Découverte de l'Islandais Hallgrímur Helgason
(à propos de Hallgrímur Helgason : Soixante kilos de soleil, traduction Eric Boury, Gallimard, 2024)
Quel dommage que Régis Boyer ne soit plus de ce monde car ce roman lui aurait bien plu. Il aurait peut-être même eu envie de le traduire, car il n’a pas seulement traduit (et étudié et commenté pour notre plaisir) les sagas islandaises mais a également traduit quelques œuvres scandinaves contemporaines. Remarquez : la traduction d'Eric Boury est très réussie elle aussi. Boury a d'ailleurs reçu le prix islandais Ordstir en 2017 et le prix SGDL (Société des Gens de Lettres) de traduction pour l'ensemble de son oeuvre.
C’est un sacré personnage ce Hallgrímur Helgason : artiste-peintre, écrivain, dramaturge, poète ! Et ses romans semblent très différents les uns des autres, en tout cas par les thèmes. Peut-être aussi par le style. Celui-ci est une merveille. Il lui a d’ailleurs valu le Grand Prix littéraire d’Islande en 2019.
C’est un roman qui se veut d’abord historique, décrivant la vie misérable des paysans-pêcheurs islandais, ceux d’un fjord isolé dans le grand nord. Ils vivent dans des maisons basses en tourbe (le bois est rare), vivent de soupes aux herbes, de lait et de requin séché. Ils pêchent le requin pour en extraire le foie et faire de l’huile de foie de requin (je me souviens de l’horrible huile de foie de morue qu’on m’a fait ingurgiter quand j’ai attrapé le bacille de Koch dans mon enfance. Celle faite à partir de foie de requin doit être encore plus horrible !). Puis arrivent les Norvégiens qui pêchent les baleines et les stockent dans leurs eaux. Redécouverte de ceux qui étaient leurs frères il y a mille ans quand ceux qui allaient devenir islandais ont quitté leur Roi Harald pour être libres ! Et redécouverte de leur langue qui avait largement évolué alors que l’islandais était resté celui des Sagas ! Je me souviens d’une longue conversation sur les Sagas tenue à Copenhague avec le chef de notre bureau danois, un garçon plutôt cultivé. « Vous pouvez les lire dans le texte ? », lui avais-je demandé. « Absolument pas », m’a-t-il répondu. Alors qu’il y a une relative intercompréhension entre danois et norvégien, et même avec le suédois, l’islandais est incompréhensible pour les Scandinaves de ces trois pays. Alors qu’il est resté immuable, puisque les Islandais parlent toujours la même langue depuis l’origine. Hallgrímur Helgason raconte cela avec beaucoup d’humour. Hafsteinn, le chef de canton islandais, après sa rencontre avec les pêcheurs norvégiens, trouve qu’ils parlent une langue bien déconcertante. « Ces gens s’étaient pourtant jadis exprimés dans la langue sacrée de Grettir et aucune source n’attestait de difficultés dans les sagas des Islandais », se dit-il. « Quand Egill Skallagrímson et Grettir Ásmundarson retournaient dans leur ancien pays et se présentaient au roi de Norvège, ils ne s’adressaient pas à lui en féroïen. Comment diable ces Norvégiens pourtant sympathiques s’y étaient-ils pris pour laisser à ce point dégénérer l’or de l’islandais et le transformer en volapük, en cette espèce de gazouillis, en cette ritournelle frivole, et ce, en l’espace de seulement quelques siècles ? C’était sans doute la faute de l’aquavit. Aux oreilles du chef de canton Hafsteinn, le norvégien ressemblait à de l’islandais avec un bon coup dans le nez ». Je suppose que je n’ai pas besoin de vous préciser que Grettir est le héros de la Saga Grettir le Fort et Egill celui de la Saga Egill, fils de Grimr le Chauve (puisque comme l’a dit Régis Boyer : « L’honnête homme de notre temps se doit de connaître au moins les cinq grandes : Njall le Brûlé, Snorri le Godi, les Chefs du Val au Saumon, Grettir le Fort et la Saga d’Egill, fils de Grimr le Chauve ») (voir aussi mon Voyage autour de ma Bibliothèque, 1er Tome, B comme Boyer, Régis et Littérature scandinave. Quant à l’explication concernant l’évolution de l’islandais en norvégien à force de boire de l’aquavit, je la trouve assez vraisemblable. C’est fou ce qu’ils boivent les Norvégiens dans ce roman. Ils sont presque saouls tout le temps. Et cela aussi me rappelle des souvenirs. Souvenirs de jeunesse quand avec deux copains et en Deux Chevaux je suis allé rendre visite à une cousine de mon père mariée à un Norvégien. Et je me souviens que sur un des bacs que nous avons pris pour descendre de Bergen à Haugesund une Française s’est attachée à nous, aurait bien voulu partir avec nous, et n’arrêtait pas de se plaindre de son mari norvégien et de ses amis : « ils boivent tout ce qu’ils peuvent trouver, même de l’eau de Cologne ». Remarquez : dans le roman de Helgason il y a un médecin qui ne désaoule jamais lui non plus et qui est islandais, et quand une femme lui apporte son urine pour qu’il lui dise si elle est enceinte, la boit après son départ. C’est le côté dru de l’auteur. Je vous en dirai encore un mot.
Et puis tout-à-coup les Norvégiens arrivent avec un nouveau projet. Un projet révolutionnaire qui va tout chambouler. Et d’abord apporter une occasion de travail pour les pauvres Islandais, les femmes surtout, les servantes quasiment serves des grands fermiers et grands propriétaires. Et, pour la première fois, introduire l’argent. Et avec l’argent le capitalisme et un début de civilisation de la consommation ! Comment ? Avec la pêche au hareng et sa salaison. Car tout-à-coup de miraculeux bancs de harengs sont apparus, sont rentrés dans les fjords et la libre entreprise norvégienne a suivi, derrière les bancs en question. Et sur les bords du fjord on installe des grands saloirs et les Islandais fournissent la main d’œuvre. Je ne sais pas si les harengs sont apparus aussi soudainement que Helgason le raconte ni pourquoi les Islandais les méprisaient auparavant au point de refuser de les pêcher et, encore plus, de les manger. Helgason, visiblement, veut faire œuvre d’historien, mais pas au point de renoncer à en rajouter un peu. On n’est pas loin de certains écrivains d’une époque où l’on savait magnifier les choses, plus proche d’ailleurs de Rabelais que des Sagas ! Ceci étant il est certain que nous ne pouvons plus nous faire aujourd’hui une image de ce que ces harengs représentaient à un moment donné pour d’autres peuples de l’Europe du Nord, Allemands et Hollandais surtout. Et là il faut que je vous raconte ce qu’en dit l’un de mes écrivains adorés, W. G. Sebald, dans ses Anneaux de Saturne. Il se rappelle les livres qu’il a lus dans sa jeunesse sur le hareng, écrit-il, les poissons entassés en masse dans le sel sur les ponts, d’une blancheur éclatante, les quantités énormes transportées ailleurs par chemin de fer. Il se rappelle même d’une Histoire naturelle de la Mer du Nord, datant de 1857, qui racontait que c’est par millions que les harengs remontaient des profondeurs au printemps et en été, que chaque hareng femelle pond 70000 œufs et que, s’ils se développaient tous, avait calculé Buffon, ils représenteraient un volume équivalent à vingt fois la terre ! (voir mon Bloc-notes 2021 : Des tours d’Ulysse aux Anneaux de Saturne). Conclusion : ce que raconte notre Helgason est tout-à-fait plausible !
Mais le véritable héros du roman est un garçon qui avait survécu, à l’âge de deux ans, à une terrible avalanche qui avait recouvert la fragile maison familiale faite de bois et de tourbe et tué sa mère et sa sœur. Son père était parti acheter un peu de farine pour fêter Noël. Et le petit garçon qui s’appelle Gestur avait été protégé par une vache dont il avait pu attraper les pis. Son père arrive à le récupérer ainsi que la vache, puis cherche à émigrer en Amérique. Mais le commerçant qui lui a vendu son blé de Noël pour « 90 truites » qu’il lui doit toujours, l’en empêche. Les hommes sont durs quand les temps sont durs ! Mais ce même commerçant se charge du petit, commence à l’aimer et devient ainsi le deuxième père de Gestur qui se plaît chez lui. Mais la femme du commerçant a des soupçons : est-ce que ce Gestur ne serait pas un enfant illégitime de son mari ? Alors l’enfant qui est déjà grand et dont le père véritable est mort entretemps, à la pêche au requin, est ramené, à son grand désespoir, chez un 3ème père, un pauvre fermier-pêcheur, qui avait été l’ami de son père, et qui est aussi un conteur, un érudit en anciennes légendes, l’un de ces Islandais qui, comme les Anciens, transmettaient leur culture par l’oralité.
Ici il faut peut-être dire un mot de la malheureuse histoire des Islandais qui explique autant que la férocité de leur nature et de leur climat, la grande misère dans laquelle ils étaient tombés. C’est dans la deuxième moitié du XIIIème siècle que l’Islande avait connu sa grande période des Sagas. Une période étonnement brillante. Je ne sais plus qui a dit – c’est peut-être Régis Boyer – que c’est aux deux bouts extrêmes de l’Europe qu’ont paru les œuvres littéraires les plus brillantes de la culture européenne. Cela ne me paraît pas tout-à-fait juste puisque Don Quichotte date du tout début du XVIIème siècle et que la plupart des grands romans de chevalerie sont antérieurs (et qu’on a même dit que le Don Quichotte signifiait la fin des Romans de Chevalerie). Passons. En tout cas, si une certaine création littéraire continue encore au début du XIVème siècle, « cette Islande, si fière, si indépendante, si cultivée, si créatrice sur le plan littéraire, commence son déclin dès 1264, avec la mainmise de la couronne norvégienne », ai-je écrit dans mon chapitre sur la littérature scandinave au premier tome de mon Voyage autour de ma Bibliothèque. Et j’ajoutai : « la situation empire encore au siècle suivant, lorsque la Norvège elle-même devient vassale du Danemark. C’est alors vraiment que commence la longue nuit islandaise qui va durer jusqu’à la fin du 18ème siècle. Les Danois vont s’avérer être d’incroyables tyrans, isolant l’île, donnant le monopole sur tout le commerce aux armateurs et trafiquants danois, affamant véritablement la population, leur imposant le protestantisme et décapitant leur dernier évêque ». Il est probable que la « tyrannie » danoise s’est un peu adoucie au cours du XIXème siècle mais la situation économique misérable a probablement perduré jusqu’au début du XXème. C’est en tout cas ce que Helgason semble nous dire. Je rappelle que ce n’est qu’après la deuxième guerre mondiale, en 1944, que l’Islande retrouve enfin son Indépendance.
Helgason s’amuse à faire de nombreuses allusions à la tradition poétique des Islandais. C’est ainsi que la vieille grand-mère de la maison du troisième père de Gestur qui s’appelle Lási, sort soudain un petit livre de vers de sous son matelas et en fait cadeau au gamin. Or le petit « recueil relié tempête de la taille d’un jeu de cartes » se révèle être un livre de vers paillards. Lási semble le connaître. Son titre : Rímur de Kaldanes, ce qui signifie : Vers de Froide-Pointe. Son auteur par contre il ne le connaît pas. Hvoftur Kalinn ? Qui cela peut-il être, se demande-t-il. Grímur Thomsen, dans sa jeunesse ? Sveinbjörn Egilsson devenu gâteux ? Il faut croire qu’il s’agit là de plein de clins d’œil aux Islandais ! Kalinn n’a jamais existé, vous pouvez toujours chercher sur le net, Thomsen est un poète très sérieux et Egisson l’auteur de poèmes religieux !
Par contre les vers que lisent d’abord Gestur sans bien les comprendre, puis Lási qui en devient tout libidineux, sont bien graveleux, parlant de douce pine qui madame phoque burine et de plaisir qui mitraille et inonde les entrailles…
D’ailleurs ces vers rendent Lási fou. Au point d’engrosser une servante. Le fruit de sa luxure est un petit garçon qu’on appelle Baldur comme le plus gentil et le plus innocent de tous les dieux de la mythologie nordique, celui que va tuer le méchant Loki. La femme de Lási, folle de jalousie, voudrait bien le tuer lui aussi, le bébé Baldur, et c’est Gestur qui le sauve, l’emmenant avec son troupeau de moutons dont il est le berger. Mais lors d’un moment d’inattention un corbeau vient lui crever un œil, l’un de ces corbeaux qui accompagnent Odin, ce dieu Odin qui est borgne justement…
Helgason possède un « souffle prodigieux », dit l’éditeur et « un style où l’humour caustique alterne avec des moments d’une grande poésie ». Je suis bien d’accord. Son humour s’exerce surtout aux dépens des nombreux personnages qui peuplent ce roman. Le chef de canton islandais qui s’approprie quelques expressions norvégiennes qu’il emploie à tout propos (c’est storartig, c’est extraordinaire). Le capitaine norvégien qui annonce ses projets dans un discours flamboyant qui s’adresse à un pauvre vieux (on l’appelle le Prophète) qui n’en comprend pas un mot. L’ancien pasteur complètement saoul qui enterre la mère et la sœur de Gestur, tellement saoul qu’il tombe dans le trou de la tombe et se tue. Le nouveau pasteur qui passe tout son temps à collectionner le folklore populaire de ses ouailles, vieilles légendes, vieux poèmes, vieilles chansons, recopiant même les mélodies, au point de laisser complètement tomber messes, baptêmes, confirmations et même enterrements (avec le climat islandais les morts se conservent bien). La femme rayonnante de beauté qu’il a ramenée de la ville et qui va bien s’ennuyer dans ce trou perdu, mais qui est accompagnée d’une jeune beauté, rayonnante elle aussi, dont le capitaine norvégien va tomber immédiatement en pâmoison. Comme frappé par la foudre. Mais lorsque la beauté, par curiosité, vient visiter le bateau du capitaine en son absence le cuisinier danois cherche à la violer. Les Danois sont capables de tout ! Mais tout finit bien : le capitaine revient à temps, tue le cuisinier sournois et danois et le jette par-dessus bord, la beauté aussitôt se donne à lui et personne ne saura rien du crime commis. Pour finir c’est le capitaliste norvégien, celui qui est à la tête de tout le business des harengs salés, qui vient visiter l’Islande et apporter triomphalement l’espoir d’un monde meilleur. La désillusion viendra plus tard. Du moins je le suppose…
La poésie elle se trouve dans la description de la nature. Toujours splendide, souvent terrible. Les montagnes imposantes et couvertes de neige dominent le malheur des hommes. La beauté, c’est dans le soleil qu’elle réside. Dans les levers de soleil, les couchers aussi. Les couleurs, les ombres, les changements qui les accompagnent. En hiver on se demande si le soleil ne va pas se recoucher dès qu’il est levé. Et en été les jours sont tellement longs qu’on a l’impression qu’il ne se couchera jamais. On ressent tout l’amour que Helgason porte à son pays. A ses habitants magnifiques qui ne se découragent jamais. Et à ce pays si cruel et si beau. On sent qu’il pourrait chanter, à la manière de Jacques Brel : « ce froid pays qui est le mien ».
Et puis, lorsqu’on arrive à la fin on est triste que cela finisse déjà. De devoir quitter tous ces personnages que l’on aime bien. C’est la marque des grands romans vivants qui vous ont captivés tant par l’histoire que par ses héros. Et c’est là que l’on apprend que ce n’est pas fini, que Gestur reviendra, qu’on suivra la suite de son existence comme celle de l’Islande, car Helgason a prévu une suite, même deux si j’ai bien compris, une véritable trilogie. Et voilà que sur le net je découvre que le deuxième tome a déjà été publié, même sa traduction allemande, et que son titre, aussi abscons que le premier, est : 50 kilos de crochets au menton !