Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Baudelaire, Jeanne et Edgar Poe

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Hier soir nous avons eu droit à une grande émission sur la quatrième chaîne, la fameuse culture-box, sur Baudelaire, son amante Jeanne, ses Fleurs du Mal, son procès et ses malheurs. A l’occasion des 200 ans de sa naissance, nous a-t-on dit (en fait l’anniversaire est passé puisqu’il est né en 1821).
Ici je fais une parenthèse à propos de la chaîne en question. Car j’aimerais bien savoir à qui nous devons ce plaisir, ce bonheur, cette merveille qui nous sert presque tous les soirs une surprise, un opéra, un ballet, une pièce de théâtre ou une émission culturelle comme celle de hier soir (et ce soir on aura droit à la divine Tina Turner ! Autre culture, autre jouissance). Quel est le (ou la) Ministre de la Culture qui a décidé de cette métamorphose ? Quel responsable de chaîne ? Qui compense un peu la disparition de France O (qui doit être bien regrettée par tous nos ultramarins…).
Mais revenons à Baudelaire. Et sa Jeanne, bien mystérieuse. On nous a montré le tableau de Courbet où elle figurait d’abord avant que Courbet ne la fasse disparaître. On ne sait pas sur l’ordre de qui. Et puis voilà qu’elle réapparaît sur le fond du tableau, comme un fantôme. Un revenant. Elle était noire dit-on. Mais sur un autre tableau, tableau de Manet celui-ci, elle me paraît bien blanche. Métisse, pour sûr. Alors que Baudelaire, dans ses poèmes, admire sa peau cuivrée. Un mystère de plus. En plus du mystère de son origine. Inconnue elle aussi. A moins que Brigitte Kernel qui a publié un livre intitulé : Baudelaire et Jeanne – Un amour fou chez un éditeur inconnu qui s’appelle Ecriture, n’en ait perçu le secret ! (Encore un livre à acheter !).
Moi j’ai fait comme tout le monde. Comme tout le monde a dû le faire après l’émission. Je me suis plongé dans les poèmes de Baudelaire. Et cherché les traces de Jeanne. Surtout sa peau. Mais il n’y a pas que sa peau. Il y a son parfum (Parfum exotique) :
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux
Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encore tout fatigués par la vague marine,
Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.
Quand je me perds dans ces îles et ces ports je me souviens que le beau-père de Charles l’a envoyé naviguer sur les mers lointaines jusqu’à ce qu’il arrive aux Mascareignes et je me demande s’il a bien fait, ce beau-père militaire, de croire que c’est ainsi qu’il faut punir les élèves qui se rebellent contre la discipline du Lycée Louis-le-Grand… Et du même coup je découvre que c’est Baudelaire qui a écrit ce vers admirable :
Homme libre, toujours tu chériras la mer !

Mais revenons au mystère Jeanne. Il y a aussi ses cheveux, ses cheveux d’ébène (La Chevelure) :
O toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
O boucles ! o parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts.

Sed non satiata est plus explicite :
Bizarre déité, brune comme les nuits,
Au parfum mélangé de musc et de havane,
Œuvre de quelque obi, le Faust de la savane,
Sorcière au flanc d’ébène, enfant des noirs minuits

Et puis voilà qu’avec le poème XXVII je tombe sur un poème que je connais bien. C’est la surprise. Mais oui, je le reconnais : c’est l’un de ces poèmes baudelairiens que notre grand poète Emile Storck a traduit en alsacien ! Voilà le premier quatrain :
Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche on croirait qu’elle danse.
Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.

Mit ihrem Faltekleid wu spilt im Farwefir
meint mer, wenn si nur lauift, dass si sich biegt im Tanze,
so wie die Schlange wun e heiliger Fakir
im Rythmus balanciert am Ànd vu lange Lanze.
J’ai beaucoup aimé, ai-je écrit, les rimes de Storck : Farwefir – Fakir et Tanze – Lanze.
Et voici les deux derniers tercets :
Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,
Et dans cette nature étrange et symbolique
Où l’ange inviolé se mêle au sphinx antique,

Où tout n’est qu’or, acier, lumière et diamants,
Resplendit à jamais, comme un astre inutile,
La froide majesté de la femme stérile.

Klar lüegt üs ihrem Auig d’Amüet vum Mineral.
Un üs dàm fremde Wàse wu kat vil bedite :
e reiner Àngel un e Sphinx üs alte Zite,

wu nur üs Diamant isch, Gold un Liecht un Stahl,
glànzt ewig unnutz wie n’e Funkelstàrn im Blauie
e kalti Majestät vu unfruchtbare Frauie.

Bon. Mais on n’est pas là pour parler poésie alsacienne. Mais pour chercher la Jeanne. Qui est justement ce Serpent qui danse :
Que j’aime à voir, chère indolente,
De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau !

Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns
A te voir marcher en cadence,
Belle d’abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d’un bâton.

Quand dans son poème Remords posthume il couche la courtisane infidèle dans un tombeau celui-ci est fait de marbre noir et la belle est bien ténébreuse :
Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d’un monument construit en marbre noir,
Et puis il y a ce Chat qui lui rappelle son amante. Car ils ont bien des choses en commun. Les deux se laissent caresser. Et les deux ont des yeux bien froids, mêlés de métal et d’agate. Et son regard à elle,
Comme le tien aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum,
Nagent autour de son corps brun.
Son corps brun. Une couleur qui revient souvent.
Comme dans cette Chanson d’après-midi :
Je t’adore, ô ma frivole,
Ma terrible passion !
Avec la dévotion
Du prêtre pour son idole.
Sur ta chair le parfum rôde
Comme autour d’un encensoir
Tes hanches sont amoureuses
De ton dos et de tes seins
Tu me déchires, ma brune,
Avec un rire moqueur,
Et puis tu mets sur mon cœur
Ton œil doux comme la lune.

Et puis il y a les pièces condamnées, bien sûr. A celle qui est trop gaie (encore qu’il paraît que Baudelaire n’avait pas écrit ce poème en pensant à Jeanne mais à une certaine Madame Sabatier à qui il l’aurait envoyé. Mais j’ai des doutes…) :
Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l’heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur !
A travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T’infuser mon venin, ma sœur !

Et pour finir il y a les Bijoux (rien à voir avec les Bijoux indiscrets d’un certain Diderot. Même si on y pense. Evidemment !) :
La très chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur
Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores
Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d’aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !

- Et la lampe s’étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre !

Voilà pour la Jeanne. Je vous en dirai plus quand j’aurai lu le livre de Brigitte Kernel (mais je viens d’apprendre qu’il est épuisé).

J’avais 18 ans quand j’ai découvert les Fleurs du Mal. C’était lors de ma première année de taupe à Strasbourg au Lycée Kleber et j’étais en pension chez ma marraine à Strasbourg-Neudorf, sœur de mon père. Elle avait épousé un Ehrhard de Saverne et il y avait deux grandes et belles filles à la maison, de 20 et 21 ans, Elisabeth et Francine. Un cousin Ehrhard venait les voir de temps en temps. Il faisait des études de médecine et cherchait à flirter un peu avec la plus jeune, Elisabeth. En lui lisant des poèmes de Baudelaire. Les plus sensuels possibles. Des Fleurs du Mal, justement. Aujourd’hui Elisabeth a 90 ans et, après avoir épousé un médecin napolitain et avoir passé sa vie du côté de la vieille ville d’Herculanum, elle vient de se retirer, pour finir sa vie, dans cette ville de Saverne qui est celle de son père mais aussi celle de sa grand-mère Binter, mère de sa mère et de mon père à moi. Alors je suis allé lui rendre visite. Elle tient toujours la grande forme. Et je lui ai demandé si elle se souvenait de son cousin et de ses poèmes. Des poèmes, non, me dit-elle, mais du cousin, oui : il était devenu médecin militaire et s’était engagé dans la marine, avait parcouru le monde et finit sa vie à Tahiti. Je vois, lui ai-je dit. Baudelaire l’a marqué pour la vie !

Qu’en ai-je retenu, moi ? De mes lectures d’antan ? La Géante, sans aucun doute, sans même la moindre hésitation :
Du temps que la Nature en sa verve puissante
Concevait chaque jour des enfants monstrueux,
J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante,
Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.

J’eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme
Et grandir librement dans ses terribles jeux ;
Deviner si son cœur couve une sombre flamme
Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux ;

Parcourir à loisir ses magnifiques formes,
Ramper sur le versant de ses genoux énormes,
Et parfois en été, quand les soleils malsains,

Lasse, la font s’étendre à travers la campagne,
Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins,
Comme un hameau paisible au pied d’une montagne.
Qui ne voudrait dormir à l’ombre des seins d’une géante ? Et explorer tous les recoins de son corps ?

En parcourant les Fleurs du Mal aujourd’hui je tombe sur d’autres vers connus. Comme ce vers de l’Homme et la Mer cité plus haut. Annie m’a souvent raconté qu’il était inscrit sur la façade du meilleur restaurant de fruits de la mer à Casablanca. Je découvre aussi ce distique (dans L’invitation au voyage) :
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Je me souviens que Luxe, calme et volupté était le titre d’une exposition consacrée il y a longtemps à des peintres post-impressionistes au Luxembourg et qui devait comprendre un tableau de Matisse qui portait ce nom.
Et puis je tombe sur Harmonie du soir. Un poème que tout adepte du pantoun malais connaît, bien sûr. Parce qu’il fait partie de l’histoire de ce fameux pantoum (avec un m, erreur typographique) lancé par Victor Hugo après la découverte de la traduction anglaise d’un pantoun malais authentique, un pantoun lié que les Malais appellent pantun berkait. Dans cette forme de poésie, une suite de quatrains, les deuxième et quatrième vers d’un quatrain sont repris comme premier et troisième vers du quatrain suivant. Ce qui a dû plaire à toute une série de poètes français à la suite de Hugo, probablement parce que cela donne une certaine musicalité au poème. Sauf qu’ils n’ont pas compris que chez les Malais il y avait une différence fondamentale entre les vers mobiles et les autres, les premiers créant l’ambiance (comme le premier distique d’un pantoun-quatrain classique) et les autres correspondant au cœur du poème (comme le deuxième distique du pantoun simple). Le poème de Baudelaire ne suit pas cette règle. Ni la règle de la versification malaise qui est ab-ab (alors que la sienne est ab-ba). Cela n’empêche pas Harmonie du Soir d’être le plus beau de tous les pantoums de l’époque. C’est l’opinion d’Etiemble. « Tous ceux en France qui, de Hugo à Ghil, en passant par Leconte de Lisle et Banville, tentèrent d’adapter, d’adopter le pantoun malais, s’y sont cassés les reins. Le seul poème acceptable en tant que tel, celui de Baudelaire, n’a rien gardé du pantoun… », écrit-il. Poème acceptable est un terme un peu minimaliste, il me semble. Moi je le trouve beau, ce poème. Et c’est pour cela que je vais vous le recopier en entier :
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

J’ai quand même éprouvé un grand regret après l’émission de hier soir : pas un seul instant on n’a parlé d’Edgar Poe. Alors que Poe a été une vraie révélation pour lui. Un choc. Et qu’il a passé 17 ans de sa vie à le traduire. D’ailleurs c’est dans la traduction de Baudelaire que j’ai d’abord découvert Edgar Poe. Dans une publication par Gibert Jeune qui date probablement de 1957, mais dont la première édition a dû paraître en 1935 (voir Œuvres complètes d’Edgar Poe traduites par Charles Baudelaire, Gibert jeune, Paris, sans date). On y trouve d’abord des notes sur sa vie et son œuvre, un texte curieux intitulé Philosophie de l’ameublement, la Genèse d’un poème (il s’agit du célèbre et lugubre poème du Corbeau, Nevermore), un certain nombre de nouvelles sous le titre Histoires extraordinaires (que Baudelaire a traduites en 1856), puis d’autres encore qu’il a intitulées les Nouvelles Histoires extraordinaires (traduites en 1857), enfin Histoires grotesques et sérieuses (la traduction date de 1864), les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket (traduction 1858) et Euréka, ou Essai sur l’univers matériel et spirituel (traduction 1864). Le texte est imprimé sur deux colonnes et, à part les notes de Baudelaire lui-même, Gibert n’a pas jugé utile d’ajouter la moindre explication.
Mais on n’a pas besoin d’être un grand expert de Poe pour comprendre la fascination de Baudelaire pour un homme incompris qui meurt à 40 ans. Dans la rue. Et se complaire dans le monde de Poe, monde de l’étrange, de l’horreur, de la folie, de la décrépitude et de la mort. D’ailleurs quand on compare ses traductions avec les textes originaux (comme j’ai pu le faire en étudiant la très belle édition en quatre volumes : The Works of Edgar Allan Poe, in four volumes, W. J. Widdleton, New-York, 1861), on constate que Baudelaire n’a pas tout traduit, mais a donné en général sa préférence aux textes qui correspondaient le mieux à ses propres thèmes de prédilection. Baudelaire devait aussi apprécier chez Poe son érudition et son intérêt pour l’art et la critique littéraire. Edgar Poe avait reçu une très bonne éducation en Angleterre et en Virginie, avait une excellente connaissance du français (et de la littérature française), comme du latin et du grec. Comme Baudelaire qui était lui-même un homme cultivé, dont les critiques des Salons ont été beaucoup loués et dont les traductions de Poe sont non seulement très belles mais aussi fidèles (à croire ses traducteurs modernes). Il est dommage qu’il ne connût à l’époque que la déplorable biographie de Poe par le venimeux Révérend Dr. Rufus Griswold. Voir ce que j’en dis dans ma note du Tome 2 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque : Naissance du Roman policier (j’ajoute tout de suite que je n’attache guère d’importance à ce que d’aucuns ont prétendu, que Poe serait le père du roman policier à cause du Double Crime de la Rue Morgue et de la Lettre volée. Peut-être à l’origine de la detective-novel chère à Régis Messac, d’un certain mode de raisonnement, mais certainement pas du véritable roman policier qui est quand même autre chose. Mais passons. Poe a heureusement bien d’autres cordes à son arc !).
Je suis d’ailleurs un peu étonné que Baudelaire n’ait traduit aucun des poèmes d’Edgar Poe. A part le Corbeau (The Raven) avec son terrible refrain Nevermore. Qu’il a été amené à traduire parce que Poe avait composé un texte intitulé The Philosophy of Composition où il entreprend de montrer, ce qui est plutôt original, comment il a composé son poème. C’est pourtant dommage, je trouve, que Baudelaire n’ait pas traduit d’autres poèmes d’Edgar Poe. Car il y en a que j’aime bien. Surtout le fameux poème d’Annabel Lee. Qu’il avait écrit, paraît-il, en souvenir de sa jeune cousine Virginia Clemm qu’il épousa alors qu’elle n’avait que treize ans et qui est morte de tuberculose à l’âge de 25 ans ! J’aime tout particulièrement le rythme de ce poème, sa musique, son chant. Mais je trouve aussi qu’il est particulièrement poignant par l’histoire qu’il raconte (un amour d’enfants, la mort de l’aimée et le souvenir de la morte qui ne vous quitte plus) :
It was many and many a year ago,
In a kingdom by the sea,
That a maiden there lived whom you may know
By the name of Annabel Lee ;
And this maiden she lived with no other thought
Than to love and be loved by me.

I was a child and she was a child,
In this kingdom by the sea ;
But we loved with a love that was more than love —
I and my Annabel Lee ;
With a love that the winged seraphs of heaven
Coveted her and me.

And this was the reason that, long ago,
In this kingdom by the sea,
A wind blew out of a cloud, chilling
My beautiful Annabel Lee ;
So that her high-born kinsmen came
And bore her away from me,
To shut her up in a sepulchre,
In this kingdom by the sea.

The angels, not half so happy in heaven,
Went envying her and me —
Yes ! — that was the reason (as all men know,
In this kingdom by the sea)
That the wind came out of the cloud by night,
Chilling and killing my Annabel Lee.

But our love it was stronger by far than the love
Of those who were older than we —
Of many far wiser than we —
And neither the angels in heaven above,
Nor the demons down under the sea,
Can ever dissever my soul from the soul
Of the beautiful Annabel Lee :

For the moon never beams, without bringing me dreams
Of the beautiful Annabel Lee ;
And the stars never rise, but I feel the bright eyes
Of the beautiful Annabel Lee :
And so, all the night-tide, I lie down by the side
Of my darling — my darling — my life and my bride,
In her sepulchre there by the sea
In her tomb by the sounding sea.
Les kinsmen, les congénères d’Annabel Lee, qui l’emmènent, ce sont les anges, bien sûr. C’est un poème bien sombre qui aurait dû plaire à Baudelaire. Dormir toutes les nuits dans la tombe à côté de la pauvre morte, est macabre à souhait. Plus tard Emily Dickinson évoquera elle aussi un dialogue de sépulcre. Dans un poème qu’on rencontre dans le roman des Finzi-Contini de Giorgio Bassani où un couple se reconnaît comme frère et sœur dans leurs tombes voisines :
We are Brethren, he said--

And so, as Kinsmen, met a Night--
We talked between the Rooms--
Until the Moss had reached our lips--
And covered up--our names - -
Mais comme je l’ai dit, moi c’est la forme du poème qui me plaît, son rythme. Quand j’ai étudié le haïku japonais, je suis tombé sur un Américain d’origine japonaise, Kenneth Yasuda, grand spécialiste de poésie japonaise, qui citait les deux premiers vers d’Annabel Lee, parce que, disait-il, ils se récitent dans un souffle. Dix-huit syllabes. Or le haïku, qui est un poème de l’instantané, doit justement être lu dans un souffle. C’est pour cette raison qu’il faut respecter le nombre de syllabes que Bashô avait fixé : 17 (5 + 7 + 5, dans cet ordre, pour l’harmonie, la beauté). Tant pour les traductions de haïkus japonais que pour des haïkus dans des langues occidentales. Comme pour l’anglais, langue dans laquelle un souffle ne peut excéder 16 à 18 syllabes. D’après Yasuda. Comme ici :
It was many and many a year ago,
In a kingdom by the sea…

Mais revenons à Baudelaire. Je dispose d’une très belle édition des Fleurs du Mal publiée en 1930 par le critique Jacques Crépet et basée sur la troisième édition parue un an après la mort de Baudelaire, en 1868, et considérée comme définitive (Voir : Oeuvres complètes de Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal – Les Epaves, notice, notes et éclaircissements par M. Jacques Crépet, Louis Conard, Libraire-éditeur, Paris, 1930). Les Epaves sont une dernière publication réalisée par Baudelaire lorsqu’il se trouvait en Belgique à la fin de sa vie et qui comprennent les six pièces condamnées. Jacques Crépet (1874 – 1952) était un journaliste littéraire et le fils d’Eugène Crépet (1827 – 1892), ami de Baudelaire et lui-même grand spécialiste de son œuvre. Jacques Crépet a réalisé un travail formidable, avec une longue introduction et de très nombreuses notes extrêmement érudites.
Crépet note l’influence de Jeanne dans beaucoup plus de poèmes que ceux que j’ai relevés, en tout un peu plus de 20 ! Mais dans sa notice biographique il est bien sévère pour la métisse (une quarteronne, ai-je lu quelque part, ce qui expliquerait la couleur de peau plutôt claire du tableau de Manet). Probablement influencé par ce qu’en a dit la mère de Baudelaire qui détestait violemment celle qui avait dévoyé son fils, lui avait passé la syphilis aussi. Pourquoi pas. La description que fait Jacques Crépet me semble bien raciste : « C’était une mulâtresse de bonne taille, assez jaune, avec de vastes yeux noirs, des cheveux presque crépus, une poitrine abondante, et dont la démarche de reine, a dit Banville, avait quelque chose à la fois de divin et de bestial… ». Et encore : « Sans doute est-ce à cause de cette dualité antithétique, où tient tout le fumet du gibier humain, qu’il tenait à elle, ou peut-être parce qu’il avait réellement rapporté des îles le culte de la Vénus noire. Ce qui est certain, c’est qu’elle réunissait en sa personne l’universalité des vices communs aux métis : libertine, sournoise, menteuse, dépensière, alcoolique, - stupide par surcroît… » Plus raciste tu meurs !
Il lui est quand même arrivé, raconte Crépet, de vouloir s’intéresser à d’autres femmes. Blanches. Lumineuses. Et en particulier à une certaine Madame Sabatier qui était riche et qui tenait salon. Et où il a pu rencontrer Théophile Gautier, Gustave Flaubert, Maxime du Camp, Feydeau, etc. Il paraît qu’elle était très belle. Judith, la fille de Gautier, celle qui a transposé des tankas japonais en français dans ce merveilleux Poème des Libellules, raconte que Madame Sabatier avait « la bouche petite et rieuse » et que « son air triomphant mettait autour d’elle comme de la lumière et du bonheur ». Baudelaire lui a envoyé pendant quatre ans des billets amoureux et consacré une dizaine de poèmes des Fleurs du Mal dont ce poème condamné intitulé A celle qui est trop gaie (ce que j’ai un peu de mal à comprendre car, comme je l’ai montré plus haut, les deux deniers quatrains n’ont vraiment rien de lumineux !). Crépet raconte encore que lorsque Madame Sabatier s’est enfin donnée à notre poète, cela s’est plutôt mal passé. La panne, le fiasco, comme disent les Italiens, semble-t-il. Voilà comment Crépet décrit la chose : « …quand, enfin grisée de cet encens et gagnée à cette flamme idolâtre, elle se fut offerte à lui - quand il la tint dans ses bras, créature d’argile humaine, alors il s’aperçut une fois de plus que, décidément, il ne pouvait aimer que dans la fiction… Elle sut pardonner, et il revint à sa noire mégère ».

J’ai encore une autre œuvre de Baudelaire dans ma bibliothèque. Ses célèbres Paradis artificiels. Voir : Les Paradis artificiels par Charles Baudelaire, Georges Crès, Paris, 1917. Ils sont composés de deux parties : Le Poème du Haschisch et Un Mangeur d’Opium, suivies d’un Appendice consacré au Vin et au Haschisch, « comparés comme moyens de multiplication de l’individualité » (ce qui est tout-à-fait plaisant !).
La première partie est composée de considérations personnelles de Baudelaire qui avait été initié très tôt au « chanvre indien » par un peintre auprès duquel il a habité dans l’île de la Cité, peintre qui lui avait également présenté Gautier. Elle est intitulée Poème du Haschisch, mais n’a rien d’un poème. On y trouve quelques observations intéressantes. Comme le fait que les visions que donne le haschisch (comme il l’écrit) n’ont rien d’extraordinaire, d’étranger à soi, elles sont nées de nos pensées, de notre identité même, elles ne sont que l’extension d’un rêve naturel. Et puis il termine par une morale. Le dur réveil du lendemain. « La volonté surtout est attaquée, de toutes les facultés la plus précieuse ». « Nous connaissons assez la nature humaine pour savoir qu’un homme qui peut, avec une cuillerée de confiture, se procurer instantanément tous les biens du ciel et de la terre, n’en gagnera jamais la millième partie par le travail ». Très moral, effectivement, Et probablement assez juste. Je me rappelle que lorsque je me suis intéressé à ces questions, quand ma fille adolescente a commencé à fumer l’herbe qui venait de Hollande (aujourd’hui elle a plus de 60 ans !), un chercheur américain disait à peu près la même chose. Mais je ne crois pas que cela ait empêché Baudelaire de renoncer à ce genre de paradis artificiels. Ni de travailler.
La deuxième partie est beaucoup plus intéressante car il y traduit partiellement, en résumant le reste, les fameuses Confessions of an English opium-eater de Thomas de Quincy. Et en y ajoutant ses propres considérations. J’ai trouvé l’ensemble plutôt passionnant, tant pour la façon dont intervient Baudelaire que pour la façon très originale que de Quincy y raconte son addiction à l’opium. Je regrette de ne pas disposer de l’original dans ma collection de littérature anglophone. On y décrit d’abord les « Voluptés » de l’opium, puis les « Tortures » de l’opium. Baudelaire trouve la fin de la première partie pas très crédible. Il parle de « faux dénouement ». Il ne croit pas, de par sa propre expérience, que l’on peut s’en sortir, et, en plus, sur un ton aussi léger que le fait l’auteur anglais. Après « dix-sept années d’usage et huit années d’abus de l’opium », écrit Baudelaire. Et il a eu raison de se méfier, dit-il encore, puisque voilà la deuxième partie qui paraît, sous le nom de Suspiria de profundis. Il y a eu rechute, bien sûr, une deuxième et une troisième (« une troisième prostration devant la noire idole »). Il n’empêche que de Quincy a quand même atteint le bel âge, pour l’époque, de 75 ans et est décédé à Edimbourg en décembre 1859.
Baudelaire est loin d’avoir vécu aussi longtemps. On sait aujourd’hui que lui aussi à été un de ces fervents adeptes de la noire idole. Et avait atteint le terrible stade de l’abus alors qu’il était parti pour la Belgique en 1864. C’est là, lors d’une visite de l’église Saint Loup de Namur, en 1866, qu’il s’effondre soudain. AVC probablement, suivi d’aphasie. Ramené en France il meurt l’année suivante à 46 ans. Jusqu’à sa fin il ne pouvait plus dire qu’un seul mot : Crénom. Ce qui permet à l’écrivain Jean Teulé de publier une biographie du poète intitulée : Crénom, Baudelaire ! Je ne l’achèterai certainement pas. Trouvant parfaitement ignoble de se moquer d’un homme frappé d’aphasie. Car c’est ce qui s’est arrivé à mon père…

PS (27 juin 2023) : La semaine dernière nous étions à Paris et avons visité l'exposition temporaire organisée par le Musée d'Orsay pour la mise en parallèle de Manet-Degas. Dans la salle où nous avons fait la queue avant de pouvoir entrer dans l'expo, se trouvait l'immense tableau de Courbet où, dit-on, la Jeanne était représentée avant d'être effacée par le peintre. Nous n'avons rien décelé de sa réapparition annoncée! ! Et puis dans l'expo même nous avons pu voir le tableau où Manet l'a représentée, la fameuse Jeanne. Moche comme tout. Et très blanche. Pas du tout de cette couleur tellement adorée par le poète. Ni fauve, ni brun, ni couleur d'ambre. Manet l'a-t-il fait exprès ? Encore un qui a détesté la "Vénus noire" ? La "noire mégère" comme dit Crépet ?
Soit dit en passant, sur la base des seuls tableaux sélectionnés pour cette expo, Manet dépasse de loin le pauvre Degas !