Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Antisionisme et antisémitisme

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Confucius a écrit (cité par Karl Kraus) : « Si les concepts ne sont pas justes, les mots ne le sont pas non plus; si les mots ne sont pas justes, l'action est faussée, l'art comme la morale ne peuvent plus s'épanouir, la justice est elle-même faussée, et la nation ne sait plus où elle en est. » 
Ceci pour dire qu’il faut se méfier des mots quand ils ont été faussés. Comme le mot euthanasie définitivement souillé par les Nazis. Ou le mot libéral qui signifiait ouvert aux libertés politiques au XIXème siècle et qui aujourd’hui signifie plutôt ouvert à la licence économique jusqu’à épouser la conception extrême de l’Ecole de Chicago. 
Il en est de même du mot antisionisme
Or on vient à nouveau de parler de la définition de ce mot à propos d’une proposition de résolution à l’Assemblée nationale française par un député qui se base sur la définition de l’antisémitisme par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’holocauste. La proposition a finalement été votée le 3 décembre dernier par une petite minorité de députés (154 sur 577) et semble vouloir confirmer ce qu’Emmanuel Macron avait déjà déclaré en février devant une assemblée du CRIEF : l’antisionisme est une forme moderne de l’antisémitisme. Malgré la protestation véhémente de 127 intellectuels juifs publiée dans Le Monde le même jour et qui rappelaient entre autres l’Histoire (voir : Un appel d’universitaires juifs aux députés français. « Pour les nombreux juifs se considérant antisionistes, cet amalgame est profondément injurieux », écrivent-ils). 
Cette Histoire que je vais rappeler moi aussi : 
Theodor Herzl, né à Budapest, libéral viennois, assimilé, pas du tout religieux, dandy, admirant l'aristocratie autrichienne et la culture allemande, devient le correspondant à Paris du principal journal viennois, Freie Neue Presse, en 1891. Et tombe en pleine affaire Dreyfus. En 1894 l’abominable Drumont lance La Libre Parole, Dreyfus est condamné en décembre de la même année, en mai 1895 Herzl assiste à une séance de la Chambre où l'on demande d'arrêter « l'infiltration » de juifs en France exactement comme l'avait fait le nationaliste allemand et hystérique antisémite von Schönerer en Autriche. Quelques jours plus tard c’est le populiste antisémite Lueger qui obtient la majorité au Conseil Municipal de Vienne, à chaque élection qui suit la majorité de son parti, les chrétiens-sociaux, se renforce et finalement, en 1897, l'Empereur entérine la nomination de Lueger comme maire de la ville de Vienne. C’est le chemin de Damas pour Herzl. Il publie L'Etat juif dès 1896 et le premier congrès sioniste se tient à Bâle en août 1897. Et 20 ans plus tard c'est la fameuse déclaration Balfour faite sous la forme d'une lettre adressée par le ministre des Affaires Etrangères britannique, le comte Arthur de Balfour, à Lord Rothschild et formulée de la manière typiquement hypocrite des Anglais, promettant de tout faire pour permettre l'établissement d'un Foyer national en Palestine pour le peuple juif (sans toucher aux droits civils et religieux des populations non juives de la région). On sait ce qu'il en est advenu. Mais ceci est une autre histoire. Un point intéressant néanmoins : c'est que Herzl reste au fond le libéral occidental (et laïc) qu'il est : Sion sera social, on aura la journée de 7 heures, l'éducation pour tous, fédéralisme des langues, ni l'hébreu archaïque, ni le yiddish méprisé, les outils nécessaires pour atteindre l'objectif : The Society of Jews, The Jewish Company, portent des noms anglais, pas d'archaïsmes religieux, les rabbins dans les synagogues, l'armée dans les casernes, chacun garde sa liberté de penser, etc. On sait que ce n’est pas exactement ainsi que cela s’est passé. Mais ceci aussi c’est une autre histoire. 
En tout cas, voilà pour le sionisme historique. 
Or, immédiatement il y a eu opposition dans la communauté juive. D’abord chez ceux qui étaient intégrés ou voulaient l’être. Ainsi le fameux polémiste Karl Kraus, juif converti, journaliste unique de la fameuse revue Die Fackel (1899-1936), s’élève immédiatement contre dans un libelle fameux, Die Krone Zions (la Couronne de Sion), paru chez Moriz Frisch à Vienne en 1898 avec le sous-titre : libelle satirique contre le sionisme et ses prophètes. Mais l’opposition est beaucoup plus massive dans le puissant Bund, organisation syndicale, socialiste et laïque juive née en Pologne mais qui va s’étendre en Lituanie, Biélorussie, Ukraine et Russie, va regrouper des centaines de milliers d’adhérents, qui est aussi nationaliste, estimant que la communauté juive d’Europe centrale et orientale est une nation, liée par une langue commune, le yiddish, et qui a une terre, celle où elle vit. Elle proclame une philosophie, le do-isme, du mot do qui en yiddish comme en alsacien veut dire ici ! Et s’oppose violemment à tous ceux qui veulent partir en Palestine (et un peu moins à ceux qui veulent s’exiler en Amérique). Voilà l’antisionisme. 
Pour ce qui est du Bund, voir ma note Le Bund et le yiddish sur mon Bloc-notes qui date de 2008. 
Historiquement parlant, l’antisionisme est donc un mouvement 100% juif. En faire un mot moderne qui serait l’équivalent d’antisémitisme constitue un sacré tour de passe-passe. Il faut pour cela un sacré culot, mais on sait que Netanyahou n’en manque pas. Le problème antisionisme = antisémitisme a été souvent traité sur le net. Entre autres par un ami internaute de mon frère Pierre. Et je crois que beaucoup de ces études sont tout-à-fait sincères. Et malgré tout je pense que l’essentiel a échappé à la plupart de ces réflexions. Car l’essentiel c’est que la nouvelle définition permet à la coalition de droite et de partis religieux qui est au pouvoir en Israël de combattre toute velléité de critiquer leur politique, à l’extérieur comme à l’intérieur. Pour eux Israël c’est Sion et critiquer Israël c’est être antisioniste. Basta. 
J’ai suivi l’histoire d’Israël et de la Palestine depuis les années 60, vu les problèmes que les réfugiés ont créé au Liban, visité Israël et travaillé avec des Israéliens, et puis ai eu l’occasion de suivre le drame palestinien ici au Luxembourg en participant à la section locale du Comité pour une Paix juste au Moyen-Orient, d’ailleurs dirigé par une Luxembourgeoise juive, et recueilli les impressions des amis de retour de Palestine et les témoignages de tous ces Israéliens de bonne volonté qui n’ont pas cessé de passer ici (il y a deux mois encore un certain Eitan Bronstein est venu témoigner de son action pour faire reconnaître le drame de la Nakba en Israël que tout le monde ignore aujourd’hui). Et j’ai vu tous les espoirs s’écrouler avec l’assassinat de Rabin (c’est l’assassin qui a gagné) et la solution des deux Etats cyniquement étouffée. J’ai longuement détaillé son agonie dans une note de 2013 reprise en janvier 2017 et que je viens de remettre en ligne. Voir La défunte solution des deux Etats sur mon site Bloc-notes. Depuis je n’ai plus rien ajouté. De toute façon il n’y a plus rien à dire : la colonisation a continué à un rythme soutenu, Trump soutient Netanyahou à mort, considère même que la colonisation est légale, Netanyahou parle d’absorber carrément des morceaux de Cisjordanie, etc. Et il se sert du mot antisionisme pour interdire des ONG et condamner des opposants. 
Et je pense bien évidemment que les intellectuels juifs et israéliens (174 dont des universitaires renommés d’universités israéliennes) qui ont signé le manifeste du Monde ont raison. Ils savent mieux que quiconque ce qui se passe dans leur pays et ils nous demandent de les appuyer comme le demandent tous ceux qui passent ici. Par le boycott par exemple (qui est considéré comme une manifestation antisioniste et donc antisémite par le gouvernement israélien). L’Association France-Palestine Solidarité explique elle aussi, sur son site, ce qu’il y a d’ambigu dans la définition de l’antisémitisme par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’holocauste. Alors, évidemment, vous allez me dire qu’ils ne sont pas objectifs parce que solidaires des Palestiniens. Peut-être. Mais personnellement je sais qu’ils ont raison. Hélas. 

Mais essayons encore une fois de suivre le raisonnement de ceux qui ont voulu affirmer haut et fort qu’être antisioniste est être forcément antisémite et que c’est même la forme moderne de l’antisémitisme. Herzl et les membres actifs du Congrès de Bâle de 1897 ont adopté le mot sionisme parce que Sion était la place forte conquise par David et sur laquelle il bâtit Jérusalem. Et que Sion, cité constamment dans la Torah, est devenu synonyme de la ville, du Temple, du Royaume et même du peuple d’Israël. Le sionisme était donc le rêve du retour et de la renaissance. Une fois le rêve accompli et l’Etat d’Israël fondé et solidement établi, quel sens peut-on encore donner à ce mot ? Volonté d’y faire revenir les Juifs du monde entier ? On sait bien que c’est impossible. Volonté de rester au moins un refuge pour ceux qui sont encore persécutés ? Très bien, mais les citoyens français de religion israélite sont-ils persécutés ? Voyons, qui peut le croire ? On lit depuis un moment que Corbyn est antisémite. Quand je lis dans Le Monde du 12 décembre que le quotidien juif britannique, le Jewish Chronicle, prétend que 47% des juifs britanniques « envisageraient sérieusement de quitter le pays si Corbyn devenait Premier Ministre », je crois rêver. Comment croire une chose pareille ? On est où là ? Corbyn nazi ? Corbyn est certainement un défenseur convaincu des Palestiniens et fort critique de la politique israélienne mais l’homme de gauche inébranlable qu’il est n’est certainement pas antisémite ! Enfin, le sionisme moderne est-il la volonté d’absorber progressivement la totalité de la Palestine, est-ce le rêve du Grand Israël ? On sait que c’est le rêve d’une partie au moins des partis religieux (et pas seulement, on sait que Netanyahou est profondément marqué par les idées de son père, celles du courant dit révisionniste opposé à Ben Gourion et qui voulait que « le sionisme s’applique à toute la terre de Palestine »). Si c’est cela le sionisme d’aujourd’hui, comment ne pas être antisioniste ? 
Aux Etats-Unis, prétend un Professeur d’Université américain, démocrate et juif, installé en Martinique (c’est mon ami Georges Voisset qui me le raconte), il y a aujourd’hui plus de protestants (les évangélistes, soutiens assidus de Trump et qui représentent 25% de la population) que de juifs à soutenir Netanyahou (depuis peu ils assimilent Trump à Cyrus qui a libéré les juifs de captivité et autorisé la reconstruction du Temple, raconte l’Américain). Dans leur idée lorsque tous les juifs seront revenus en Palestine, le Messie reviendra sur Terre et les juifs reconnaîtront alors le vrai Dieu : Jésus-Christ ! Les principaux pro-sionistes américains sont donc, au fond, antisémites ! 
Il est certain que le conflit Israël-Palestine est un poison pour les communautés juives dans le monde. Il n’y a qu’à reprendre l’exemple britannique. Il semble bien que certains membres du Parti de Corbyn ont été plus loin dans leurs critiques et ont molesté certains membres juifs, comme une certaine Dame Louise Ellman, leur demandant des « comptes sur la politique israélienne ». En France le CRIEF a souvent pris des positions fortes en faveur d’Israël obtenant en retour des réponses fortes de ceux qui soutiennent les Palestiniens. Je rappelle dans ma note sur Edgar Morin (Edgar Morin. Souvenirs) l’attaque qu’il a subie à la suite d’un article publié dans Le Monde en 2002 de la part de deux associations juives, dont France-Israël, pour « antisémitisme », attaque qui l’a profondément blessé (il a fallu quatre années de procédure judiciaire avant d’être lavé de cette injure) et celle que Hessel a subie post-mortem de je ne sais plus quelle association juive qui clamait sur le net : « Champagne, l’antisémite Hessel est mort ! ». On ne peut empêcher certaines associations juives ou certains juifs de défendre passionnément la politique du Gouvernement israélien. Et on ne peut empêcher certains défenseurs de la cause palestinienne de s’opposer à eux. Et c’est justement pour cela qu’il faut séparer clairement ce qui concerne Israël et ce qui concerne l’ensemble des citoyens juifs de notre pays. Or en clamant : antisionisme égale antisémitisme on fait exactement ce qu’il ne faut pas faire. 
Kamel Daoud, dans ses Chroniques, regrettait de son côté, que certains ont fait de la cause palestinienne une cause panarabe et une cause de messianisme islamiste. Alors que de l’autre côté on en a fait une cause religieuse intégriste. Le Grand Israël, la Torah. D’un extrémisme l’autre. Mais les extrémistes aiment les extrémistes ! 
En tout cas la situation palestinienne n’a jamais été aussi désespérée que maintenant. Dans ma note citée ci-dessus (la défunte solution des deux Etats) je disais que les colons israéliens étaient officiellement au nombre de 500000 en 2011. Aujourd’hui ils sont entre 650000 et 700000 (à Jérusalem-Est et en Cisjordanie). Et Gaza se meurt littéralement : plus de 90% de la population n’a plus accès à de l’eau potable. Choisir ce moment pour demander au Parlement français de dire que l’antisionisme est la forme moderne de l’antisémitisme est un véritable coup de poignard dans le dos de ces malheureux. 
Monsieur le Président Macron, il y a des moments où je ne vous comprends plus ! 

PS (30/01/2020) : Il y a huit jours Macron a déclaré que l’antisionisme qui s’oppose à l’existence d’Israël est de l’antisémitisme. Bien sûr, rien à y redire. Il faut défendre l’existence même de l’Etat d’Israël. Mais on notera que pour ce dire il a besoin de qualifier l’antisionisme. Ce qui montre bien que sa définition n’est pas claire.
Et il y a deux jours Trump accorde l’autorisation à Netanyahou, comme s’il était Jupiter, d’annexer l’ensemble des colonies israéliennes de Cisjordanie et toute la vallée du Jourdain. Et si je comprends bien tout Jérusalem. Comme il l’avait déjà autorisé à annexer le Golan. Pour Trump – mais ça on le savait déjà – le droit international n’existe pas, les Nations unies non plus. Quant aux Palestiniens on leur accorde un Etat fantôme. Sans aucun droit et sans aucune viabilité. Un Etat dans lequel les Israéliens – quelle générosité ! – ne pourront pas créer de colonies pendant quatre ans. Après on pourra y aller !
Quelle humiliation pour les Palestiniens ! Et les Européens ne disent rien, les Arabes non plus (à part la Jordanie peut-être ?), les autres Grands non plus. Seule la Turquie proteste !
Les Palestiniens sont les grands pestiférés de notre époque !