, en février 2007, que le film a enfin obtenu un succès largement mérité.
Pour Annie et moi ce fut tout de suite une évidence : Pascale Ferran avait réalisé un véritable chef d’œuvre. Tout était parfait. Le jeu des acteurs d’abord, merveilleuse Connie Chatterley (Marina Hands), si féminine, fragile, tendre, intellectuelle pourtant, capable de tenir tête à son cérébral mari, et puis découvrant progressivement, d’une manière si émouvante, son corps, celui de l’autre, leur sexualité. Admirable Hippolyte Girardot en Sir Clifford, maître des mines et de ses mineurs, mais diminué de corps, hautain, autoritaire et pourtant brisé. Et puis cet autre acteur parfaitement inconnu qui joue d’une manière si naturelle le rôle de ce garde-chasse, blessé lui aussi par un mariage raté, insociable, solitaire, à la tendresse cachée. Le rythme lent. La présence constante de la nature : arbres, fleurs, source, pluie (coulant sur les corps nus de nos amants). Une nature qui est le cadre et le miroir de la sexualité du couple. Photographie magnifique. Rythme lent. Dialogues affûtés. Et puis la progressivité, parfaitement rendue, dans l’apprivoisement réciproque de la châtelaine et du rustre. L’acte sexuel d’abord court et brutal, puis plus recherché, la découverte du plaisir chez elle, les mots qui lui viennent, à lui, le taiseux, les premiers gestes de tendresse, les caresses, les corps qui se dénudent, se découvrent, l’amour qui naît.
Et puis le mois dernier, à Cannes, voici que nous regardons le film pour la 3ème fois (on l’avait déjà revu à la télé belge à Luxembourg) et que nous le trouvons toujours aussi merveilleux. Alors j’ai voulu enfin connaître cette fameuse version de Lady Chatterley sur laquelle Pascale Ferran avait paraît-il basé son film et qui avait été publiée en français en 1977 déjà per Gallimard (voir D. H. Lawrence : Lady Chatterley et l’homme des bois, édit. Gallimard, 1977, avec une préface de Roland Gant, Directeur littéraire aux Editions Heinemann à Londres). Et nous l’avons lue tous les deux avec beaucoup de plaisir. J’avais, bien sûr, reconnu tout de suite dans le film un certain nombre des idées rebattues de Lawrence sur la sexualité. La vivre naturellement, dans la tête comme dans le corps. La relation entre la force vitale du sexe et la nature. Les différences de comportement entre l’homme et la femme, dues à la façon différente dont ils vivent leur sexualité. Le combat dans le couple, la volonté de domination, chaque sexe ayant sa méthode et le mâle craignant d’autant plus la domination par sa partenaire qu’il ne comprend pas clairement la façon dont elle s’y prend. L’importance pour l’homme d’accepter le côté féminin de sa nature. Mais j’avais oublié que Lawrence était aussi un grand amoureux et merveilleux peintre de la nature. La nature de ses Midlands chéris. Je trouve que là, dans ce livre, il en fait même un peu trop : on dirait que c’est l’éternel printemps et que toutes les fleurs qu’il connaît – et il en connaît beaucoup – fleurissent en même temps. Et qu’il leur donne des sentiments humains ! Mais on comprend alors pourquoi cette nature joue un rôle aussi important dans le film de Pascale Ferran. Et puis, au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture, on s’aperçoit que la cinéaste a été d’une fidélité remarquable au roman. On y retrouve exactement les mêmes scènes, les mêmes dialogues, les mêmes réflexions. Et, du même coup, on admire l’écrivain, l’aspect poétique de sa prose, la puissance d’évocation des personnages, leur vérité, l’acuité des dialogues notée dans le film. On y retrouve d’ailleurs d’autres thèmes chers à Lawrence : la description des mines et la déchéance des mineurs, leur exploitation par les possédants, le mépris de ceux-ci pour ceux-là, la haine du petit peuple pour la classe supérieure. Lawrence y exprime plusieurs fois sa réprobation de la lutte des classes (à venir, pense-t-il). Il regrette l’état des choses en Angleterre, cette situation sociale explosive, mais il n’approuve pas pour autant les grèves, pense qu’elles sont inutiles. Il n’est pas démocrate (il pense qu’il faut une autorité éclairée), ni même socialiste. Il est surtout opposé à la civilisation mécanique. Au fond c’est un Rousseauiste. L’homme naturel. Et pourtant il connaît bien la classe inférieure : il est fils de mineur lui-même et ses descriptions des milieux de mineurs, mais aussi des paysans (les deux étant étroitement imbriqués), sont faites avec beaucoup d’amour dans les nouvelles de sa jeunesse (j’en ai profité pour acheter également des recueils de nouvelles qui viennent de sortir en français : voir D. H. Lawrence : Etreintes aux champs et autres nouvelles, édit. Le Bruit du Temps, 2009). Mais, ici, dans cette œuvre tardive, ils sont peints avec beaucoup de noirceur. Tout n’est d’ailleurs pas parfait dans ce roman. Les conversations entre hommes (Clifford et ses amis) sont souvent oiseuses, de même que les longues considérations de Clifford – qui énervent d’ailleurs prodigieusement Connie – sur l’immortalité de l’âme. Pascale Ferran les a heureusement gommées dans son film. De même qu’elle a modifié la fin. Alors que dans le film Constance décide de rester provisoirement auprès de Clifford et ne rejoindra Parkin, le garde-chasse, qui a accepté de gérer la ferme qu’elle achètera pour lui, que si « elle ne tient plus », dans le roman, Constance quitte Clifford, définitivement semble-t-il, lorsqu’elle part accoucher chez sa sœur en Ecosse. Il n’empêche que les scènes finales du roman sont très belles : la séance de thé chez l’ami de Parkin qui l’héberge et qui montre encore une fois la totale incompréhension de Connie (et des classes supérieures dont elle fait partie) pour la classe ouvrière, et la rencontre finale des deux amants dans une église de village qui contient le cœur de Byron et leurs dernières embrassades dans les futaies des environs.
Rentré à Luxembourg j’ai d’abord voulu étudier en quoi la deuxième version différait de sa troisième, celle qui a été publiée et que tout le monde connaît. Je dispose dans ma bibliothèque de cette version aussi bien en anglais qu’en traduction française (voir D. H. Lawrence : Lady Chatterley’s Lover, complete unexpurgated edition, édit. Heinemann, Londres/Melbourne/Toronto, 1960 et D. H. Lawrence : L’Amant de Lady Chatterley, avec une préface d’André Malraux, édit. Gallimard/Livre de poche, 1958). Alors je l’ai relu. Pas dans sa version anglaise qui présente pourtant l’avantage de pouvoir lire les phrases en patois que le garde-chasse, qui s’appelle maintenant Mellors, utilise en manière de défi envers les membres de la classe supérieure (ou pour s’en moquer). Mais dans sa version française, un livre de poche que j’avais encore fait relier, je m’en souviens, lorsque nous habitions Boulogne, en 1961, juste avant la fin de mon service militaire. La préface de Malraux, toujours aussi confus (je l’appelle André l’obscur), n’apporte strictement rien. Mais très vite on se rend compte de différences importantes. Ainsi Constance Chatterley a eu d’autres relations sexuelles. Avant son mariage, mais aussi, après son mariage, avec l’un des amis de Clifford, Michaelis. Or cela change tout. Elle n’est plus aussi innocente que dans l’autre version. Tout le jeu avec le garde-chasse en est faussé. Mellors lui-même est très différent de Parkin : il est moins tendre, plus vulgaire dans un certain sens puisqu’il parle à Connie de ses expériences sexuelles avec d’autres femmes, mais il avait été nommé officier pendant la guerre, parle l’anglais de la haute (quand il veut), même des langues étrangères, et est capable de rendre visite au père de Connie et de s’entretenir avec lui. Il est donc un peu plus présentable sur le plan social (et peut-être plus acceptable pour ses lecteurs, pense probablement Lawrence). Clifford aussi est différent, dans sa relation morbide avec sa nurse Madame Bolton. Les trois personnages sont beaucoup plus vraisemblables, beaucoup plus authentiques dans la deuxième version que dans la troisième. Roland Grant, dans sa préface, le confirme : « Parkin est tellement plus authentique par rapport à ce que Lawrence nous dit avoir voulu peindre, la tendresse, par exemple… Plus grossier extérieurement, Parkin est plus délicat que Mellors, comme homme et comme amant… Il est beaucoup plus vrai…, plus porté à la sympathie envers Constance, à la compréhension de ses scrupules en tant qu’épouse ; et sur ce plan-là, il trouve en Connie Chatterley une réponse appropriée, que ne pourrait jamais se résoudre à lui apporter l’autre Lady Chatterley, celle de la troisième version… ». Et il finit sa préface en disant : « Certains lecteurs pourront mettre cette deuxième version au-dessus de celle qui a été publiée précédemment sous le nom de Lady Chatterley’s Lover tandis que d’autres vont continuer à donner leur préférence à la version déjà connue et accréditée… ». Pour moi ma religion est faite. La deuxième version est largement supérieure à la troisième. Et c’est certainement aussi l’opinion de Pascale Ferran.
Alors qu’en est-il de la première version ? Il se trouve que j’en dispose également dans ma bibliothèque, mais dans sa version allemande. Voir : D. H. Lawrence : Die erste Lady Chatterley, édit. Alfred Scherz Verlag, Berne, 1946. Le livre provient probablement de la bibliothèque de ma tante. Il comporte une préface par Frieda Lawrence, plutôt émouvante lorsqu’elle évoque le terrible prix qu’elle a dû payer pour vivre sa passion : ne plus pouvoir voir ses trois enfants. Car elle était mariée, plus âgée que lui, avait ses enfants, une position dans le monde. Mais il m’a arrachée, enlevée, dit-elle, il fallait que cela arrive, c’était la paix suprême, soudain tout faisait du sens, la vie avec lui était soudain si importante et l’amour tellement grand. J’y viendrai encore à Frieda von Richthofen. Mais en attendant j’ai essayé, une fois encore, à comparer cette version-là aux autres. Le roman, plus court que la deuxième version, débute néanmoins comme elle. Mais très vite c’est la déception. La description des nombreuses relations sexuelles entre Connie et Parkin est absente, ou du moins beaucoup plus discrète. Ce qui fait que l’on n’assiste guère à ce lent apprivoisement mutuel par la sexualité qui est si magnifiquement décrit dans la deuxième version. Peut-être le texte a-t-il été expurgé, mais je ne le crois pas. La version allemande est basée sur la version publiée aux Etats-Unis en 1944 par Dial Press (avec le titre The first Lady Chatterley) avec l’accord de Frieda et sur la base d’un manuscrit dont quelques pages sont manquantes ou tout simplement laissées en blanc par l’auteur. A part cela la première version suit plus ou moins le même canevas que la deuxième. Mais c’est une version qui insiste beaucoup plus sur la différence de classe entre les deux amants. Une différence qui se traduit surtout par l’abîme qui les sépare sur le plan culturel, une barrière difficile sinon impossible à franchir. C’est pourtant la version que Frieda Lawrence préfère. C’est aussi celle que préfèrent un certain nombre de critiques, dit l’écrivain Anthony Burgess dont je viens de relire l’excellente biographie littéraire de Lawrence (voir Anthony Burgess : D. H. Lawrence ou le Feu au Cœur, édit. Bernard Grasset, 1990. Le titre anglais est meilleur : Flame into being, The life and work of D. H. Lawrence). Ils la préfèrent peut-être parce qu’elle est plus logique, plus rationnelle. Il n’empêche : je suis persuadé que si Burgess avait lu attentivement la deuxième version, il serait de mon avis. Elle domine largement les deux autres. Beaucoup plus poétique. Bien plus dans l’esprit de ce que Lawrence voulait nous communiquer. Sur l’homme et la femme, sur la beauté du sexe quand il est aussi vécu avec son cœur, sur la tendresse et sur la force vitale que représente la sexualité.
Pourtant cette œuvre lui a créé énormément de problèmes alors que c’était un homme malade et qu’il approchait de la mort. Il a écrit les trois versions, dit Frieda, assis sous un pin parasol dans les collines de la Toscane, entre 1925 et 28. Il est mort à Vence le 2 mars 1930. Il avait 44 ans. Comme Orwell il n’avait jamais voulu reconnaître qu’il était tuberculeux (Orwell est mort à 46 ans). C’est un ami italien qui a publié la troisième version, la définitive, à Florence en 1928. La même fut publiée après la mort de l’écrivain par Odyssey-Press à Paris en 1933. Et une édition expurgée fut publiée en Angleterre et aux Etats-Unis en 1932. Ce n’est qu’en 1961 que fut levée la proscription de trente ans qui pesait sur la version non expurgée de l’Amant de Lady Chatterley en Angleterre ! Mais Lawrence vécut encore assez pour subir les pires insultes qu’il est possible d’entendre pour ce livre. Il aurait mieux fait de ne pas l’écrire, ce livre, dit Burgess. A cause de lui on a collé pour toujours une étiquette à Lawrence et empêché les gens de lire ses nombreux autres romans dont beaucoup sont des chefs-d’œuvre. Alors que celui-là n’est certainement pas son meilleur. Je connais bien le problème, dit Burgess. Moi aussi j’ai écrit un livre qu’on a mal interprété et qui m’a collé une mauvaise réputation, à cause du film qui en a été tiré. J’aurais, moi aussi, mieux fait de ne pas l’écrire. Burgess ne dit pas quel est le roman qu’il a en tête mais il est évident qu’il s’agit d’Orange mécanique. Stanley Kubrik y a mis une terrible violence, plus suggérée, grâce au génie du cinéaste, que montrée, mais qui – j’allais le découvrir ultérieurement en lisant le roman de Burgess – ne se trouvait pas dans le livre qui est beaucoup plus humain, même s’il est basé sur une aventure bien réelle, paraît-il, une attaque subie par son épouse Lynne dans son appartement londonien au cours d’un couvre-feu de la part de déserteurs américains (voir Anthony Burgess : A Clockwork Orange, édit. Heinemann, Londres, 1982. 1ère édition : 1962).
Burgess trace un portrait bien sympathique de Lawrence. Il rappelle sa biographie mouvementée. Naissance dans un village au nord de Nottingham, père mineur, mère d’un niveau culturel un peu plus élevé, boursier au lycée de Nottingham, instituteur à Croydon, premières œuvres publiées, premiers succès. Rencontre de son ancien prof et de sa femme en 1912 (Ernest et Frieda Weekley), rapt de celle-ci (ou est-ce elle qui l’a enlevé ?). Premier chef-d’œuvre : Amants et Fils (un peu freudien), en 1913, interdiction de son deuxième chef-d’œuvre, l’Arc-en-ciel, pour obscénité (déjà) en 1915. Puis les longues pérégrinations du couple (Italie, France, Allemagne, Australie, Etats-Unis, Mexique, etc.). Burgess analyse également son œuvre. Personnellement j’ai lu beaucoup de ses nouvelles (La Princesse, La Fille du Marchand de Chevaux, The Fox, L’Homme qui était mort, La Vierge et le Gitan, etc.), certains de ses essais aussi (Le splendide Mornings in Mexico et Etruscan Places) mais j’ai été un peu rebuté par le Serpent à Plumes (voir : D. H. Lawrence : The Plumed Serpent, édit. Wilhelm Heinemann, Londres, 1955). La soumission de Kate, l’Irlandaise, aux mâles mexicains et la mystique des anciens dieux précolombiens ne me disaient rien qui vaille. Cela m’a probablement fait rater la découverte de ses autres grands romans. Et c’est bien dommage. Burgess m’apprend que l’Arc-en-ciel était en réalité la première partie d’une œuvre qui devait initialement s’appeler Les Soeurs et que c’est la deuxième partie, Women in Love, qui constitue, à son avis, le plus réussi de tous ses romans. « Un des dix grands romans du XXème siècle », dit-il. Et il lui consacre un chapitre entier. C’est aussi l’avis de ma fille qui, à la sortie de l’adolescence, et après avoir découvert La Princesse dont je lui avais, paraît-il, fait cadeau, s’était prise d’une véritable passion pour Lawrence. Et c’est dans sa chambre ici à Luxembourg que je viens de trouver la version française des Women in Love, qui a été publiée en deux volumes sous le titre Love (Femmes amoureuses) en édition folio, et que je vais maintenant avoir le plaisir de dévorer. Mais auparavant je voudrais encore parler de Frieda. On n’en parle pas souvent. Et Burgess la présente même sous un angle pas très sympathique. Elle admirait le grand homme mais c’est lui qui faisait tous les travaux ménagers. Et, surtout, elle aurait dû être raisonnable pour deux. Et s’occuper un peu plus de sa santé. Mais on ne peut raisonnablement parler de Lawrence sans parler de Frieda. Elle a forcément eu une certaine influence sur sa conception de la relation homme-femme. Et peut-être même sur son œuvre. C’est en tout cas ce qu’affirme Green, qui a consacré une longue étude non seulement à Frieda, mais à toute la famille von Richthofen, une famille qui sortait visiblement de l’ordinaire (voir Martin Green : The von Richthofen Sisters – The triumphant and the tragic modes of love, édit. Weidenfeld and Nicholson, Londres, 1974).
Car Frieda n’était pas seulement la cousine du Baron Rouge, le héros de l’aviation allemande de la première guerre mondiale, que tous les fans des Peanuts connaissent puisque c’est en lui que le chien Snoopy aime se déguiser. Elle était aussi la fille d’un général prussien, très bismarckien, gouverneur de la place forte de Metz après la victoire de 1870 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine, et la sœur d’une grande intellectuelle, élève de Max Weber et première femme docteur de l’Université de Heidelberg. En fait elles étaient trois sœurs, toutes belles (leur père les appelait, bien sûr, les trois Grâces, et Lawrence, plus poétiquement, The Goddesses Three), ont vécu dans leur jeunesse à Metz et avaient pour mère une Allemande du Sud, de la Forêt Noire, aux origines françaises (des aristocrates ayant fui la Révolution), plus libérale, probablement plus cultivée dans un sens classique et plus forte que son mari. Martin Green nous fait un tableau détaillé de tous les cercles intellectuels et artistiques qui tournent autour de cette Else, la sœur aînée, beaucoup plus sérieuse et studieuse que Frieda, mais qui a quand même été, non seulement l’élève, mais aussi la maîtresse du grand sociologue Max Weber, ainsi que celle de son frère Alfred, a épousé un autre intellectuel, membre d’une riche famille juive, Edgar Jaffe, puis, après la mort de celui-ci, a vécu avec Alfred Weber. Quand Edgar Jaffe a été nommé professeur à l’Université de Munich, Else est passée du cercle de Heidelberg à ceux de Munich et de Schwabing. On y trouve beaucoup de figures connues, le poète Stefan George par exemple, mais surtout Otto Gross, le grand chantre de la liberté sexuelle (Wilhelm Reich est un de ses héritiers) et qui a d’ailleurs eu une relation avec Frieda, avant Lawrence. On est frappé de voir ces mouvements d’idées qui remuent l’Allemagne bismarckienne si corsetée. C’est le mouvement érotique (Gross veut des orgies), le mouvement cosmique de Klages, le mouvement du Mutterrecht (le matriarcat), etc. Green parle de toutes ces égéries qui ont été des prêtresses de l’amour comme Alma Mahler (j’en ai parlé à propos de Kokoschka dans Vienne, capitale de la Cacanie), Lulu Andreas-Salome, Isadora Duncan, etc. On pourrait y ajouter la Femme imaginée par Wedekind : la Lulu de la Büchse der Pandora (j’en parle à propos de Karl Kraus, toujours dans Vienne, capitale de la Cacanie). Rien à voir avec ce qui se passe en Angleterre à la même époque.
Il est donc intéressant de se demander si Lawrence, par ses relations avec Frieda et les Richthofen, a subi certaines influences de tous ces mouvements d’idées. Green en voit de trois sortes. D’abord il pense que Lawrence s’est inspiré des caractères de certains membres de la famille Richthofen et de leurs proches pour créer certains personnages de ses romans. Ce qui n’aurait rien d’extraordinaire. Lawrence a pris ses matières premières où il le pouvait, mais il avait une puissance de création telle que le résultat était toujours original et convaincant. Ensuite, dit Green, avec Frieda il a hérité en même temps de Schwabing et des idées de ses cercles. Il est possible que ces idées aient renforcé sa propre position sur la sexualité mais je crois qu’elle était déjà formée en grande partie avant cela. Et puis elle n’avait rien de commun avec la liberté sexuelle tous azimuts d’Otto Gross. Lawrence était resté un puritain. Frieda le confirme dans sa préface à la première version de Lady Chatterley. Il n’y a qu’un Anglais qui pouvait écrire un tel livre, dit-elle. C’est le summum du puritanisme. Lawrence croyait au mariage, au couple, à la durée mais à l’accomplissement des êtres dans leur couple par la sexualité. Et il refusait d’être pris pour un mystique de l’érotisme (Frieda le confirme encore dans la même préface). Dernière influence, toujours d’après Green : celle de Frieda sur la création même. Green parle même de co-auteur. Cela me paraît absurde. Lawrence était un écrivain né : les premiers éditeurs ont tout de suite reconnu son talent sinon son génie dès les premières nouvelles, Burgess le montre bien. Et Frieda elle-même écrit dans cette fameuse préface : « Ses pensées et ses impulsions venaient du plus profond de son être… Il n’a jamais rien fait qu’il n’ait pas voulu – personne et rien n’aurait pu le forcer à le faire. Il n’a jamais écrit un mot, qu’il n’ait pas pris, au moment où il l’écrivait, au sérieux… S’il fut jamais un homme fier et libre, ce fut Lawrence. » Ce qui ne veut pas dire que Frieda n’ait pas eu une grande influence sur lui et sur son œuvre. Elle lui a ouvert un autre milieu, un autre monde. Elle lui a permis de s’accomplir dans sa vie amoureuse ce qui lui a permis en même temps de s’accomplir dans sa vie d’écrivain. Elle lui a certainement beaucoup apporté dans sa connaissance de la nature féminine et des relations homme-femme. Leur rencontre a été une grande chance pour tous les deux. Et pour nous du même coup...