Décès d'Ursula Le Guin
Il y a une autre grande dame qui est décédée en janvier dernier. Les mois de janvier sont cruels pour les vieux comme nous. Une grande dame de la littérature fantastique, au nom breton ou normand (c’est celui de son mari qui est pourtant américain), Ursula K. Le Guin (le K est pour Kroeber, son nom de jeune fille).
Il fut un temps où je me suis beaucoup intéressé à la Science-fiction et à la littérature fantastique. J’ai d’ailleurs essayé de comprendre la relation entre les deux, à un moment où ce qu’on a appelé la héroïc-fantaisie a commencé à s’imposer de plus en plus. En particulier chez mon fils Alexandre chez qui on peut encore aujourd’hui voir les étagères crouler sous le poids de tous ces romans d’autres mondes (même dans son WC), trilogies, tétralogies, etc. C’est en 2003 que j’ai mis en ligne, au tome 2 de mon Voyage, mon étude intitulée Fantastique et Science-fiction. J’avais d’abord étudié ce qu’en disait Roger Caillois (voir son Anthologie du Fantastique, Gallimard, 1966). Mais son étude était déjà ancienne, antérieure à l’explosion de la fantaisie héroïque. Et, en plus je n’étais pas du tout d’accord avec ses théories qui me paraissaient bien simplistes : le fantastique a remplacé la féerie quand le monde est devenu technologique et a commencé à faire peur, puis c’est la science-fiction qui est arrivée, et d’ailleurs elle n’a aucun avenir… Je simplifie et caricature même un peu. Alors j’avais décidé de commencer par suivre l’évolution, en commençant par le simpliste Adamov (avec la fameuse loi suivant laquelle les robots ne peuvent se révolter contre l’homme puisque c’est lui qui les a fabriqués ! On ne parlait pas encore du test de ce pauvre Turing, basé sur l’empathie) dont le cycle Fondation avait tout d’une politique-fiction, continuant avec le cycle Dune de Herbert, déjà beaucoup plus complexe, avant d’arriver à la véritable heroïc-fantasy de C. J. Cherrieh et de Tanith Lee. Et pour finir avec le génial Dick. Après avoir fait une parenthèse avec Tolkien.
Or, pendant tout ce voyage j’ai été continuellement accompagné par Ursula Le Guin. Parce que c’était une intellectuelle : elle avait étudié la littérature française et italienne de la Renaissance (à Paris d’ailleurs où elle a rencontré son mari qui y étudiait l’histoire), eu un doctorat en littérature à Columbia et elle n’a jamais arrêté de réfléchir sur la SF et la Fantasy, sur la création, sur l’imagination et sur tout ce qui fait ou peut faire de cette littérature un art. Je crois même avoir lu The Language of the Night avant son fameux Rocannon’s World (c’est chez Peter Lopez, à Hadley dans le Massachussets, que j’ai trouvé ses Essais en pré-édition : The Language of the Night – Essays on Fantasy and Science Fiction, Uncorrected Proof, Published by Berkley Publishing Corporation, 1979, avec une introduction de Susan Wood de l’Université de British Columbia. Alors que c’est chez Peter Ellis à Londres que j’ai acheté une édition anglaise du roman : Rocannon’s World, Victor Gollancz, Londres, 1979).
L’édition anglaise de Rocannon ne comporte pas l’introduction qu’Ursula Le Guin a écrite pour la réédition américaine de son roman en 1977 (le roman date de 1966) et que l’on trouve dans ses Essais. Or c’est là justement qu’elle parle pour la première fois de la relation entre « fantasy » et « science fiction ». Elle hésite, disant que les définitions sont pour la grammaire, pas pour la littérature, mais reconnaît que ce n’est pas tout-à-fait la même chose, mais que les deux peuvent se mélanger et que c’est le cas de Rocannon. De toute façon il faut s’y faire. Nous autres Français nous cherchons trop à rationaliser, à classer, à définir. Les Américains n’ont pas la même logique. Mais peut-être ont-ils raison. Ainsi le grand encyclopédiste américain de la Science-fiction et de la littérature fantastique, Everett Bleiler, inclut dans la SF ce qu’il appelle le genre quasi-scientifique où il suffit d’introduire quelques aspects techniques, même improbables, pour mériter le terme. Il considère que le terme littérature fantastique est le terme général qui coiffe à la fois la SF et ce qu’il appelle « supernaturel fiction » (littérature surnaturelle) et que les frontières entre les deux branches sont fluctuantes ! Après cela il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. Notre grand encyclopédiste de SF à nous autres Français, Pierre Versins, est plus éclectique dans sa grande Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science-fiction. C’est ainsi que pour lui, la Planète des Singes de notre ami Pierre Boulle n’est rien d’autre qu’un « aimable conte philosophique » !
Mais revenons à Ursula. Elle reconnaît que les éléments « techniques » qu’elle a introduits dans Rocannon ne sont pas très convaincants. Mais elle n’en a cure. D’ailleurs, dans d’autres articles, elle écrit qu’elle préfère la fantasy. Et elle a cette belle image : « fantasy like poetry speaks the language of the night ». Ce langage de la nuit qui donne le titre à son recueil d’essais. Dans Rocannon elle a puisé des éléments de la mythologie nordique. A l’époque je ne savais pas que les parents d’Ursula née Kroeber, étaient anthropologues spécialisés dans les cultures amérindiennes. C’est par sa notice nécrologique parue dans Le Monde du 25/01/2018 et signée par l’écrivain Xavier Mauméjean que je l’ai appris. Alors j’ai souri quand j’ai relu son roman et que j’ai constaté qu’il s’ouvre avec des notes anthropologiques justement, des éléments ethnologiques recueillis sur différentes espèces intelligentes de ce monde qui prendra à la fin de l’histoire, le nom du héros de l’aventure, un homme de science, un anthropologue de la Galaxie…
En « volant » des éléments de la mythologie scandinave, gnomes des cavernes, etc. elle ne fait rien d’autre que ce qu’a fait, d’une manière autrement plus systématique et plus travaillée, J. R. R. Tolkien dans ses histoires de hobbits et son grand Cycle des Anneaux. Il ne s’est pas seulement inspiré de mythes et légendes scandinaves et celtes, mais a même puisé dans le livre mythique de la Finlande, le Kavela, qu’il admirait beaucoup. On raconte même qu’il a appris le finnois pour en faire la base du langage des Elfes ! En tout cas ce qui est certain c’est que la grande œuvre de Tolkien a eu une influence considérable sur la littérature fantastique américaine de l’après-guerre. Les Hobbits avaient déjà paru avant la guerre, en 1937, mais c’est le cycle du Seigneur des Anneaux, publié dans les années 50 et devenu un bestseller dans les universités américaines qui a tout déclenché. Mais personne n’a jamais réussi à égaler Tolkien dans l’œuvre de création d’un monde imaginaire. Sa Terre du Milieu a été le résultat du travail, jamais terminé (voir l’inachevé Silmarillion) d’une vie entière. Un travail commencé dès ses années d’études à Oxford. Or, ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’en créant un incroyable écheveau de mythes et de légendes, Tolkien introduit dans son œuvre des archétypes. Et l’archétype (de Jung) plonge dans l’inconscient. Et par l’inconscient on rejoint la conscience universelle qui est commune à l’espèce. L’inconscient parle à l’inconscient, dit Ursula Le Guin dans plusieurs essais dont The Child and the Shadow qui analyse un sombre conte d'Andersen, une histoire de lutte entre un homme et son ombre. C’est cela le « langage de la nuit ». On retrouve le même phénomène dans les Contes de Fées (voir ce que j’en dis au tome 2 de mon Voyage, au chapitre Contes merveilleux et populaires d’Europe). Et c’est ainsi que la « fantasy » rejoint la féerie. La boucle est bouclée. Caillois ne l’avait pas prévu.
Ursula Le Guin avait bien étudié Tolkien. En particulier tous ces aspects qui relèvent de la psychologie. Dont elle montre toute la complexité dans le Cycle de l’Anneau : chaque personnage, dit-elle, a son ombre : les Elfes ont les Orcs, Aragorn le Cavalier Noir, Gandalf a pour ombre Saruman et Frodo a Gollum. Et comble de paradoxe, à la fin de l’histoire c’est le bon Frodo qui veut garder l’Anneau et sa puissance pour lui-même et c’est Gollum, le mauvais, qui s’en saisit et se sacrifie en se jetant avec lui dans les feux du volcan qui doivent le détruire. L’ombre c’est ce que nous avons chassé de notre conscience (on est toujours chez Jung). Notre côté négatif. Qui dans l’œuvre de Tolkien devient un personnage visible. Mais ce côté négatif nous ne devons pas le négliger, dit encore Ursula Le Guin qui a beaucoup étudié Jung et son élève Marie Luise von Franz, il peut nous servir à nous guider. Le nier risque de nous détruire.
Sur le net je vois qu’on s’interroge sur le féminisme d’Ursula Le Guin. Je crois que cela ne devait pas être facile de s’affirmer, dans les années 60, comme auteure de SF. La SF était masculine. Et notre Ursula est choquée par l’aspect arriéré, socialement parlant, des galaxies créées par les hommes (comme Asimov par exemple), autocratiques, guerrières, colonialistes, et par le rôle joué par les femmes dans ces mondes : ou il n’y a pas de femmes du tout, dit-elle, ou ce sont de simples poupées parlantes violées par des monstres ou ce sont des savantes dé-sexuées par l’hypertrophie de leurs organes intellectuels ou, dans le meilleur des cas, les petites femmes dévouées des grands héros. Un chauvinisme mâle là aussi bien arriéré. C'est dans un essai intitulé American SF and the Other qu'elle écrit cela. Un essai qui débute ainsi : l'un des grands penseurs du début du socialisme a dit : on reconnaît le degré de civilisation d'une société à la place qu'elle y a faite à la femme. Je ne suis d’ailleurs pas certain que les choses aient vraiment changé : quand je regarde les films sur la Guerre des Mondes, je vois une princesse fragile que des méchants veulent tuer et qui a besoin de vaillants chevaliers pour la protéger !
Ursula Le Guin a été une précurseure. D’autres femmes sont devenues des démiurges elles aussi. C’était le regretté David Walther qui gérait le Club du Livre d’Anticipation des Editions Opta qui me l’a appris : elles étaient quatre, dit-il. En plus d’Ursula Le Guin, il y avait C. J. Cherryh (le Cycle d’Ivrel), l’Anglaise Tanith Lee (Electric Forest) et Katherine Kurtz (le Cycle Deryni) que je ne connais pas. De toute façon il doit y en avoir bien d’autres depuis.
Il y a un dernier aspect que j’aime encore chez Ursula Le Guin, c’est la conscience qu’elle a que cette littérature doit être respectée comme un art car elle a tout pour le devenir. Et si son Rocannon n’est pas encore parfait – c’était sa première œuvre, oeuvre de débutante – on y trouve déjà une très belle écriture et une histoire qui vous touche. Elle en est tellement consciente des possibilités de cette SF, cette fantasy ou quel que soit son nom, que, lorsqu’elle découvre Philip K. Dick, qui, pour moi, est le summum de ce que l’on peut trouver dans cette branche de la littérature, elle s’écrie : j’espère que, maintenant, dans les bibliothèques où les livres sont rangés suivant l’ordre alphabétique de leurs auteurs, ceux de Dick sont rangés à côté de ceux de Dickens, car il le mérite bien !