Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Découverte de Ken Kesey

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C’est incroyable, époustouflant, inimaginable ! Comment quelqu’un est-il capable de réaliser un tel monument à 29 ans à peine ? Je viens de terminer la lecture du deuxième roman (le premier était Vol au-dessus d’un nid de coucou) de Ken Kesey et je suis complètement abasourdi. Et je constate à l’instant que Macha Séry  qui en parlait dans Le Monde des Livres (le 18 octobre, l’année dernière) a eu la même impression, disant : « On reste stupéfait qu’un écrivain ait pu souffler pareille puissance romanesque ! ». Le titre de ce « monstre littéraire » (le mot est de Sacha Méry) est Et quelquefois j’ai comme une grande idée (en anglais : Sometimes a Great Notion), le roman date de 1964, Ken Kesey est mort il y a longtemps (en 2001) et c’est seulement maintenant que paraît une traduction française (octobre 2013), une traduction superbe, je le dis tout de suite (à aucun moment, tout le long du livre, on n’a l’impression qu’il s’agit d’une traduction et les notes du traducteur, Antoine Cazé, sont toujours intelligentes et érudites qu’il s’agisse de citations de Shakespeare ou de textes de chanteurs country), chez un éditeur un peu mystérieux, au nom étrange : Monsieur Toussaint Louverture, à Toulouse, semble-t-il.
C’est un monstre, d’abord par sa taille : 800  pages. Mais attention: il ne faut pas que cela vous fasse peur. Même si à certains moments on se dit : tiens, là il aurait pu faire plus court, on n’est jamais tenté d’abandonner, on est toujours sous l’emprise de l’auteur et de son histoire (d’un bout à l’autre, dit Sacha Méry, cette œuvre grise et emporte le lecteur). Pas une seule histoire mais plusieurs, intimement liées. L’histoire d’une famille, les Stamper, des anciens colons venus du Kansas, des conquérants de l’Ouest, de la Frontière, venus s’installer en Oregon, au bord d’un fleuve sauvage, le Wakonda, le père Henry, fort, vigoureux, buté, qui avait mis dans la chambre de son fils Hank une pancarte ordonnant : ne cède jamais d’un pouce, faisant de Hank un homme encore plus buté, force de la nature, force herculéenne et qui, effectivement, ne recule jamais (l’idéal du mâle américain).
C’est ensuite l’histoire du combat contre la forêt de l’Oregon, superbe description du travail des bûcherons, leur peine, leurs risques, leur folie, de leurs méthodes de travail, leurs instruments (la fameuse « mule » qui permet de transporter les grumes découpées par les airs jusqu’aux camions et de là dans la rivière pour les flotter jusqu’à la scierie), description de la forêt aussi, les arbres géants, les dangers du sous-bois, la végétation (les fleurs carnivores), la faune (cochons sauvages, daims, ours aussi), le fleuve aussi, traître, changeant de direction en fonction des marées, le mascaret, fleuve qui ronge ses rives, n’arrête pas de vouloir faire chuter la maison des Stamper qui n’arrêtent pas de la consolider, réussit quand même de temps en temps son coup, se vengeant sur la grange, sur la cage avec les trois petits lynx que Hank avait volés à leur mère, le climat aussi, ce climat de l’Oregon, humide au possible, pluies, vents et orages (un climat que ma cousine Monique a bien connue quand elle y a séjourné pour de longs mois avec son mari spécialiste en arbres au CNRS), la mer enfin, toute proche, dangereuse aussi, avec ses trous de sable où le petit Lee avait failli y laisser sa jeune vie.
Car il y a une troisième histoire qui se greffe encore sur les deux autres, c’est Abel et Caïn, c’est la relation entre Hank et son jeune demi-frère Lee, peut-être la plus intéressante des trois histoires, ce Lee qui revient de l’Est, un monde intellectuel mais faible, pour se plonger à nouveau dans ce monde de géants, de durs, de physiques, revient pour se venger (vous voyez Abel qui revient se venger de Caïn ?). Macha Séry y voit « deux rivaux qui s’aiment et se méprisent » ; je ne suis pas tout à fait d’accord, cette relation est plus complexe que cela. C'est vrai que Hank, le frère plus âgé de douze ans, n’a pas arrêté de protéger Lee quand il était petit, éprouvant donc une certaine tendresse pour lui, mais ne comprenant pas sa pusillanimité, sa lâcheté (péché suprême dans la mythologie américaine), le méprisant peut-être pour cela, c’est vrai, et le bousculant sans cesse, mais Lee, quand il revient c’est rempli de haine, pas seulement contre Hank, mais contre tous les Stamper, c’est pour accomplir sa vengeance, pour une jeunesse gâchée, pour autre chose aussi, pour sa mère qui était revenue à l’Est avec lui, l’Est dont elle était sortie, écrasée elle aussi par la rudesse des Stamper, qui s’est suicidée finalement, et probablement pour une raison encore – mais on ne peut pas tout dévoiler – qui est liée à Hank et ce qui s’est passé entre lui et elle, et pour le fait que, peut-être ce Hank tout-puissant lui a volé, en plus, l’amour de sa mère… Et, pourtant, on le constate à la fin, Lee ne peut s’empêcher, une fois la vengeance accomplie, une fois Hank tombé de son piédestal mais se relevant encore une fois, une dernière fois, à lui être attaché, à l’aimer peut-être, quitte à sacrifier un autre personnage, Viv, la femme de Hank, qui se trouve entre les deux, qui les aime tous les deux, mais qui est comme un oiseau, prisonnière des Stamper, qui a pitié de Hank mais qui a besoin d’autre chose, de contact (Hank totalement incapable de communiquer), de poésie peut-être (et justement Lee lui prête ses livres de poésie).
Car il y a bien d’autres personnages dans ce livre foisonnant. Viv n’est d’ailleurs pas la seule femme écrasée par ce monde d’hommes. Pas exactement d’ailleurs, car elle est de la région, aime la nature, a une certaine force, c’est plus cette relation d’amour-haine entre les deux frères qui la fait fuir. L’autre femme, celle qui venait de l’Est, deuxième femme de Henry et mère de Lee, elle n’a pas résisté et elle en est morte. De toute façon tous ces personnages qui pullulent jouent un rôle dans ces histoires, l’Indienne, prostituée, Jenny, le barman falot, effacé, mais qui ouvre ses oreilles et n’en pense pas moins, le vieil agent d’assurances, faux ami et vrai ennemi, pétri de méchanceté, du vieux Henry, le gros et gras médecin, plein de fiel lui aussi, le patron de la blanchisserie, écrasée par sa femme mais qui mène une double vie avec son employée noire, mais surtout tous ces bûcherons de la région, leur chef syndicaliste et le fonctionnaire du syndicat qui vient de Californie. Car il y a une quatrième histoire qui se greffe sur les trois autres : les bûcherons sont en grève pour obtenir de meilleures conditions de la principale entreprise de bois de la région et Hank les baise en signant un contrat de fourniture avec l’entreprise. Et il y arrive ou pense y arriver grâce à tous les membres de la grande famille Stamper, les cousins et petits-cousins, et Lee, justement, qu’il fait revenir dans le but de lui donner un coup de main. Au fond ce n’est d’ailleurs pas une quatrième histoire mais simplement l’illustration puissante de la première, le défi présomptueux de Hank et des Stamper, le fameux : ne cède jamais d’un pouce ! , cette pancarte que Henry avait collé au mur de la chambre de l’enfant Hank. Un défi porté non seulement aux bûcherons mais à toute la communauté qui en vit, des bûcherons, et dont l’hostilité envers Hank monte d’heure en heure. Evenwrite, le chef syndicaliste, cherche à contrôler ses troupes, exècre Hank et ne peut s’empêcher de l’admirer en même temps et déteste le fonctionnaire du Syndicat, Draeger, qui, lui, toujours calme et maître de lui, méprise tous ces bouseux, manœuvre au mieux ou croit manœuvrer, alors que dans son fors intérieur il est plein de fureur et d’impatience, attrape des mycoses dans ce climat humide et n’a qu’une envie, retrouver au plus vite sa Californie. Et de l’autre côté il y a tous ces Stamper, certains fidèles à Hank jusqu’à la mort, comme son cousin Joe qui adule son Hank, et d’autres plus critiques et qui, finalement, tentés par une offre fausse d’argent de Draeger, qu’ils croient réelle, le laissent tomber, le Hank. La fin est absolument superbe, dramatique et hallucinante, mais la véritable fin est au début du roman. Et on ne le comprend qu’en terminant la lecture de ce roman merveilleux, ce chef d’œuvre, et alors on n’a plus qu’à se reporter au début et, si le cœur vous en dit, tout relire da capo !
Car c’est également une réussite sur le seul plan littéraire. Pas seulement à cause de cette véritable trouvaille, cette fin reportée au début, ce dont on ne se rend pas compte – et ce qui rend, peut-être, malgré tout, l’entrée en matière un peu difficile – mais qui n’explique qu’in fine le fameux bras humain accroché comme l’ultime défi de Hank à son porte-drapeau. L’autre réussite c’est d’avoir constamment changé du je au il, le je n’étant d’ailleurs pas toujours le même, utilisant intelligemment des parenthèses et des italiques, ce qui fait qu’à aucun moment on ignore quel est le personnage qui parle. Et cette utilisation subtile du je permet d’entrer à l’intérieur des héros de l’histoire, de Hank et de Lee surtout, et de montrer ainsi que Hank est peut-être moins simple qu’on le croit, moins d’une pièce, qu’il est capable d’aimer, qu’il est souvent fatigué de devoir jouer au dur, répondre aux défis d’autres costauds (comme les défis des tueurs dans les Western, pour voir qui est le tireur le plus rapide), qu’il a des émotions mais qu’il est incapable, totalement incapable, de les extérioriser !
Alors, évidemment, on voudrait savoir qui est véritablement ce Ken Kesey. Dès qu’on voit sa tête sur le net – étrange ressemblance avec Paul Newman – et qu’on apprend qu’il a été un grand champion de lutte gréco-romaine, une force de la nature, on comprend que lui-même était plus proche de Hank que de Lee et que cela explique pourquoi le portrait du premier est plus réussi que celui du second. Son fils, Zane, raconte qu’il avait une réelle présence, une force à la fois physique et mentale, et que (comme Hank) ne reculait jamais quand il fallait se battre. Et quand il vous regardait avec un certain regard, dit encore Zane Kesey, il n’avait pas besoin d’ajouter un mot. Vous arrêtiez immédiatement ce que vous étiez en train de faire…


Et pourtant, il passe aussi pour l’un des grands prophètes du psychédélique et du LSD. Comment lier ces deux aspects de sa personnalité ?
Ken Kesey était né au Colorado (en 1935, la même année que moi) mais a passé toute son enfance et son adolescence dans l’Oregon, ce qui explique son excellente connaissance du pays et de ses habitants. D’ailleurs les gens d’Eugene, une ville proche du lieu où se déroule l’action du roman et dont le nom y est plusieurs fois cité, lui ont dressé une statue. C’est également à l’Université d’Oregon, à Springfield, qu’il fait ses études avant de passer en Californie. C’est à cause de la lutte, semble dire son fils. Il s’est démis un bras. Alors il est parti avec une bourse à l’Université de Stanford où il va suivre des cours de creative writing (matière très populaire aux Etats-Unis). Ceci se passe en 1956. Il a 21 ans. Et c’est là, en Californie, qu’il va être recruté comme cobaye (rémunéré) pour expérimenter des drogues psycho-actives, LSD, mescaline, peyotl, etc. C’est cette expérience qui va d’abord l’amener à écrire plus tard Vol au-dessus d’un nid de coucou (publié en 1962) et ensuite devenir un des grands utilisateurs et propagandistes du LSD.
Il faut savoir que ce sont les scientifiques suisses qui ont mis au point le LSD. Les premiers expérimentateurs du LSD 25 au laboratoire central de Sandoz le considéraient, dit Emmanuel Carrière, dans sa biographie de l’auteur de Science-fiction Philip K. Dick, comme « un simulateur de schizophrénie permettant aux psychiatres d’éprouver, un court moment, ce qu’éprouvaient leurs patients ». C’est que le LSD, paraît-il, donne des hallucinations tout à fait semblables à la schizophrénie (et comme par hasard, les héros des romans de Dick, d’Ubik, des Glissements du Temps sur Mars, et de ses œuvres plus tardives éprouvent des problèmes d’identité, d’aliénation, de fragmentation de l’ego, tout à fait semblables aux effets du LSD. Mais ceci est une autre histoire. Voir ce que j’en dis sur mon site Voyage, Littérature fantastique et Science-fiction). Aux Etats-Unis, on suit les expérimentations de Sandoz de très près. Et c’est probablement la raison pour laquelle ces produits sont testés à l’Hôpital des Anciens combattants de Menlo Park qui engage l’étudiant Ken Kesey. Mais en même temps il y a dès le début des enthousiastes qui propagent le LSD dans les Universités, dont le fameux Docteur Thimothy Leary, qui, après avoir été renvoyé de Harvard, arrive à Berkeley en Californie. Tout ceci se passe à la fin des années 50 et au début des années 60.
Mais revenons à Ken Kesey. C’est avec l’argent du Vol au-dessus d’un nid de coucou qu’il achète une propriété à La Honda près de San Francisco : c’est donc après 1962. Il est déjà marié puisqu’on apprend qu’il y amène sa femme et les enfants, mais c’est également à ce moment qu’il commence une vie de folie, une vie psychédélique, créant un groupe appelé Merry Pranksters (Joyeux lurons), s’adonne à plein aux séances de LSD (les acid tests) et finalement part en 1964 avec son bus peint au fluo, muni d’une estrade sur le toit où ils peuvent jouer de la musique et déconner, pour traverser toute l’Amérique, rejoindre la côte Est où se tient l’expo universelle de New-York (je m’en souviens, j’y ai passé quelques heures).  Cette escapade et l’addiction au LSD (qui n’est toujours pas interdit à l’époque) va durer jusqu’en 1966 (il rencontre Thimoty Leary, Allen Ginsberg, Jack Kerouc, l’écrivain Tom Wolfe, est condamné pour prise de marihuana, fuit au Mexique, puis revient, est jugé, condamné et déclare le LSD dangereux). Et puis il s’installe de nouveau dans l’Oregon, à Springfield. Où il semble qu’il achète une ferme.
Alors on se pose évidemment des questions. D’abord quand a-t-il eu le temps d’écrire Et quelquefois j’ai comme une grande idée ? Ce qui est certain c’est qu’il ne l’a pas du tout écrit sous l’influence du LSD. Cela me paraît évident. Il n’y a rien de psychédélique là-dedans, pas de visions, de hallucinations, pas de tirades déjantées. Il a donc dû commencer ce livre bien avant. De toute façon c’est une œuvre qui demande du temps. Alors, l’a-t-il écrit en parallèle avec le Vol au-dessus d’un nid de coucou ? Je n’ai pas lu ce dernier roman mais je connais bien le magnifique film que Milos Forman en a tiré en 1975. Or il paraît que le film suit le livre d’assez près. Les deux livres sont tellement dissemblables qu’on se demande même si l’ordre d’écriture n’a pas été inverse de l’ordre de publication. Qu’y a-t-il de commun entre eux ? C’est l’esprit rebelle, écrit Macha Séry. Oui, mais pas forcément contre des institutions. Ce n’est en tout cas pas le cas de Hank. Il se bat contre d’autres hommes, les bûcherons en grève (peut-être contre l’institution Syndicat ?), contre la nature, contre le sort. Ce deuxième roman est donc plutôt une affirmation de la force de l’individu. Seul contre tous. Il y a du nietzschéen là-dedans, du surhomme. C’est d’ailleurs l’impression que Ken Kesey a donné à son fils. « Il avait une totale confiance en lui-même pour tout ce qu’il entreprenait », dit Zane Kesey. « Et il y allait. Il avait ce look de super-héros, de super-bûcheron. Mais il était plus que cela ». Mon père était aussi super-intelligent, dit son fils.
Et c’est probablement ce même esprit rebelle qui caractérise son expérience psychédélique. « Ken Kesey », lit-on sur le net, « était l’embryon d’une contre-culture anticonsumériste, totalement libre, ouvert d’esprit et tentant par tous les moyens de se connecter au monde entier pour en prendre la véritable mesure ».
Autre question : en 66 il a 31 ans, la vie est devant lui, qu’a-t-il écrit après ces deux livres, après ce chef d’œuvre qu’est cette épopée forestière de l’Oregon ? Rien, semble-t-il. Il n’y a qu’en 89 et au cours des années 90 qu’il publie à nouveau quelque chose, romans, nouvelles, essais, contes pour enfants, mais rien n’a été traduit en français. Dans son article Macha Séry rapporte qu’il aurait dit : « les gens me demandent parfois pourquoi je n’écris pas autre chose de ce style et je leur réponds que je ne peux tout simplement pas. Je ne peux plus contenir tout ça à la fois dans ma tête ».
En ce moment on peut voir dans les librairies un autre pavé de 800 pages d’une écrivaine américaine nommée Tarte, une histoire d’un tableau de maître, représentant un Chardonneret, qu’un gamin aurait fauché dans un musée à l’occasion d’un attentat, aurait gardé caché avec lui toute sa vie, se traînant, drogué, entre Nouvelle Angleterre, Las Vegas et Amsterdam… Cette dame écrit peut-être très bien mais quelle futilité dans le thème ! On est loin du monde des héros de Ken Kesey ! D’ailleurs une fois de plus je constate que l’Amérique recèle encore des écrivains qui ont quelque chose à dire, mais ils viennent toujours de l’Amérique profonde, comme le grand écrivain du Michigan, Jim Harrison, ou cet écrivain peu connu en France, John Savage, dont le puissant roman, The Power of the Dog (le Pouvoir du Chien), qui se passe au Montana, est d’ailleurs également une belle histoire de vengeance (un jeune garçon voit sa mère humiliée par une brute épaisse, cow-boy, au-demeurant pédéraste refoulé, et s’en venge plus tard grâce à ses connaissances de vétérinaire), ou encore ce Kent Anderson, découvert tout récemment, et qui était devenu policier après son retour du Vietnam, dans l’Etat cher à Ken Kesey, l’Oregon.
Tous ces écrivains ont quelque chose que ces écrivains intellectuels new-yorkais n’ont plus : l’authenticité. Ceux-ci remuent sans cesse les mêmes thèmes, leur trilogie favorite : leur mère juive, leur vie sexuelle, leurs psys…