Découverte de Ron Rash
Comme souvent c’est grâce au Monde des Livres que j’ai découvert cet écrivain américain des Appalaches. Grâce à un article de Macha Séry, une journaliste à qui je fais confiance, ayant trouvé que, dans le passé, nous avions souvent eu les mêmes goûts (voir Le Monde du 12/05/2019). Il faut dire que le mot Appalaches a éveillé ma curiosité. J’ai lu avec beaucoup de plaisir nombre d'écrivains américains de l’intérieur, parlant du Colorado, de l’Utah, du Montana, des Rocheuses enfin, mais c’est la première fois que j’entendais parler d’un écrivain de ces Montagnes-là. Ron Rash est originaire de la Caroline du Nord. Il est aussi auteur de nouvelles, poète et enseigne à la Western Carolina University. Et l’auteur de best-sellers, reconnu par les grands journaux et revues littéraires. Or ce roman évoque trois grands problèmes de la culture américaine : les tueries de masse, l’avidité financière et la drogue. C’est ce que je trouve le plus étonnant : voici un écrivain – et il n’est pas le seul – qui évoque tout ce qui va mal dans la société américaine (ou disons plutôt quelques-uns des nombreux maux de cette société) et il est lu et applaudi ! On y reviendra.
Mais parlons d’abord de son art. Comme Macha Séry semblait admirer son écriture, j’ai pensé le commander en anglais. Voir : Ron Rash : Above the waterfall, édit. Ecco/HarperCollins Publishers, New-York, 2015 (le livre a été publié en France en 2019 chez Gallimard sous le titre : Un silence brutal, ne me demandez pas pourquoi). Mais quand j’ai commencé à lire la première page j’ai tout de suite commencé à déchanter, me demandant si j’allais arriver au bout de ma lecture. Jugez-en vous-même : voici le premier paragraphe de la première page :
Though sunlight tinges the mountains, black leather-winged bodies swing low. First fireflies blink languidly. Beyond this meadow, cicadas rev and slow like sewing machines. All else ready for night except night itself. I watch light lift off level land. Ground shadows seep and thicken. Circling trees form banks. The meadow itself becomes a pond filling, on its surface dozens of black-eyed susans.
Bon, même si vous avez une bonne connaissance de l’anglais, que vous vous souvenez que tinge veut dire teindre et que vous trouvez le mot seep dans le dictionnaire, il reste le mystère de ces cigales qui rev and slow. Mais heureusement j’ai un Harraps moderne qui me dit que c’est le bruit que fait le moteur quand il monte en tours (revolutions) et puis il ralentit à nouveau. Bon, et les black-eyed susans, quèsaco ? Vous vous doutez bien qu’il s’agit de fleurs, mais lesquels ? Mon Harraps ne sait pas. Et mon Chambers non plus. Heureusement il y a le net qui m’apprend que cette fleur est très probablement le rudbeckia (j’en ai dans mon jardin) et que c’est même la fleur qui symbolise le Maryland.
Et puis tout de suite après avoir passé ces premières pages si poétiques, vous vous rendez compte qu’on a deux interlocuteurs qui alternent leurs discours et leurs histoires. Et que le langage du deuxième est nettement plus simple et plus facile à comprendre. Il y a d’abord Becky (c’est elle la poétesse de la nature) qui est ranger dans un parc du voisinage et ensuite Les, un shérif qui va partir à la retraite d’ici quelques semaines. Et les deux sont des personnages particulièrement attachants.
Becky a vécu un drame dans son enfance. Un tueur dans son école. Sa maîtresse a emmené les enfants de sa classe se cacher. Becky aime beaucoup sa maîtresse mais elle doit éternuer, sa maîtresse lui met la main sur la bouche, elle éternue quand même, le tueur massacre tout le monde, elle en réchappe. Mais traumatisée à jamais. Par la tuerie et par ce qu’elle pense être sa responsabilité. Alors elle ne parle plus. Pendant cinq ans. Ses parents désespérés la mettent chez ses grands-parents, à la ferme. C’est là qu’elle guérit lentement, plus ou moins, et développe son grand amour de la nature.
Au moment où j’écris cela on vient d’apprendre que hier deux tueries de masse ont eu lieu, l’une à El Paso, raciste anti-hispanique, a fait 22 morts et autant de blessés, l’autre dans l’Ohio, 9 morts et une vingtaine de blessés également. Et Trump se pose maintenant en antiraciste et dit qu’il faut condamner le suprémacisme blanc. Alors qu’il a prétendu il n’y pas si longtemps que les Mexicains avaient tous les vices : voleurs et violeurs. Si j’étais espagnol je me poserais d’ailleurs quelques questions : il faut croire qu’en Amérique, pour être blanc il faut aussi être anglo-saxon et protestant ! Et puis Trump parle même d’un certain contrôle sur les armes. Un contrôle qu’il ne va jamais faire. La National Rifle Association veille. Hier soir on en parlait encore à C à dire sur France 5 et on nous expliquait pourquoi cela ne changerait jamais. La NRA trop puissante, les hommes politiques qui ont peur de perdre leur siège, le fameux deuxième Amendement de la sainte Constitution. Alors que les sondages montrent qu’il y a une majorité d’Américains qui seraient en faveur d’un certain contrôle. Pas tous pour le même contrôle, mais quand même. Et quand on lit ce fameux 2ème Amendement : « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé. », on se dit qu’une fois de plus, nous autres Européens, nous sommes incapables de comprendre les Américains. Différence insurmontable de valeurs. Et différence de logique, parce qu’enfin, à quoi sert une milice, dans le monde d’aujourd’hui, plus de deux siècles plus tard (ces Amendements datent de décembre 1791) ? Et qu’ont de commun les armes que les fabricants offrent aujourd’hui à la vente avec celles de 1791 ? De véritables armes de guerre automatiques, de gros calibre, avec des réservoirs à munitions gigantesques, permettant des tueries gigantesques. Et des munitions qui déchiquettent littéralement la chair des blessés. Et l’intérieur de leurs corps (les chirurgiens sont catastrophés). Alors qu’on ne parle que des morts. Quid des blessés ? Les deux dernières tueries mettaient le compteur des tueries de masse de l’année à 250. Plus qu’une par jour. Le peuple américain, ce fameux peuple dont parle le deuxième Amendement, entend, voit, lit, proteste quelques fois. Et puis il oublie. Jusqu’à ce qu’un écrivain le lui rappelle à nouveau.
Ron Rash a donné une interview en France (mais en anglais) à l’occasion de la publication de ce roman en français. On peut la trouver sur le net. Il y parle de plusieurs sujets comme la vérité, la solitude, la poésie, les montagnes (et ce qu’il dit sur la culture de la montagne, sur le lien que la montagne fournit avec la nature, peut-être même force sur vous, m’a intéressé. Cela ne rejoint pas seulement ce que disent ou sous-entendent d’autres écrivains américains, des Rocheuses par exemple, mais aussi ce qui apparaît miraculeusement chez certains écrivains italiens de la montagne que j’ai eu le bonheur de découvrir, comme Mario Rigoni Stern ou Paolo Cognetti). Et puis il parle de l’Amérique, du noir dans lequel elle est plongée en ce moment, avec l’avènement complètement improbable de ce Trump, et puis il dit qu’il faut néanmoins sauver l’espoir. Et que lui, en tant qu’écrivain, il avait le devoir de laisser entrevoir à ses lecteurs un tel espoir… Comment ? Par certains de ses personnages, peut-être ?
Les est l'autre personnage, en fait le personnage principal de ce roman. C’est un shérif humain. Comme dans beaucoup de romans policiers, pas seulement américains, c’est un policier qui a sa propre perception de ce qui est la justice. Et qui n’est pas forcément l’officielle. Ainsi il ferme les yeux sur certains trafics de la marijuana, du moment que cela lui permet d’avoir des informations sur une drogue nouvelle qui commence à envahir le pays, ce qu’il appelle la meth, la méthamphétamine en cristaux. Et dont l’écrivain donne une description sinistre : une descente dans un mobil home, deux drogués piqués à mort, des seringues partout, l’un des drogués une fille d’une vingtaine d’années qui a l’air d’en avoir 50, et son bébé rangé dans un four à micro-ondes géant ! Les est humain, ai-je dit. Il n’empêche que les trafiquants de marijuana ne lui donnent pas seulement des infos sur cette sinistre meth mais aussi une petite commission. Son successeur ne jouera pas à ce jeu-là. Mais il sera aussi bien plus dur. Et peut-être moins humain…
Le thème principal du roman c’est la guéguerre que se livrent Gerald, un vieux rendu bourru par la perte de son fils à la guerre du Golfe, propriétaire d’un grand terrain avec une ancienne ferme, grand amoureux de son coin de nature, une rivière à truites et une cascade, et en aval un autre type de la région, Tucker, qui, lui, est amoureux du fric et qui a fait de son terrain un « ressort » chic pour citadins riches, amateurs de pêche à la truite (d’élevage, je suppose). Après un certain nombre d’escarmouches entre les deux, les choses deviennent plus sérieuses : on a versé du kérosène dans la rivière et la pollution tue tous les poissons. Tout accuse Gerald. Becky le défend car elle sait qu’il aime trop sa rivière pour être capable d’un crime pareil (il venait juste de découvrir une truite mouchetée, une espèce qui avait disparu de la rivière). Les est obligé de l’arrêter mais paye sa caution avec ses propres économies. Finalement on découvre que c’est le gérant du ressort qui est responsable du forfait. D’une part pour se venger de Tucker qui l’a licencié, d’autre part de Gerald (dont il essaye même de provoquer la mort en mettant le feu à sa ferme) pour une sombre histoire d’héritage et de fric, encore. Car tous ces personnages font partie de la même communauté locale et se connaissent depuis toujours. Où est l’espoir dans cette histoire que nous promettait Ron Rash dans son interview ? Peut-être dans les deux principaux personnages. Les qui a su garder son humanité, ses valeurs après tout ce qu’il a vu dans sa carrière de shérif. Becky qui a gardé son cœur et sa capacité d’aimer après la terrible aventure de son enfance.
Mais, peut-être encore plus que l’histoire, ce que j’ai aimé dans ce roman c’est la poésie qui colore chacune de ses visions de la nature qui lui sert de décor, les Appalaches de la Caroline du Nord. Les clairs obscurs de l’aube quand la brume inonde les prairies alors que les pointes des monts sont déjà roses, ceux du soir quand un cervidé apparaît à la lisière de la forêt et que s’allument les vers luisants. Et le joli nom de ces fleurs qui s’appellent des suzannes aux yeux noirs…
Post-scriptum : Ron Rash a également évoqué les crimes commis contre l’environnement aux Etats-Unis dans son roman Serena publié en 2008 et qui a pourtant connu un grand succès auprès des critiques et des lecteurs américains. Il y décrit la dévastation des forêts du sud des Appalaches faite par des entreprises forestières sans scrupules au début du XXème siècle, rasant des pans entiers de montagnes ne laissant pratiquement aucun arbre debout et faisant que l’eau était devenue imbuvable, les poissons tous morts, les rivières pleines de boues. Résultat final : le désert. Or, nous y revoilà, dit-il dans une interview en 2018, avec Trump les mauvais sorciers sont de retour. Il vient d’autoriser l’exploitation minière sur des centaines d’hectares de propriétés fédérales dans l’Utah, touchant le grand Parc National où se trouve le Grand Staircase - Escalante Monument (ou faisant peut-être même partie)…
PS-2 (13/01/2020) : Je viens de découvrir une interview de Ron Rash réalisée en décembre 2019 à l'occasion de sa visite de l'exposition Giono au MUCEM de Marseille. Il y parle de l'importance que l'oeuvre de Giono a eue pour lui, du rôle essentiel qu'a eu pour Giono son expérience de la première guerre mondiale (point sur lequel je suis entièrement d'accord avec lui. Et cela dépasse largement, à mon avis, un simple pacifisme. Je pense que cette guerre a développé chez Giono un véritable dégoût de l'humanité), enfin de l'importance des lieux, de la nature, sur la littérature (en tout cas sur celle de Giono et sur la sienne).